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Full text of "La cour de Louis 14; introduction par Charles Sarolea"

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SPECIMEN  COPY. 


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Saint-Simon 


N  N 

Duc  de 

Saint-Simon  : 

La   Cour  de  Louis  XIV 


Introduction  par 
Charles  Sarolea 


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*Pârls 

S^elson^  Editeurs 

61,   rue  des  Saints-Pères 

Londres,  Edimbourg,  et  New-York 

N  N 


De 
130 

Sa,A»n 


COLLECTION    &ÇELS0N 


"Publiée  sous  la  direction  de 
CHARLES    SAROLEA, 

Docteur  es  lettres  :   Directeur  de  la  Section 
française  'à  P  Université  d'Edimbourg 


£02921 


Ce  qui  met  tout  d'abord  les  Mémoires  de  Saint- 
Simon  hors  pair,  c'est  l'intérêt  et  l'ampleur  du  sujet  ; 
ce  qui  revit  dans  les  Mémoires,  c'est  la  monarchie 
française  à  scn  apogée,  c'est  tout  le  siècle  de  Louis 
XIV,  c'est-à-dire  une  époque  critique  dans  l'histoire 
de  l'Europe  moderne,  décisive  dans  l'histoire  de  France: 
époque  critique  pour  l'Europe  par  l'influence  qu'elle 
exerce,  par  les  complications  internationales  qu'elle 
suscite,  parle  duel  pour  l'hégémonie  du  monde;  époque 
décisive  pour  la  France  parce  qu'elle  engage  la  France 
dans  une  centralisation  d'où  elle  ne  sortira  que  par  la 
Révolution,  ou  plutôt,  d'où  encore  aujourd'hui,  elle 
tâche  en  vain  de  sortir  après  un  siècle  de  révolu- 
tions incessantes...  Ce  qui  revit  dans  les  Mémoires, 
c'est  un  monde  étrange,  monstrueux,  qui  rappelle  le 
monde  romain  du  temps  des  Césars,  c'est  une  cour 
féconde  en  tragédies,  en  comédies  burlesques,  où  la 

5 


.INTRODUCTION. 


nature  humaine  apparaît  avec  toutes  ses  vertus,  mais 
surtout  avec  toutes  ses  bassesses,  où  non  seulement 
les  caractères  se  montrent .  sur  une  scène  agrandie, 
mais  où,  exposés  à  toutes  les  tentations,  ils  montrent 
le  mieux  de  quelle  trempe  ils  sont  faits  ;  en  un  mot, 
un  de  ces  milieux  qui  offrent  au  moraliste  un  champ 
d'observations  incomparable  pour  l'étude  de  l'âme 
humaine. 

Pour  faire  revivre  cette  époque,  il  ne  suffisait  pas 
d'une  histoire  politique  ou  diplomatique,  ni  d'un  jour- 
nal intime  à  la  manière  des  journaux  de  Pepys,  ou 
d'Evelyn,  ou  de  Dangeau.  Un  journal,  si  minutieux 
fût-il,  une  histoire  politique,  si  lumineuse  fût-elle,  ne 
nous  eussent  révélé  que  les  dehors,  l'écorce  des  évé- 
nements et  des  phénomènes.  Pour  faire  revivre  cette 
époque,  cette  cour  prodigieuse  du  Roi-Soleil,  il  fal- 
lait un  esprit  capable  de  pénétrer  toutes  les  intrigues, 
de  comprendre  toutes  les  passions,  de  sonder  tous 
les  cœurs,  un  esprit  prédestiné  par  les  circonstances, 
par  sa  naissance,  par  son  tempérament  à  devenir  l'his- 
torien définitif,  le  témoin  irrécusable  de  son  siècle. 

Que  si  même  aujourd'hui,  malgré  son  génie,  malgré 
l'intérêt  de  son  œuvre,  Saint-Simon  n'est  encore  devenu 
ni  un  classique  français,  ni  surtout  un  classique  euro- 
péen, il  faut  l'attribuer  à  la  fois  aux  dimensions  for- 
midables des  Mémoires  et  aux  circonstances  adverses 
de  la  fortune.  La  fortune  a  été  contraire  au  terrible 
duc.  Pendant  trois  quarts  de  siècle  les  Mémoires  sont 
restés  enfermés,  séquestrés  dans  les  archives  de  la  mo- 
narchie. Evidemment  la  monarchie  avait  peur  d'élargir 


.INTRODUCTION. 


ce  témoin  qui  allait  déposer  contre  elle.  Quand  enfin, 
à  la  veille  de  la  révolution  de  1830,  on  lève  les  scellés, 
les  Mémoires  ne  paraissaient  que  tronqués,  défigurés, 
ressuscitant  d'ailleurs  suffisamment  le  spectre  de  l'an- 
cien régime  pour  contribuer  pour  leur  part  à  la  chute 
de  Charles  X.  On  peut  dire  que  jusqu'à  l'édition 
de  Chéruel,  qui  est  la  véritable  édition  princeps,  la 
France  ne  possédait  pas  une  édition  convenable  de 
l'immortel  historien. 

L'édition  définitive,  publiée  par  MM.  Hachette  sous 
la  direction  de  M.  de  Boislisle  et  qui  comprendra  quel- 
que quarante  gros  volumes  in-8°,  est  en  cours  de 
publication.  Elle  fait  le  plus  grand  honneur,  et  à 
l'éminent  érudit  qui  en  a  eu  l'initiative,  et  à  l'illustre 
maison  qui  l'a  entreprise. 

I.  —  L'Homme 

C'est  presque  devenu  une  tradition  et  un  lieu  com- 
mun de  l'histoire  littéraire  de  rabaisser  l'homme  tout 
en  exaltant  l'artiste.  Taine,  plein  d'ailleurs  d'une 
admiration  débordante  pour  son  génie,  ne  voit  en 
Saint-Simon  qu'un  grand  écrivain  victime  de  son 
imagination.  M.  Brunetière  se  contente  de  répéter  le 
mot  de  Taine.  La  plupart  des  critiques,  et  M.  Faguet 
lui-même,  se  contentent  de  répéter  et  de  commenter 
ce  mot  fameux  de  Marmontel  :  «  Saint-Simon  ne  voyait 
dans  la  France  que  l'aristocratie,  dans  l'aristocratie 
que  les  ducs,  et  dans  les  ducs  que  lui-même.  » 

Que  Saint-Simon  ait  de  très  graves  défauts  et  de 

7 


.INTRODUCTION. 


très  petits  côtés  qui  étonnent  et  détonnent  chez  un 
pareil  génie,  qu'il  soit  entaché  de  vanité  et  pétri  d'or- 
gueil, il  faut  bien  l'accorder;  c'est  accorder  tout  sim- 
plement que  Saint-Simon  n'a  pas  passé  impunément 
la  plus  grande  partie  de  sa  vie  dans  l'atmosphère  de 
Versailles.  Et  ce  qu'il  faut  accorder  bien  plus,  c'est 
qu'avec  tous  ses  défauts  qui  sont  ceux  du  milieu  et  de 
l'époque,  Saint-Simon  a  des  vertus  qui  lui  appartien- 
nent en  propre,  c'est  qu'il  est  un  caractère  de  grande 
envergure  et  de  trempe  superbe.  Le  moindre  éloge  que 
l'on  puisse  faire  de  lui,  c'est  qu'il  a  traversé,  sans  se 
démoraliser  et  se  déformer,  le  despotisme  et  la  servilité 
du  règne  de  Louis  XIV  et  les  ignominies  de  la 
Régence. 

Il  est  de  grande  noblesse,  fils  d'un  favori  de  Louis 
XIII  et  s'en  souvenant.  Toute  sa  vie,  il  ne  cessera  de 
parler  avec  tendresse  et  mélancolie  du  roi  des  gentils- 
hommes et  de  l'opposer  à  Louis  XIV,  le  roi  de  la  bour- 
geoisie. Il  oublie  que  c'est  Louis  XIII,  ou  plutôt 
Richelieu,  avec  la  complicité  tacite  de  Louis  XIII, 
qui  a  fondé  la  monarchie  centralisée  et  la  bureaucratie 
bourgeoise  et  qui  a  brisé  la  puissance  de  l'aristocratie. 
Il  oublie  plus  encore,  lui,  le  duc,  entiché  des  privilèges 
des  ducs  et  pairs,  que  son  duché  est  de  création  toute 
récente  et  ne  remonte  qu'à  une  génération.  C'est  qu'il 
a  au  plus  haut  point,  non  pas,  comme  on  l'a  trop  dit, 
la  vanité,  mais  l'orgueil  de  sa  classe.  Sa  mémoire  pro- 
digieuse semble  lui  servir  surtout  à  apprendre  par  cœur 
la  généalogie  et  l'histoire  de  toutes  les  familles  nobles 
et  souveraines  de  la  France  et  presque  de  l'Europe. 


INTRODUCTION 


La  noblesse  devient  la  clef  de  voûte  de  son  système 
politique.  Elle  est  plus  qu'une  classe,  plus  qu'une 
caste,  elle  devient  un  principe.  Ajoutons,  d'ailleurs, 
que  s'il  possède  tant  l'orgueil  de  son  état,  il  possède 
aussi  ce  que  la  noblesse  avait  perdu  :  le  sentiment  de 
l'honneur,  de  l'indépendance,  de  la  loyauté,  c'est-à- 
dire  qu'il  possède  (et  il  les  possède  au  plus  haut  degré) 
des  vertus  qui  sont  fatales,  funestes,  néfastes  dans 
une  cour  où  l'on  ne  parvient  plus  guère  que  par  la 
bassesse  et  la  servilité.  C'est  évidemment  à  lui-même 
que  Saint-Simon  songe  quand,  dans  son  portrait  de 
Louis  XIV,  il  écrit  les  paroles  suivantes  :  «  L'esprit, 
la  noblesse,  se  sentir,  se  respecter,  avoir  le  cœur  haut, 
être  instruit,  tout  cela  lui  devint  suspect  et  bientôt 
haïssable.  »  Malgré  ses  vertus,  ou  plutôt  grâce  à  ses 
vertus,  Saint-Simon  non  seulement  tombe  en  disgrâce, 
mais  devient  bientôt  l'un  des  hommes  les  plus  impopu- 
laires de  son  temps. 

La  fausseté  de  sa  position  —  un  caractère  indépen- 
dant dans  une  cour  asservie,  un  noble  ambitieux  dans 
un  gouvernement  d'où  les  nobles  sont  systématique- 
ment exclus  —  donne  la  clef  de  sa  psychologie.  C'est 
un  mécontent  et,  ajoutons-le,  un  mécontent  qui  ne 
peut  laisser  paraître  son  mécontentement,  qui  doit 
flatter  le  Maître  quand  le  Maître  daigne  lui  adresser 
la  parole,  qui  doit  féliciter  de  leurs  honneurs  mal  ac- 
quis les  bâtards  qu'il  déteste,  qui  doit  s'humilier  de- 
vant Mme  de  Maintenon  qu'il  abomine.  L'état  d'âme 
de  Saint-Simon,  c'est  un  peu  l'état  d'âme  d'un  La 
Bruyère  à  la  cour  du  prince  de  Condé.  Comme  lui,  il 

9 


INTRODUCTION 


ronge  son  frein,  comme  lui  il  est  aigri  ;  écœuré  de  la 
bassesse  triomphante,  il' n'a  pas,  comme  lui,  renoncé 
à  l'ambition  qui  était  interdite  à  La  Bruyère  par  son 
humble  extraction.  Bien  loin  d'avoir  renoncé  à  l'am- 
bition, toute  sa  vie  il  aspire  à  jouer  un  rôle  politique. 
Il  a  conscience  de  son  génie  et  déplore  ses  facultés 
sans  emploi,  son  oisiveté  forcée  ;  il  abomine  cette  poli- 
tique bourgeoise  qui  est  en  réalité  une  politique  des- 
potique et  qui  écarte  les  nobles  et  les  princes  des  fonc- 
tions publiques.  La  vie  active  lui  étant  fermée,  il  re- 
garde autour  de  lui,  d'autant  qu'il  est  admirable- 
ment placé  pour  voir  aux  premières  loges  de  face,  et 
il  regarde  avec  des  yeux  rendus  plus  pénétrants  par 
la  haine.  Ne  pouvant  pas  prendre  part  à  la  comédie, 
n'ayant  pas  même  le  droit  de  siffler  tout  haut,  il  se 
dédommage  en  écrivant,  pour  l'édification  de  la  pos- 
térité, toutes  les  choses  honteuses,  ignominieuses  dont 
il  est  témoin,  il  devient  l'historien  secret  de  la  mo- 
narchie, à  la  fois  le  Suétone  et  le  Tacite  de  la  cour  de 
Versailles.  Il  déverse  sur  le  papier  sa  colère  contenue. 
Son  activité  comprimée  se  trouve  à  s'exprimer  dans 
des  pages  qui,  à  deux  siècles  de  distance,  sont  encore 
brûlantes  d'indignation. 

Dans  cette  haine,  dans  cette  indignation  où  je  crois 
découvrir  surtout  la  rancune  d'un  honnête  homme, 
d'un  Alceste  ducal,  et  le  dégoût  d'un  homme  dévoré 
d'activité,  condamné  à  l'oisiveté,  —  la  plupart  des 
critiques  continuent  de  voir  la  rancune  d'une  vanité 
blessée.  On  allègue  les  nombreux  procès  de  Saint- 
Simon,  ses  querelles  sur  le  tabouret,  sur  des  questions 


INTRODUCTION. 


d'étiquette  et  de  préséance  :  ne  sont-ce  pas  là  autant 
d'indices  évidents  d'une  âme  mesquine?  Qu'il  ytait 
dans  ces  querelles  un  élément  de  vanité,  qui  voudrait 
le  nier  ?  De  cette  vanité  essentiellement  française, 
quel  Français  en  est  exempt  ?  Mais  on  oublie  trop  que 
ces  questions  de  préséance  et  d'étiquette  avaient  à 
la  cour  de  Versailles  une  importance  énorme,  couvrant 
des  questions  de  principe,  décidant  de  la  carrière  d'un 
courtisan.  Que  si  nous  avons  peine  à  comprendre  cette 
importance,  la  postérité  n'aura-t-elle  pas  bien  plus  de 
peine  encore  à  comprendre  l'importance  qu'un  répu- 
blicain de  la  troisième  république  attache  au  ruban  et 
à  la  rosette  de  la  Légion  d'honneur  ?  L'intensité  du 
sentiment  religieux  qui  caractérise  Saint-Simon  vient 
confirmer  l'impression  générale  qui  se  dégage  de  la 
lecture  des  Mémoires  :  c'est  que  nous  nous  trouvons 
en  présence  d'une  nature  ardente,  d'un  tempérament 
profondément  moral,  nullement  superficiel.  Chaque  an- 
née, pendant  une  partie  de  sa  vie,  le  duc  fait  une  re- 
traite à  la  Trappe.  Cet  homme  qui  juge  des  questions 
religieuses  de  son  temps  avec  tant  d'indépendance, 
ennemi  des  jésuites,  ami  de  Port- Royal,  hostile  à  la 
révocation  de  l'édit  de  Nantes,  est  profondément 
imprégné  de  christianisme.  Ce  critique  passionné  du 
grand  règne,  qui  traverse  toute  la  première  moitié  du 
XVIIIe  siècle,  contemporain  de  Voltaire  et  de  Mon- 
tesquieu, n'a  jamais  été  effleuré  par  le  doute  :  par  la 
solidité  de  ses  croyances  religieuses,  il  se  rattache 
quand  même  à  la  génération  de  Bossuet  et  de  Bour- 
daloue. 


INTRODUCTION 


II.  —  L'Historien 

Il  est  certain  que  Saint-Simon  se  fait  une  très 
haute  idée  des  devoirs  de  l'historien  et  que,  s'il  a  failli 
à  son  idéal,  ce  n'est  pas  faute  d'avoir  conscience  de 
ses  obligations.  Il  ne  cesse  de  protester  de  ses  scrupules 
presque  religieux,  de  ne  dire  que  l'exacte,  l'absolue 
vérité  ;  il  ne  cesse  de  nous  convaincre  de  la  rigueur 
de  ses  méthodes  d'information,  à  ne  donner  des  faits 
que  de  source  certaine  et  sur  les  témoignages  les  plus 
compétents. 

A  première  vue,  il  semblerait  bien  que  nous  devions 
le  croire  sur  parole.  S'il  n'était  animé,  soutenu  par  un 
sentiment  profond  de  son  devoir,  comment  expliquer 
que  pendant  soixante  ans  il  s'est  attaché  à  son  œuvre, 
il  s'est  rivé  à  une  tâche  aussi  ingrate  que  dangereuse  : 
tâche  ingrate  puisque  les  Mémoires  devaient  être  pos- 
thumes ;  tâche  dangereuse,  puisqu'il  eût  été  jeté  à  la 
Bastille  ou  à  Pignerol  si  on  avait  découvert  ses  manu- 
scrits. Ce  qui  l'a  soutenu,  ce  n'est  pas  la  vanité  litté- 
raire, puisque  de  toutes  les  vanités  c'était  assurément 
celle  qu'il  avait  le  moins  et  puisque  son  œuvre  ne  de- 
vait paraître  que  très  longtemps  après  sa  mort  ;  ce 
n'était  pas  exclusivement  la  haine  et  la  rancune,  puis- 
qu'elles sont  incapables  d'inspirer  des  chefs-d'œuvre 
en  vingt  volumes  ;  ce  qui  l'a  soutenu,  c'est  surtout  la 
conscience  d'une  mission  à  remplir.  M.  Clifton  Collins, 
dans  son  livre  sur  Saint-Simon,  nous  dit  que  des  mé- 
moires secrets  et  posthumes  ne  sauraient  donner  les 
mêmes  garanties  de  vérité  et  même  de  véracité  qu'une 

12 


INTRODUCTION 


œuvre  qui  doit  affronter  le  jugement  de  la  critique  et 
les  dangers  de  la  publicité,  et  que  cette  seule  raison 
suffirait  à  nous  rendre  suspect  le  témoignage  de  Saint- 
Simon.  —  Ce  raisonnement  me  semble  absolument 
fallacieux.  —  Il  me  semble  que  l'on  peut  parfaitement 
retourner  l'argument  et  affirmer  avec  bien  plus  de 
raison  qu'aucune  œuvre  ne  saurait  donner  plus  de 
garanties  de  désintéressement  et  de  sincérité  que  des 
mémoires  d'outre-tombe,  qui  délivrent  l'écrivain  de 
toutes  les  préoccupations  de  la  peur,  de  l'intérêt,  sinon 
de  la  vanité,  et  qui  n'ont  plus  besoin  de  ménager  les 
puissants  de  la  terre. 

Malgré  les  protestations  réitérées  de  l'écrivain,  mal- 
gré les  garanties  de  vérité  que  les  Mémoires  nous  don- 
nent, —  précisément  parce  qu'ils  sont  à  la  fois  secrets 
et  posthumes,  —  Saint-Simon  continue  d'être  regardé 
comme  un  historien  extraordinairement  suspect.  S'il 
fallait  accepter  des  opinions  très  autorisées,  les  Mé- 
moires ne  méritent  aucune  créance.  Ils  ne  sont  qu'une 
œuvre  de  passion,  tour  à  tour  un  réquisitoire  et  une 
plaidoirie.  Il  est  victime  de  son  imagination.  Sa  haine 
lui  fait  accepter  tous  les  racontars  défavorables  à  ses 
ennemis.  Sa  crédulité,  ses  préjugés,  ses  superstitions 
excluent  jusqu'au  sens  même  de  la  critique  historique. 
— Le  moindre  reproche  que  l'on  puisse  faire  aux  Mé- 
moires et  sur  lequel  tous  sont  unanimes,  c'est  qu'ils 
sont  d'un  bout  à  l'autre  entachés  de  partialité.  —  Et 
ce  qui  est  grave  pour  Saint-Simon  et  pour  sa  réputation 
d'historien,  c'est  que  ce  sont  surtout  des  historiens  et 
des  spécialistes  comme  Chéruel,  qui  l'attaquent  :  il  n'a 
13 


INTRODUCTION-,  _ 


trouvé  de  défenseurs  que  parmi  les  littérateurs  et  les 
politiques  (Villemain,  Sainte-Beuve,  Montalembert). 

Dire  que  Saint-Simon  est  partial,  c'est  ne  rien  dire. 
Il  y  a  une  partialité  qui  est  une  vertu,  comme  il  y  en 
a  une  qui  est  le  plus  grave  défaut  qui  puisse  entacher 
une  œuvre  d'historien.  Mais  avant  de  définir  si  la  par- 
tialité est  une  qualité  ou  un  défaut,  c'est  l'homme 
tout  entier  qu'il  faut  définir.  Si  l'historien  est  un  es- 
prit étroit  et  un  caractère  méprisable,  son  œuvre  sera 
sans  valeur,  non  pas  parce  qu'elle  est  partiale,  mais 
parce  qu'elle  est  l'œuvre  d'un  esprit  étroit  et  d'un 
caractère  méprisable.  Si  l'historien  est  tout  à  la  fois  un 
caractère  noble  et  généreux  et  une  intelligence  large, 
pénétrante  et  lumineuse,  sa  partialité  sera  une  qualité 
de  plus,  et  nous  lui  serons  d'autant  plus  reconnais- 
sant d'avoir  mis  son  génie  au  service  de  la  bonne  cause, 
c'est-à-dire  de  ce  qu'il  croit  être  la  bonne  cause. 

Or,  si  de  ce  point  de  vue  l'on  examine  la  qualité  et  la 
trempe  du  caractère  et  de  l'intelligence  de  Saint-Simon, 
l'on  conviendra  que  sa  partialité  est  la  partialité  d'un 
honnête  homme  et  d'un  homme  éclairé,  merveilleuse- 
ment ouvert  et  pénétrant,  capable  de  se  tromper,  de 
se  laisser  égarer  par  ses  sympathies  et  ses  antipathies, 
mais  incapable  de  mensonge. 

Mais  examinons  la  question  dans  les  détails,  elle  en 
vaut  la  peine  :  lisez  au  hasard  un  volume  des  Mémoires 
et  vous  conviendrez  que  si  Saint-Simon  est  très  sou- 
vent féroce  pour  ses  ennemis  et  indulgent  à  l'excès 
pour  ses  amis,  plus  souvent  encore  il  ne  semble  pré- 
occupé que  de  rendre  pleine  justice,  et  une  justice 
14 


INTRODUCTION 


distributîve,  exacte  et  rigoureuse,  aux  uns  comme  aux 
autres. 

Ce  que  nous  pouvons  tout  d'abord  accorder  aux 
critiques  de  l'historien,  c'est  qu'il  y  a  un  certain  nom- 
bre de  personnages  qui  suscitent  en  Saint-Simon  des 
sentiments  tellement  violents  qu'il  ne  semble  plus  se 
posséder  et  qu'à  leur  égard  son  témoignage  est  plus 
que  suspect. 

Il  est  difficile  de  croire  que  Louvois,  et  le  père  Tel- 
lier,  et  le  duc  du  Maine,  et  le  duc  de  Vendôme,  et 
le  cardinal  du  Bois,  et  Mme  de  Maintenon  aient  été 
les  monstres  diaboliques  et  machiavéliques  que  nous 
dépeignent  les  Mémoires.  Il  est  difficile  d'admettre 
que  tous  les  moyens  leur  aient  été  bons,  même  et  sur- 
tout le  crime,  pour  arriver  aux  fins  de  leur  ambition. 
Il  est  difficile  de  croire  à  toutes  ces  insinuations  d'em- 
poisonnement qui  assimileraient  la  cour  de  Versailles 
à  la  cour  des  Borgia  ou  des  Médicis.  D'autre  part,  il 
est  également  difficile  d'admettre  que  le  duc  de  Bour- 
gogne, les  ducs  de  Beauvilliers  et  de  Chevreuse  aient 
été  les  types  de  perfection  que  nous  décrit  Saint-Simon, 
et  que  le  dauphin,  s'il  n'eût  été  empoisonné,  eût  été 
les  délices  de  la  France  et  de  l'Europe. 

Convenons  donc  que  des  amours  et  des  haines 
aussi  violentes  sont  forcément  aveugles.  Qu'est-ce 
à  dire?  Quand  les  convictions  les  plus  sacrées  et  les 
sentiments  les  plus  intimes  sont  en  jeu,  -n'est-il  pas 
à  la  fois  inhumain  et  pédant  d'exiger  l'impartialité 
d'un  juge?  Il  nous  suffit  d'être  en  garde  contre  ces 
écarts  et  ces  excès  du  sentiment.  Ce  qui  importe  surtout 
15 


INTRODUCTION. 


c'est  de  savoir  si,  dans  les  cas  ordinaires,  quand  ses 
sympathies  et  ses  antipathies  les  plus  passionnées  ne 
sont  pas  en  jeu,  si  Saint-Simon,  dans  ces  cas  ordi- 
naires, se  montre  juge  équitable  et  pénétrant  interprète 
des  caractères. 

Or,  c'est  ce  qu'aucun  lecteur  attentif  des  Mémoires 
ne  saurait  révoquer  en  doute.  Aucun  historien  n'est 
autant  préoccupé  d'être  juste  et  de  distribuer  équi- 
tablement  l'éloge  et  le  blâme,  l'ombre  et  la  lumière. 
Et  quand  des  critiques  éminents  comme  M.  Faguet 
nous  disent  que  Saint-Simon  est  systématiquement 
hostile  aux  ministres,  aux  jésuites,  aux  bâtards,  ils 
font  croire  tout  simplement  qu'ils  ont  lu  les  Mémoires 
d'un  œil  fort  distrait.  On  donnerait  des  centaines 
d'exemples  où  l'historien  fait  un  magnifique  éloge  de 
ses  ennemis  et  analyse  avec  une  étonnante  pénétration 
les  faiblesses  de  ses  amis.  Il  ne  cache  pas  les  hautes 
qualités  de  Louis  XIV,  qu'il  n'a  jamais  aimé.  Il  ne 
cache  pas  les  vices  hideux  du  Régent,  qu'il  n'a  jamais 
cessé  d'aimer.  —  Il  est  très  vrai  que  Saint-Simon  n'aime 
pas  les  ministres  en  général  :  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'être  juste  pour  Colbert,  pour  Chamlay,  pour  le 
chancelier  Pontchartrain,  pour  Chamillart.  Il  est  très 
vrai  qu'il  exècre  les  bâtards  :  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'être  juste  pour  le  comte  de  Toulouse.  Il  est  très  vrai 
qu'il  n'aime  pas  les  jésuites  collectivement  :  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  faire  un  superbe  éloge  du  père  La 
Chaise.  —  Tout  ce  qui  tient  au  duc  de  Bourgogne  lui 
tient  à  cœur  :  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  extraor- 
dinairement  sévère  pour  Fénelon. 

16 


INTRODUCTION. 


Tel  est,  chez  Saint-Simon,  le  souci  de  la  vérité  qu'il 
ne  l'abandonne  pas  quand  il  parle  de  ses  ennemis  les 
plus  intimes.  Etudiez  les  différents  portraits  de  Lou- 
vois.  —  Louvois,  d'après  les  Mémoires,  est,  plus  encore 
que  Mme  de  Maintenon  et  que  le  père  Tellier,  l'âme 
damnée  de  Louis  XIV.  C'est  à  lui  qu'il  faut  rapporter 
les  guerres  les  plus  funestes,  entreprises  pour  les  motifs 
les  plus  personnels,  sous  les  prétextes  les  plus  futiles. 
(Fenêtre  du  Trianon.)  Saint-Simon  ne  lui  attribue  pas 
moins  des  actes  qu'il  n'hésite  pas  à  qualifier  de  su- 
blimes. En  nous  représentant  Louvois  comme  tour  à 
tour  capable  de  visées  diaboliques  et  d'actions  su- 
blimes, Saint-Simon  est  tellement  sincère  et  véridique 
qu'il  ne  se  doute  même  pas  que  son  portrait  est  psy- 
chologiquement impossible. 

C'est  surtout  quand  Saint-Simon  met  en  scène  des 
personnages  qui  lui  sont  plus  ou  moins  indifférents  ou 
étrangers  que  sa  pénétration  est  vraiment  prodigieuse 
et  son  regard  étonnamment  clairvoyant.  Soit  qu'il 
juge  Pierre  le  Grand,  ou  Guillaume  III,  ou  l'Ecossais 
John  Law,  son  coup  d'ceil  est  également  infaillible. 
Il  sait  rendre  justice  aux  ennemis  les  plus  acharnés  de 
sa  patrie,  de  même  qu'il  voit  tous  les  défauts  du  carac- 
tère français.  Il  est  tel  jugement  qui  semble  être  d'un 
historien  du  xixe  siècle. 

Ce  qui  prouve  combien  peu  les  préventions  de  la 
critique  contre  Saint-Simon  sont  fondées  et  combien, 
en  général,  on  peut  se  fier  à  ses  jugements,  c'est  qu'en 
général  la  postérité  les  a  confirmés.  Cet  homme  qu'on 
accuse  d'être  un  féodal  attardé  au  xvme  siècle,  com- 
17 


.INTRODUCTION. 


ment  expliquer  que  presque  toujours  le  xixe  siècle  soit 
avec  lui  contre  ses  contemporains?...  Saint-Simon  a 
défendu  toutes  les  grandes  causes  que  nous  défendons. 
Il  est  ennemi  des  jésuites  politiciens  et  ultramontains. 
Il  défend  Port-Royal.  Il  maudit  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes.  Il  glorifie  Vauban.  Il  déplore  les  prodigalités 
financières  de  Louis  XIV  et  les  débordements  de  la 
cour  du  Régent.  11  voit  nettement  les  causes  de  la  dé- 
cadence de  l'Espagne  et  garde  toute  son  indépendance 
de  jugement  au  cours  d'un  voyage  triomphal.  Quel 
plus  bel  éloge  pourrait-on  faire  de  Saint-Simon  que 
de  dire  que  ses  jugements  sur  les  hommes  et  les  insti- 
tutions et  les  événements  se  trouvent  ratifiés  à  deux 
cents  ans  de  distance  ? 

Si  nous  nous  sommes  si  longuement  étendu  sur  cette 
accusation  de  partialité,  c'est  que  tant  qu'on  n'aura 
pas  examiné  ce  qu'elle  a  de  fondé  et  ce  qu'elle  contient 
d'exagération,  on  ne  saurait  rendre  justice  aux  mer- 
veilleuses parties  de  l'historien,  et  tout  d'abord,  à  ce 
don  d'observateur,  à  cette  vision  nette  de  la  réalité, 
qui  nous  frappe  tant  à  la  lecture  la  plus  superficielle. 
Rien  ne  semble  échapper  à  cette  rétine  :  pas  un  regard, 
pas  un  jeu  de  physionomie,  pas  un  décor,  pas  une 
draperie,  pas  une  date,  pas  un  fait  historique.  Ajoutez 
que  Saint-Simon  est  doué  d'une  mémoire  prodigieuse 
au  service  de  ces  dons  d'observateur  :  toute  l'histoire 
de  France,  de  chaque  province,  de  chaque  famille,  de 
chaque  individualité  est  consignée  dans  cette  mémoire. 

La  pénétration  psychologique  est  au  niveau  de  ses 
dons  d'observateur  et  a  été  admirablement  servie  par 

18 


.INTRODUCTION. 


le  milieu.  Quel  milieu,  quelle  époque  furent  jamais  plus 
propices  et  offrirent  jamais  un  plus  riche  champ  d'ob- 
servation au  psychologue  et  au  moraliste  que  la  cour 
de  Versailles?  Que  d'intrigues,  et  de  tragédies,  et  de 
comédies  dans  le  palais  du  grand  roi  !  Quel  déploie- 
ment de  vices  sous  le  voile  de  la  décence  !  Que  de 
hontes  sous  le  masque  de  l'honneur  !  Et  quoi  d'éton- 
nant si  sa  pénétration  psychologique  native,  aiguisée 
par  la  haine,  favorisée  par  le  milieu,  perfectionnée  par 
une  pratique  d'un  demi-siècle,  a  fait  de  Saint-Simon 
l'un  des  plus  grands  moralistes  de  tous  les  temps  ! 
Quoi  d'étonnant  si  nous  trouvons  dans  les  Mémoires 
une  galerie  de  portraits  unique  dans  la  littérature 
moderne  !  Quoi  d'étonnant  si  cette  œuvre  prodigieuse 
fourmille  de  pages  qui  mettent  Saint-Simon  au-dessus 
de  Tacite  et  presque  au  niveau  de  Shakspeare  et  de 
Tolstoï  ! 

III.  —  L'Ecrivain 

Tous  les  caractères  de  l'homme  se  retrouvent  dans 
le  style  de  l'écrivain.  L'improvisation  fiévreuse  où 
les  Mémoires  ont  été  écrits  ont  gardé  à  ce  style  toute 
sa  sincérité. 

Car  l'oeuvre  a  été  composée  sur  des  notes  écrites 
au  jour  le  jour,  sous  l'impression  du  moment,  dans 
toute  la  fraîcheur  et  l'ardeur  de  la  haine,  ou  de  l'in- 
dignation, ou  de  l'étonnement.  C'est  ce  qui  explique 
cette  intensité  de  vie,  cette  surabondance  qui  sont  un 
des  plus  grands  charmes  d'un  écrivain.  Les  Mémoires 
ne  sont  pas  de  l'écriture  et  ne  sont  pas  de  l'art,  car 
19 


.INTRODUCTION. 


dans  l'art  il  entre  toujours  un  peu  d'artifice  :  c'est  une 
copie  fidèle  de  la  vie,  c'est  la  vie  elle-même  dans  sa 
réalité,  dans  sa  nudité,  dans  sa  complexité  ! 

C'est  la  vie  dans  sa  réalité  et  surtout  dans  sa  hideuse 
nudité.  Jamais  le  vice,  jamais  la  corruption  originelle 
de  l'homme  ne  se  sont  étalés  avec  autant  d'impudence 
que  chez  ces  courtisans  à  perruques  poudrées,  à  jabots 
et  à  dentelles.  Dans  la  peinture  de  ces  vices  et  de 
cette  société,  Saint-Simon  est  d'un  réalisme  ter- 
rible. Ce  duc  féodal  est  un  contemporain  de  Zola.  On 
trouve  dans  chaque  chapitre  des  passages  que  ne  dé- 
savouerait pas  le  naturalisme  le  plus  hardi.  A  ces  cour- 
tisans de  Versailles,  et  de  Marly,  et  de  Meudon,  Saint- 
Simon  enlève  leurs  rubans  et  leurs  dentelles.  Il  se  plaît 
à  nous  les  montrer  dans  les  attitudes  les  moins  majes- 
tueuses. Telle  page  nous  décrit  une  duchesse  se  soula- 
geant en  pleine  chapelle.  Le  Roi-Soleil  lui-même  nous 
apparaît  dans  les  attitudes  les  moins  royales.  Tantôt 
l'historien  nous  le  montre  dans  un  mouvement  de 
colère,  jetant  les  pincettes  à  Louvois.  Tantôt  il 
nous  apparaît  assis  non  pas  sur  son  trône,  mais  sur 
sa  chaise  percée.  Saint-Simon  revient  sans  cesse  à  cette 
attitude  avec  une  complaisance  marquée.  —  Il  ne 
nous  épargne  aucune  misère  morale,  aucune  dégrada- 
tion physique. 

De  même,  cet  aristocrate  enragé  se  sert  du  voca- 
bulaire le  plus  démocratique.  Métaphores  expressives, 
termes  d'argot,  langage  des  halles,  tout  lui  est  bon 
pour  exprimer  plus  clairement  sa  pensée.  Que  nous 
sommes  loin  de  la  solennité  du  vocabulaire  abstrait, 


INTRODUCTION 


choisi,  du  grand  siècle?  Nous  en  sommes  si  éloignés 
que,  s'il  s'agissait  d'une  œuvre  inconnue,  anonyme, 
on  aurait  peine  à  admettre  que  les  Mémoires  sont  d'un 
contemporain  de  Boileau  et  de  Racine. 

Et  tout  de  même,  que  Saint-Simon  nous  montre  la 
vie  dans  sa  réalité,  il  nous  la  montre  dans  sa  com- 
plexité. Et  cette  complexité  se  traduit  jusque  dans  la 
syntaxe  des  phrases,  comme  le  réalisme  se  traduit 
dans  le  choix  du  vocabulaire.  La  syntaxe  des  phrases 
dans  Saint-Simon  est  quelque  chose  d'unique.  Ces 
périodes  embrouillées,  ces  incidentes,  et  ces  coordon- 
nées, et  ces  subordonnées,  et  ces  propositions  relatives 
et  conditionnelles  qui  s'emmêlent,  et  s'entre-croisent, 
et  s'emboîtent,  sont  devenues  les  modèles  classiques 
d'un  style  très  peu  classique.  «Je  ne  suis  pas  un  sujet 
académique  »  ,  dit  naïvement  l'auteur,  et  assurément 
on  peut  le  croire  sur  parole.  On  pourrait  citer  par  cen- 
taines des  périodes  énormes  sans  queue  ni  tête,  inco- 
hérentes, qui  restent  comme  suspendues  en  l'air,  sans 
verbe  ou  sans  complément  pour  achever  la  pensée, 
sans  perspective,  où  le  lecteur  le  plus  avisé  perd  le 
fil  des  idées.  On  a  parlé  à  satiété  de  ce  style  extraor- 
dinaire, on  n'en  a  pas  toujours  clairement  vu  la  raison 
ou  plutôt  les  raisons.  Ces  phrases  compliquées,  em- 
barrassées d'incidentes,  ne  sont  telles  que  par  le  souci 
minutieux  des  faits  et  des  détails  qui  se  pressent  sous 
sa  plume  et  dont  il  ne  veut  rien  sacrifier.  Ces  longues 
périodes  ne  sont  telles  que  par  l'intensité  de  la  passion 
et  la  fougue  du  tempérament.  L'homme  calme  et  qui 
se  domine  aligne  ses  phrases,  les  ordonne  et  les  su- 


INTRODUCTION 


bordonne  l'une  à  l'autre.  Chez  le  tempérament  pas- 
sionné, emporté,  la  disposition  des  idées,  les  idées  se 
pressent  toutes  à  la  fois,  et  l'écrivain  n'a  pas  le  temps 
de  s'occuper  de  plan  et  de  perspective.  Le  style  ana- 
lytique est  le  style  de  la  raison  raisonnante.  Le  style 
périodique  est  le  style  de  la  passion.  Saint-Simon  est 
un  maître  incomparable  dans  le  style  périodique  inco- 
hérent. Aucun  écrivain  ne  convient  mieux  à  l'usage 
des  classes  parce  qu'aucun  écrivain  ne  montre  mieux, 
par  son  exemple,  comment  il  ne  faut  pas  écrire  et 
tout  ce  qu'il  y  a  de  péril  à  imiter  un  homme  de  génie. 

IV.  —  Idées  politiques 

Il  arrive  d'ordinaire  que  le  souci  du  menu  fait,  la 
préoccupation  des  détails,  la  vision  du  peintre,  en  un 
mot  les  dons  de  l'observateur  excluent  les  dons  du 
penseur.  L'un  ne  se  préoccupe  que  de  faits  et  de  sen- 
sations, l'autre  ne  se  soucie  que  de  généralités  et  d'ab- 
stractions. Et  il  est  très  vrai  que  Saint-Simon  n'est 
pas  un  grand  penseur.  Il  n'y  aurait  guère  à  dire  sur 
ses  idées  philosophiques.  D'ailleurs,  la  philosophie  a  peu 
d'usages  quand  ,on  est,  comme  Saint-Simon,  un  chré- 
tien convaincu.  Sous  le  rapport  religieux,  il  est  bien 
du  grand  siècle.  Cet  homme,  toujours  tourmenté,  n'a 
jamais  été  tourmenté  par  le  doute.  Son  christia- 
nisme est  un  christianisme  large,  généreux,  nullement 
ultramontain,  antijésuitique,  mais  ferme,  solide  et 
qu'aucun  argument,  aucun  libertinage  n'ont  jamais 
ébranlé. 


INTRODUCTION 


Christianisme  à  part,  on  pourrait  trouver,  à  pre- 
mière lecture,  que  les  idées  générales  de  Saint-Simon 
manquent  d'ampleur.  Dans  sa  philosophie  de  l'his- 
toire —  si  l'on  peut  employer  ce  grand  mot  à  son  su- 
jet —  il  est  essentiellement  l'homme  des  petites  causes 
et  des  grands  effets.  Il  attribuera  telle  grande  guerre 
européenne  à  une  misérable  querelle  entre  Louvois 
et  Louis  XIV.  Il  attribuera  telle  persécution  religieuse 
à  des  intrigues  d'alcôve.  Il  voit  partout  la  main  de 
Mme  de  Maintenon  ou  du  père  Tellier.  Il  attribuera  la 
nomination  de  Chamillart  à  la  dignité  de  premier 
ministre  à  son  habileté  au  jeu  de  billard. 

Que  si  l'on  voulait  reprocher  à  Saint-Simon  cette 
tendance  à  expliquer  les  événements  les  plus  solennels 
par  les  causes  les  plus  infinitésimales,  remarquons  qu'en 
cela  il  ne  fait  qu'interpréter  l'expérience  de  son  milieu 
et  de  son  époque.  Dans  un  état  despotique,  les  plus 
grands  événements  dépendent  en  effet  des  causes  les 
plus  misérables,  des  caprices  d'un  roi  ou  des  fantaisies 
d'une  maîtresse  ou  d'un  favori.  Quand  toute  loi  est 
pervertie,  quand  la  volonté  ou  les  velléités  d'un  indi- 
vidu deviennent  la  loi  suprême,  il  est  à  craindre  que 
l'historien  ne  perde  jusqu'au  sens  même  de  la  loi,  à 
moins  d'être  dominé,  comme  Bossuet,  par  l'idée  de  la 
Providence. 

A  part  cette  tendance  que  nous  venons  de  signaler 
et  que  nous  tâchons  d'expliquer,  il  faut  convenir  que 
Saint-Simon  a  des  idées  merveilleusement  nettes  quand 
il  s'agit  d'interpréter  les  événements  de  son  temps. 
On  pourrait  presque  dire  qu'il  est  à  peu  près  le  seul 
23 


INTRODUCTION 


contemporain  qui  ait  clairement  compris  son  époque 
et  expliqué  tous  les  ressorts  de  la  grande  mo- 
narchie. 

Il  a  vu,  en  premier  lieu,  que  la  France  périssait  par 
le  despotisme.  Il  a  vu,  en  second  lieu,  que  la  centralisa- 
tion bureaucratique  était  l'instrument  le  plus  efficace 
et  que  les  ministres  bourgeois  étaient  les  collabora- 
teurs les  plus  actifs  de  ce  despotisme.  Il  a  compris,  en 
troisième  lieu,  que  l'aristocratie  seule,  rétablie  dans 
ses  anciennes  dignités,  pouvait  être  un  frein  à  l'omni- 
potence royale.  Il  a  vu,  en  quatrième  lieu,  qu'au  règne 
de  l'honneur  —  ressort  de  l'ancienne  monarchie  — 
succédait  le  règne  de  l'argent  :  l'argent  des  traitants, 
des  intendants,  l'argent  non  pas  acquis  par  le  com- 
merce que  Saint-Simon  glorifie,  mais  par  l'exploitation 
du  peuple. 

Ces  quatre  points,  Saint-Simon  les  a  vus  et  les  a 
analysés  si  lumineusement  que  Montesquieu  et  Toc- 
queville  n'auraient  eu  qu'à  le  lire  avec  attention  pour 
en  dégager  le  système  qui  a  fait  leur  gloire. 

Et  c'est  précisément  parce  qu'il  a  si  bien  compris 
les  ressorts  et  les  ressources  du  despotisme  qu'il  a  si 
bien  exposé  la  politique  de  Louis  XIV. 

Pourquoi  Louis  XIV  a-t-il  écarté  la  noblesse  des 
emplois  publics  et  pourquoi  n' a-t-il  placé  que  des  ro- 
turiers à  la  tête  des  ministères?  Parce  qu'il  y  avait 
danger  que,  ajoutant  la  puissance  tirée  des  fonctions 
publiques  à  l'éclat  de  la  naissance,  la  noblesse  ne  par- 
vînt bientôt  à  limiter  l'omnipotence  royale.  Un  mini- 
stre bourgeois  qui  tenait  ses  fonctions  et  son  influence 
24 


INTRODUCTION 


de  la  faveur  et  de  la  confiance  royale  rentrait  dans  le 
néant  dès  que  cette  faveur  l'abandonnait. 

Pourquoi  Louis  XIV  persécuta- 1- il  avec  tant  d'achar- 
nement les  Port- Royalistes  et  les  huguenots?  Parce 
que,  à  part  toute  question   d'hérésie,  huguenots  et 
Port- Royalistes  représentaient  une  force  indépendante, 
un  obstacle  à  l'absolutisme. 

Pourquoi  Louis  XIV  encouragea- t-il  le  luxe  effréné 
de  la  noblesse  ?  Tout  simplement  parce  qu'il  était  de 
bonne  politique  de  ruiner  la  noblesse,  parce  qu'une 
fois  ruinée,  la  noblesse,  autant  que  la  bourgeoisie,  tom- 
bait à  la  merci  des  faveurs  royales. 

Pourquoi  Louis  XIV  exigea-t-il  avec  tant  de  per- 
sistance la  présence  de  la  noblesse  dans  les  salons  de 
Versailles?  Pourquoi  était-ce  une  cause  de  disgrâce 
que  de  résider  dans  ses  terres  ?  Tout  simplement  parce 
que  des  nobles  résidant  dans  leur  province  constituaient 
des  centres  indépendants  d'autorité,  parce  que  le  roi 
voulait  détruire  les  derniers  vestiges  du  self-govern- 
ment  au  profit  de  la  centralisation  despotique. 

Si  les  critiques  de  Saint-Simon  voulaient  le  suivre 
dans  son  analyse  si  pénétrante  de  la  politique  despo- 
tique, ils  auraient  moins  de  peine  à  comprendre  la  rai- 
son profonde  des  idées  aristocratiques  de  l'historien 
et  ils  se  moqueraient  peut-être  un  peu  moins  des  pré- 
jugés absurdes  du  duc  féodal.  Sans  doute,  au  point 
de  vue  pratique,  le  système  aristocratique  de  Saint- 
Simon  était  une  chimère.  La  noblesse  était  trop  pro- 
fondément corrompue  et  énervée  pour  qu'on  pût  faire 
d'elle  la  clef  de  voûte  de  la  société  française.  Mais  au 
25 


INTRODUCTION 


point  de  vue  théorique,  l'historien  avait-il  si  grand  tort? 
Si  la  France  avait  possédé  une  aristocratie  terrienne 
comme  l'Angleterre,  une  élite  de  nobles  résidant  dans 
leurs  domaines,  chefs  et  protecteurs  naturels  du  peuple, 
remplissant  toutes  les  fonctions  d'une  aristocratie 
véritable,  le  despotisme  eût-il  été  possible?  L'atro- 
phie de  la  province,  l'hypertrophie  de  Paris,  le  déve- 
loppement anormal  de  la  civilisation  artificielle  et  ur- 
baine eussent-ils  été  possibles?  Et  Saint-Simon  était- 
il  si  ridicule  d'attacher  tant  de  prix  à  ces  honneurs, 
à  ces  préséances,  derniers  vestiges  des  privilèges  de  la 
noblesse  ?  Ou  plutôt  son  seul  tort  ne  fut- il  pas  de  ne 
pas  désespérer  d'une  noblesse  dégénérée  et  mûre  pour 
la  servitude  ?  Son  seul  tort  ne  fut-il  pas  de  s'attacher 
à  des  institutions,  à  des  formes  aristocratiques,  alors 
que  les  mœurs  aristocratiques  avaient  disparu,  de 
revendiquer  des  privilèges  quand  ces  privilèges  ne 
répondaient  plus  à  des  fonctions  politiques  et  à  des 
services  sociaux  ? 


26 


SAINT-SIMON  :  LA  COUR  DE 
LOUIS    XIV 


Introdtiction 5 

I.  Lettre .31 

II.  Les  commencements  de  Saint-Simon    ...       34 

III.  Mariage  du  duc  de  Chartres  ...       yj 

IV.  Daquin  chassé  et  Fagon  mis  à  sa  place     .         .       46 

V.  Suicide  de  La  Vauguyon     .....       49 

VI.  Projets  de  mariage  de  Saint-Simon    .         .         -55 

VIL    Tracasseries  de  Monsieur  et  des  Princesses         .       64 

VIII.  Mariage  de  Saint-Simon 70 

IX.  Madame  de  Sévigné 79 

X.  La  Bruyère         .         .         .         .         .         .         «79 

XL  Dangeau 79 

XII.  La  comtesse  de  Poney  et  Madame  de  Castries    .       82 

XIII.  Paix  de  Ryswick 84 

XIV.  Mort  de  Santeuil 92 

XV.  Le  czar  Pierre  le  Grand 93 

XVL.  Le  comte  de  Portlatid 96 

XVLI.  Mort  de  Racine 102 

XVIII.  Mort  de  Le  Nôtre 104 

XIX.  Déclaration  du  roi  d'Espagne     ....     106 

XX.  Mort  de  Monsieur 117 

XXI.   Caractère  de  Monsieur         .         '.         .         .         .129 
XXII.  Explication  entre  Madame  et  Madame  de  Main- 
tenon     .         .     135 

XXIII.  Mort  de  Madame         .         .         .         .         .         .     139 

XXIV.  Mort  de  Jacques  II     .         .  .         .         .143 
XXV.  Maladie  et  mort  de  Monseigneur  .         .         .     148 

29 


TABLE 

XXVI.  La  cour  après  la  mort  de  Monseigneur          .  162 
XXVII.  Portrait  de  Monseigneur         .         .         .         .178 

XXVIII.  Mort  de  la  Dauphine 201 

XXIX.  Portrait  de  la  Dauphine         ....  207 

XXX.  Mort  du  Dauphin 216 

XXXI.  Portrait  du  Dauphin 222 

XXXII.  Après  la  mort  du  Dauphin  ....  243 

XXXIII.  Le  duc  d'Orléans  accusé  d'empoisonnement    .  250 

XXXIV.  Journal  de  la  maladie  du  roi        .         .         .  267 
XXXV.  Commencements  de  Louis  XIV      .         .         .  300 

XXXVI.  Apogée  du  règne 303 

XXXVII  Caractère  de  Louis  XIV       .         .        .         .312 

XXXVIII.  Influence  de  Louvois 323 

XXXIX.  Disgrâce  de  Louvois       .        .        .         .        .328 
XL.  Louis  XIV  après  la  paix  de  Ryswick  .         .341 
XLL  Désorganisation  militaire       ....     355 
XLII.  Commencement    de    Versailles   et  progrès  du 

despotisme 371 

XLIIL  Munificence  et  magnificence  de  Louis  XIV  .     380 
XLIV.  Amours  de  Louis  XIV    >     .  .         .     391 

XL  V.  Madame  de  Maintenon 397 

XL  VI.  Portrait  de  Madame  de  Maintetton        .         .     408 
XL  VIL  Politique     religieuse    de    Louis    XIV  et    de 

Madame  de  Maintenon    .         .        .         .411 
XL  VIII.  La  journée  de  Madame  de  Maintenon  .         .     425 
XLIX.  Influence  de   Madame  de  Maintenon   sur  la 

politique  religieuse 448 

L.  Dernières  années  de  Louis  XIV  .         .         .     459 

LI.  Mécanique  de  la  vie  de  Louis  XIV      .         .     483 

LU.  Retraite  et  mort  de  Madame  de  Maintenon  .     505 

LUI.  Mort  du  régent 510 

LIV.  Le  roman  du  duc  de  Lauzun         .         .         .     525 

LV.   Conclusion  des  mémoires         .         .         .         «556 

LVI.   Testament  de  Saint-Simon      ....     562 

LVII.  Hiver  terrible  en  1709 569 


30 


SAINT-SIMON  :  LA  COUR 
DE   LOUIS   XIV 


I.  —  LETTRE 


ÉCRITE  PAR  SAINT-SIMON  A  M.  DE  RANCÉ,  ABBÉ  DE 
LA  TRAPPE,  EN  LE  CONSULTANT  SUR  SES  MÉ- 
MOIRES. 

Versailles,  le  29  mars  1699. 

«  Il  faut,  Monsieur,  que  je  sois  bien  convaincu  que 
vous  avez  pour  moi  une  bonté  extrême  pour  oser 
prendre  la  liberté  que  je  fais  en  vous  envoyant  par 
la  voie  de  M.  du  Charmel  les  papiers  dont  j'eus 
l'honneur  de  vous  parler  en  mon  dernier  voyage, 
lorsque  vous  me  permîtes  de  le  faire.  Je  vous  dis 
lors  qu'il  [y]  a  voit  déjà  quelque  temps  que  je  travail- 
lois  à  des  espèces  de  Mémoires  de  ma  vie  qui  com- 
prenoient  tout  ce  qui  a  un  rapport  particulier  à  moi 
et  aussi  un  peu  en  général  et  superficiellement  une 
espèce  de  relation  des  événements  de  ces  temps, 
principalement  des  choses  de  la  Cour  ;  et  comme 
je  m'y  suis  proposé  une  exacte  vérité  aussi  m'y  suis- 
je  lâché  à  la  dire  bonne  et  mauvaise,  toute  telle 
qu'elle  m'a  semblé  sur  les  uns  et  les  autres,  songeant 
à  satisfaire  mes  inclinations  et  passions  en  tout  ce 


32  SAINT-SIMON  : 

que  la  vérité  m'a  permis  de  dire,  attendu  que  travail- 
lant pour  "moi  et  bien  peu  des  miens  pendant  ma 
vie,  et  pour  qui  voudra  après  ma  mort,  je  ne  me 
suis  arrêté  à  ménager  personne  par  aucune  considé- 
ration, mais  voyant  cette  espèce  d'ouvrage  qui  va 
grossissant  tous  les  jours  avec  quelque  complaisance 
de  le  laisser  après  moi  et  aussi  ne  voulant  point 
être  exposé  aux  scrupules  qui  me  convieroient  à  la 
fin  de  ma  vie  de  le  brûler,  comme  ç'avoit  été  mon 
premier  projet,  et  même  plus  tôt,  à  cause  de  tout 
ce  qu'il  y  a  contre  la  réputation  de  mille  gens,  et 
cela  d'autant  plus  irréparablement  que  la  vérité  s'y 
rencontre  tout  entière  et  que  la  passion  n'a  fait 
qu'animer  le  style,  je  me  suis  résolu  à  vous  en 
importuner  de  quelques  morceaux,  pour  vous  sup- 
plier par  iceux  de  juger  de  la  pièce  et  de  me  vouloir 
prescrire  une  règle  pour  dire  toujours  la  vérité  sans 
blesser  ma  conscience,  et  pour  me  donner  de  salu- 
taires conseils  sur  la  manière  que  j'aurai  à  tenir 
en  écrivant  des  choses  qui  me  touchent  particulière- 
ment et  plus  sensiblement  que  les  autres.  J'ai  donc 
choisi  la  relation  de  notre  procès  contre  MM.  de 
Luxembourg  père  et  fils,  qui  a  produit  des  rencontres 
qui  m'ont  touché  de  presque  toutes  les  plus  vives 
passions  d'une  manière  autant  ou  plus  sensible  que 
je  l'aie  été  en  ma  vie,  et  qui  est  exprimée  en  un  style 
qui  le  fait  bien  remarquer.  C'est,  je  crois,  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  âpre  et  de  plus  amer  en  mes  Mé- 
moires, mais,  au  moins,  y  ai- je  tâché  d'être  fidèle 
à  la  plus  exacte  vérité.  Je  l'ai  copiée  d'iceux,  où 
elle  est  écrite  éparse  çà  et  là  selon  l'ordre  des  temps 
auxquels  nous  avons  plaidé,  et  mise  ensemble;  et, 
au  lieu  d'y  parler  à  découvert  comme  dans  mes 
Mémoires,  je  me  nomme  dans  cette  copie  comme 
les  autres,  pour  la  pouvoir  garder  et  m'en  servir 
sans  que  j'en  paroisse  manifestement  l'auteur.  J'y 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  33 

ai  joint  aussi  deux  portraits  pour  servir  d'échan- 
tillon au  reste,  quoique  en  bien  celui  de  M.  d'Agues- 
seau  pût  suffisamment  servir  à  ceux  de  ce  genre, 
duquel  il  y  en  a  bien  moins  qu'en  mal.  Je  vous  supplie 
très-humblement  de  vouloir  garder  ce  que  je  vous 
envoie,  jusqu'à  ce  que  je  l'aille  moi-même  chercher, 
espérant  avoir  ce  délice  tout  aussitôt  après  Pâques, 
et  vous  porter  en  même  temps  quelques  cahiers  des 
Mémoires  mêmes.  Je  me  flatte  donc,  qu'au  milieu 
de  tous  vos  maux,  de  toutes  les  peines  que  vous 
cause  ce  changement  heureux  de  votre  grand  et 
merveilleux  monastère,  vous  aurez  la  charité  d'exa- 
miner ce  que  je  vous  envoie,  d'y  penser  devant  Dieu, 
et  de  dicter  ces  avis,  règles  et  salutaires  conseils 
que  j'ose  vous  demander,  afin  que,  demeurant  écrits, 
ils  ne  me  passent  point  de  la  mémoire  et  que  j'y 
-puisse  avoir  toute  ma  vie  recours.  Je  crois  qu'il  se- 
roit  inutile  de  vous  demander  des  précautions  sur 
le  secret  et  sur  le  ton  de  voix  dont  on  vous  lira  ces 
papiers  pour  qu'on  ne  puisse  rien  entendre  hors  de 
votre  chambre.  Eux-mêmes  vous  en  feront  souvenir 
suffisamment.  Il  ne  me  reste  plus  rien  à  ajouter  ici, 
sinon  de  vous  demander  pardon  cent  et  cent  fois 
de  la  distraction  que  cela  vous  causera  de  tant  de 
saintes  et  d'admirables  occupations  dont  vous  vous 
nourrissez  sans  relâche,  et  de  vous  assurer  que  je 
suis,  Monsieur,  plus  que  personne  du  monde,  péné- 
tré de  respect,  d'attachement  et  de  reconnoissance 
pour  vous,  et  à  jamais  votre  'très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur. 

«  P.  S.  —  M.   du  Charmel  ne  sait  point  ce  que 
c'est  que  ces  papiers.  » 


34  SAINT-SIMON  : 

II.  —  LES  COMMENCEMENTS  DE 
SAINT-SIMON 

Je  suis  né  la  nuit  du  15  au  16  janvier  1675,  de 
Claude,  duc  de  Saint-Simon,  pair  de  France,  et 
de  sa  seconde  femme  Charlotte  de  L'Aubépine,  uni- 
que de  ce  lit.  De  Diane  de  Budos,  première  femme 
de  mon  père,  il  avoit  eu  une  seule  fille  et  point  de 
garçon.  Il  l'avoit  mariée  au  duc  de  Brissac,  pair  de 
France,  frère  unique  de  la  duchesse  de  Villeroy. 
Elle  et  oit  morte  en  1684,  sans  enfants,  depuis  long- 
temps séparée  d'un  mari  qui  ne  la  méritoit  pas,  et 
par  son  testament  m'avoit  fait  son  légataire  uni- 
versel. 

Je  port  ois  le  nom  de  vidame  de  Chartres,  et  je  fus 
élevé  avec  un  grand  soin  et  une  grande  application. 
Ma  mère,  qui  avoit  beaucoup  de  vertu  et  infiniment 
d'esprit  de  suite  et  de  sens,  se  donna  des  soins  con- 
tinuels à  me  former  le  corps  et  l'esprit.  Elle  craignit 
pour  moi  le  sort  des  jeunes  gens  qui  se  croient  leur 
fortune  faite  et  qui  se  trouvent  leurs  maîtres  de 
bonne  heure.  Mon  père,  né  en  1606,  ne  pouvoit 
vivre  assez  pour  me  parer  ce  malheur,  et  ma  mère 
me  répétoit  sans  cesse  la  nécessité  pressante  où  se 
trouveroit  de  valoir  quelque  chose  un  jeune  homme 
entrant  seul  dans  le  monde,  de  son  chef,  fils  d'un 
favori  de  Louis  XIII,  dont  tous  les  amis  étoient 
morts  ou  hors  d'état  de  l'aider,  et  d'une  mère  qui, 
dès  sa  jeunesse,  élevée  chez  la  vieille  duchesse 
d'Angoulême,  sa  parente,  grand'mère  maternelle  du 
duc  de  Guise,  et  mariée  à  un  vieillard,  n'avoit  jamais 
vu  que  leurs  vieux  amis  et  amies,  et  n'avoit  pu  s'en 
faire  de  son  âge.  Elle  ajout  oit  le  défaut  de  tous 
proches,  oncles,  tantes,  cousins  germains,  qui  me 
laissoit    comme    dans  l'abandon   à   moi-même,   et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  35 

augmentait  le  besoin  de  savoir  en  faire  un  bon 
usage,  sans  secours  et  sans  appui  ;  ses  deux  frères 
obscurs,  et  l'aîné  ruiné  et  plaideur  de  sa  famille, 
et  le  seul  frère  de  mon  père  sans  enfants  et  son 
aîné  de  huit  ans. 

En  même  temps,  elle  s'appliquoit  à  m'élever  le 
courage,  et  à  m'exciter  de  me  rendre  tel  que  je  pusse 
réparer  par  moi-même  des  vides  aussi  difficiles  à 
surmonter.  Elle  réussit  à  m'en  donner  un  grand 
désir.  Mon  goût  pour  l'étude  et  les  sciences  ne  le 
seconda  pas,  mais  celui  qui  est  comme  né  avec  moi 
pour  la  lecture  et  pour  l'histoire,  et  conséquemment 
de  faire  et  de  devenir  quelque  chose  par  l'émulation 
et  les  exemples  que  je  trouvois,  suppléa  à  cette  froi- 
deur pour  les  lettres  ;  et  j'ai  toujours  pensé  que  si  on 
m'avoit  fait  perdre  moins  de  temps  à  celles-ci,  et 
qu'on  m'eût  fait  faire  une  étude  sérieuse  de  celle-là, 
j'aurois  pu  y  devenir  quelque  chose. 

Cette  lecture  de  l'histoire  et  surtout  des  Mémoires 
particuliers  de  la  nôtre,  des  derniers  temps  depuis 
François  Ier,  que  je  faisois  de  moi-même,  me  firent 
naître  l'envie  d'écrire  aussi  ceux  de  ce  que  je  verrois, 
dans  le  désir  et  dans  l'espérance  d'être  de  quelque 
chose  et  de  savoir  le  mieux  que  je  pourrois  les  affaires 
de  mon  temps.  Les  inconvénients  ne  laissèrent  pas 
de  se  présenter  à  mon  esprit  ;  mais  la  résolution  bien 
ferme  d'en  garder  le  secret  à  moi  tout  seul  me  parut 
remédier  à  tout.  Je  les  commençai  donc  en  juillet 
1694,  étant  mestre  de  camp1  d'un  régiment  de  ca- 
valerie de  mon  nom,  dans  le  camp  de  Guinsheim 
sur  le  Vieux- Rhin,  en  l'armée  commandée  par  le 
maréchal  duc  de  Lorges. 

En  1691  j' et  ois  en  philosophie  et  commençois  à 
monter  à  cheval  à  l'académie  des  sieurs  de  Mémon 
à  Rochefort,  et  je  commençois  aussi  à  m'ennuyer 

1  Le  titre  de  mestre  de  camp  répondait  à  celui  de  colonel. 


36  SAINT-SIMON  : 

beaucoup  des  maîtres  et  de  l'étude,  et  à  désirer  fort 
d'entrer  dans  le  service.  Le  siège  de  Mons,  formé 
par  le  roi  en  personne,  à  la  première  pointe  du  prin- 
temps, y  avoit  attiré  presque  tous  les  jeunes  gens  de 
mon  âge  pour  leur  première  campagne  ;  et  ce  qui 
me  piquoit  le  plus,  M.  le  duc  de  Chartres  y  faisoit 
la  sienne.  J'avois  été  comme  élevé  avec  lui,  plus 
jeune  que  lui  de  huit  mois,  et  si  l'âge  permet  cette 
expression  entre  jeunes  gens  si  inégaux,  l'amitié 
nous  unissoit  ensemble.  Je  pris  donc  ma  résolution 
de  me  tirer  de  l'enfance,  et  je  supprime  les  ruses 
dont  je  me  servis  pour  y  réussir.  Je  m'adressai  à 
ma  mère  ;  je  reconnus  bientôt  qu'elle  m'amusoit. 
J'eus  recours  à  mon  père  à  qui  je  fis  accroire  que  le 
roi,  ayant  fait  un  grand  siège  cette  année,  se  repo- 
seroit  la  prochaine.  Je  trompai  ma  mère  qui  ne  décou- 
vrit ce  que  j'avois  tramé  que  sur  le  point  de  l'exécu- 
tion, et  que  j'avois  monté  mon  père  à  ne  se  laisser 
point  entamer. 

Le  roi  s'étoit  roidi  à  n'excepter  aucun  de  ceux  qui 
entroient  dans  le  service,  excepté  les  seuls  princes 
du  sang  et  ses  bâtards,  de  la  nécessité  de  passer  une 
année  dans  une  de  ses  deux  compagnies  de  mousque- 
taires, à  leur  choix,  et  de  là,  à  apprendre  plus  ou 
moins  longtemps  à  obéir,  ou  à  la  tête  d'une  compa- 
gnie de  cavalerie,  ou  subalterne  dans  son  régiment 
d'infanterie  qu'il  distinguoit  et  affectionnoit  sur 
tous  autres,  avant  de  donner  l'agrément  d'acheter 
un  régiment  de  cavalerie  ou  d'infanterie,  suivant 
que  chacun  s'y  étoit  destiné.  Mon  père  me  mena 
donc  à  Versailles  où  il  n'avoit  encore  pu  aller  depuis 
son  retour  de  Blaye,  où  il  avoit  pensé  mourir.  Ma 
mère  l'y  étoit  allée  trouver  en  poste  et  l'avoit 
ramené  encore  fort  mal,  en  sorte  qu'il  avoit  été 
jusqu'alors  sans  avoir  pu  voir  le  roi.  En  lui  faisant 
sa  révérence,  il  me  présenta  pour  être  mousquetaire.. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  37 

le  jour  de  Saint-Simon  Saint- Jude,  à  midi  et  demi, 
comme  il  sortoit  du  conseil. 

Sa  Majesté  lui  fit  l'honneur  de  l'embrasser  par  trois 
fois,  et  comme  il  fut  question  de  moi,  le  roi,  me 
trouvant  petit  et  l'air  délicat,  lui  dit  que  j'étois 
encore  bien  jeune,  sur  quoi  mon  père  répondit  que 
je  l'en  servirais  plus  longtemps.  Là-dessus  le  roi  lui 
demanda  en  laquelle  des  deux  compagnies  il  vouloit 
me  mettre,  et  mon  père  choisit  la  première,  à  cause 
de  Maupertuis,  son  ami  particulier,  qui  en  et  oit 
capitaine.  Outre  le  soin  qu'il  s'en  promettoit  pour 
moi,  il  n'ignoroit  pas  l'attention  avec  laquelle  le  roi 
s'informoit  à  ces  deux  capitaines  des  jeunes  gens 
distingués  qui  étoient  dans  leurs  compagnies,  surtout 
à  Maupertuis,  et  combien  leurs  témoignages  influoient 
sur  les  premières  opinions  que  le  roi  en  prenoit,  et 
dont  les  conséquences  avoient  tant  de  suites.  Mon 
père  ne  se  trompa  pas,  et  j'ai  eu  lieu  d'attribuer  aux 
bons  offices  de  Maupertuis  la  première  bonne  opinion 
que  le  roi  prit  de  moi. 


III.  —  MARIAGE  DU  DUC  DE  CHARTRES 

Le  roi,  occupé  de  l'établissement  de  ses  bâtards, 
qu'il  agrandissoit  de  jour  en  jour,  avoit  marié  deux 
de  ses  filles  à  deux  princes  du  sang.  Mme  la  princesse 
de  Conti,  seule  fille  du  roi  et  de  Mme  de  La  Vallière, 
étoit  veuve  et  sans  enfants  ;  l'autre,  fille  aînée  du 
roi  et  de  Mme  de  Montespan,  avoit  épousé  M.  le 
Duc.  Il  y  avoit  longtemps  que  Mme  de  Maintenon, 
encore  plus  que  le  roi,  ne  songeoit  qu'à  les  élever 
de  plus  en  plus,  et  que  tous  deux  vouloient  marier 
Mlle  de  Blois,  seconde  fille  du  roi  et  de  Mme  de 


38  SAINT-SIMON  : 

Montespan,  à  M.  le  duc  de  Chartres.  C'étoit  le  pro- 
pre et  l'unique  neveu  du  roi,  et  fort  au-dessus  des 
princes  du  sang  par  son  rang  de  petit-fils  de  France 
et  par  la  cour  que  tenoit  Monsieur.  Le  mariage  des 
deux  princes  du  sang,  dont  je  viens  de  parler,  a  voit 
scandalisé  tout"  le  monde.  Le  roi  ne  l'ignoroit  pas, 
et  il  jugeoit  par  là  de  l'effet  d'un  mariage  sans  pro- 
portion plus  éclatant.  Il  y  a  voit  déjà  quatre  ans 
qu'il  le  rouloit  dans  son  esprit,  et  qu'il  en  avoit  pris 
les  premières  mesures.  Elles  étoient  d'autant  plus 
difficiles  que  Monsieur  étoit  infiniment  attaché  à 
tout  ce  qui  étoit  de  sa  grandeur,  et  que  Madame 
étoit  d'une  nation  qui  abhorroit  la  bâtardise  et  les 
mésalliances,  et  d'un  caractère  à  n'oser  se  promettre 
de  lui  faire  jamais  goûter  ce  mariage. 

Pour  vaincre  tant  d'obstacles,  le  roi  s'adressa  à 
M.  le  Grand,  qui  étoit  de  tout  temps  dans  sa  fami- 
liarité, pour  gagner  le  chevalier  de  Lorraine,  son 
frère,  qui  de  tout  temps  aussi  gouvernoit  Monsieur. 
Sa  figure  avoit  été  charmante.  Le  goût  de  Monsieur 
n'étoit  pas  celui  des  femmes,  et  iï  ne  s'en  cachoit 
même  pas  ;  ce  même  goût  lui  avoit  donné  le  che- 
valier de  Lorraine  pour  maître,  et  il  le  demeura 
toute  sa  vie.  Les  deux  frères  ne  demandèrent  pas 
mieux  que  de  faire  leur  cour  au  roi  par  un  endroit 
si  sensible,  et  d'en  profiter  pour  eux-mêmes  en 
habiles  gens.  Cette  ouverture  se  faisoit  dans  l'été 
1688.  Il  ne  restoit  pas  au  plus  une  douzaine  de  che- 
valiers de  l'ordre  ;  chacun  voyoit  que  la  promotion 
ne  se  pouvoit  plus  guère  reculer.  Les  deux  frères 
demandèrent  d'en  être,  et  d'y  précéder  les  ducs. 
Le  roi,  qui  pour  cette  prétention  n'avoit  encore 
donné  l'ordre  à  aucun  Lorrain,  eut  peine  à  s'y 
résoudre  ;  mais  les  deux  frères  surent  tenir  ferme  ; 
ils  l'emportèrent,  et  le  chevalier  de  Lorraine,  ainsi 
payé  d'avance,  répondit  du  consentement  de  Mon- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  39 

sieur  au  mariage,  et  des  moyens  d'y  faire  venir 
Madame  et  M.  le  duc  de  Chartres. 

Ce  jeune  prince  avoit  été  mis  entre  les  mains  de 
Saint-Laurent  au  sortir  de  celles  des  femmes.  Saint- 
Laurent  étoit  un  homme  de  peu,  sous-introducteur 
des  ambassadeurs  chez  Monsieur  et  de  basse  mine, 
mais,  pour  tout  dire  en  un  mot,  l'homme  de  son 
siècle  le  plus  propre  à  élever  un  prince  et  à  former 
un  grand  roi.  Sa  bassesse  l'empêcha  d'avoir  un  titre 
pour  cette  éducation  ;  son  extrême  mérite  l'en  fit 
laisser  seul  maître  ;  et  quand  la  bienséance  exigea 
que  le  prince  eût  un  gouverneur,  ce  gouverneur  ne 
le  fut  qu'en  apparence,  et  Saint-Laurent  toujours 
dans  la  même  confiance  et  dans  la  même  autorité. 

Il  étoit  ami  du  curé  de  Saint-Eustache  et  lui-même 
grand  homme  de  bien.  Ce  curé  avoit  un  valet  qui 
s'appeloit  Dubois,  et  qui  l'ayant  été  du  sieur.... 
qui  avoit  été  docteur  de  l'archevêque  de  Reims 
Le  Tellier,  lui  avoit  trouvé  de  l'esprit,  l'avoit  fait 
étudier,  et  ce  valet  sa  voit  infiniment  de  belles- 
lettres  et  même  d'histoire  ;  mais  c'étoit  un  valet 
qui  n'avoit  rien,  et  qui  après  la  mort  de  ce  premier 
maître  étoit  entré  chez  le  curé  de  Saint-Eustache. 
Ce  curé,  content  de  ce  valet  pour  qui  il  ne  pouvoit 
rien  faire,  le  donna  à  Saint-Laurent,  dans  l'espé- 
rance qu'il  pourroit  mieux  pour  lui.  Saint-Laurent 
s'en  accommoda,  et  peu  à  peu  s'en  servit  pour 
l'écritoire  d'étude  de  M.  le  duc  de  Chartres  ;  de  là, 
voulant  s'en  servir  à  mieux,  il  lui  fit  prendre  le  petit 
collet  pour  le  décrasser,  et  de  cette  sorte  l'introduisit 
à  l'étude  du  prince  pour  lui  aider  à  préparer  ses 
leçons,  à  écrire  ses  thèmes,  à  le  soulager  lui-même, 
à  chercher  les  mots  dans  le  dictionnaire.  Je  l'ai  vu 
mille  fois  dans  ces  commencements,  lorsque  j 'ail ois 
jouer  avec  M.  de  Chartres.  Dans  les  suites,  Saint- 
Laurent  devenant  infirme,  Dubois  faisoit  la  leçon, 


4o  SAINT-SIMON  : 

et  la  faisoit  fort  bien,  et  néanmoins  plaisant  au 
jeune  prince. 

Cependant  Saint-Laurent  mourut  et  très-brusque- 
ment. Dubois,  par  intérim,  continua  à  faire  la  leçon  ; 
mais  depuis  qu'il  fut  devenu  presque  abbé,  il  avoit 
trouvé  moyen  de  faire  sa  cour  au  chevalier  de  Lor- 
raine et  au  marquis  d'Efnat,  premier  écuyer  de 
Monsieur,  amis  intimes,  et  ce  dernier  ayant  aussi 
beaucoup  de  crédit  sur  son  maître.  De  faire  Dubois 
précepteur,  cela  ne  se  pou  voit  proposer  de  plein 
saut  ;  mais  ses  protecteurs,  auxquels  il  eut  récours, 
éloignèrent  le  choix  d'un  précepteur,  puis  se  servirent 
des  progrès  du  jeune  prince  pour  ne  le  point  changer 
de  main,  et  laisser  faire  Dubois  ;  enfin  ils  le  bom- 
bardèrent précepteur.  Je  ne  vis  jamais  homme  si 
aise  ni  avec  plus  de  raison.  Cette  extrême  obliga- 
tion, et  plus  encore  le  besoin  de  se  soutenir,  l'at- 
tacha de  plus  en  plus  à  ses  protecteurs,  et  ce  fut 
de  lui  que  le  chevalier  de  Lorraine  se  servit  pour 
gagner  le  consentement  de  M.  de  Chartres  à  son 
mariage. 

Dubois  avoit  gagné  sa  confiance  ;  il  lui  fut  aisé  en 
cet  âge,  et  avec  ce  peu  de  connoissance  et  d'expé- 
rience, de  lui  faire  peur  du  roi  et  de  Monsieur,  et 
d'un  autre  côté,  de  lui  faire  voir  les  cieux  ouverts. 
Tout  ce  qu'il  put  mettre  en  œuvre  n'alla  pourtant 
qu'à  rompre  un  refus  ;  mais  cela  suffisoit  au  succès 
de  l'entreprise.  L'abbé  Dubois  ne  parla  à  M.  de 
Chartres  que  vers  le  temps  de  l'exécution  ;  Monsieur 
et  oit  déjà  gagné,  et  dès  que  le  roi  eut  réponse  de 
l'abbé  Dubois,  il  se  hâta  de  brusquer  l'affaire.  Un 
jour  ou  deux  auparavant,  Madame  en  eut  le  vent. 
Elle  parla  à  M.  son  fils  de  l'indignité  de  ce  mariage 
avec  toute  la  force  dont  elle  ne  manquoit  pas,  et 
elle  en  tira  parole  qu'il  n'y  consentiroit  point.  Ainsi 
foiblesse  envers  son  précepteur,  foiblesse  envers  sa 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  41 

mère,  aversion  d'une  part,  crainte  de  l'autre,  et 
grand  embarras  de  tous  côtés. 

Une  après-dînée  de  fort  bonne  heure  que  je  passois 
dans  la  galerie  haute,  je  vis  sortir  M.  le  duc  de 
Chartres  d'une  porte  de  derrière  de  son  apparte- 
ment, l'air  fort  empêtré,  triste,  suivi  d'un  seul 
exempt  des  gardes  de  Monsieur  ;  et,  comme  je  me 
trou  vois  là,  je  lui  demandai  où  il  alloit  ainsi  si  vite 
et  à  cette  heure-là.  Il  me  répondit  d'un  air  brusque 
et  chagrin  qu'il  alloit  chez  le  roi  qui  l'avoit  envoyé 
quérir.  Je  ne  jugeai  pas  à  propos  de  l'accompagner, 
et,  me  tournant  à  mon  gouverneur,  je  lui  dis  que  je 
conjecturois  quelque  chose  du  mariage,  et  qu'il  alloit 
éclater.  Il  m'en  a  voit  depuis  quelques  jours  transpiré 
quelque  chose,  et  comme  je  jugeai  bien  que  les 
scènes  seroient  fortes,  la  curiosité  me  rendit  fort 
attentif  et  assidu. 

M.  de  Chartres  trouva  le  roi  seul  avec  Monsieur 
dans  son  cabinet,  où  le  jeune  prince  ne  sa  voit  pas 
devoir  trouver  M.  son  père.  Le  roi  fit  des  amitiés 
à  M.  de  Chartres,  lui  dit  qu'il  vouloit  prendre  soin 
de  son  établissement,  que  la  guerre  allumée  de  tous 
côtés  lui  ôtoit  des  princesses  qui  auroient  pu  lui 
convenir  ;  que,  de  princesses  du  sang,  il  n'y  en  avoit 
point  de  son  âge  ;  qu'il  ne  lui  pouvoit  mieux  témoi- 
gner sa  tendresse  qu'en  lui  offrant  sa  fille  dont  les 
deux  sœurs  avoient  épousé  deux  princes  du  sang, 
que  cela  joindroit  en  lui  la  qualité  de  gendre  à  celle 
de  neveu,  mais  que,  quelque  passion  qu'il  eût  de 
ce  mariage,  il  ne  le  vouloit  point  contraindre  et  lui 
laissoit  là-dessus  toute  liberté.  Ce  propos,  prononcé 
avec  cette  majesté  effrayante  si  naturelle  au  roi,  à 
un  prince  timide  et  dépourvu  de  réponse,  le  mit  hors 
de  mesure.  Il  crut  se  tirer  d'un  pas  si  glissant  en  se 
rejetant  sur  Monsieur  et  Madame,  et  répondit  en 
balbutiant  que  le  roi  étoit  le  maître,  mais  que  sa 


42  SAINT-SIMON  : 

volonté  dépendoit  de  la  leur.  «  Cela  est  bien  à  vous, 
répondit  le  roi,  mais  dès  que  vous  y  consentez, 
votre  père  et  votre  mère  ne  s'y  opposeront  pas  ;  » 
et  se  tournant  à  Monsieur  :  «  Est-il  pas  vrai,  mon 
frère  ?  »  Monsieur  consentit  comme  il  l'avoit  déjà 
fait  seul  avec  le  roi,  qui  tout  de  suite  dit  qu'il 
n'étoit  donc  plus  question  que  de  Madame,  et  qui 
sur-le-champ  l'envoya  chercher  ;  et  cependant  se 
mit  à  causer  avec  Monsieur,  qui  tous  deux  ne  firent 
pas  semblant  de  s'apercevoir  du  trouble  et  de 
l'abattement  de  M.  de  Chartres. 

Madame  arriva,  à  qui  d'entrée  le  roi  dit  qu'il 
comptoit  bien  qu'elle  ne  voudroit  pas  s'opposer  à 
une  affaire  que  Monsieur  désiroit,  et  que  M.  de 
Chartres  y  consentoit  :  que  c'étoit  son  mariage  avec 
Mlle  de  Blois,  qu'il  avouoit  qu'il  désiroit  avec  passion, 
et  ajouta  courtement  les  mêmes  choses  qu'il  venoit 
de  dire  à  M.  le  duc  de  Chartres,  le  tout  d'un  air 
imposant,  mais  comme  hors  de  doute  que  Madame 
pût  n'en  pas  être  ravie,  quoique  plus  que  certain  du 
contraire.  Madame,  qui  avoit  compté  sur  le  refus 
dont  M.  son  fils  lui  avoit  donné  parole,  qu'il  lui 
avoit  même  tenue  autant  qu'il  avoit  pu  par  sa 
réponse  si  embarrassée  et  si  conditionnelle,  se  trouva 
prise  et  muette.  Elle  lança  deux  regards  furieux  à 
Monsieur  et  à  M.  de  Chartres,  dit  que,  puisqu'ils 
le  vouloient  bien,  elle  n' avoit  rien  à  y  dire,  fit  une 
courte  révérence  et  s'en  alla  chez  elle.  M.  son  fils 
l'y  suivit  incontinent,  auquel,  sans  donner  le  mo- 
ment de  lui  dire  comment  la  chose  s'étoit  passée, 
elle  chanta  pouille  avec  un  torrent  de  larmes,  et  le 
chassa  de  chez  elle. 

Un  peu  après,  Monsieur,  sortant  de  chez  le  roi, 
entra  chez  elle,  et  excepté  qu'elle  ne  l'en  chassa  pas 
comme  son  fils,  elle  ne  le  ménagea  pas  davantage  ; 
tellement  qu'il  sortit  de  chez  elle  très-confus,  sans 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  43 

avoir  eu  loisir  de  lui  dire  un  seul  mot.  Toute  cette 
scène  étoit  finie  sur  les  quatre  heures  de  l'après- 
dînée,  et  le  soir  il  y  avoit  appartement,  ce  qui  arrivoit 
l'hiver  trois  fois  la  semaine,  les  trois  autres  jours 
comédie,  et  le  dimanche  rien. 

Ce  qu'on  appeloit  appartement  étoit  le  concours 
de  toute  la  cour,  depuis  sept  heures  du  soir  jusqu'à 
dix  que  le  roi  se  mettoit  à  table,  dans  le  grand 
appartement,  depuis  "un  des  salons  du  bout  de  la 
grande  galerie  jusque  vers  la  tribune  de  la  chapelle. 
D'abord,  il  y  avoit  une  musique  ;  puis  des  tables 
par  toutes  les  pièces  toutes  prêtes  pour  toutes  sortes 
de  jeux  ;  un  lansquenet  où  Monseigneur  et  Monsieur 
jouoient  toujours  ;  un  billard  :  en  un  mot,  liberté 
entière  de  faire  des  parties  avec  qui  on  vouloit,  et 
de  demander  des  tables  si  elles  se  trouvoient  toutes 
remplies  ;  au  delà  du  billard  il  y  avoit  une  pièce 
destinée  aux  rafraîchissements,  et  tout  parfaitement 
éclairé.  Au  commencement  que  cela  fut  établi,  le 
roi  y  alloit  et  y  jouoit  quelque  temps,  mais  dès  lors 
il  y  avoit  longtemps  qu'il  n'y  alloit  plus,  mais  il 
vouloit  qu'on  y  fût  assidu,  et  chacun  s'empressoit 
à  lui  plaire.  Lui  cependant  passoit  les  soirées  chez 
Mme  de  Maintenon  à  travailler  avec  différents  mi- 
nistres les  uns  après  les  autres. 

Fort  peu  après  la  musique  finie,  le  roi  envoya 
chercher  à  l'appartement  Monseigneur  et  Monsieur, 
qui  jouoient  déjà  au  lansquenet  ;  Madame  qui  à 
peine  regardoit  une  partie  d'hombre  auprès  de  la- 
quelle elle  s'étoit  mise  ;  M.  de  Chartres  qui  jouoit 
fort  tristement  aux  échecs  ;  et  Mlle  de  Blois  qui  à 
peine  avoit  commencé  à  paroître  dans  le  monde, 
qui  ce  soir-là  étoit  extraordinairement  parée  et  qui 
pourtant  ne  savoit  et  ne  se  doutoit  même  de  rien, 
si  bien  que,  naturellement  fort  timide  et  craignant 
horriblement  le  roi,  elle  se  crut  mandée  pour  essuyer 


44  SAINT-SIMON  : 

quelque  réprimande,  et  étoit  si  tremblante  que  Mme 
de  Maintenon  la  prit  sur  ses  genoux  où  elle  la  tint 
toujours  la  pouvant  à  peine  rassurer.  A  ce  bruit  de 
ces  personnes  royales  mandées  chez  Mme  de  Main- 
tenon  et  Mlle  de  Blois  avec  elle,  le  bruit  du  mariage 
éclata  à  l'appartement,  en  même  temps  que  le  roi 
le  déclara  dans  ce  particulier.  Il  ne  dura  que  quelques 
moments,  et  les  mêmes  personnes  revinrent  à  l'ap- 
partement où  cette  déclaration  fut  rendue  publique. 
J'arrivai  dans  ces  premiers  instants.  Je  trouvai  le 
monde  par  pelotons,  et  un  grand  étonnement  régner 
sur  tous  les  visages.  J'en  appris  bientôt  la  cause  qui 
ne  me  surprit  pas,  par  la  rencontre  que  j'avois 
faite  au  commencement  de  l'après-dînée. 

Madame  se  promenoit  dans  la  galerie  avec  Château- 
thiers,  sa  favorite  et  digne  de  l'être  ;  elle  marchoit 
à  grands  pas,  son  mouchoir  à  la  main,  pleurant  sans 
contrainte,  parlant  assez  haut,  gesticulant  et  repré- 
sentant bien  Cérès  après  l'enlèvement  de  sa  fille 
Proserpine,  la  cherchant  en  fureur  et  la  redemandant 
à  Jupiter.  Chacun,  par  respect,  lui  laissoit  le  champ 
libre  et  ne  faisoit  que  passer  pour  entrer  dans  l'appar- 
tement. Monseigneur  et  Monsieur  s'étoient  remis  au 
lansquenet.  Le  premier  me  parut  tout  à  son  ordinaire. 
Jamais  rien  de  si  honteux  que  le  visage  de  Monsieur, 
ni  de  si  déconcerté  que  toute  sa  personne,  et  ce 
premier  état  lui  dura  plus  d'un.  mois.  M.  son  fils 
paroissoit  désolé,  et  sa  future  dans  un  embarras  et 
une  tristesse  extrême.  Quelque  jeune  qu'elle  fût, 
quelque  prodigieux  que  fût  ce  mariage,  elle  en 
voyoit  et  en  sentoit  toute  la  scène,  et  en  appré- 
hendoit  toutes  les  suites.  La  consternation  parut  gé- 
nérale, à  un  très-petit  nombre  de  gens  près.  Pour 
les  Lorrains  ils  triomphoient.  La  sodomie  et  le 
double  adultère  les  avoient  bien  servis  en  les  servant 
bien  eux-mêmes.    Ils   jouissoient  de  leurs  succès, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  45 

comme  ils  en  avoient  toute  honte  bue  ;  ils  avoient 
raison  de  s'applaudir. 

La  politique  rendit  donc  cet  appartement  languis- 
sant en  apparence,  mais  en  effet  vif  et  curieux.  Je 
le  trouvai  court  dans  sa  durée  ordinaire  ;  il  finit 
par  le  souper  du  roi,  duquel  je  ne  voulus  rien  perdre. 
Le  roi  y  parut  tout  comme  à  son  ordinaire.  M.  de 
Chartres  étoit  auprès  de  Madame  qui  ne  le  regarda 
jamais,  ni  Monsieur.  Elle  avoit  les  yeux  pleins  de 
larmes  qui  tomboient  de  temps  en  temps,  et  qu'elle 
essuyoit  de  même,  regardant  tout  le  monde  comme 
si  elle  eût  cherché  à  voir  quelle  mine  chacun  faisoit. 
M.  son  fils  avoit  aussi  les  yeux  bien  rouges,  et  tous 
deux  ne  mangèrent  presque  rien.  Je  remarquai  que 
le  roi  offrit  à  Madame  presque  de  tous  les  plats  qui 
étoient  devant  lui,  et  qu'elle  les  refusa  tous  d'un 
air  de  brusquerie  qui  jusqu'au  bout  ne  rebuta  point 
l'air  d'attention  et  de  politesse  du  roi  pour  elle. 

Il  fut  encore  fort  remarqué  qu'au  sortir  de  table 
et  à  la  fin  de  ce  cercle  debout  d'un  moment  dans 
la  chambre  du  roi,  il  fit  à  Madame  une  révérence 
très-marquée  et  basse,  pendant  laquelle  elle  fit  une 
pirouette  si  juste,  que  le  roi  en  se  relevant  ne  trouva 
plus  que  son  dos,  et  [elle]  avancée  d'un  pas  vers  la 
porte. 

Le  lendemain  toute  la  cour  fut  chez  Monsieur, 
chez  Madame  et  chez  M.  le  duc  de  Chartres,  mais 
sans  dire  une  parole  ;  on  se  contentoit  de  faire  la 
révérence,  et  tout  s'y  passa  en  parfait  silence.  On 
alla  ensuite  attendre  à  l'ordinaire  la  levée  du  conseil 
dans  la  galerie  et  la  messe  du  roi.  Madame  y  vint. 
M.  son  fils  s'approcha  d'elle  comme  il  faisoit  tous 
les  jours  pour  lui  baiser  la  main.  En  ce  moment 
Madame  lui  appliqua  un  soufflet  si  sonore  qu'il  fut 
entendu  de  quelques  pas,  et  qui,  en  présence  de 
toute  la  cour,  couvrit  de  confusion  ce  pauvre  prince, 


46  SAINT-SIMON  : 

et  combla  les  infinis  spectateurs,  dont  j'étois,  d'un 
prodigieux  étonnement.  Ce  même  jour  l'immense 
dot  fut  déclarée,  et  le  jour  suivant  le  roi  alla  rendre 
visite  à  Monsieur  et  à  Madame,  qui  se  passa  fort 
tristement,  et  depuis  on  ne  songea  plus  qu'aux 
préparatifs  de  la  noce. 


IV.  —  DAQUIN    CHASSÉ   ET   FAGON   MIS 
A   SA   PLACE 

Je  trouvai  un  changement  à  la  cour  qui  la  surprit 
fort.  Daquin,  premier  médecin  du  roi,  créature  de 
Mme  de  Montespan,  n'avoit  rien  perdu  de  son  crédit 
par  l'éloignement  final  de  la  maîtresse,  mais  il  n'avoit 
jamais  pu  prendre  avec  Mme  de  Maintenon,  à  qui 
tout  ce  qui  sentoit  cet  autre  côté  fut  toujours  plus 
que  suspect.  Daquin  étoit  grand  courtisan,  mais 
rêtre,  avare,  avide,  et  qui  vouloit  établir  sa  famille 
en  toute  façon.  Son  frère,  médecin  ordinaire,  étoit 
moins  que  rien  ;  et  le  fils  du  premier  médecin,  qu'il 
poussoit  par  le  conseil  et  les  intendances,  valoit 
encore  moins.  Le  roi  peu  à  peu  se  lassoit  de  ses 
demandes  et  de  ses  importunités.  Lorsque  M.  de 
Saint-Georges  passa  de  Tours  à  Lyon,  par  la  mort 
du  frère  du  premier  maréchal  de  ViÛeroy,  com- 
mandant et  lieutenant  de  roi  de  cette  province  et 
proprement  le  dernier  seigneur  de  nos  jours,  Daquin 
avoit  un  fils  abbé,  de  très-bonnes  mœurs,  de  beau- 
coup d'esprit  et  de  savoir,  pour  lequel  il  osa  de- 
mander Tours  de  plein  saut,  et  en  presser  le  roi 
avec  la  dernière  véhémence.  Ce  fut  l'écueil  où  il  se 
brisa  ;  Mme  de  Maintenon  profita  du  dégoût  où  elle 
vit  le  roi  d'un  homme  qui  demandoit  sans  cesse, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  47 

et  qui  avoit  l'effronterie  de  vouloir  faire  son  fils  tout 
d'un  coup  archevêque  al  despetto  de  tous  les  abbés 
de  la  première  qualité,  et  de  tous  les  évêques  du 
royaume  ;  et  Tours  en  effet  fut  donné  à  l'abbé 
d'Hervault,  qui  avoit  été  longtemps  auditeur  d^ 
rote  avec  réputation,  et  qui  y  avoit  bien  fait.  C'é- 
tait un  homme  de  condition,  bien  allié,  et  qui  dans 
cet  archevêché  a  grandement  soutenu  tout  le  bien 
qu'il  y  promettoit. 

Mme  de  Main  tenon,  qui  vouloit  tenir  le  roi  par 
toutes  les  avenues,  et  qui  considéroit  celle  d'un 
premier  médecin  habile  et  homme  d'esprit  comme 
une  des  plus  importantes,  à  mesure  que  le  roi  vien- 
drait à  vieillir  et  sa  santé  à  s'affoiblir,  sapoit  depuis 
longtemps  Daquin,  et  saisit  ce  moment  de  la  prise 
si  forte  qu'il  donna  sur  lui  et  de  la  colère  du  roi  ; 
elle  le  résolut  à  le  chasser,  et  en  même  temps  à 
prendre  Fagon  en  sa  place.  Ce  fut  un  mardi,  jour 
de  la  Toussaint,  qui  étoit  le  jour  du  travail  chez 
elle  de  Pontchartrain,  qui  outre  la  marine  avoit 
Paris,  la  cour  et  la  maison  du  roi  en  son  départe- 
ment. Il  eut  donc  ordre  d'aller  le  lendemain  avant 
sept  heures  du  matin  chez  Daquin,  lui  dire  de  se 
retirer  sur-le-champ  à  Paris  ;  que  le  roi  lui  donnoit 
six  mille  livres  de  pension,  et  à  son  frère,  médecin 
ordinaire,  trois  mille  livres  pour  se  retirer  aussi, 
et  défense  au  premier  médecin  de  voir  le  roi  et  de 
lui  écrire.  Jamais  le  roi  n'avoit  tant  parlé  à  Daquin 
que  la  veille  à  son  souper  et  à  son  coucher,  et 
n'avoit  paru  le  mieux  traiter.  Ce  fut  donc  pour  lui 
un  coup  de  foudre  qui  l'écrasa  sans  ressource.  La 
cour  fut  fort  étonnée  et  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir 
d'où  cette  foudre  partoit,  quand  on  vit,  le  jour  des 
Morts,  Fagon  déclaré  premier  médecin  par  le  roi 
même  qui  le  lui  dit  à  son  lever,  et  qui  apprit  par 
là  la  chute  de  Daquin  à  tout  le  monde  qui  l'igno- 


48  SAINT-SIMON  : 

roit  encore,  et  qu'il  n'y  avoit  pas  deux  heures  que 
Daquin  lui-même  l' avoit  apprise.  Il  n'étoit  point 
malfaisant,  et  ne  laissa  pas  à  cause  de  cela  d'être 
plaint  et  d'être  même  visité  dans  le  court  intervalle 
qu'il  mit  à  s'en  aller  à  Paris. 

Fagon  étoit  un  des  beaux  et  des  bons  esprits  de 
l'Europe,  curieux  de  tout  ce  qui  avoit  trait  à  son 
métier,  grand  botaniste,  bon  chimiste,  habile  con- 
noisseur  en  chirurgie,  excellent  médecin  et  grand 
praticien.  Il  savoit  d'ailleurs  beaucoup  ;  point  de 
meilleur  physicien  que  lui  ;  il  entendoit  même  bien 
les  différentes  parties  des  mathématiques.  Très- 
désintéressé,  ami  ardent,  mais  ennemi  qui  ne  par- 
donnoit  point,  il  aimoit  la  vertu,  l'honneur,  la 
valeur,  la  science,  l'application,  le  mérite,  et 
chercha  toujours  à  l'appuyer  sans  autre  cause  ni 
liaison,  et  à  tomber  aussi  rudement  sur  tout  ce  qui 
s'y  opposoit,  que  si  on  lui  eût  été  personnellement 
contraire.  Dangereux  aussi  parce  qu'il  se  prévenoit 
très-aisément  en  toutes  choses,  quoique  fort  éclairé, 
et  qu'une  fois  prévenu,  il  ne  revenoit  presque  jamais  ; 
mais  s'il  lui  arrivoit  de  revenir,  c' étoit  de  la  meil- 
leure foi  du  monde,  et  faisoit  tout  pour  réparer  le 
mal  que  sa  prévention  avoit  causé.  Il  étoit  l'ennemi 
le  plus  implacable  de  ce  qu'il  appeloit  charlatans, 
c'est-à-dire  des  gens  qui  prétendoient  avoir  des 
secrets  et  donner  des  remèdes,  et  sa  prévention 
l'emporta  beaucoup  trop  loin  de  ce  côté-là.  Il  aimoit 
sa  faculté  de  Montpellier,  et  en  tout  la  médecine, 
jusqu'au  culte.  A  son  avis  il  n'étoit  permis  de 
guérir  que  par  la  voie  commune  des  médecins  reçus 
dans  les  facultés  dont  les  lou  et  l'ordre  lui  étoient 
sacrés  ;  avec  cela  délié  courtisan,  et  connoissant 
parfaitement  le  roi,  Mme  de  Maintenon,  la  cour  et 
le  monde.  Il  avoit  été  le  médecin  des  enfants  du  roi, 
depuis  que  Mme  de  Maintenon  en  avoit  été  gouver- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  49 

nante  ;  c'est  là  que  leur  liaison  s'étoit  formée.  De 
cet  emploi  il  passa  aux  enfants  de  France,  et  ce 
fut  d'où  il  fut  tiré  pour  être  premier  médecin.  Sa 
faveur  et  sa  considération,  qui  devinrent  extrêmes, 
ne  le  sortirent  jamais  de  son  état  ni  de  ses  mœurs, 
toujours  respectueux  et  toujours  à  sa  place. 


V.  —  SUICIDE  DE  LA  VAUGUYON 

Un  autre  événement  surprit  moins  qu'il  ne  fit 
admirer  les  fortunes.  Le  dimanche  29  novembre, 
le  roi  sortant  du  salon  apprit,  par  le  baron  de  Beau- 
vais,  que  La  Vauguyon  s'étoit  tué  le  matin  de 
deux  coups  de  pistolet  dans  son  lit,  qu'il  se  donna 
dans  la  gorge,  après  s'être  défait  de  ses  gens  sous 
prétexte  de  les  envoyer  à  la  messe.  Il  faut  dire  un 
mot  de  ces  deux  hommes  :  La  Vauguyon  étoit  un  des 
plus  petits  et  des  plus  pauvres  gentilshommes  de 
France.  Son  nom  étoit  Bétoulat,  et  il  porta  le  nom 
de  Fromenteau.  C'étoit  un  homme  parfaitement  bien 
fait,  mais  plus  que  brun  et  d'une  figure  espagnole. 
Il  avoit  de  la  grâce,  une  voix  charmante,  qu'il  sa- 
voit  très- bien  accompagner  du  luth  et  de  la  guitare, 
avec  cela  le  langage  des  femmes,  de  l'esprit  et  in- 
sinuant. 

Avec  ces  talents  et  d'autres  plus  cachés,  mais 
utiles  à  la  galanterie,  il  se  fourra  chez  Mme  de 
Beauvais,  première  femme  de  chambre  de  la  reine 
mère  et  dans  sa  plus  intime  confidence,  et  à  qui 
tout  le  monde  faisoit  d'autant  plus  la  cour  qu'elle 
ne  s'étoit  pas  mise  moins  bien  avec  le  roi,  dont  elle 
passoit  pour  avoir  eu  le  pucelage.  Je  l'ai  encore  vue 
vieille,   chassieuse    et    borgnesse,   à  la    toilette  de 


50  SAINT-SIMON  : 

Mme  la  dauphine  de  Bavière  où  toute  la  cour  lut 
faisoit  merveilles,  parce  que  de  temps  en  temps  elle 
venoit  à  Versailles,  où  elle  causoit  toujours  avec 
le  roi  en  particulier,  qui  avoit  conservé  beaucoup 
de  considération  pour  elle.  Son  fils,  qui  s'étoit  fait 
appeler  le  baron  de  Beauvais,  avoit  la  capitainerie 
des  plaines  d'autour  de  Paris.  Il  avoit  été  élevé,  au 
subalterne  près,  avec  le  roi.  Il  avoit  été  de  ses 
ballets  et  de  ses  parties,  et  galant,  hardi,  bien  fait, 
soutenu  par  sa  mère  et  par  un  goût  personnel  du 
roi,  il  avoit  tenu  son  coin,  mêlé  avec  l'élite  de  la 
cour,  et  depuis  traité  du  roi  toute  sa  vie  avec  une 
distinction  qui  le  faisoit  craindre  et  rechercher.  Il 
étoit  fin  courtisan  et  gâté,  mais  ami  à  rompre  des 
glaces  auprès  du  roi  avec  succès,  et  ennemi  de 
même  ;  d'ailleurs  honnête  homme  et  toutefois  re- 
spectueux avec  les  seigneurs.  Je  l'ai  vu  encore  don- 
ner les  modes. 

Fromenteau  se  fit  entretenir  par  la  Beauvais,  et 
elle  le  présentoit  à  tout  ce  qui  venoit  chez  elle,  qui 
là  et  ailleurs,  pour  lui  plaire,  faisoit  accueil  au 
godelureau.  Peu  à  peu  elle  le  fit  entrer  chez  la  reine 
mère,  puis  chez  le  roi,  et  il  devint  courtisan  par 
cette  protection.  De  là  il  s'insinua  chez  les  ministres. 
Il  montra  de  la  valeur  volontaire  à  la  guerre,  et 
enfin  il  fut  employé  auprès  de  quelques  princes 
d'Allemagne.  Peu  à  peu  il  s'éleva  jusqu'au  caractère 
d'ambassadeur  en  Danemark,  et  il  alla  après  am- 
bassadeur en  Espagne.  Partout  on  en  fut  content, 
et  le  roi  lui  donna  une  des  trois  places  de  conseiller 
d'État  d'épée,  et,  au  scandale  de  sa  cour,  le  fit 
chevalier  de  l'ordre  en  1688.  Vingt  ans  auparavant 
il  avoit  épousé  la  fille  de  Saint-Mégrin  dont  j'ai 
parlé  ci-devant  à  propos  du  voyage  qu'il  fit  à  Blaye 
de  la  part  de  la  cour,  pendant  les  guerres  de  Bor- 
deaux, auprès  de  mon  père  ;   ainsi  je  n'ai  pas  besoin 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  51 

de  répéter  qui  elle  étoit,  sinon  qu'elle  étoit  veuve 
avec  un  fils  de  M.  du  Broutay,  du  nom  de  Quelen, 
et  que  cette  femme  étoit  la  laideur  même.  Par  ce 
mariage,  Fromenteau  s' étoit  seigneurifié  et  avoit 
pris  le  nom  de  comte  de  La  Vauguyon.  Tant  que  les 
ambassades  durèrent  et  que  le  fils  de  sa  femme  fut 
jeune,  il  eut  de  quoi  vivre  ;  mais  quand  la  mère  se 
vit  obligée  de  compter  avec  son  fils,  ils  se  trouvèrent 
réduits  fort  à  l'étroit.  La  Vauguyon,  comblé  d'hon- 
neurs bien  au  delà  de  ses  espérances,  représenta 
souvent  au  roi  le  misérable  état  de  ses  affaires,  et 
n'en  tiroit  que  de  rares  et  très-médiocres  gratifica- 
tions. 

La  pauvreté  peu  à  peu  lui  tourna  la  tête,  mais 
on  fut  très-longtemps  sans  s'en  apercevoir.  Une  des 
premières  marques  qu'il  en  donna,  fut  chez  Mme 
Pelot,  veuve  du  premier  président  du  parlement 
de  Rouen,  qui  avoit  tous  les  soirs  un  souper  et  un 
jeu  uniquement  pour  ses  amis  en  petit  nombre.  Elle 
ne  voyoit  que  fort  bonne  compagnie,  et  La  Vau- 
guyon y  étoit  presque  tous  les  soirs.  Jouant  au  bre- 
lan, elle  lui  fit  un  renvi  qu'il  ne  tint  pas.  Elle  l'en 
plaisanta,  et  lui  dit  qu'elle  étoit  bien  aise  de  voir 
qu'il  étoit  un  poltron.  La  Vauguyon  ne  répondit 
mot,  mais,  le  jeu  fini,  il  laissa  sortir  la  compagnie 
et  quand  il  se  vit  seul  avec  Mme  Pelot,  il  ferma  la 
porte  au  verrou,  enfonça  son  chapeau  dans  sa  tête, 
l'accula  contre  sa  cheminée,  et  lui  mettant  la  tête 
entre  ses  deux  poings,  lui  dit  qu'il  ne  savoit  ce  qui 
le  tenoit  qu'il  ne  la  lui  mît  en  compote,  pour  lui 
apprendre  à  l'appeler  poltron.  Voilà  une  femme 
bien  effrayée ,  qui ,  entre  ses  deux  poings ,  lui 
faisoit  des  révérences  perpendiculaires  et  des  com- 
pliments tant  qu'elle  pouvoit,  et  l'autre  toujours 
en  furie  et  en  menaces.  A  la  fin  il  la  laissa  plus 
morte  que  vive  et  s'en  alla»  C étoit  une  très-bonne 


52  SAINT-SIMON  : 

et  très-honnête  femme ,  qui  défendit  bien  à  ses  gens 
de  la  laisser  seule  avec  La  Vauguyon,  mais  qui  eut 
la  générosité  de  lui  en  garder  le  secret  jusqu'après 
sa  mort,  et  de  le  recevoir  chez  elle  à  l'ordinaire,  où 
il  retourna  comme  si  de  rien  n'eût  été. 

Longtemps  après,  rencontrant  sur  les  deux  heu- 
res après  midi  M.  de  Courtenay,  dans  ce  passage 
obscur  à  Fontainebleau,  qui,  du  salon  d'en  haut 
devant  la  tribune,  conduit  à  une  terrasse  le  long 
de  la  chapelle,  lui  fit  mettre  l'épée  à  la  main,  quoi 
que  l'autre  lui  pût  dire  sur  le  lieu  où  ils  étoient  et 
sans  avoir  jamais  eu  occasion  ni  apparence  de 
démêlé.  Au  bruit  des  estocades,  les  passants  dans 
ce  grand  salon  accoururent  et  les  séparèrent,  et  appe- 
lèrent des  Suisses  de  la  salle  des  gardes  de  l'ancien 
appartement  de  la  reine  mère,  où  il  y  en  avoit  tou- 
jours quelques-uns  et  qui  donnoit  dans  le  salon.  La 
Vauguyon,  dès  lors  chevalier  de  l'ordre,  se  débar- 
rassa d'eux  et  courut  chez  le  roi,  tourne  la  clef  du 
cabinet,  force  l'huissier,  entre,  et  se  jette  aux  pieds 
du  roi,  en  lui  disant  qu'il  venoit  lui  apporter  sa 
tête.  Le  roi,  qui  sortoit  de  table,  chez  qui  personne 
n'entroit  jamais  que  mandé,  et  qui  n'aimoit  pas  les 
surprises,  lui  demanda  avec  émotion  à  qui  il  en 
avoit.  La  Vauguyon,  toujours  à  genoux,  lui  dit 
qu'il  a  tiré  l'épée  dans  sa  maison,  insulté  par  M.  de 
Courtenay,  et  que  son  honneur  a  été  plus  fort  que 
son  devoir.  Le  roi  eut  grand'peine  à  s'en  débarrasser, 
et  dit  qu'il  verroit  à  éclaircir  cette  affaire,  et  un 
moment  après  les  envoya  arrêter  tous  deux  par  des 
exempts  du  grand  prévôt,  et  mener  dans  leurs 
chambres.  Cependant  on  amena  deux  carrosses, 
qu'on  appeloit  de  la  pompe,  qui  servoient  à  Bontems 
et  à  divers  usages  pour  le  roi,  qui  étoient  à  lui, 
mais  sans  armes  et  avoient  leurs  attelages.  Les 
exempts  qui  les  avoient  arrêtés  les  mirent  chacun 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  53 

dans  un  de  ces  carrosses  et  l'un  d'eux  avec  chacun, 
et  les  conduisirent  à  Paris  à  la  Bastille,  où  ils  de- 
meurèrent sept  ou  huit  mois,  avec  permission  au 
bout  du  premier  mois  d'y  voir  leurs  amis,  mais 
traités  tous  deux  en  tout  avec  une  égalité  entière. 
On  peut  croire  le  fracas  d'une  telle  aventure  :  per- 
sonne n'y  comprenoit  rien.  Le  prince  de  Courtenay 
étoit  un  fort  honnête  homme,  brave,  mais  doux, 
et  qui  n'avoit  de  sa  vie  eu  querelle  avec  personne. 
Il  pro  test  oit  qu'il  n'en  avoit  aucune  avec  La  Vau- 
guyon,  et  qu'il  l'avoit  attaqué  et  forcé  de  mettre 
l'épée  à  la  main,  pour  n'en  être  pas  insulté;  d'au- 
tre part  on  ne  se  doutoit  point  encore  de  l'égare- 
ment de  La  Vauguyon,  il  protestoit  de  même  que 
c'étoit  l'autre  qui  l'avoit  attaqué  et  insulté  :  on  ne 
savoit  donc  qui  croire,  ni  que  penser.  Chacun  avoit 
ses  amis,  mais  personne  ne  pût  goûter  l'égalité  si 
fort  affectée  en  tous  les  traitements  faits  à  l'un  et 
à  l'autre.  Enfin,  faute  de  meilleur  éclaircissement 
et  la  faute  suffisamment  expiée,  ils  sortirent  de 
prison,  et  peu  après  reparurent  à  la  cour. 

Quelque  temps  après,  une  nouvelle  escapade  mit 
les  choses  plus  au  net.  Allant  à  Versailles,  La  Vau- 
guyon rencontre  un  palefrenier  de  la  livrée  de  M.  le 
Prince,  menant  un  cheval  de  main  tout  sellé,  allant 
vers  Sèvres  et  vers  Paris.  Il  arrête,  l'appelle,  met 
pied  à  terre  et  demande  à  qui  est  le  cheval.  Le  pale- 
frenier répond  qu'il  est  à  M.  le  Prince.  La  Vauguyon 
lui  dit  que  M.  le  Prince  ne  trouvera  pas  mauvais 
qu'il  le  monte,  et  saute  au  même  temps  dessus.  Le 
palefrenier  bien  étourdi  ne  sait  que  faire  à  un 
homme  à  qui  il  voit  un  cordon  bleu  par-dessus  son 
habit  et  sortant  de  son  équipage,  et  le  suit.  La 
Vauguyon  prend  le  petit  galop  jusqu'à  la  porte  de 
la  Conférence,  gagne  le  rempart  et  va  mettre  pied 
à  terre  à  la  Bastille,  donne  pour  boire  au  palefrenier 


54  SAINT-SIMON  : 

et  le  congédie.  Il  monte  chez  le  gouverneur  à  qui  il 
dit  qu'il  a  eu  le  malheur  de  déplaire  au  roi  et  qu'il 
le  prie  de  lui  donner  une  chambre.  Le  gouverneur 
bien  surpris  lui  demande  à  son  tour  à  voir  l'ordre 
du  roi,  et  sur  ce  qu'il  n'en  a  point,  plus  étonné 
encore,  résiste  à  toutes  ses  prières,  et  par  capitula- 
tion le  garde  chez  lui  en  attendant  réponse  de 
Pontchartrain,  à  qui  il  écrit  par  un  exprès.  Pont- 
char  train  en  rend  compte  au  roi,  qui  ne  sait  ce  que 
cela  veut  dire,  et  l'ordre  vient  au  gouverneur  de  ne 
point  recevoir  La  Vauguyon,  duquel,  malgré  cela, 
il  eut  encore  toutes  les  peines  du  monde  à  se  défaire. 
Ce  trait  et  cette  aventure  du  cheval  de  M.  le  Prince 
firent  grand  bruit  et  éclaircirent  fort  celle  de  M.  de 
Courtenay.  Cependant,  le  roi  fit  dire  à  La  Vauguyon 
qu'il  pouvoit  reparoître  à  la  cour,  et  il  continua 
d'y  aller  comme  il  faisoit  auparavant,  mais  chacun 
l'évit  oit  et  on  a  voit  grand' peur  de  lui,  quoique  le 
roi  par  bonté  affectât  de  le  traiter  bien. 

On  peut  juger  que  ces  dérangements  publics  n'é- 
toient  pas  sans  d'autres  domestiques  qui  demeu- 
roient  cachés  le  plus  qu'il  étoit  possible.  Mais  ils 
devinrent  si  fâcheux  à  sa  pauvre  femme,  bien  plus 
vieille  que  lui  et  fort  retirée,  qu'elle  prit  le  parti  de 
quitter  Paris  et  de  s'en  aller  dans  ses  terres.  Elle  n'y 
fut  pas  bien  longtemps,  et  y  mourut  tout  à  la  fin 
d'octobre,  à  la  fin  de  cette  année.  Ce  fut  le  dernier 
coup  qui  acheva  de  faire  tourner  la  tête  à  son  mari  : 
avec  sa  femme  il  perdoit  toute  sa  subsistance  ;  nul 
bien  de  soi  et  très-peu  du  roi.  Il  ne  la  survécut  que 
d'un  mois.  Il  avoit  soixante-quatre  ans,  près  de  vingt 
ans  moins  qu'elle,  et  n'eut  jamais  d'enfants.  On  sut 
que  les  deux  dernières  années  de  sa  vie  il  portoit 
des  pistolets  dans  sa  voiture  et  en  menaçoit  souvent 
le  cocher  ou  le  postillon,  en  joue,  allant  et  venant  de 
Versailles.  Ce  qui  est  certain  c'est  que,  sans  le  baron 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  55 

de  Beauvais  qui  l'assistoit  de  sa  bourse  et  prenoit  fort 
soin  de  lui,  il  se  seroit  souvent  trouvé  aux  dernières 
extrémités,  surtout  depuis  le  départ  de  sa  femme. 
Beauvais  en  parloit  souvent  au  roi,  et  il  est  inconce- 
vable qu'ayant  élevé  cet  homme  au  point  qu'il  avoit 
fait  et  lui  ayant  toujours  témoigné  une  bonté  parti- 
culière, il  l'ait  persévéramment  laissé  mourir  de  faim 
et  devenir  fou  de  misère. 


VI. —  PROJETS  DE  MARIAGE 
DE   SAINT-SIMON 

Ma  mère,  qui  avoit  eu  beaucoup  d'inquiétude  de 
moi  pendant  toute  la  campagne,  désiroit  fort  que 
je  n'en  fisse  pas  une  seconde  sans  être  marié.  Il  fut 
donc  fort  question  de  cette  grande  affaire  entre  elle 
et  moi.  Quoique  fort  jeune,  je  n'y  avois  pas  de  ré- 
pugnance, mais  je  voulois  me  marier  à  mon  gré. 
Avec  un  établissement  considérable,  je  me  sentois 
fort  esseulé  dans  un  pays  où  le  crédit  et  la  considé- 
ration faisoient  plus  que  tout  le  reste.  Fils  d'un 
favori  de  Louis  XIII,  et  d'une  mère  qui  n'avoit 
vécu  que  pour  lui,  qu'il  avoit  épousée  n'étant  plus 
jeune  elle-même,  sans  oncle  ni  tante,  ni  cousins 
germains,  ni  parents  proches,  ni  amis  utiles  de  mon 
père  et  de  ma  mère,  si  hors  de  tout  par  leur  âge, 
je  me  trou  vois  extrêmement  seul.  Les  millions  ne 
pouvoient  me  tenter  d'une  mésalliance,  ni  la  mode, 
ni  mes  besoins  me  résoudre  à  m'y  ployer. 

Le  duc  de  Beauvilliers  s'étoit  toujours  souvenu  que 
mon  père  et  le  sien  avoient  été  amis,  et  que  lui-même 
avoit  vécu  sur  ce  pied-là  avec  mon  père,  autant  que 
la  différence  d'âge,  de  lieu  et  de  vie  l 'avoit  pu  per- 


56  SAINT-SIMON  : 

mettre  ;  et  il  m'avoit  toujours  montré  tant  d'atten- 
tion chez  les  princes  dont  il  étoit  gouverneur,  et  à 
qui  je  faisois  ma  cour,  que  ce  fut  à  lui  à  qui  je 
m'adressai,  à  la  mort  de  mon  père  et  depuis,  pour 
l'agrément  du  régiment,  comme  je  l'ai  marqué.  Sa 
vertu,  sa  douceur,  sa  politesse,  tout  m'avoit  épris 
de  lui.  Sa  faveur  alors  étoit  au  plus  haut  point.  Il 
étoit  ministre  d'État  depuis  la  mort  de  M.  de  Louvois, 
il  avoit  succédé  fort  jeune  au  maréchal  de  Villeroy 
dans  la  place  de  chef  du  conseil  des  finances,  et  il 
avoit  eu  de  son  père  la  charge  de  premier  gentilhomme 
de  la  chambre;  la  réputation  de  la  duchesse  de  Beau- 
villiers  me  touchoit  encore,  et  l'union  intime  dans 
laquelle  ils  avoient  toujours  vécu.  L'embarras  étoit 
le  bien  :  j'en  avois  grand  besoin  pour  nettoyer  le 
mien,  qui  étoit  fort  en  désordre,  et  M.  de  Beau- 
villiers  avoit  deux  fils  et  huit  filles.  Malgré  tout  cela, 
mon  goût  l'emporta,  et  ma  mère  l'approuva. 

Le  parti  pris,  je  crus  qu'aller  droit  à  mon  but, 
sans  détours  et  sans  tiers,  auroit  plus  de  grâce  ;  ma 
mère  me  remit  un  état  bien  vrai  et  bien  exact  de 
mon  bien  et  de  mes  dettes,  des  charges  et  des  procès 
que  j 'avois.  Je  le  portai  à  Versailles,  et  je  fis  de- 
mander à  M.  de  Beauvilliers  un  temps  où  je  pusse 
lui  parler  secrètement,  à  loisir  et  tout  à  mon  aise. 
Louville  fut  celui  qui  le  lui  demanda.  C'étoit  un 
gentilhomme  de  bon  lieu,  dont  la  mère  rétoit  aussi, 
la  famille  de  laquelle  avoit  toujours  été  fort  attachée 
à  mon  père  et  qu'il  avoit  fort  protégée  dans  sa  faveur, 
et  longtemps  depuis  par  M.  de  Seignelay.  Louville, 
élevé  dans  ce  même  attachement,  avoit  été  pris,  de 
capitaine  au  régiment  du  roi  infanterie,  pour  être 
gentilhomme  de  la  manche  de  M.  le  duc  d'Anjou, 
par  M.  de  Beauvilliers,  à  la  recommandation  de 
mon  père,  et  M.  de  Beauvilliers,  qui  l'avoit  fort  goûté 
depuis,  ne  l'avoit  connu,  quoique  son  parent,  que 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  57 

par  mon  père.  Louville  étoit  d'ailleurs  homme  d'infi- 
niment d'esprit,  et  qui,  avec  une  imagination  qui  le 
rendoit  toujours  neuf  et  de  la  plus  excellente  com- 
pagnie, avoit  toute  la  lumière  et  le  sens  des  grandes 
affaires  et  des  plus  solides  et  des  meilleurs  conseils. 

J'eus  donc  mon  rendez- vous,  à  huit  heures  du  soir, 
dans  le  cabinet  de  Mme  de  Beauvilliers,  où  le  duc 
me  vint  trouver  seul  et  sans  elle.  Là,  je  lui  fis  mon 
compliment,  et  sur  ce  qui  m'amenoit,  et  sur  ce  que 
j'avois  mieux  aimé  m'adresser  directement  à  lui, 
que  de  lui  faire  parler  comme  on  fait  d'ordinaire  dans 
ces  sortes  d'affaires  ;  et,  qu'après  lui  avoir  témoigné 
tout  mon  désir,  je  lui  apportois  un  état  le  plus  vrai, 
le  plus  exact  de  mon  bien  et  de  mes  affaires,  sur 
lequel  je  le  suppliois  de  voir  ce  qu'il  y  pourroit  ajouter 
pour  rendre  sa  fille  heureuse  avec  moi  ;  que  c'étoient 
là  toutes  les  conditions  que  je  voulois  faire,  sans 
vouloir  ouïr  parler  d'aucune  sorte  de  discussion  sur 
pas  une  autre,  ni  sur  le  plus  ou  le  moins  ;  et  que 
toute  la  grâce  que  je  lui  demandois  étoit  de  m'accorder 
sa  fille  et  de  faire  faire  le  contrat  de  mariage  tout 
comme  il  lui  plairoit  ;  que  ma  mère  et  moi  signerions 
sans  aucun  examen. 

Le  duc  eut  sans  cesse  les  yeux  collés  sur  moi  pen- 
dant que  je  lui  parlai.  Il  me  répondit  en  homme 
pénétré  de  reconnoissance,  et  de  mon  désir,  et  de 
ma  franchise,  et  de  ma  confiance.  Il  m'expliqua 
l'état  de  sa  famille,  après  m'avoir  demandé  un  peu 
de  temps  pour  en  parler  à  Mme  de  Beauvilliers,  et 
voir  ensemble  ce  qu'ils  pourroient  faire.  Il  me  dit 
donc  que,  de  ses  huit  filles,  l'aînée  étoit  entre 
quatorze  et  quinze  ans  ;  la  seconde  très-contrefaite 
et  nullement  mariable  ;  la  troisième  entre  douze  et 
treize  ans  ;  toutes  les  autres,  des  enfants  qu'il  avoit 
à  Montargis,  aux  Bénédictines,  dont  il  avoit  pré- 
féré la  vertu  et  la  piété  qu'il  y  connoissoit,  à  des 


58  SAINT-SIMON  : 

couvents  plus  voisins  où  il  auroit  eu  le  plaisir  de  les 
voir  plus  souvent.  Il  ajouta  que  son  aînée  vouloit 
être  religieuse  ;  que  la  dernière  fois  qu'il  l'avoit  été 
voir  de  Fontainebleau,  il  l'y  avoit  trouvée  plus 
déterminée  que  jamais  j  que,  pour  le  bien,  il  en 
avoit  peu  ;  qu'il  ne  savoit  s'il  me  conviendrait,  mais 
qu'il  me  protestoit  qu'il  n'y  avoit  point  d'efforts 
qu'il  ne  fît  pour  moi  de  ce  côté-là.  Je  lui  répondis 
qu'il  voyoit  bien,  à  la  proposition  que  je  lui  faisois, 
que  ce  n'étoit  pas  le  bien  qui  m'amenoit  à  lui,  ni 
même  sa  fille  que  je  n'a  vois  jamais  vue,  que  c' et  oit 
lui  qui  m'a  voit  charmé  et  que  je  voulois  épouser  avec 
Mme  de  Beauvilliers.  «  Mais,  me  dit-il,  si  elle  veut 
absolument  être  religieuse  ?  —  Alors,  répliquai-je, 
je  vous  demande  la  troisième.  »  A  cette  proposition, 
il  me  fit  deux  objections  :  son  âge  et  la  justice  de  lui 
égaler  l'aînée  pour  le  bien,  si  le  mariage  de  la 
troisième  fait,  cette  aînée  changeoit  d'avis  et  ne 
vouloit  plus  être  religieuse,  et  l'embarras  où  cela  le 
jetteroit.  A  la  première,  je  répondis  par  l'exemple 
domestique  de  sa  belle-sœur,  plus  jeune  encore  lors- 
qu'elle avoit  épousé  le  feu  duc  de  Mortemart  ;  à 
l'autre,  qu'il  me  donnât  la  troisième,  sur  le  pied 
que  l'aînée  se  marierait?  quitte  à  me  donner  le 
reste  de  ce  qu'il  auroit  destiné  d'abord,  le  jour  que 
l'aînée  feroit  profession,  et  que  si  elle  changeoit 
d'avis,  je  me  con tenterais  d'un  mariage  de  cadette, 
et  serais  ravi  que  l'aînée  trouvât  encore  mieux  que. 
moi. 

Alors,  le  duc  levant  les  yeux  au  ciel,  et  presque 
hors  de  lui,  me  protesta  qu'il  n' avoit  jamais  été 
combattu  de  la  sorte  ;  qu'il  lui  falloit  ramasser  toutes 
ses  forces  pour  ne  me  la  pas  donner  à  l'instant.  Il 
s'étendit  sur  mon  procédé  avec  lui,  et  me  conjura, 
que  la  chose  réussît  ou  non,  de  le  regarder  désormais 
comme  mon  père,  qu'il  m'en  servirait   en   tout,  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  59 

que  l'obligation  que  j'acquérois  sur  lui  étoit  telle 
qu'il  ne  pouvoit  moins  m'offrir  et  me  tenir  que 
tout  ce  qui  étoit  en  lui  de  services  et  de  conseils.  Il 
m'embrassa  en  effet  comme  son  fils,  et  nous  nous 
séparâmes  de  la  sorte  pour  nous  revoir  à  l'heure 
qu'il  me  diroit  le  lendemain  au  lever  du  roi.  Il 
m'y  dit  à  l'oreille,  en  passant,  de  me  trouver  ce 
même  jour,  à  trois  heures  après  midi,  dans  le 
cabinet  de  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  qui  de  voit 
être  alors  au  jeu  de  paume  et  son  appartement 
désert.  Mais  il  se  trouve  toujours  des  fâcheux.  J'en 
trouvai  deux,  en  chemin  du  rendez- vous,  qui,  éton- 
nés de  l'heure  où  ils  me  trou  voient  dans  ce  chemin 
où  ils  ne  me  voyoient  aucun  but,  m'importunèrent 
de  leurs  questions  :  je  m'en  débarrassai  comme  je 
pus,  et  j'arrivai  enfin  au  cabinet  du  jeune  prince, 
où  je  trouvai  son  gouverneur  qui  a  voit  mis  un  valet 
de  chambre  de  confiance  à  la  porte  pour  n'y  laisser 
entrer  que  moi.  Nous  nous  assîmes  vis-à-vis  l'un  de 
l'autre,  la  table  d'étude  entre  nous  deux.  Là,  j'eus 
la  réponse  la  plus  tendre,  mais  négative,  fondée  sur 
la  vocation  de  sa  fille,  sur  son  peu  de  bien  pour 
l'égaler  à  la  troisième,  si,  le  mariage  fait,  elle  se 
ravisoit  ;  sur  ce  qu'il  n'étoit  point  payé  de  ses  états, 
et  sur  le  désagrément  que  ce  lui  seroit  d'être  le  premier 
des  ministres  qui  n'eût  pas  le  présent  que  le  roi  avoit 
toujours  fait  lors  du  mariage  de  leurs  filles,  et  que 
l'état  présent  des  affaires  l'empêchoit  d'espérer. 
Tout  ce  qui  se  peut  de  douleur,  de  regret,  d'estime, 
de  préférence,  de  tendre,  me  fut  dit  ;  je  répondis 
de  même,  et  nous  nous  séparâmes,  en  nous  em- 
brassant, sans  pouvoir  plus  nous  parler.  Nous 
étions  convenus  d'un  secret  entier  qui  nous  faisoit 
cacher  nos  conversations  et  les  dépayser,  de  sorte 
que,  ce  jour-là,  j'avois  compté  à  M.  de  Beauvilliers, 
avant  d'entrer  en  matière,  les  deux  rencontres  que 


6o  SAINT-SIMON  : 

j'avois  faites  ;  et  sur  ce  qu'il  me  recommanda  de 
plus  en  plus  le  secret,  je  donnai  le  change  à  Lou ville 
de  ce  second  entretien,  quoiqu'il  sût  le  premier,  et 
qu'il  fût  un  des  deux  hommes  que  j'avois  rencontrés. 

Le  lendemain  matin,  au  lever  du  roi,  M.  de  Beau- 
villiers  me  dit  à  l'oreille  qu'il  a  voit  fait  réflexion  que 
Louville  étoit  homme  très-sûr  et  notre  ami  intime 
à  tous  deux,  et  que,  si  je  voulois  lui  confier  notre 
secret,  il  nous  deviendroit  un  canal  très-commode 
et  très-caché.  Cette  proposition  me  rendit  la  joie 
par  l'espérance,  après  avoir  compté  tout  rompu.  Je 
vis  Louville  dans  la  journée  ;  je  l'instruisis  bien,  et 
le  priai  de  n'oublier  rien  pour  servir  utilement  la 
passion  que  j'avois  de  ce  mariage. 

Il  me  procura  une  entrevue  pour  le  lendemain  dans 
ce  petit  salon  du  bout  de  la  galerie  qui  touche  à 
l'appartement  de  la  reine  et  où  personne  ne  passoit, 
parce  que  cet  appartement  étoit  fermé  depuis  la  mort 
de  Mme  la  Dauphine.  J'y  trouvai  M.  de  Beauvilliers 
à  qui  je  dis,  d'un  air  allumé  de  crainte  et  d'espé- 
rance, que  la  conversation  de  la  veille  m'avoit  telle- 
ment affligé,  que  je  l'avois  abrégée  dans  le  besoin 
que  je  me  sentois  d'aller  passer  les  premiers  élans  de 
ma  douleur  dans  la  solitude,  et  il  étoit  vrai  ;  mais 
que,  puisqu'il  me  permettoit  de  traiter  encore  cette 
matière,  je  n'y  voyois  que  deux  principales  diffi- 
cultés, le  bien  et  la  vocation  ;  que  pour  le  bien,  je 
lui  demandois  en  grâce  de  prendre  cet  état  du  mien 
que  je  lui  apportois  encore,  et  de  régler  dessus  tout 
ce  qu'il  voudroit.  A  l'égard  du  couvent,  je  me  mis 
à  lui  faire  une  peinture  vive  de  ce  que  l'on  ne  prend 
que  trop  souvent  pour  vocation,  et  qui  n'est  rien 
moins  et  très-souvent  que  préparation  aux  plus 
cuisants  regrets  d'avoir  renoncé  à  ce  qu'on  ignore 
et  qu'on  se  peint  délicieux,  pour  se  confiner  dans 
une  prison  de  corps  et  d'esprit  qui  désespère  *   à 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  61 

quoi  j'ajoutai  celle  du  bien  et  des  exemples  de  vertu 
que  sa  fille  trouveroit  dans  sa  maison. 

Le  duc  me  parut  profondément  touché  du  motif 
de  mon  éloquence.  Il  me  dit  qu'il  en  étoit  pénétré 
jusqu'au  fond  de  l'âme,  qu'il  me  répétoit,  et  de  tout 
son  cœur,  ce  qu'il  m'avoit  déjà  dit,  qu'entre  M.  le 
comte  de  Toulouse  et  moi,  s'il  lui  demandoit  sa 
fille,  il  ne  balanceroit  pas  à  me  préférer,  et  qu'il 
ne  se  consoleroit  de  sa  vie  de  me  perdre  pour  son 
gendre.  Il  prit  l'état  de  mon  bien  pour  examiner 
avec  Mme  de  Beauvilliers  tout  ce  qu'ils  pourraient 
faire  tant  sur  le  bien  que  sur  le  couvent  :  «  Mais  si 
c'est  sa  vocation,  ajouta-t-il,  que  voulez- vous  que 
j'y  fasse  ?  Il  faut  en  tout  suivre  aveuglément  la  vo- 
lonté de  Dieu  et  sa  loi,  et  il  sera  le  protecteur  de 
ma  famille.  Lui  plaire  et  le  servir  fidèlement  est  la 
seule  chose  désirable  et  doit  être  l'unique  fin  de  nos 
actions.  »  Après  quelques  autres  discours  nous  nous 
séparâmes. 

Ces  paroles  si  pieuses,  si  détachées,  si  grandes, 
dans  un  homme  si  grandement  occupé,  augmen- 
tèrent mon  respect  et  mon  admiration,  et  en  même 
temps  mon  désir,  s'il  étoit  possible.  Je  contai  tout 
cela  à  Louville,  et  le  soir  j'allai  à  la  musique  à  l'ap- 
partement, où  je  me  plaçai  en  sorte  que  j'y  pus 
toujours  voir  M.  de  Beauvilliers  qui  étoit  derrière 
les  princes.  Au  sortir  de  là  je  ne  pus  me  contenir  de 
lui  dire  à  l'oreille  que  je  ne  me  sentois  point  capable 
de  vivre  heureux  avec  une  autre  qu'avec  sa  fille, 
et  sans  attendre  de  réponse  je  m'écoulai.  Louville 
avoit  jugé  à  propos  que  je  visse  Mme  de  Beauvilliers, 
à  cause  de  la  confiance  entière  de  M.  de  Beauvilliers 
en  elle,  et  me  dit  de  me  trouver  le  lendemain  chez 
elle,  porte  fermée,  à  huit  heures  du  soir.  J'y  trouvai 
Louville  avec  elle  ;  là,  après  les  remercîments,  elle 
me  dit  sur  le  bien  et  sur  le  couvent  à  peu  près  les 


62  SAINT-SIMON  : 

mêmes  raisons,  mais  je  crus  apercevoir  fort  claire- 
ment que  le  bien  étoit  un  obstacle  aisé  à  ajuster, 
et  qui  n'arrêteroit  pas  ;  mais  que  la  pierre  d'achoppe- 
ment étoit  la  vocation.  J'y  répondis  donc  comme 
j'avois  fait  là-dessus  à  M.  de  Beauvilliers.  J'ajoutai 
qu'elle  se  trouvoit  entre  deux  vocations  ;  qu'il  n'étoit 
plus  question  que  d'examiner  laquelle  des  deux  étoit 
la  plus  raisonnable,  la  plus  ferme,  la  plus  dangereuse 
à  ne  pas  suivre  :  l'une,  d'être  religieuse,  l'autre, 
d'épouser  sa  fille  ;  que  la  sienne  étoit  sans  connois- 
sance  de  cause,  la  mienne,  après  avoir  parcouru 
toutes  les  filles  de  qualité  ;  que  la  sienne  étoit  sujette 
au  changement ,  la  mienne  stable  et  fixée  ;  qu'en 
forçant  la  sienne  on  ne  gâtoit  rien,  puisqu'on  la  met- 
toit  dans  l'état  naturel  et  ordinaire,  et  dans  le  sein 
d'une  famille. où  elle  trouveroit  autant  ou  plus  de 
vertu  et  de  piété  qu'à  Montargis  ;  que  forcer  la  mienne 
m'exposoit  à  vivre  malheureux  et  mal  avec  la  femme 
que  j'épouserois  et  avec  sa  famille. 

La  duchesse  fut  surprise  de  la  force  de  mon  rai- 
sonnement et  de  la  prodigieuse  ardeur  de  son  al- 
liance qui  me  le  faisoit  faire.  Elle  me  dit  que  si 
j'avois  vu  les  lettres  de  sa  fille  à  M.  l'abbé  de  Fénelon, 
je  serois  convaincu  de  la  vérité  de  sa  vocation  ; 
qu'elle  avoit  fait  ce  qu'elle  avoit  pu  pour  porter  sa 
fille  à  venir  passer  sept  ou  huit  mois  auprès  d'elle 
pour  lui  faire  voir  la  cour  et  le  monde  sans  avoir  pu 
y  réussir  à  moins  d'une  violence  extrême  ;  qu'au 
fond  elle  répondrait  à  Dieu  de  la  vocation  de  sa  fille 
dont  elle  étoit  chargée ,  et  non  de  la  mienne  ;  que 
j'étois  un  si  bon  casuiste,  que  je  ne  laissois  pas  de 
l'embarrasser  ;  qu'elle  verroit  encore  avec  M.  de 
Beauvilliers,  parce  qu'elle  seroit  inconsolable  de 
me  perdre,  et  me  répéta  les  mêmes  choses  tendres 
et  flatteuses  que  son  mari  m'avoit  dites,  et  avec  la 
même  effusion  de  cœur.  La  duchesse  de  Sully  qui 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  63 

entra,  je  ne  sais  comment,  quoique  la  porte  fût  dé- 
fendue, nous  interrompit  là,  et  je  m'en  allai  fort 
triste,  parce  que  je  sentis  bien  que  des  personnes  si 
pieuses  et  si  désintéressées  ne  se  mettroient  jamais 
au-dessus  de  la  vocation  de  leur  fille. 

Deux  jours  après,  au  lever  du  roi,  M.  de  Beau- 
villiers  me  dit  de  le  suivre  de  loin  jusque  dans  un 
passage  obscur,  entre  la  tribune  et  la  galerie  de 
l'aile  neuve  au  bout  de  laquelle  il  logeoit ,  et  ce 
passage  étoit  destiné  à  un  grand  salon  pour  la 
chapelle  neuve  que  le  roi  vouloit  bâtir.  Là,  M.  de 
Beauvilliers  me  rendit  l'état  de  mon  bien,  et  me 
dit  qu'il  y  avoit  vu  que  j'étois  grand  seigneur  en 
bien  comme  dans  le  reste,  mais  qu'aussi  je  ne 
pouvois  différer  à  me  marier  ;  me  renouvela  ses  re- 
grets et  me  conjura  de  croire  que  Dieu  seul  qui 
vouloit  sa  fille  pour  son  épouse  avoit  la  préférence 
sur  moi,  et  l'auroit  sur  le  Dauphin  même,  s'il  étoit 
possible  qu'il  la  voulût  épouser  ;  que  si,  dans  les 
suites,  sa  fille  venoit  à  changer  et  que  je  fusse 
libre,  j'aurois  la  préférence  sur  quiconque,  et  lui 
se  trouveroit  au  comble  de  ses  désirs  ;  que,  sans 
l'embarras  de  ses  affaires,  il  me  prêteroit  ou  me 
feroit  prêter,  sous  sa  caution,  les  quatre- vingt 
mille  livres  qui  faisoient  celui  des  miennes  ;  qu'il 
étoit  réduit  à  me  conseiller  de  chercher  à  me  marier, 
et  à  s'offrir  d'en  porter  les  paroles,  et  de  faire  son 
affaire  propre  désormais  de  toutes  les  miennes.  Je 
m'affligeai,  en  lui  répondant,  que  la  nécessité  de 
mes  affaires  ne  me  permît  pas  d'attendre  à  me 
marier  jusqu'à  sa  dernière  fille,  qui  toutes  peut-être 
ne  seroient  pas  religieuses  :  c'étoit  en  effet  ma 
disposition.  La  fin  de  l'entretien  ne  fut  que  pro- 
testations les  plus  tendres  d'un  intérêt  et  d'une 
amitié  intime  et  éternelle,  et  de  me  servir  en  tout 
et  pour  tout  de  son  conseil  et  de  son  crédit  en 


64  SAINT-SIMON  : 

petites  et  en  grandes  choses,  et  de  nous  regarder 
désormais  pour  toujours  l'un  et  l'autre  comme  un 
beau-père  et  un  gendre  dans  la  plus  indissoluble 
union.  Il  s'ouvrit  après  à  Louville,  et  dans  son 
amertume  il  lui  dit  qu'il  ne  se  consoloit  que  dans 
l'espérance  que  ses  enfants  et  les  miens  se  pourroient 
marier  quelque  jour,  et  il  me  fit  prier  d'aller  passer 
quelques  jours  à  Paris  pour  lui  laisser  chercher 
quelque  trêve  à  sa  douleur  par  mon  absence.  Nous 
en  avions  tous  deux  besoin. 

Je  me  suis  peut-être  trop  étendu  en  détails  sur 
cette  affaire,  mais  j'ai  jugé  à  propos  de  le  faire  pour 
donner  par  là  la  clef  de  cette  union  et  de  cette  con- 
fiance si  intime,  si  entière,  si  continuelle  et  en  toutes 
affaires  si  importantes  de  M.  de  Beauvilliers  en  moi 
et  de  ma  liberté  avec  lui  en  toutes  choses  qui  sans 
cela  seroit  tout  à  fait  incompréhensible  dans  cette 
extrême  différence  d'âge,  et  du  caractère  secret, 
isolé,  particulier  et  si  mesuré  ou  plutôt  resserré  du 
duc  de  Beauvilliers  et  de  cet  attachement  que  j'ai  eu 
toujours  pour  lui  sans  réserve  ni  comparaison. 


VII. —TRACASSERIES  DE  MONSIEUR 
ET  DES  PRINCESSES 

Il  étoit  arrivé  pendant  la  campagne  quelques  aven- 
tures aux  princesses.  C étoit  le  nom  distinctif  par 
lequel  on  entendoit  seulement  les  trois  filles  du  roi. 
Monsieur  avoit  voulu  avec  raison  que  la  duchesse  de 
Chartres  appelât  toujours  les  deux  autres  ma  sœur  ; 
et  que  celles-ci  ne  l'appelassent  jamais  que  Madame. 
Cela  étoit  juste,  et  le  roi  le  leur  avoit  ordonné,  dont 
elles  furent  fort  piquées.  La  princesse  de  Conti  pour- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  65 

tant  s'y  soumit  de  bonne  grâce  ;  mais  Mme  la 
Duchesse,  comme  sœur  d'un  même  amour,  se  mit 
à  appeler  Mme  de  Chartres  mignonne  ;  or  rien  n'é- 
toit  moins  mignon  que  son  visage,  que  sa  taille, 
que  toute  sa  personne.  Elle  n'osa  le  trouver  mauvais  ; 
mais  quand,  à  la  fin,  Monsieur  le  sut,  il  en  sentit 
le  ridicule,  et  l'échappatoire  de  l'appeler  Madame, 
et  il  éclata.  Le  roi  défendit  très-sévèrement  à  Mme 
la  Duchesse  cette  familiarité,  qui  en  fut  encore 
plus  piquée,  mais  elle  fit  en  sorte  qu'il  n'y  parût 
pas. 

A  un  voyage  de  Trianon  ,  ces  princesses  qui  y 
couchoient,  et  qui  étoient  jeunes,  se  mirent  à  se 
promener  ensemble  les  nuits,  et  à  se  divertir  la  nuit 
à  quelques  pétarades.  Soit  malice  des  deux  aînées, 
soit  imprudence,  elles  en  tirèrent  une  nuit  sous  les 
fenêtres  de  Monsieur  qui  l'éveillèrent,  et  qui  le 
trouva  fort  mauvais  ;  il  en  porta  ses  plaintes  au  roi 
qui  lui  fit  force  excuses,  gronda  fort  les  princesses, 
et  eut  grand'peine  à  l'apaiser.  Sa  colère  fut  surtout 
domestique  :  Mme  la  duchesse  de  Chartres  s'en 
sentit  longtemps,  et  je  ne  sais  si  les  deux  autres 
en  furent  fort  fâchées.  On  accusa  même  Mme  la 
Duchesse  de  quelques  chansons  sur  Mme  de  Char- 
tres. Enfin  tout  fut  replâtré,  et  Monsieur  pardonna 
tout  à  fait  à  Mme  de  Chartres  par  une  visite  qu'il 
reçut  à  Saint-Cloud  de  Mme  de  Montespan  qu'il 
avoit  toujours  fort  aimée,  qui  raccommoda  aussi 
ses  deux  filles,  et  qui  avoit  conservé  de  l'autorité 
sur  elles,  et  en  recevoit  de  grands  devoirs. 

Mme  la  princesse  de  Conti  eut  une  autre  aventure 
qui  fit  grand  bruit  et  qui  eut  de  grandes  suites.  La 
comtesse  de  Bury  avoit  été  mise  auprès  d'elle  pour  être 
sa  dame  d'honneur  à  son  mariage.  C'étoit  une  femme 
d'une  grande  vertu,  d'une  grande  douceur  et  d'une 
grande  politesse,  avec  de  l'esprit  et  de  la  conduite  ; 

3 


66  SAINT-SIMON  : 

elle  étoit  d'Aiguebonne  et  veuve  sans  enfants,  en 
1666,  d'un  cadet  de  Rostaing,  frère  de  la  vieille 
Lavardin,  mère  du  chevalier  de  Tordre,  ambassa- 
deur à  Rome.  Mme  de  Bury  avoit  fait  venir  de 
Dauphiné  Mlle  Choin,  sa  nièce,  qu'elle  avoit  mise 
fille  d'honneur  de  Mme  la  princesse  de  Conti.  C'é- 
toit  une  grosse  fille  écrasée,  brune,  laide,  camarde, 
avec  de  l'esprit  et  un  esprit  d'intrigue  et  de  manège. 
Elle  voyoit  sans  cesse  Monseigneur  qui  ne  bougeoit 
de  chez  Mme  la  princesse  de  Conti.  Elle  l'amusa,  et 
sans  qu'on  s'en  aperçût  se  mit  intimement  dans  sa 
confiance.  Mme  de  Lislebonne  et  ses  deux  filles, 
qui  ne  sortoient  pas  non  plus  de  chez  la  princesse 
de  Conti,  et  qui  et  oient  parvenues  à  l'intimité  de 
Monseigneur,  s'aperçurent  les  premières  de  la 
confiance  entière  que  la  Choin  avoit  acquise,  et 
devinrent  ses  meilleures  amies.  M.  de  Luxembourg 
qui  avoit  le  nez  bon  l'écuma.  Le  roi  ne  l'aimoit  point 
et  ne  se  servoit  de  lui  que  par  nécessité  ;  il  le  sentoit, 
et  s'étoit  entièrement  tourné  vers  Monseigneur.  M. 
le  prince  de  Conti  l'y  avoit  mis  fort  bien,  et  le  duc 
de  Montmorency  son  fils.  Outre  l'amitié,  ce  prince 
ménageoit  fort  ce  maréchal  pour  en  être  instruit  et 
vanté,  dans  l'espérance  d'arriver  au  commandement 
des  armées  ;  et  la  débauche  avoit  achevé  de  les  unir 
étroitement.  La  jalousie  de  M.  de  Vendôme,  en  tout 
genre  contre  le  prince  de  Conti,  n'osant  s'en  pren- 
dre ouvertement  à  lui,  l'avoit  brouillé  avec  M.  de 
Luxembourg,  et  fait  choisir  l'armée  de  Catinat,  où 
il  n'avoit  rien  au-dessus  de  lui  ;  et  M.  du  Maine, 
par  la  jalousie  des  préférences,  n'étoit  pas  mieux 
avec  le  général.  Tout  cela  l'attachoit  de  plus  en  plus 
au  prince  de  Conti,  et  le  tournoit  vers  Monseigneur 
avec  plus  d'application,  et  c'est  ce  qui  fit  que  Mon- 
seigneur avoit  préféré  la  Flandre  à  l'Allemagne,  où 
le  roi  le  vouloit  envoyer,  qui  commençoit  à  sentir 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  67 

quelque  chose  des  intrigues  de  M.  de  Luxembourg 
auprès  de  Monseigneur. 

Ce  prince  avoit  pris  du  goût  pour  Clermont,  de  la 
branche  de  Chattes,  enseigne  des  gens  d'armes  de 
la  garde.  C'étoit  un  grand  homme,  parfaitement  bien 
fait,  qui  n'avoit  rien  que  beaucoup  d'honneur,  de 
valeur,  avec  un  esprit  assez  propre  à  l'intrigue,  et 
qui  s'attacha  à  M.  de  Luxembourg  à  titre  de  parenté. 
Celui-ci  se  fit  honneur  de  le  ramasser,  et  bientôt  il 
le  trouva  propre  à  ses  desseins  :  il  s'étoit  introduit 
chez  Mme  la  princesse  de  Conti  ;  il  en  avoit  fait 
l'amoureux  ;  elle  la  devint  bientôt  de  lui  ;  avec  ses 
appuis  il  devint  bientôt  un  favori  de  Monseigneur, 
et  déjà  initié  avec  M.  de  Luxembourg,  il  entra  dans 
toutes  les  vues  que  M.  le  prince  de  Conti  et  lui 
s'ét  oient  proposées,  de  se  rendre  les  maîtres  de 
l'esprit  de  Monseigneur  et  de  le  gouverner,  pour  dis- 
poser de  l'État  quand  il  en  seroit  devenu  le  maître. 

Dans  cet  esprit  ils  avisèrent  Clermont  de  s'attacher 
à  la  Choin,  d'en  devenir  l'amant,  et  de  paroître 
vouloir  l'épouser.  Ils  lui  confièrent  ce  qu'ils  a  voient 
découvert  de  Monseigneur  à  son  égard,  et  que  ce 
chemin  étoit  sûrement  pour  lui  celui  de  la  fortune. 
Clermont,  qui  n'avoit  rien,  les  crut  bien  aisément  : 
il  fit  son  personnage,  et  ne  trouva  point  la  Choin 
cruelle  ;  l'amour  qu'il  feignoit,  mais  qu'il  lui  avoit 
donné,  y  mit  la  confiance  ;  elle  ne  se  cacha  plus  à 
lui  de  celle  de  Monseigneur,  ni  bientôt  Monseigneur 
ne  lui  fit  plus  mystère  de  son  amitié  pour  la  Choin  ; 
et  bientôt  après  la  princesse  de  Conti  fut  leur  dupe. 
Là-dessus  on  partit  pour  l'armée,  où  Clermont  eut 
toutes  les  distinctions  que  M.  de  Luxembourg  lui 
put  donner. 

Le  roi,  inquiet  de  ce  qu'il  entrevoyoit  de  cabales 
auprès  de  son  fils,  les  laissa  tous  partir,  et  n'oublia 
pas  d'user  du  secret  de  la  poste  ;   les  courriers  lui 


68  SAINT-SIMON: 

en  déroboient  souvent  le  fruit,  mais  à  la  fin  l'in- 
discrétion de  ne  pas  tout  réserver  aux  courriers  trahit 
l'intrigue.  Le  roi  eut  de  leurs  lettres  ;  il  y  vit  le 
dessein  de  Clermont  et  de  la  Choin  de  s'épouser, 
leur  amour,  leur  projet  de  gouverner  Monseigneur 
et  présentement  et  après  lui  ;  combien  M.  de  Luxem- 
bourg étoit  l'âme  de  toute  cette  affaire,  et  les  mer- 
veilles pour  soi  qu'il  s'en  proposoit.  L'excès  du 
mépris  de  la  Choin  et  de  Clermont  pour  la  princesse 
de  Conti,  de  qui  Clermont  lui  sacrifia  les  lettres  que 
le  roi  eut  par  ce  même  paquet  intercepté  à  la  poste, 
après  beaucoup  d'autres  dont  il  faisoit  rendre  les 
lettres  après  en  avoir  pris  les  extraits,  et  avec  ce 
paquet  une  lettre  de  Clermont  accompagnant  le 
service,  où  la  princesse  de  Conti  étoit  traitée  sans 
ménagement,  où  Monseigneur  n' étoit  marqué  que 
sous  le  nom  de  leur  gros  ami,  et  où  tout  le  cœur 
sembloit  se  répandre.  Alors  le  roi  crut  en  voir 
assez,  et  une  après-dînée  de  mauvais  temps  qu'il  ne 
sortit  point,  il  manda  à  la  princesse  de  Conti  de  lui 
venir  parler  dans  son  cabinet.  Il  en  avoit  aussi  des 
lettres  à  Clermont  et  des  lettres  de  Clermont  à  elle 
où  leur  amour  étoit  fort  exprimé,  et  dont  la  Choin 
et  lui  se  moquoient  ensemble. 

La  princesse  de  Conti  qui  comme  ses  sœurs  n'alloit 
jamais  chez  le  roi  qu'entre  son  souper  et  son  coucher, 
hors  des  étiquettes  de  sermon  ou  des  chasses,  se 
trouva  bien  étonnée  du  message.  Elle  s'en  alla  chez 
le  roi  fort  en  peine  de  ce  qu'il  lui  vouloit,  car  il 
étoit  redouté  de  son  intime  famille,  plus  s'il  se  peut 
encore  que  de  ses  autres  sujets.  Sa  dame  d'honneur 
demeura  dans  un  premier  cabinet,  et  le  roi  l'em- 
mena plus  loin  ;  là,  d'un  ton  sévère,  il  lui  dit  qu'il 
sa  voit  tout,  et  qu'il  n'étoit  pas  question  de  lui 
dissimuler  sa  foiblesse  pour  Clermont,  et  tout  de 
suite  ajouta  qu'il  avoit  leurs  lettres,  et  les  lui  tira 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  69 

de  sa  poche  en  lui  disant  :  «  Connoissez-vous  cette 
écriture  ?  »  qui  étoit  la  sienne,  puis  celle  de  Cler- 
mont.  A  ce  début  la  pauvre  princesse  se  trouva  mal, 
la  pitié  en  prit  au  roi  qui  la  remit  comme  il  put,  et 
qui  lui  donna  les  lettres  sur  lesquelles  il  la  chapitra, 
mais  assez  humainement  ;  après  il  lui  dit  que  ce 
n'étoit  pas  tout,  et  qu'il  en  avoit  d'autres  à  lui 
montrer  par  lesquelles  elle  verroit  combien  elle  avoit 
mal  placé  ses  affections,  et  à  quelle  rivale  elle  étoit 
sacrifiée.  Ce  nouveau  coup  de  foudre,  peut-être 
plus  accablant  que  le  premier,  renversa  de  nouveau 
la  princesse.  Le  roi  la  remit  encore,  mais  ce  fut  pour 
en  tirer  un  cruel  châtiment  :  il  voulut  qu'elle  lût 
en  sa  présence  ses  lettres  sacrifiées  et  celles  de  Cler- 
mont  et  de  la  Choin.  Voilà  où  elle  pensa  mourir,  et 
elle  se  jeta  aux  pieds  du  roi  baignée  de  ses  larmes, 
et  ne  pouvant  presque  articuler  ;  ce  ne  fut  que 
sanglots,  pardons,  désespoirs,  rages,  et  à  implorer 
justiceet  vengeance  ;  elle  fut  bientôt  faite.  La  Choin 
fut  chassée  le  lendemain,  et  M.  de  Luxembourg  eut 
ordre  en  même  temps  d'envoyer  Clermont  dans  la 
place  la  plus  voisine  qui  étoit  Tournai,  avec  celui 
de  se  défaire  de  sa  charge,  et  de  se  retirer  après 
en  Dauphiné  pour  ne  pas  sortir  de  la  province.  En 
même  temps  le  roi  manda  à  Monseigneur  ce  qui 
s'étoit  passé  entre  lui  et  sa  fille,  et  par  là  le  mit 
hors  de  mesure  d'oser  protéger  les  deux  infortunés. 
On  peut  juger  de  la  part  que  le  prince  de  Conti,  mais 
surtout  M.  de  Luxembourg  et  son  fils,  prirent  à 
cette  découverte,  et  combien  la  frayeur  saisit  les 
deux  derniers. 

Cependant,  comme  l'amitié  de  Monseigneur  pour 
la  Choin  avoit  été  découverte  par  ces  mêmes  lettres, 
la  princesse  de  Conti  n'osa  ne  pas  garder  quelques 
mesures.  Elle  envoya  Mlle  Choin  dans  un  de  ses 
carrosses  à  l'abbaye  de  Port-Royal  à  Paris,  et  lui 


7o  SAINT-SIMON  : 

donna  une  pension  et  des  voitures  pour  emporter 
ses  meubles.  La  comtesse  de  Bury,  qui  ne  s'étoit 
doutée  de  rien  sur  sa  nièce,  fut  inconsolable  et  voulut 
se  retirer  bientôt  après. 

Mme  de  Lislebonne  et  ses  filles  se  hâtèrent  d'aller 
voir  la  Choin,  mais  avec  un  extrême  secret.  C'étoit 
le  moyen  sûr  de  tenir  immédiatement  à  Monseigneur  ; 
mais  elles  ne  vouloient  pas  se  hasarder  du  côté  du 
roi  ni  de  la  princesse  de  Conti  qu'elles  avoient  toutes 
sortes  de  raisons  de  ménager  avec  la  plus  grande 
délicatesse.  Elles  étoient  princesses,  mais  le  plus 
souvent  sans  habits  et  sans  pain  à  la  lettre,  par  le 
désordre  de  M.  de  Lislebonne.  M.  de  Louvois  leur 
en  avoit  donné  souvent.  Mme  la  princesse  de  Conti 
les  avoit  attirées  à  la  cour,  les  y  nourrissoit,  leur 
faisoit  des  présents  continuels,  leur  y  procuroit 
toutes  sortes  d'agréments,  et  c'étoit  à  elle  qu'elles 
avoient  l'obligation  d'avoir  été  connues  de  Monsei- 
gneur, puis  admises  dans  sa  familiarité,  enfin  dans 
son  amitié  la  plus  déclarée  et  la  plus  distinguée. 
Les  chansons  achevèrent  de  céléb^r  cette  étrange 
aventure  de  la  princesse  et  de  sa  confidente. 


VIII.  —  MARIAGE   DE   SAINT-SIMON 

Tout  cet  hiver  ma  mère  n'étoit  occupée  qu'à  me 
trouver  un  bon  mariage,  bien  fâchée  de  ne  l'avoir 
pu  dès  le  précédent.  J'étois  fils  unique  et  j'avois  une 
dignité  et  des  établissements  qui  faisoient  aussi 
qu'on  pensoit  fort  à  moi.  Il  fut  question  de  Mlle 
d'Armagnac  et  de  Mlle  de  La  Trémoille,  mais  fort 
en  l'air,  et  de  plusieurs  autres.  La  duchesse  de 
Bracciano  vivoit  depuis  longtemps  à  Paris,  loin  de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  71 

son  mari  et  de  Rome.  Elle  logeoit  tout  auprès  de 
nous  ;  elle  étoit  amie  de  ma  mère  qu'elle  voyoit 
souvent.  Son  esprit,  ses  grâces,  ses  manières, 
m'avoient  enchanté  :  elle  me  recevoit  avec  bonté, 
et  je  ne  bougeois  de  chez  elle.  Elle  avoit  auprès 
d'elle  Mlle  de  Cosnac  sa  parente ,  et  Mlle  de  Royan , 
fille  de  sa  sœur,  et  de  la  maison  de  La  Trémoille 
comme  elle,  toutes  deux  héritières  et  sans  père  ni 
mère.  Mme  de  Bracciano  mouroit  d'envie  de  me 
donner  Mlle  de  Royan.  Elle  me  parloit  souvent 
d'établissements,  elle  en  parloit  aussi  à  ma  mère 
pour  voir  si  on  ne  lui  jetteroit  point  quelque  propos 
qu'elle  pût  ramasser  :  c'eût  été  un  noble  et  riche 
mariage,  mais  j'étois  seul,  et  je  voulois  un  beau- 
père  et  une  famille  dont  je  pusse  m'appuyer. 

Phélypeaux,  fils  unique  de  Pontchàrtrain ,  avoit 
la  survivance  de  sa  charge  de  secrétaire  d'État.  La 
petite  vérole  l'avoit  éborgné,  mais  la  fortune  l'avoit 
aveuglé.  Une  héritière  de  la  maison  de  La  Trémoille 
ne  lui  avoit  point  paru  au-dessus  de  ce  qu'il  pouvoit 
prétendre,  il  y  tournoit  autour  du  pot,  et  son  père 
ménageoit  extrêmement  la  tante  dans  cette  même 
vue,  qui,  en  habile  femme,  profitoit.de  ces  ménage- 
ments en  se  moquant,  à  part  elle,  de  leur  cause. 
Le  père  avoit  toujours  été  ami  du  mien,  et  avoit 
fort  désiré  que  je  le  fusse  de  son  fils  qui  en  fit  toutes 
les  avances  ;  et  nous  vivions  dans  une  grande 
liaison.  Il  ne  craignoit  guère  que  moi  pour  la  pré- 
férence de  Mlle  de  Royan,  et  il  essayoit  à  découvrir 
mes  pensées  sur  elle,  en  me  parlant  de  divers  partis. 
Je  ne  me  défiois  point  de  sa  curiosité,  et  moins 
encore  de  ses  vues,  mais  je  me  contentai  de  lui  ré- 
pondre vaguement. 

Cependant  mon  mariage  s'approchoit.  Dès  l'année 
précédente,  il  avoit  été  question  de  la  fille  aînée 
du  maréchal  de  Lorges  pour  moi.  Il  s'étoit  rompu 


72  SAINT-SIMON 


.'autre  le 


presque  aussitôt  que  traité,  et  de  part  et  d'; 
désir  étoit  grand  de  renouer  cette  affaire.  Le  maré- 
chal, qui  n' avoit  rien  et  dont  la  première  récompense 
fut  le  bâton  de  maréchal  de  France,  avoit  épousé 
incontinent  après  la  fille  de  Frémont,  garde  du 
trésor  royal,  et  qui  sous  M.  Colbert  avoit  gagné  de 
grands  biens,  et  avoit  été  le  financier  le  plus  ha- 
bile et  le  plus  consulté.  Aussitôt  après  ce  mariage 
le  maréchal  eut  la  compagnie  des  gardes  du  corps, 
que  la  mort  du  maréchal  de  Rochefort  laissa  vacante. 
Il  avoit  toujours  servi  avec  grande  réputation 
d'honneur,  de  valeur  et  de  capacité,  et  commandé 
les  armées  avec  tout  le  succès,  que  la  haine  hérédi- 
taire de  M.  de  Louvois  pour  M.  de  Turenne  et  pour 
tous  les  siens,  avoit  pu  se  voir  forcer  à  laisser 
prendre  au  neveu  favori  et  à  l'élève  de  ce  grand 
capitaine.  La  probité,  la  droiture,  la  franchise  du 
maréchal  de  Lorges  me  plaisoient  infiniment  ;  je 
les  avois  vues  d'un  peu  plus  près  pendant  la  cam- 
pagne que  j 'avois  faite  dans  son  armée.  L'estime  et 
l'amour  que  lui  portoit  toute  cette  armée  ;  sa  con- 
sidération à  la  cour  ;  la  magnificence  avec  laquelle 
il  vivoit  partout  ;  sa  naissance  fort  distinguée  ;  ses 
grandes  alliances  et  proches  qui  contre-balançoient 
celle  qu'il  s' étoit  vu  obligé  de  faire  le  premier  de  sa 
race  ;  un  frère  aîné  très-considéré  aussi  ;  la  singu- 
larité unique  des  mêmes  dignités,  de  la  même  charge, 
des  mêmes  établissements  dans  tous  les  deux  ;  sur- 
tout, l'union  intime  des  deux  frères  et  de  toute  cette 
grande  et  nombreuse  famille  ;  et  plus  que  tout 
encore  la  bonté  et  la  vérité  du  maréchal  de  Lorges  si 
rares  à  trouver  et  si  effectives  en  lui,  m'avoient  donné 
un  désir  extrême  de  ce  mariage,  où  je  croyois  avoir 
trouvé  tout  ce  qui  me  manquoit  pour  me  soutenir, 
acheminer,  et  pour  vivre  agréablement  au  milieu  de 
tant  de  proches  illustres,  et  dans  une  maison  aimable. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  73 

Je  trouvois  encore  dans  la  vertu  sans  reproche  de 
la  maréchale  et  dans  le  talent  qu'elle  avoit  eu  enfin 
de  rapprocher  M.  de  Louvois  de  son  mari,  et  de  le 
faire  duc  pour  prix  de  cette  réconciliation,  tout  ce 
que  je  me  pouvois  proposer  pour  la  conduite  d'une 
jeune  femme  que  je  voulois  qui  fût  à  la  cour,  et  où 
sa  mère  étoit  considérée  et  applaudie,  par  la  manière 
polie,  sage  et  noble  avec  laquelle  elle  savoit  tenir 
une  maison  ouverte  à  la  meilleure  compagnie  sans 
aucun  mélange,  en  se  conduisant  avec  tant  de 
modestie,  sans  toutefois  rien  perdre  de  ce  qui 
étoit  de  son  mari,  qu'elle  avoit  fait  oublier  ce  qu'elle 
étoit  née  et  à  la  famille  du  maréchal,  et  à  la  cour, 
et  au  monde,  où  elle  s' étoit  acquis  une  estime  par- 
faite et  une  considération  personnelle.  Elle  ne  vivoit 
d'ailleurs  que  pour  son  mari  et  pour  les  siens,  qui 
avoit  en  elle  une  confiance  entière,  et  vivoit  avec 
elle  et  tous  ses  parents  avec  une  amitié  et  une  con- 
sidération qui  lui  faisoient  honneur.  Ils  n'avoient 
qu'un  fils  unique  qu'ils  aimoient  éperdument  et  qui 
n' avoit  que  douze  ans,  et  cinq  filles.  Les  deux  aî- 
nées, qui  avoient  passé  leur  première  vie  aux  béné- 
dictines de  Conflans,  dont  la  sœur  de  Mme  Frémont 
étoit  prieure,  étoient  depuis  deux  ou  trois  ans  élevées 
chez  Mme  Frémont,  mère  de  la  maréchale  de  Lorges 
dont  les  maisons  étoient  contiguës  et  communiquées. 
L'aînée  avoit  dix-sept  ans,  l'autre  quinze  ;  leur 
grand'mère  ne  les  perdoit  jamais  de  vue  :  c'étoit  une 
femme  de  grand  sens,  d'une  vertu  parfaite,  qui 
avoit  été  fort  belle  et  en  avoit  des  restes,  d'une 
grande  piété,  pleine  de  bonnes  œuvres  et  d'une 
application  singulière  à  l'éducation  de  ses  deux 
petites-filles.  Son  mari,  depuis  longtemps  accablé 
de  paralysie  et  d'autres  maux,  conservoit  toute  sa 
tête  et  son  bon  esprit,  et  gouvernoit  toutes  ses 
affaires.  Le  maréchal  vivoit  avec  eux  avec  toutes 


74  SAINT-SIMON  : 

sortes  d'amitiés  et  de  devoirs  ;  eux  aussi  le  respec- 
taient et  l'aimoient  tendrement. 

Leur  préférence  secrète  à  tous  trois  étoit  pour 
Mlle  de  Lorges  ;  celle  de  la  maréchale  étoit  pour 
Mlle  de  Quintin,  qui  étoit  la  cadette  ;  et  il  n'avoit 
pas  tenu  à  ses  désirs,  à  ses  soins,  et  à  quelque  chose 
de  plus  que  l'aînée  n'eût  pris  le  parti  du  couvent 
pour  mieux  marier  sa  favorite.  Celle-ci  étoit  une 
brune  avec  de  beaux  yeux  ;  l'autre  blonde  avec  un 
teint  et  une  taille  parfaite,  un  visage  fort  aimable, 
l'air  extrêmement  noble  et  modeste,  et  je  ne  sais 
quoi  de  majestueux  par  un  air  de  vertu  et  de  douceur 
naturelle  ;  ce  fut  aussi  celle  que  j'aimai  le  mieux, 
dès  que  je  les  vis  l'une  et  l'autre,  sans  aucune  com- 
paraison, et  avec  qui  j'espérai  le  bonheur  de  ma 
vie,  qui  depuis  l'a  fait  uniquement  et  tout  entier. 
Comme  elle  est  devenue  ma  femme,  je  m'abstiendrai 
ici  d'en  dire  davantage,  sinon  qu'elle  a  tenu  infini- 
ment au  delà  de  ce  qu'on  m'en  avoit  promis,  par 
tout  ce  qui  m' étoit  revenu  d'elle  et  de  tout  ce  que 
j'en  avois  moi-même  espéré. 

Nous  étions,  ma  mère  et  moi,  informés  de  tous 
ces  détails  par  une  Mme  Damon,  femme  du  frère 
de  Mme  Frémont,  qui  étoit  fort  bien  faite,  fort 
bien  avec  eux  et  qui  étoit  plus  du  monde  que  ces 
sortes  de  femmes-là  n'ont  accoutumé  d'être.  Elle 
étoit  amie  de  ma  mère,  et  je  l'aimois  fort  aussi  ; 
elle  l' avoit  été  de  mon  père,  et  toute  sa  vie  elle 
avoit  imaginé  et  désiré  ce  mariage,  et  en  avoit 
parlé  une  fois  à  Mlle  de  Lorges.  Ce  fut  elle  aussi  qui 
le  traita,  et  qui  avec  adresse,  mais  avec  probité, 
en  vint  à  bout,  à  travers  les  difficultés  qui  traversent 
toujours  ces  affaires  si  principales  de  la  vie.  M.  de 
Lamoignon,  ami  intime  du  maréchal,  et  Riparfonds 
sous  lui,  cet  avocat  dont  j'ai  parlé  et  qui  nous  servit 
si  bien  contre  M.  de  Luxembourg,  furent  ceux  dont 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  75 

ils  se  servirent,  et  qui  tous  deux  n'avoient  aucune 
envie  de  réussir.  Lamoignon  vouloit  M.  de  Luxem- 
bourg, veuf  de  la  fille  du  duc  de  Chevreuse,  sans 
enfants,  qui  le  désiroit  passionnément,  et  Ripar- 
fonds  me  vouloit  pour  Mlle  de  La  Trémoille  ;  ce 
que  nous  découvrîmes  après.  Érard,  notre  avocat, 
et  M.  Bignon,  conseiller  d'État,  étoient  notre  con- 
seil. Ce  dernier  avoit  été  assez  ami  de  mon  père 
pour,  sans  aucune  parenté,  avoir  bien  voulu  être 
mon  tuteur,  lorsqu'en  1684  j'avois  été  légataire 
universel  de  Mme  la  duchesse  de  Brissac,  morte 
sans  enfants,  et  fille  unique  du  premier  lit  de  mon 
père.  Il  avoit  été  avocat  général  avec  une  grande 
réputation  de  capacité  et  d'intégrité,  et  il  l'avoit 
soutenue  tout  entière  au  conseil.  Pontchartrain, 
contrôleur  général  et  secrétaire  d'État,  dont  il  avoit 
épousé  la  sœur,  l'aimoit  et  le  considéroit  extrême- 
ment, et  regarda  et  traita  toujours  ses  enfants  comme 
s'ils  eussent  été  les  siens.  Enfin  toutes  les  difficultés 
s'aplanirent,  moyennant  quatre  cent  mille  livres 
comptant,  sans  renoncer  à  rien,  et  des  nourritures 
indéfinies  à  la  cour  et  à  l'armée. 

Les  choses  à  ce  point,  mais  encore  secrètes,  je 
crus  en  pouvoir  avancer  la  confidence  de  quelques 
jours  à  l'apparente  amitié  et  à  la  curiosité  de  Phély- 
peaux,  d'autant  plus  même  qu'il  étoit  neveu  de 
Bignon.  A  peine  eut-il  mon  secret  qu'il  courut  à 
Paris  le  dire  à  la  duchesse  de  Bracciano.  J'allai  la 
voir  aussi  en  arrivant  à  Paris,  et  je  fus  surpris 
qu'elle  me  tourna  de  toutes  les  façons  pour  me  faire 
avouer  que  je  me  mariois.  La  plaisanterie  me  secourut 
un  temps,  mais  à  la  fin  elle  me  nomma  à  qui,  et 
me  montra  qu'elle  étoit  bien  instruite.  Alors  la 
trahison  me  sauta  aux  yeux,  mais  je  demeurai 
ferme  dans  les  termes  où  je  m'étois  mis,  sans  nier 
ni  avouer  rien,  et  me  rabattant  à  dire  qu'elle  me 


76  SAINT-SIMON  : 

marioit  si  bien  que  je  ne  pouvois  que  désirer  que  la 
chose  fût  véritable.  Elle  me  prit  en  particulier  à 
deux  ou  trois  reprises,  espérant  de  réussir  mieux 
ainsi,  qu'elle  n'avoit  fait  par  les  reproches  qu'elle 
et  ses  deux  nièces  m'avoient  faits  de  mon  peu  de 
confiance  ;  et  je  vis  que  son  dessein  alloit  à  essayer 
de  rompre  l'affaire  par  un  aveu  qui  en  auroit  éventé 
le  secret,  auquel  le  maréchal  étoit  fort  attaché,  ou, 
par  une  négative  formelle,  se  fonder  un  sujet  de 
plainte  véritable  de  ce  mensonge.  Toutefois  elle  n'eut 
pas  contentement,  et  ne  put  jamais  tirer  de  moi 
ni  l'un  ni  l'autre.  Je  sortis  d'un  entretien  si  pénible 
outré  contre  Phélypeaux.  Un  éclaircissement  ou 
plutôt  un  reproche  de  sa  trahison  m' auroit  mené 
trop  loin  avec  un  homme  de  sa  profession  et  de  son 
état.  Je  pris  donc  le  parti  du  silence  et  de  ne  lui  en 
faire  aucun  semblant,  mais  de  vivre  désormais  avec 
la  réserve  que  mérite  la  trahison.  Mme  de  Bracciano 
me  l'avoua  dans  les  suites,  et  j'eus  le  plaisir  qu'elle- 
même  me  conta  sa  folle  espérance,  et  s'en  moqua 
bien  avec  moi. 

Mon  mariage  convenu  et  réglé,  le  maréchal  de 
Lorges  en  parla  au  roi,  pour  lui  et  pour  moi,  pour 
ne  rien  éventer.  Le  roi  eut  la  bonté  de  lui  répondre 
qu'il  ne  pouvoit  mieux  faire,  et  de  lui  parler  de  moi 
fort  obligeamment  :  il  me  le  conta  dans  la  suite 
avec  plaisir.  Je  lui  avois  plu  pendant  la  campagne 
que  j 'avois  faite  dans  son  armée,  où,  dans  la  pensée 
de  renouer  avec  moi,  il  m'avoit  secrètement  suivi 
de  l'œil,  et  dès  lors  avoit  résolu  de  me  préférer  à 
M.  de  Luxembourg,  au  duc  de  Montfort,  fils  du 
duc  de  Chevreuse,  et  à  bien  d'autres.  M.  de  Beau- 
villiers,  sans  qui  je  ne  faisois  rien,  me  porta  tant 
qu'il  put  à  la  préférence  de  ce  mariage  sans 
aucun  égard  pour  les  vues  de  son  neveu,  non- 
obstant la  liaison   plus   qu'intime   qui   étoit  entre 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  77 

le  duc  de  Chevreuse  et  lui,  et  les  deux  sœurs  leurs 
femmes. 

Le  jeudi  donc  avant  les  Rameaux,  nous  signâmes 
les  articles  à  l'hôtel  de  Lorges,  nous  portâmes  le 
contrat  de  mariage  au  roi,  etc.,  deux  jours  après, 
et  j'allois  tous  les  soirs  à  l'hôtel  de  Lorges,  lorsque 
tout  d'un  coup  le  mariage  se  rompit  entièrement  sur 
quelque  chose  de  mal  expliqué  que  chacun  se  roidit 
à  interpréter  à  sa  manière.  Heureusement,  comme 
on  en  étoit  là  butté  de  part  et  d'autre,  d'Auneuil, 
maître  des  requêtes,  seul  frère  de  la  maréchale  de 
Lorges,  arriva  de  la  campagne  où  il  étoit  allé  faire 
un  tour,  et  leva  la  difficulté  à  ses  dépens.  C'est  un 
honneur  que  je  lui  dois  rendre  et  dont  la  reconnois- 
sance  m'est  toujours  profondément  demeurée.  C'est 
ainsi  que  Dieu  fait  réussir  ce  qui  lui  plaît  par  les 
moyens  les  moins  attendus.  Cette  aventure  ne  trans- 
pira presque  point,  et  le  mariage  s'accomplit  à 
l'hôtel  de  Lorges,  le  8  avril,  que  j'ai  toujours  regardé 
avec  grande  raison  comme  le  plus  heureux  jour  de 
ma  vie.  Ma  mère  m'y  traita  comme  la  meilleure  mère 
du  monde.  Nous  nous  rendîmes  à  l'hôtel  de  Lorges 
le  jeudi  avant  la  Quasimodo,  sur  les  sept  heures  du 
soir.  Le  contrat  fut  signé.  On  servit  un  grand  repas 
à  la  famille  la  plus  étroite  de  part  et  d'autre,  et  à 
minuit  le  curé  de  Saint-Roch  dit  la  messe  et  nous 
maria  dans  la  chapelle  de  la  maison.  La  veille,  ma 
mère  avoit  envoyé  pour  quarante  mille  livres  de 
pierreries  à  Mlle  de  Lorges,  et  moi,  six  cents  louis 
dans  une  corbeille  remplie  de  toutes  les  galanteries 
qu'on  donne  en  ces  occasions. 

Nous  couchâmes  dans  le  grand  appartement  de 
l'hôtel  de  Lorges.  Le  lendemain  M.  d'Auneuil,  qui 
logeoit  vis-à-vis,  nous  donna  un  grand  dîner,  après 
lequel  la  mariée  reçut  sur  son  lit  toute  la  France  à 
l'hôtel  de  Lorges,  où  les  devoirs  de  la  vie  civile  et 


78  SAINT-SIMON  : 

la  curiosité  attirèrent  la  foule,  et  la  première  qui 
vint  fut  la  duchesse  de  Bracciano  avec  ses  deux 
nièces  ;  ma  mère  étoit  encore  dans  son  second  deuil 
et  son  appartement  noir  et  gris,  ce  qui  nous  fit 
préférer  l'hôtel  de  Lorges  pour  y  recevoir  le  monde. 
Le  lendemain  de  ces  visites,  auxquelles  on  ne  donna 
qu'un  jour,  nous  allâmes  à  Versailles.  Le  soir  le  roi 
voulut  bien  voir  la  nouvelle  mariée  chez  Mme  de 
Maintenon  où  ma  mère  et  la  sienne  la  lui  présen- 
tèrent. En  y  allant,  le  roi  m'en  parla  en  badinant, 
et  il  eut  la  bonté  de  les  recevoir  avec  beaucoup  de 
distinction  et  de  louanges.  De  là  elles  furent  au 
souper,  où  la  nouvelle  duchesse  prit  son  tabouret. 
En  arrivant  à  la  table  le  roi  dit  :  «  Madame,  s'il 
vous  plaît  de  vous  asseoir.  »  La  serviette  du  roi 
déployée,  il  vit  toutes  les  duchesses  et  princesses 
encore  debout,  il  se  souleva  sur  sa  chaise  et  dit  à 
Mme  de  Saint-Simon  :  «  Madame,  je  vous  ai  déjà 
priée  de  vous  asseoir  ;  »  et  toutes  celles  qui  le  dévoient 
être  s'assirent,  et  Mme  de  Saint-Simon  entre  ma 
mère  et  la  sienne  qui  étoit  après  elle.  Le  lendemain 
elle  reçut  toute  la  cour  sur  son  lit  dans  l'appartement 
de  la  duchesse  d'Arpajon,  comme  plus  commode 
parce  qu'il  étoit  de  plain-pied  ;  M.  le  maréchal  de 
Lorges  et  moi  ne  nous  y  trouvâmes  que  pour  les 
visites  de  la  maison  royale.  Le  jour  suivant  elles 
allèrent  à  Saint-Germain,  puis  à  Paris,  où  je  donnai 
le  soir  un  grand  repas  chez  moi  à  toute  la  noce,  et 
le  lendemain  un  souper  particulier  à  ce  qui  restoit 
d'anciens  amis  de  mon  père,  à  qui  j'avois  eu  soin 
d'apprendre  mon  mariage  avant  qu'il  fût  public, 
et  lesquels  j'ai  tous  cultivés  avec  grand  soin  jusqu'à 
leur  mort. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  79 

IX. —MADAME    DE    SÉVIGNÉ 

Mme  de  Sévigné,  si  aimable  et  de  si  excellente 
compagnie,  mourut  quelque  temps  après  à  Grignan 
chez  sa  fille  qui  étoit  son  idole  et  qui  le  méritoit 
médiocrement.  J'étois  fort  des  amis  du  jeune  mar- 
quis de  Grignan,  son  petit-fils.  Cette  femme,  par  son 
aisance,  ses  grâces  naturelles,  la  douceur  de  son 
esprit,  en  donnoit  par  sa  conversation  à  qui  n'en 
avoit  pas,  extrêmement  bonne  d'ailleurs,  et  savoit 
extrêmement  de  toutes  choses  sans  vouloir  jamais 
paroître  savoir  rien. 


X.  —  LA   BRUYÈRE 

Le  public  perdit  bientôt  après  un  homme  illustre 
par  son  esprit,  par  son  style  et  par  la  connoissance 
des  hommes,  je  veux  dire  La  Bruyère  qui  mourut 
d'apoplexie,  à  Versailles,  après  avoir  surpassé  Théo- 
phraste,  en  travaillant  d'après  lui,  et  avoir  peint 
les  hommes  de  notre  temps  dans  ses  Nouveaux  Carac- 
tères d'une  manière  inimitable.  C'étoit  d'ailleurs  un 
fort  honnête  homme,  de  très-bonne  compagnie, 
simple,  sans  rien  de  pédant  et  fort  désintéressé  ;  je 
l'avois  assez  connu  pour  le  regretter,  et  les  ouvrages 
que  son  âge  et  sa  santé  pouvoient  faire  espérer  de  lui. 

\     


XL  —  DANGEAU 

Dangeau  étoit  un  gentilhomme  de  Beauce,  tout 
uni,  et  huguenot  dans  sa  première  jeunesse  ;  toute 


80  SAINT-SIMON  : 

sa  famille  l'étoit  qui  ne  tenoit  à  personne.  Il  ne 
manquoit  pas  d'un  certain  esprit,  surtout  de  celui 
du  monde,  et  de  conduite.  Il  avoit  beaucoup  d'hon- 
neur et  de  probité.  Le  jeu,  par  lequel  il  se  fourra  à 
la  cour,  qui  étoit  alors  toute  d'amour  et  de  fêtes, 
incontinent  après  la  mort  de  la  reine  mère,  le  mit 
dans  les  meilleures  compagnies.  Il  y  gagna  tout  son 
bien  ;  il  eut  le  bonheur  de  n'être  jamais  soupçonné  ; 
il  prêta  obligeamment  ;  il  se  fit  des  amis,  et  la 
sûreté  de  son  commerce  lui  en  acquit  d'utiles  et  de 
véritables.  Il  fit  sa  cour  aux  maîtresses  du  roi  ;  le  jeu 
le  mit  de  leurs  parties  avec  lui  :  elles  le  traitèrent  avec 
familiarité,  et  lui  procurèrent  celle  du  roi.  Il  faisoit 
des  vers,  étoit  bien  fait,  de  bonne  mine  et  galant  ;  le 
voilà  de  tout  à  la  cour,  mais  toujours  subalterne. 
Jouant  un  jour  avec  le  roi  et  Mme  de  Montespan 
dans  les  commencements  des  grandes  augmentations 
de  Versailles,  le  roi,  qui  avoit  été  importuné  d'un 
logement  pour  lui  et  qui  avoit  bien  d'autres  gens  qui 
en  demandoient,  se  mit  à  le  plaisanter  sur  sa  facilité 
à  faire  des  vers,  qui,  à  la  vérité,  étoient  rarement 
bons,  et  tout  d'un  coup  lui  proposa  des  rimes  fort 
sauvages,  et  lui  promit  un  logement  s'il  les  rem- 
plissoit  sur-le-champ.  Dangeau  accepta,  n'y  pensa 
qu'un  moment,  les  remplit  toutes,  et  eut  ainsi  un 
logement. 

De  là  il  acheta  une  charge  de  lecteur  du  roi  qui 
n' avoit  point  de  fonctions,  mais  qui  donnoit  les 
entrées  du  petit  coucher ,  etc.  Son  assiduité  lui 
mérita  le  régiment  du  roi  infanterie,  qu'il  ne  garda 
pas  longtemps,  puis  fut  envoyé 'en  Angleterre,  où 
il  demeura  peu,  et  à  son  retour  acheta  le  gouverne- 
ment de  Tour  aine.  Son  bonheur  voulut  que  M.  de 
Richelieu  fît  de  si  grosses  pertes  au  jeu  qu'il  en 
vendit  sa  charge  de  chevalier  d'honneur  de  Mme  la 
Dauphine,  au  mariage  de  laquelle  il  l' avoit  eue  pour 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  81 

rien,  et  que  son  ancienne  amie,  Mme  de  Maintenon, 
lui  fit  permettre  de  la  vendre  tant  qu'il  pourroit  et 
à  qui  il  voudroit.  Dangeau  ne  manqua  pas  une  si 
bonne  affaire  ;  il  en  donna  cinq  cent  mille  livres, 
et  se  revêtit  d'une  charge  qui  faisoit  de  lui  une  espèce 
de  seigneur,  et  qui  lui  assura  l'ordre,  qu'il  eut 
bientôt  après  en  1688.  Il  perdit  sa  charge  à  la  mort 
de  Mme  la  Dauphine,  mais  il  avoit  eu  une  place  de 
menin  de  Monseigneur,  et  tenoit  ainsi  partout. 

Mme  la  Dauphine  avoit  une  fille  d'honneur  d'un 
chapitre  d'Allemagne,  jolie  comme  le  jour,  et  faite 
comme  une  nymphe,  avec  toutes  les  grâces  de  l'esprit 
et  du  corps.  L'esprit  étoit  fort  médiocre  mais  fort 
juste,  sage  et  sensé,  et  avec  cela  une  vertu  sans 
soupçon.  Elle  étoit  fille  d'un  comte  de  Lovestein  et 
d'une  sœur  du  cardinal  de  Furstemberg  qui  a  tant 
fait  de  bruit  dans  le  monde,  et  qui  étoit  dans  la  plus 
haute  considération  à  la  cour.  Ces  Lovestein  étoient 
de  la  maison  palatine,  mais  d'une  branche  mésalliée 
par  un  mariage  qu'ils  appellent  de  la  main  gauche, 
mais  qui  n'en  est  pas  moins  légitime.  L'inégalité  de 
la  mère  fait  que  ce  qui  en  sort  n'hérite  point,  mais 
a  un  gros  partage,  et  tombe  du  rang  de  prince  à 
celui  de  comte.  Le  cardinal  de  Furstemberg,  qui 
aimoit  fort  cette  nièce,  cherchoit  à  la  marier.  Elle 
plaisoit  fort  au  roi  et  à  Mme  de  Maintenon  qui  se 
prenoient  fort  aux  figures.  Elle  n'avoit  rien  vaillant, 
comme  toutes  les  Allemandes.  Dangeau,  veuf  depuis 
longtemps  d'une  sœur  de  la  maréchale  d'Estrées, 
fille  de  Morin  le  Juif,  et  qui  n'en  avoit  qu'une  fille 
dont  le  grand  bien  qu'on  lui  croyoit  l' avoit  mariée 
au  duc  de  Montfort,  se  présenta  pour  une  si  grande 
alliance  pour  lui,  et  aussi  agréable.  Mlle  de  Love- 
stein, avec  la  hauteur  de  son  pays,  vit  le  tuf  à 
travers  tous  les  ornements  qui  le  couvroient,  et  dit 
qu'elle  n'en  vouloit  point.  Le  roi  s'en  mêla,  Mme  de 


82  SAINT-SIMON  : 

Main  tenon,  Mme  la  Dauphin  e  ;  le  cardinal  son  oncle 
le  voulut  et  la  fit  consentir.  Le  maréchal  et  la  maré- 
chale de  Villeroy  en  firent  la  noce,  et  Dangeau  se 
crut  électeur  palatin. 

C'étoit  le  meilleur  homme  du  monde,  mais  à  qui 
la  tête  avoit  tourné  d'être  seigneur  ;  cela  l'avoit 
chamarré  de  ridicules,  et  Mme  de  Montespan  avoit 
fort  plaisamment  mais  très-véritablement  dit  de  lui  : 
qu'on  ne  pouvoit  s'empêcher  de  l'aimer  ni  de  s'en 
moquer.  Ce  fut  bien  pis  après  sa  charge  et  ce  mariage. 
Sa  fadeur  naturelle,  entée  sur  la  bassesse  du  courti- 
san et  recrépie  de  l'orgueil  du  seigneur  postiche, 
fit  un  composé  que  combla  la  grande  maîtrise  de 
l'ordre  de  Saint-Lazare  que  le  roi  lui  donna  comme 
l'avoit  Nerestang,  mais  dont  il  tira  tout  le  parti 
qu'il  put,  et  se  fit  le  singe  du  roi,  dans  les  promo- 
tions qu'il  fit  de  cet  ordre  où  toute  la  cour  accouroit 
pour  rire  avec  scandale,  tandis  qu'il  s'en  croyoit 
admiré.  Il  fut  de  l'Académie  françoise  et  conseiller 
d'État  d'épée,  et  sa  femme,  la  première  des  dames 
du  palais,  comme  femme  du  chevalier  d'honneur, 
et  n'y  en  ayant  point  de  titrées.  Mme  de  Maintenon 
l'avait  goûtée;  sa  naissance,  sa  vertu,  sa  figure, 
un  mariage  du  goût  du  roi  et  peu  du  sien,  dans 
lequel  elle  vécut  comme  un  ange,  la  considération 
de  son  oncle  et  de  la  charge  de  son  mari,  tout  cela 
la  porta,  et  ce  choix  fut  approuvé  de  tout  le  monde. 


XII.  —  LA  COMTESSE  DE  ROUCY  ET 
MADAME  DE  CASTRIES 

La  comtesse  de  Roucy,  j'en  ai  rapporté  la  raison 
en  parlant  de  la  duchesse  d'Arpajon  sa  mère.  C'étoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  83 

une  personne  extrêmement  laide,  qui  a  voit  de  l'es- 
prit, fort  glorieuse,  pleine  d'ambition,  folle  des 
moindres  distinctions,  engouée  à  l'excès  de  la  cour, 
basse  à  proportion  de  la  faveur  et  des  besoins,  qui 
cherchoit  à  faire  des  affaires  à  toutes  mains,  aigre  à 
l'oreille  jusqu'aux  injures  et  fréquemment  en  querelle 
avec  quelqu'un,  toujours  occupée  de  ses  affaires  que 
son  opiniâtreté,  son  humeur  et  sa  malhabileté  per- 
doient,  et  qui  vivoit  noyée  de  biens,  d'affaires  et  de 
créanciers,  envieuse,  haineuse,  par  conséquent  peu 
aimée,  et  qui,  pour  couronner  tout  cela,  ne  manquoit 
point  de  grand' messes  à  la  paroisse  et  rarement  à 
communier  tous  les  huit  jours.  Son  mari  n'a  voit 
qu'une  belle  mais  forte  figure;  glorieux  et  bas  plus 
qu'elle,  panier  percé  qui  jouoit  tout  et  perdoit  tout, 
toujours  en  course  et  à  la  chasse,  dont  la  sottise  lui 
a  voit  tourné  à  mérite,  parce  qu'il  ne  faisoit  jalousie 
à  personne,  et  dont  la  familiarité  avec  les  valets  le 
faisoit  aimer.  Il  a  voit  aussi  les  dames  pour  lui, 
parce  qu'il  étoit  leur  fait,  et  avec  toute  sa  bêtise 
un  entregent  de  cour  que  l'usage  du  grand  monde 
lui  avoit  donné.  Il  étoit  de  tout  avec  Monseigneur, 
et  le  roi  le  trait  oit  bien  à  cause  de  M.  de  La  Roche- 
foucauld et  des  maréchaux  de  Duras  et  de  Lorges, 
frères  de  sa  mère,  qui  tous  trois  avoient  fait  de  lui 
et  de  ses  frères  comme  de  leurs  enfants,  depuis  que 
la  révocation  de  redit  de  Nantes  avoit  fait  sortir 
du  royaume  le  comte  et  la  comtesse  de  Roye  ses 
père  et  mère.  Son  grand  mérite  étoit  ses  inepties 
qu'on  répétoit  et  qui  néanmoins  se  trouvoient 
quelquefois  exprimer  quelque  chose. 

Mme  de  Castries  étoit  un  quart  de  femme,  une 
espèce  de  biscuit  manqué,  extrêmement  petite, 
mais  bien  prise,  et  auroit  passé  dans  un  médiocre 
anneau  ;  ni  derrière,  ni  gorge,  ni  menton,  fort 
laide,  l'air  toujours  en  peine  et  étonné,  avec  cela 


84  SAINT-SIMON  : 

une  physionomie  qui  éclatoit  d'esprit  et  qui  tenoit 
encore  plus  parole.  Elle  sa  voit  tout  :  histoire,  phi- 
losophie, mathématiques,  langues  savantes,  et 
jamais  il  ne  paroissoit  qu'elle  sût  mieux  que  parler 
françois,  mais  son  parler  a  voit  une  justesse,  une 
énergie,  une  éloquence,  une  grâce  jusque  dans  les 
choses  les  plus  communes,  avec  ce  tour  unique  qui  n'est 
propre  qu'aux  Mortemart.  Aimable,  amusante,  gaie, 
sérieuse,  toute  à  tous,  charmante  quand  elle  vouloit 
plaire,  plaisante  naturellement  avec  la  dernière 
finesse  sans  la  vouloir  être,  et  assénant  aussi  les 
ridicules  à  ne  les  jamais  oublier,  glorieuse,  choquée 
de  mille  choses  avec  un  ton  plaintif  qui  emportoit 
la  pièce,  cruellement  méchante  quand  il  lui  plaisoit, 
et  fort  bonne  amie,  polie,  gracieuse,  obligeante  en 
général,  sans  aucune  galanterie,  mais  délicate  sur 
l'esprit,  et  amoureuse  de  l'esprit  où  elle  le  trouvoit 
à  son  gré,  avec  cela  un  talent  de  raconter  qui  char- 
moit,  et,  quand  elle  vouloit  faire  un  roman  sur-le- 
champ  une  source  de  production,  de  variété  et  d'agré- 
ment qui  étonnoit.  Avec  sa  gloire,  elle  se  croyoit  bien 
mariée  par  l'amitié  qu'elle  eut  pour  son  mari.  Elle 
l'étendit  sur  tout  ce  qui  lui  appartenoit,  et  elle 
étoit  aussi  glorieuse  pour  lui  que  pour  elle  ;  elle  en 
recevoit  le  réciproque  et  toutes  sortes  d'égards  et  de 
respects. 


XIII. —PAIX   DE    RYSWICK 

La  paix  cependant  se  traitoit  fort  lentement  à 
Ryswick,  où  il  s'étoit  perdu  beaucoup  de  temps  en 
cérémonial  et  en  communications  de  pouvoirs.  Les 
Hollandois,  qui  vouloient  la  paix,  s'en  lassoient  et 
plus  encore  le  prince  d'Orange,  qui  avoit  beaucoup 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  85 

perdu  en  Angleterre,  et  ne  tiroit  pas  du  parlement 
ce  qu'il  vouloit.  Son  grand  point  étoit  d'être  reconnu 
roi  d'Angleterre  par  la  France,  et,  s'il  pouvoit, 
d'obliger  le  roi  à  faire  sortir  de  son  royaume  le  roi 
Jacques  d'Angleterre  et  sa  famille  ;  l'empereur,  fort 
embarrassé  de  sa  guerre  de  Hongrie,  des  révoltes 
de  cette  année,  des  avantages  considérables  que  les 
Turcs  y  avoient  remportés,  ne  vouloit  point  de  paix 
sur  la  mauvaise  bouche.  Il  retenoit  l'Espagne  par 
cette  raison,  dans  l'espérance  d'événements  qui  le 
missent  en  meilleure  posture  et  lui  procurassent  des 
conditions  plus  avantageuses.  Tout  cela  arrêtoit  la 
paix.  Le  prince  d'Orange,  bien  informé  du  désir 
extrême  que  le  roi  a  voit  de  la  faire,  jugea  en  devoir 
profiter  pour  tirer  meilleur  parti  de  l'opiniâtreté  de 
la  maison  d'Autriche,  et,  sans  avoir  l'air  de  l'aban- 
donner, après  en  avoir  reçu  une  si  utile  protection 
contre  les  Stuarts  et  les  catholiques  pour  son  usurpa- 
tion, faire  une  paix  particulière,  en  stipulant  pour 
cette  maison,  si  elle  vouloit  y  entrer,  sinon  conclure 
pour  l'Angleterre  et  la  Hollande,  et  s'en  sauver  en 
alléguant  que  cette  république  dont  il  recevoit  ses 
principaux  secours  et  de  laquelle  il  étoit  bien  connu 
qu'il  étoit  maître  plus  que  souverain,  et  l'Angle- 
terre dont  il  ne  l' étoit  pas  ■  tant  à  beaucoup  près, 
quoique  roi,  lui  avoient  forcé  la  main,  et  que  tout 
ce  qu'il  avoit  pu,  dans  une  presse  si  peu  volontaire, 
a  voit  été  de  prendre  soin,  autant  qu'il  avoit  pu,  de 
mettre  à  couvert  les  intérêts  de  l'empereur  et  de 
l'Espagne.  Suivant  cette  idée,  qu'il  fit  adopter 
secrètement  aux  Hollandois,  Portland,  par  son  ordre, 
fit  demander  tout  à  la  fin  de  juin  une  conférence  au 
maréchal  de  Boufners,  à  la  tête  de  leurs  armées. 

Portland  étoit  Hollandois,  s'appeloit  Bentinck, 
avoit  été  beau  et  parfaitement  bien  fait,  et  en  con- 
servoit  encore  des  restes  ;  il  avoit  été  nourri  page  du 


86  SAINT-SIMON  : 

prince  d'Orange.  Il  s'étoit  personnellement  attaché 
à  lui.  Le  prince  d'Orange  lui  trouva  de  l'esprit,  du 
sens,  de  l'entregent  et  propre  à  l'employer  en  beau- 
coup de  choses.  Il  en  fit  son  plus  cher  favori,  et  lui 
communiquoit  ses  secrets,  autant  qu'un  homme  aussi 
profond  et  aussi  caché  que  l' et  oit  le  prince  d'Orange 
en  étoit  capable.  Bentinck  discret,  secret,  poli  aux 
autres,  fidèle  à  son  maître,  adroit  en  affaires,  le 
servit  très-utilement.  Il  eut  la  première  confiance  du 
projet  et  de  l'exécution  de  la  révolution  d'Angle- 
terre ;  il  y  accompagna  le  prince  d'Orange,  l'y  servit 
bien  ;  il  en  fut  fait  comte  de  Portland,  chevalier  de 
la  Jarretière  et  fut  comblé  de  biens  ;  il  servoit  de 
lieutenant  général  dans  son  armée.  Il  avoit  eu  com- 
merce avec  le  maréchal  de  Boufïïers,  à  sa  sortie  de 
Namur,  et  pendant  qu'il  fut  arrêté. 

Le  prince  d'Orange  n'ignoroit  ni  le  caractère  ni  le 
degré  de  confiance  et  de  faveur  auprès  du  roi,  des 
généraux  de  ses  armées.  Il  aima  mieux  traiter  avec  un 
homme  droit,  franc  et  littéral,  tel  qu'étoit  Boufïlers, 
qu'avec  l'emphase,  les  grands  airs  et  la  vanité  du 
maréchal  de  Villeroy.  Il  ne  craignit  pas  plus  l'esprit 
et  les  lumières  de  l'un  que  de  l'autre,  et  il  comprit 
que  ce  qui  passeroit  par  eux  iroit  droit  au  roi  et 
re viendrai t  de  même  du  roi  à  eux,  mais  que  par 
Bouffiers  ce  seroit  avec  plus  de  précision  et  de 
sûreté,  parce  qu'il  n'y  ajouteroit  rien  du  sien,  ni 
à  informer  le  roi,  ni  à  donner  ses  réponses.  Boufïïers 
répondit  à  un  gentilhomme  du  pays  chargé  de 
cette  proposition  de  Portland,  qu'il  en  écriroit 
au  roi  par  un  courrier  exprès,  et  ce  courrier 
lui  apporta  fort  promptement  l'ordre  d'ac- 
corder la  conférence,  et  d'écouter  ce  qu'on  lui 
voudroit  dire.  Elle  se  tint  presqu'à  la  tête  des 
gardes  avancées  de  l'armée  du  maréchal  de 
Boufflers.  Il  y  mena  peu  de  suite,  Portland  encore 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  87 

moins,  qui  ne  s'approchèrent  point,  et  demeurèrent 
à  cheval  chacune  de  son  côté.  Le  maréchal  et  Port- 
land  s'avancèrent  seuls  avec  quatre  ou  cinq  per- 
sonnes, et,  après  les  premiers  compliments,  mirent 
pied  à  terre  seuls  et  à  distance  de  n'être  point 
entendus.  Ils  conférèrent  ainsi  debout,  en  se  prome- 
nant quelques  pas.  Il  y  en  eut  trois  de  la  sorte  dans 
le  mois  de  juillet,  après  la  première  de  la  fin  de  juin. 
La  dernière  de  ces  quatre  fut  plus  nombreuse  en 
accompagnements,  et  les  suites  se  mêlèrent  et  se 
parlèrent  avec  force  civilités,  comme  ne  doutant 
plus  de  la  paix.  Les  ministres  de  l'empereur  en 
firent  des  plaintes  à  ceux  d'Angleterre  à  la  Haye 
qui  furent  froidement  reçues.  A  chaque  conférence 
le  maréchal  de  Boufïïers  en  rendoit  compte  par  un 
courrier.  La  cinquième  se  tint,  le  Ier  août,  au  moulin 
de  Zenich,  entre  les  deux  armées.  Portland  y  fit 
présent  de  trois  beaux  chevaux  anglais  au  maréchal 
de  Bouftlers,  d'un  au  duc  de  Guiche,  beau-frère  du 
maréchal,  et  d'un  autre  à  Pracomtal,  lieutenant 
général,  gendre  de  Montchevreuil ,  et  extrêmement 
bien  avec  le  maréchal  de  Boufïïers  qu'ils  avoient 
suivi  à  cette  conférence.  La  sixième  fut  extrêmement 
longue,  et  la  dernière  se  tint  dans  une  maison  de 
Notre-Dame  de  Hall  que  Portland  avoit  fait  meubler 
et  où  il  avoit  fait  porter  de  quoi  écrire.  Lui  et  le 
maréchal  furent  enfermés  longtemps  dans  une 
chambre,  pendant  que  leur  suite,  pied  à  terre, 
nombreuse  de  part  et  d'autre  et  mêlée  ensemble, 
fit  la  conversation  d'une  manière  polie  et  fort  ai- 
mable t  comme  ne  doutant  plus  de  la  paix. 

En  effet  ces  conférences  la  pressèrent.  Les  minis- 
tres des  alliés  eurent  peur  que  le  maréchal  de 
Boufïïers  et  Portland  ne  vinssent  au  point  de  con- 
clusion pour  l'Angleterre,  et  que  la  Hollande  n'y 
fût  entraînée  ;  et  la  prise  de  Barcelone  fut  un  nouvel 


88  SAINT-SIMON  : 

aiguillon  qui  rendit  effectif  et  sérieux  à  Ryswick  ce 
qui  jusqu'alors  n'avoit  été  qu'un  indécent  pelotage. 
Je  ne  m'embarquerai  pas  ici  dans  le  récit  de  cette 
paix.  Elle  aura  vraisemblablement  le  sort  de  toutes 
les  précédentes  ;  des  acteurs  et  des  spectateurs 
curieux  et  instruits  en  écriront  la  forme  et  le 
fond  ;  je  me  contenterai  de  dire  que  tout  le  monde 
convint  après,  que  les  alliés  n'eurent  Luxembourg 
que  de  la  grâce  de  M.  d'Harlay,  qui,  malgré  ses 
deux  collègues,  trancha  „du  premier,  quoique  les 
deux  autres  aient  beaucoup  souffert  de  ses  avis  et 
de  ses  manières,  et  qu'ils  aient  eu  la  sagesse  de  n'en 
venir  jamais  à  aucune  brouillerie.  J'ai  ouï  assurer 
ce  fait  souvent  à  Caillières  qui  ne  s'en  pouvoit  con- 
soler. L'empereur  et  l'empire  à  leur  ordinaire  ne 
voulurent  pas  signer  avec  les  autres,  mais  autant 
valut,  et  leur  paix  se  fit  ensuite  telle  qu'elle  avoit 
été  projetée  à  Ryswick. 

La  première  nouvelle  qu'on  eut  de  sa  signature 
fut  par  un  aide  de  camp  du  maréchal  de  Boufners 
qui  arriva  le  dimanche  22  septembre  à  Fontainebleau, 
dépêché  par  ce  maréchal,  sur  ce  que  l'électeur  de 
Bavière  lui  avoit  mandé  que  la  paix  avoit  été  signée 
à  Ryswick  le  vendredi  précédent  à  minuit.  Le  lende- 
main matin  il  y  arriva  un  autre  courrier  du  même 
maréchal,  accompagnant  jusque-là  celui  que  l'électeur 
envoyoit  porter  la  même  nouvelle  en  Espagne,  et  à 
quatre  heures  après  midi  du  même  lundi,  un  autre 
de  don  Bernard-François  de  Quiros,  premier  am- 
bassadeur plénipotentiaire  d'Espagne,  pour  y  porter 
la  même  nouvelle.  M.  de  Bavière  eut  la  petitesse 
de  faire  écrire  pour  prier  qu'on  amusât  ce  courrier 
de  l'ambassadeur,  pour  donner  moyen  au  sien  d'ar- 
river avant  lui  à  Madrid  ;  et  le  plaisant  est  qu'on 
avoit  beau  jeu  à  l'amuser,  il  n'avoit  pas  un  sou  pour 
payer  sa  poste  ni  pour  vivre,  et  le  roi  lui  fit  donner 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  89 

de  l'argent.  On  sut  par  lui  qu'il  étoit  six  heures  du 
matin  du  samedi  quand  la  paix  fut  signée.  Enfin, 
le  jeudi,  26  septembre,  Celi,  fils  d'Harlay,  arriva  à 
cinq  heures  du  matin  à  Fontainebleau,  après  s'être 
amusé  en  chemin  avec  une  fille  qu'il  trouva  à  son 
gré  et  du  vin  qui  lui  parut  bon.  Il  avoit  fait  toutes 
les  sottises  et  toutes  les  impertinences  dont  un 
jeune  fou  et  fort  débauché  et  parfaitement  gâté  par 
son  père  s'étoit  pu  aviser,  dont  plusieurs  même 
avoient  été  fort  loin  et  importantes,  qu'il  couronna 
par  ce  beau  délai  :  ainsi  il  n'apprit  rien  de  nouveau. 

Le  roi  et  la  reine  d'Angleterre  étoient  à  Fontaine- 
bleau, à  qui  la  reconnoissance  du  prince  d'Orange 
fut  bien  amère  ;  mais  ils  en  connoissoient  la  nécessité 
pour  avoir  la  paix,  et  sa  voient  bien  aussi  que  cet 
article  ne  l'étoit  guère  moins  au  roi  qu'à  eux-mêmes, 
dont  j'expliquerai  tout  présentement  la  raison.  Ils 
se  consolèrent  comme  ils  purent,  et  parurent  même 
fort  obligés  au  roi,  qui  tint  également  ferme  à  ne 
vouloir  pas  souffrir  qu'ils  sortissent  de  France,  ni 
qu'ils  quittassent  le  séjour  de  Saint-Germain.  Ces 
deux  points  avoient  été  vivement  demandés  ;  le 
dernier  surtout  dans  l'impossibilité  d'obtenir  l'autre, 
tant  à  Ryswick  que  dans  les  conférences  par  Port- 
land.  Le  roi  eut  l'attention  de  dire  à  Torcy,  sur  le 
point  de  la  signature,  que  si  le  courrier  qui  en  ap- 
porteroit  la  nouvelle  arrivoit,  un  ou  plusieurs,  l'un 
après  l'autre,  il  ne  le  lui  vînt  point  dire,  s'il  étoit 
alors  avec  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre  ;  et  il  défendit 
aux  musiciens  de  chanter  rien  qui  eût  rapport  à  la 
paix,  jusqu'au  départ  de  la  cour  d'Angleterre. 

On  sut  en  même  temps  que  le  prince  Eugène  avoit 
gagné  une  bataille  considérable  en  Hongrie,  qui  y 
rétablit  fort  les  affaires  et  la  réputation  de  l'em- 
pereur, mais  dont,  faute  d'argent,  il  ne  put  profiter, 
comme  il  eût  été  aisé  de  faire  grandement.  Pour 


go  SAINT-SIMON  : 

achever  de  suite  cette  matière  de  la  paix,  les  ratifica- 
tions étant  échangées,  elle  fut  publiée  le  22  octobre, 
à  Paris,  avec  l'Angleterre  et  la  Hollande,  et  huit 
jours  après  avec  l'Espagne.  Celi,  qui  étoit  retourné, 
arriva  à  Versailles  le  2  novembre  portant  la  nouvelle 
de  la  signature  de  la  paix  avec  l'empereur  et  presque 
tout  l'empire;  quelques  protestants  faisoient  en- 
core difficulté  de  la  signer,  sur  ce  que  le 
roi  insistoit  que  la  religion  catholique  fût 
conservée  dans  les  pays  à  eux  rendus,  et  à  la  fin 
ils  y  passèrent.  Celi,  malgré  sa  conduite,  eut 
douze  mille  livres  de  gratification.  On  peut  juger 
que  les  Te  Deum  et  les  harangues  de  tous  les  corps 
furent  la  suite  de  cette  paix ,  dans  lesquelles  il  fut  bien 
répété  que  le  roi  avoit  bien  voulu  la  donner  à 
l'Europe.  Retournons  maintenant  à  beaucoup  de 
choses  laissées  en  arrière,  pour  n'avoir  pas  voulu 
interrompre  le  voyage  de  M.  le  prince  de  Conti,  et  la 
conclusion  de  la  paix.  Ajoutons-y,  auparavant  de 
finir  la  guerre,  que  pendant  la  campagne,  vers  le 
fort  des  conférences  du  maréchal  de  Boufïïers,  M. 
le  comte  de  Toulouse  fut  fait  seul  lieutenant  général. 
Je  m'aperçois  que  j'oublie  de  tenir  parole  sur  les 
raisons  particulières  qui  rendoient  au  roi  la  recon- 
noissance  du  prince  d'Orange  pour  le  roi  d'Angle- 
terre si  amère  ;  les  voici  :  le  roi  étoit  bien  éloigné 
quand  il  eut  des  bâtards,  des  pensées  qui,  par 
degrés,  crûrent  toujours  en  lui  pour  eur  élévation. 
La  princesse  de  Conti,  dont  la  naissance  étoit  la 
moins  odieuse,  étoit  aussi  la  première  ;  le  roi  la  crut 
magnifiquement  mariée  au  prince  d'Orange,  et  la 
lui  fit  proposer,  dans  un  temps  où  ses  prospérités 
et  son  nom  dans  l'Europe  lui  persuadoient  que  cela 
seroit  reçu  comme  le  plus  grand  honneur  et  le  plus 
grand  avantage.  Il  se  trompa.  Le  prince  d'Orange 
étoit  fils  d'une  fille  du  roi  d'Angleterre,  Charles  Ier, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  91 

et  sa  grand'mère  étoit  fille  de  l'électeur  de  Brande- 
bourg. Il  s'en  souvint  avec  tant  de  hauteur  qu'il 
répondit  nettement  que  les  princes  d'Orange  et  oient 
accoutumés  à  épouser  des  filles  légitimes  des  grands 
rois,  et  non  pas  leurs  bâtardes.  Ce  mot  entra  si  pro- 
fondément dans  le  cœur  du  roi  qu'il  ne  l'oublia 
jamais,  et  qu'il  prit  à  tâche,  et  souvent  contre  son 
plus  palpable  intérêt,  de  montrer  combien  l'in- 
dignation qu'il  en  avoit  conçue  étoit  entrée  pro- 
fondément en  son  âme. 

Il  n'y  eut  rien  d'omis  de  la  part  du  prince  d'Orange 
pour  l'effacer  :  respects,  soumissions,  offices,  patience 
dans  les  injures  et  les  traverses  personnelles,  redouble- 
ment d'efforts,  tout  fut  rejeté  avec  mépris.  Les 
ministres  du  roi  en  Hollande  eurent  toujours  un 
ordre  exprès  de  traverser  ce  prince,  non-seulement 
dans  les  affaires  d'État,  mais  dans  toutes  les  par- 
ticulières et  personnelles  ;  de  soulever  tout  ce  qu'ils 
pourroient  de  gens  des  villes  contre  lui,  de  répandre 
de  l'argent  pour  faire  élire  aux  magistratures  les 
personnes  qui  lui  étoient  les  plus  opposées,  de 
protéger  ouvertement  ceux  qui  étoient  déclarés 
contre  lui,  de  ne  le  point  voir  ;  en  un  mot,  de  lui 
faire  tout  le  mal  et  toutes  les  malhonnêtetés  dont 
ils  pourroient  s'aviser.  Jamais  le  prince,  jusqu'à 
l'entrée  de  cette  guerre,  ne  cessa,  et  publiquement, 
et  par  des  voies  plus  sourdes,  d'apaiser  cette  colère  ; 
jamais  le  roi  ne  s'en  relâcha.  Enfin,  désespérant 
d'obtenir  de  rentrer  dans  les  bonnes  grâces  du  roi, 
et  dans  l'espérance  de  sa  prochaine  invasion  de 
l'Angleterre,  et  de  l'effet  de  la  formidable  ligue  qu'il 
avoit  formée  contre  la  France,  il  dit  tout  haut  qu'il 
avoit  toute  sa  vie  inutilement  travaillé  à  obtenir 
les  bontés  du  roi,  mais  qu'il  espéroit  du  moins  être 
plus  heureux  à  mériter  son  estime.  On  peut  juger 
ensuite  quel  triomphe  ce  fut  pour  lui  que  de  forcer 


92  SAINT-SIMON  : 

le  roi  à  le  reconnoître  roi  d'Angleterre,  et  tout  ce 
que  cette  reconnoissance  coûta  au  roi. 


XIV. —  MORT   DE  SANTEUIL 

M.  le  Duc  tint  cette  année  les  états  de  Bourgogne, 
en  la  place  de  M.  le  Prince,  son  père,  qui  n'y  voulut 
pas  aller.  Il  y  donna  un  grand  exemple  de  l'amitié 
des  princes,  et  une  belle  leçon  à  ceux  qui  la  re- 
cherchent. Santeuil,  chanoine  régulier  de  Saint- 
Victor,  a  été  trop  connu  dans  la  république  des  lettres 
et  dans  le  monde,  pour  que  je  m'amuse  à  m'étendre 
sur  lui.  C'étoit  le  plus  grand  poëte  latin  qui  ait  paru 
depuis  plusieurs  siècles  ;  plein  d'esprit ,  de  feu ,  de 
caprices  les  plus  plaisants,  qui  le  rendoient  d'excel- 
lente compagnie  ;  bon  convive  surtout ,  aimant  le 
vin  et  la  bonne  chère,  mais  sans  débauche,  quoique 
cela  fût  fort  déplacé  dans  un  homme  de  son  état, 
et  qui ,  avec  un  esprit  et  des  talents  aussi  peu  propres 
au  cloître,  étoit  pourtant  au  fond  aussi  bon  religieux 
qu'avec  un  tel  esprit  il  pouvoit  l'être.  M.  le  Prince 
l'avoit  presque  toujours  à  Chantilly  quand  il  y 
alloit  ;  M.  le  Duc  le  mettoit  de  toutes  ses  parties,  en 
un  mot,  princes  et  princesses,  c'étoit  de  toute  la 
maison  de  Condé  à  qui  l'aimoit  le  mieux,  et  des 
assauts  continuels  avec  lui  de  pièces  d'esprit  en 
prose  et  en  vers,  et  de  toutes  sortes  d'amusements, 
de  badinages  et  de  plaisanteries,  et  il  y  avoit  bien 
des  années  que  cela  duroit.  M.  le  Duc  voulut  l'emmener 
à  Dijon  ;  Santeuil  s'en  excusa,  allégua  tout  ce  qu'il 
put  :  il  fallut  obéir,  et  le  voilà  chez  M.  le  Duc  établi 
pour  le  temps  des  états.  C'étoient  tous  les  soirs  des 
soupers  que  M.  le  Duc  donnoit  ou  recevoit,  et  tou- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  93 

jours  Santeuil  à  sa  suite  qui  faisoit  tout  le  plaisir  de 
la  table.  Un  soir  que  M.  le  Duc  sbupoit  chez  lui,  il 
se  divertit  à  pousser  Santeuil  de  vin  de  Champagne  ; 
et  de  gaieté  en  gaieté,  il  trouva  plaisant  de  verser  sa 
tabatière  pleine  de  tabac  d'Espagne  dans  un  grand 
verre  de  vin,  et  de  le  faire  boire  à  Santeuil  pour  voir 
ce  qui  en  arriveroit.  Il  ne  fut  pas  longtemps  à  en  être 
éclairci.  Les  vomissements  et  la  fièvre  le  prirent,  et 
en  deux  fois  vingt-quatre  heures,  le  malheureux 
mourut  dans  des  douleurs  de  damné,  mais  dans  les 
sentiments  d'une  grande  pénitence,  avec  lesquels 
il  reçut  les  sacrements  et  édifia  autant  qu'il  fut 
regretté  d'une  compagnie  peu  portée  à  l'édification, 
mais  qui  détesta  une  si  cruelle  expérience. 


XV. —  LE    CZAR    PIERRE    LE    GRAND 

Le  czar  1  a  voit  déjà  commencé  ses  voyages.  Il  a 
tant  et  si  justement  fait  de  bruit  dans  le  monde, 
que  je  serai  succinct  sur  un  prince  si  grand  et  si 
connu,  et  qui  le  sera  sans  doute  de  la  postérité  la 
plus  reculée,  pour  avoir  rendu  redoutable  à  toute 
l'Europe,  et  mêlé  nécessairement  à  l'avenir  dans 
les  affaires  de  toute  cette  partie  du  monde,  une  cour 
qui  n'en  avoit  jamais  été  une,  et  une  nation  méprisée 
et  entièrement  ignorée  pour  sa  barbarie.  Ce  prince 
étoit  en  Hollande  à  apprendre  lui-même  et  à  pra- 
tiquer la  construction  des  vaisseaux.  Bien  qu'inco- 
gnito, suivant  sa  pointe,  et  ne  voulant  point  s'incom- 
moder de  sa  grandeur  ni  de  personne,  il  se  faisoit 
pourtant  tout  rendre,  mais  à  sa  mode  et  à  sa  façon. 

Il  trouva  sourdement  mauvais  que  l'Angleterre 

1  Pierre  le  Grand,  souverain  de  Russie,  de  1689  à  1725. 


94  SAINT-SIMON  : 

ne  s'étoit  pas  assez  pressée  de  lui  envoyer  une  am- 
bassade dans  ce 'proche  voisinage,  d'autant  que, 
sans  se  commettre ,  il  avoit  fort  envie  de  lier  avec  elle 
pour  le  commerce.  Enfin  l'ambassade  arriva  :  il  différa 
de  lui  donner  audience,  puis  donna  le  jour  et  l'heure, 
mais  à  bord  d'un  gros  vaisseau  hollandois  qu'il  devoit 
aller  examiner.  Il  y  avoit  deux  ambassadeurs  qui 
trouvèrent  le  lieu  sauvage,  mais  il  fallut  bien  y 
passer.  Ce  fut  bien  pis  quand  ils  furent  arrivés  à  bord. 
Le  czar  leur  fit  dire  qu'il  étoit  à  la  hune,  et  que  c'étoit 
là  où  il  les  verroit.  Les  ambassadeurs  qui  n'avoient 
pas  le  pied  assez  marin  pour  hasarder  les  échelles  de 
cordes  s'excusèrent  d'y  monter;  le  czar  insista,  et 
les  ambassadeurs  fort  troublés  d'une  proposition  si 
étrange  et  si  opiniâtre  ;  à  la  fin,  à  quelques  réponses 
brusques  aux  derniers  messages,  ils  sentirent  bien 
qu'il  falloit  sauter  ce  fâcheux  bâton,  et  ils  montè- 
rent. Dans  ce  terrain  si  serré  et  si  fort  au  milieu  des 
airs,  le  czar  les  reçut  avec  la  même  majesté  que  s'il 
eût  été  sur  son  trône  ;  il  écouta  la  harangue,  répondit 
obligeamment  pour  le  roi  et  la  nation,  puis  se 
moqua  de  la  peur  qui  étoit  peinte  sur  le  visage  des 
ambassadeurs,  et  leur  fit  sentir  en  riant  que  c'étoit 
la  punition  d'être  arrivés  auprès  de  lui  trop  tard. 

Le  roi  Guillaume,  de  son  côté,  avoit  déjà  compris 
les  grandes  qualités  de  ce  prince,  et  fit  de  sa  part 
tout  ce  qu'il  put  pour  être  bien  avec  lui.  Tant  fut 
procédé  entre  eux  qu'enfin  le  czar,  curieux  de  tout 
voir  et  de  tout  apprendre,  passa  en  Angleterre, 
toujours  incognito,  mais  à  sa  façon.  Il  y  fut  reçu 
en  monarque  qu'on  veut  gagner,  et  après  avoir  bien 
satisfait  ses  vues,  repassa  en  Hollande.  Il  avoit 
dessein  d'aller  à  Venise  et  à  Rome  et  dans  toute 
l'Italie,  surtout  de  voir  le  roi  et  la  France.  Il  fit 
sonder  le  roi  là-dessus,  et  le  czar  fut  mortifié  de  ce 
que  le  roi  déclina  honnêtement  sa  visite,  de  laquelle 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  95 

il  ne  voulut  point  s'embarrasser.  Peu  après  en  avoir 
perdu  l'espérance,  il  se  résolut  de  voyager  en  Alle- 
magne, et  d'aller  jusqu'à  Vienne.  L'empereur  le 
reçut  à  la  Favorite,  accompagné  seulement  de  deux 
de  ses  grands  officiers,  et  le  czar  du  seul  général  Le 
Fort,  qui  lui  servoit  d'interprète  et  à  la  suite  duquel 
il  paroissoit  être  comme  de  l'ambassadeur  de  Mos- 
covie.  Il  monta  par  l'escalier  secret,  et  trouva  l'em- 
pereur à  la  porte  de  son  antichambre  la  plus  éloignée 
de  la  chambre.  Après  les  premiers  compliments 
l'empereur  se  couvrit.  Le  czar  voulut  demeurer  dé- 
couvert à  cause  de  l'incognito,  ce  qui  fit  découvrir 
l'empereur.  Au  bout  de  trois  semaines,  le  czar  fut 
averti  d'une  grande  conspiration  en  Moscovie,  et 
partit  précipitamment  pour  s'y  rendre.  En  passant 
en  Pologne  il  en  vit  le  roi,  et  ce  fut  là  que  furent 
jetés  les  premiers  fondements  de  leur  amitié  et  de 
leur  alliance. 

En  arrivant  chez  lui,  il  trouva  la  conspiration  fort 
étendue,  et  sa  propre  sœur  à  la  tête.  Il  l'avoit  tou- 
jours fort  aimée  et  bien  traitée,  mais  il  ne  l'avoit 
point  mariée.  La  nation  en  gros  étoit  outrée  de  ce 
qu'il  lui  avoit  fait  couper  sa  barbe,  rogné  ses  habits 
longs;  ôté  force  coutumes  barbares,  et  de  ce  qu'il 
mettoit  des  étrangers  dans  les  premières  places  et 
dans  sa  confiance  ;  et  pour  cela  il  s'étoit  formé  une 
grande  conspiration  qui  étoit  sur  le  point  d'éclater 
par  une  révolution.  Il  pardonna  à  sa  sœur  qu'il  mit 
en  prison,  et  fit  pendre  aux  grilles  de  ses  fenêtres 
les  principaux  coupables,  tant  qu'il  en  put  tenir 
par  jour.  J'ai  écrit  de  suite  ce  qui  le  regarde  pour 
cette  année,  pour  ne  pas  sautiller  sans  cesse  d'une 
matière  à  l'autre  :  c'est  ce  que  je  vais  faire  par 
même  raison  sur  celle  qui  va  suivre. 


96  SAINT-SIMON  : 

XVI.  —  LE   COMTE  DE   PORTLAND 

Le  roi  d'Angleterre  et  oit  au  comble  de  satisfaction 
de  se  voir  enfin  reconnu  par  le  roi ,  et  paisible  sur 
ce  trône  ;  mais  un  usurpateur  n'est  jamais  tran- 
quille et  content.  Il  étoit  blessé  du  séjour  du  roi 
légitime  et  de  sa  famille  à  Saint-Germain.  C'étoit 
trop  à  portée  du  roi,  et  trop  près  d'Angleterre  pour 
le  laisser  sans  inquiétude.  Il  avoit  fait  tous  ses  efforts, 
tant  à  Ryswick  que  dans  les  conférences  de  Portland 
et  du  maréchal  de  Boufners,  pour  obtenir  leur  sortie 
du  royaume,  tout  au  moins  leur  éloignement  de  la 
cour.  Il  avoit  trouvé  le  roi  inflexible  ;  il  voulut 
essayer  tout,  et  voir  si,  n'en  faisant  plus  une  con- 
dition, puisqu'il  avoit  passé  carrière,  et  comblant 
le  roi  de  prévenances  et  de  respects,  il  ne  pourroit 
pas  obtenir  ce  fruit  de  ses  souplesses.  Dans  cette 
vue  il  envoya  le  duc  de  Saint- Albans,  chevalier  de 
la  Jarretière,  complimenter  le  roi  sur  le  mariage  de 
Mgr  le  duc  de  Bourgogne.  Il  ne  pou  voit  choisir  un 
homme  plus  marqué  pour  une  simple  commission  : 
on  fut  surpris  même  qu'il  l'eût  acceptée.  Il  étoit 
bâtard  de  Charles  II,  frère  aîné  du  roi  Jacques  II, 
et  c'étoit  bien  encore  là  une  raison  pour  Saint- 
Albans  de  s'en  excuser.  Il  voulut  même  prétendre 
quelques  distinctions,  mais  on  tint  poliment  ferme 
à  ne  le  traiter  que  comme  un  simple  envoyé  d'An- 
gleterre. Les  ducs  de  ce  pays-là  n'ont  aucun  rang  ici, 
non  plus  que  ceux  d'ici  en  Angleterre.  Le  roi  avoit 
fait  la  duchesse  de  Portsmouth  et  le  duc  de  Riche- 
mont,  son  fils,  duc  et  duchesse  à  brevet,  et  accordé 
un  tabouret  de  grâce  en  passant  à  la  duchesse  de 
Cleveland,  maîtresse  de  Charles  II,  son  ami.  La 
duchesse  de  La  Force,  retirée  en  Angleterre  pour  la 
religion  et  avant  elle,  la  duchesse  Mazarin,  fugitive 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  97 

de  son  mari  et  fixée  en  Angleterre,  y  avoient  obtenu 
le  rang  des  duchesses  ;  mais  ce  sont  des  grâces 
particulières  qui  ne  tirent  point  à  conséquence  pour 
le  général. 

Ce  duc  de  Saint-Albans  fut  le  précurseur  du 
comte  de  Portland,  à  l'arrivée  duquel  il  prit  congé. 
J'ai  déjà  assez  parlé  de  ce  favori  pour  n'avoir  pas 
besoin  d'y  rien  ajouter.  Les  mêmes  raisons  qui 
Y  avoient  fait  choisir  pour  conférer  avec  le  maréchal 
de  Bouûlers  le  firent  préférer  à  tout  autre  pour  cette 
ambassade.  On  n'en  pou  voit  nommer  un  plus  dis- 
tingué. Sa  suite  fut  nombreuse  et  superbe,  et  sa 
dépense  extrêmement  magnifique  en  table,  en 
chevaux,  en  livrées,  en  équipages,  en  meubles,  en 
habits ,  en  vaisselle  et  en  tout,  et  avec  une  recherche 
et  une  délicatesse  exquise.  Tout  arriva  presque  au 
même  temps,  parce  que  le  comte  vint  de  Calais 
dans  son  carrosse  à  journées,  et  reçut  partout 
toutes  sortes  d'honneurs  militaires  et  civils.  Il  étoit 
en  chemin  lorsque  le  feu  prit  à  White-Hall  le  plus 
vaste  et  le  plus  vilain  palais  de  l'Europe,  qui  fut 
presque  entièrement  brûlé ,  et  qui  n'a  pas  été  rétabli 
depuis,  de  sorte  que  les  rois  se  sont  logés  et  assez 
mal  au  palais  de  Saint- James.  Portland  eut  sa  pre- 
mière audience  particulière  du  roi,  le  4  février,  et 
fut  quatre  mois  en  France.  Il  arriva  avant  que 
Tallard  fût  parti,  ni  aucun  autre  de  la  part  du  roi, 
pour  Londres.  Portland  parut  avec  un  éclat  per- 
sonnel, une  politesse,  un  air  de  monde  et  de  cour, 
une  galanterie  et  des  grâces  qui  surprirent.  Avec 
cela,  beaucoup  de  dignité,  même  de  hauteur,  mais 
avec  discernement,  et  un  jugement  prompt,  sans 
rien  de  hasardé.  Les  François  qui  courent  à  la  nou- 
veauté, au  bon  accueil,  à  la  bonne  chère,  à  la 
magnificence,  en  furent  charmés.  Il  se  les  attira, 
mais  avec  choix,  et  en  homme  instruit  de  notre 

4 


98  SAINT-SIMON  : 

cour,  et  qui  ne  vouloit  que  bonne  compagnie  et 
distinguée.  Bientôt  il  devint  à  la  mode  de  le  voir, 
de  lui  donner  des  fêtes,  et  de  recevoir  de  lui  des 
festins.  Ce  qui  est  étonnant,  c'est  que  le  roi,  qui 
au  fond  n'étoit  que  plus  outré  contre  le  roi  Guillaume, 
y  donna  lieu  lui-même,  en  faisant  pour  cet  ambassa- 
deur ce  qui  n'a  jamais  été  fait  pour  aucun  autre. 
Aussi  fit  toute  la  cour  pour  lui  à  l'envi  :  peut-être 
le  roi  voulut-il  compenser  par  là  le  chagrin  qu'il  eut 
en  arrivant  de  voir,  dès  le  premier  jour,  sa  véritable 
mission  échouée. 

Dès  la  première  fois  qu'il  vit  Torcy  avant  d'aller 
à  Versailles,  il  lui  parla  du  renvoi,  le  tout  à  moins 
de  l'éloignement  du  roi  Jacques  et  de  sa  famille. 
Torcy  sagement  n'en  fit  point  à  deux  fois,  et 
lui  barra  tout  aussitôt  la  veine.  Il  lui  répondit 
que  ce  point,  tant  de  fois  proposé  dans  ses 
conférences  avec  le  maréchal  de  Boufflers,  et  sous 
tant  de  diverses  formes  débattu  à  Ryswick,  avoit 
été  constamment  et  nettement  rejeté  partout  ; 
que  c'étoit  une  chose  réglée  et  entièrement  finie  ; 
qu'il  savoit  que  le  roi,  non-seulement  ne  se  laisseroit 
jamais  entamer  là-dessus  le  moins  du  monde,  mais 
qu'il  seroit  extrêmement  blessé  d'en  ouïr  parler 
davantage  ;  qu'il  pou  voit  l'assurer  de  la  disposition 
du  roi  à  correspondre  en  tout,  avec  toutes  sortes  de 
soins,  à  la  liaison  qui  se  formoit  entre  lui  et  le  roi 
d'Angleterre,  et  personnellement  à  le  traiter  lui  avec 
toutes  sortes  de  distinctions  ;  qu'un  mot  dit  par 
lui  sur  Saint-Germain  seroit  capable  de  gâter  de  si 
utiles  dispositions,  et  de  rendre  son  ambassade  triste 
et  languissante  ;  et  que ,  s'il  étoit  capable  de  lui 
donner  un  conseil,  c'étoit  celui  de  ne  rien  gâter,  et 
de  ne  pas  dire  un  seul  mot  au  roi,  ni  davantage  à 
aucun  de  ses  ministres,  sur  un  point  convenu,  et 
sur  lequel  le  roi  avoit  pris  son  parti.  Portland  le  crut, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  99 

et  s'en  trouva  bien  ;  mais  on  verra  bientôt  que  ce 
ne  fut  pas  sans  dépit,  et  le  roi  approuva  extrême- 
ment que  Torcy  lui  eût  dès  l'abord  fermé  la  bouche 
sur  cet  article.  On  prit  un  grand  soin  de  faire  en  sorte 
qu'aucun  Anglois  de  Saint-Germain  ne  se  trouvât 
à  Versailles  ni  à  Paris,  à  aucune  portée  de  ceux 
de  l'ambassadeur,  et  cela  fut  très-exactement 
exécuté. 

Portland  fit  un  trait  au  milieu  de  son  séjour  qui 
donna  fort  à  penser,  mais  qu'il  soutint  avec  audace 
sans  faire  semblant  de  s'apercevoir  qu'on  l'eût  même 
remarqué.  Vaudemont  passoit  des  Pays-Bas  à  Milan, 
sans  approcher  de  la  cour.  Soit  affaires,  soit  galan- 
terie pour  l'ami  intime  .de  son  maître  qu'il  voulut 
ménager,  il  partit  de  Paris,  et  s'en  alla  à  Notre- 
Dame-de-Liesse ,  auprès  de  Laon,  voir  Vaudemont 
qui  y  passoit.  Le  marquis  de  Bedmar  passa  bientôt 
après  d'Espagne  aux  Pays-Bas,  pour  y  remplir  la 
place  qu'y  avoit  Vaudemont  de  gouverneur  des 
armes.  Il  n'avoit  pas  les  mêmes  exclusions  person- 
nelles que  Vaudemont  avoit  méritées. 

Il  vint  à  Paris  et  à  la  cour,  où  Monsieur,  à  cause 
de  la  feue  reine  sa  fille,  le  présenta  au  roi,  de  qui 
il  fut  fort  bien  reçu.  Portland  suivit  Monseigneur  à 
la  chasse.  Deux  fois  il  alla  de  Paris  à  Meudon  pour 
courre  le  loup,  et  toutes  les  deux  fois  Monseigneur 
le  retint  à  souper  avec  lui.  Le  roi  lui  donna  un  soir 
le  bougeoir  à  son  coucher,  qui  est  une  faveur  qui 
ne  se  fait  qu'aux  gens  les  plus  considérables  et  que 
le  roi  veut  distinguer.  Rarement  les  ambassadeurs 
se  familiarisent  à  faire  leur  cour  à  ces  heures,  et 
s'il  y  en  vient,  il  n'arrive  presque  jamais  qu'ils 
reçoivent  cet  agrément.  Celui-ci  prit  son  audience 
de  congé  le  20  mai,  comblé  de  tous  les  honneurs, 
de  toutes  les  fêtes,  de  tous  les  empressements  pos- 
sibles. Le  maréchal  de  Villeroy  eut  ordre  du  roi  de 


ioo  SAINT-SIMON  : 

le  mener  voir  Marly,  et  de  lui  en  faire  les  honneurs. 
Il  voulut  voir  tout  ce  qu'il  y  a  de  curieux  et  surtout 
Fontainebleau,  dont  il  fut  plus  content  que  d'aucune 
autre  maison  royale.  Quoiqu'il  eût  pris  congé,  il  alla 
faire  sa  cour  au  roi  qui  prenoit  médecine.  Le  roi  le 
fit  entrer  après  l'avoir  prise ,  ce  qui  étoit  une  dis- 
tinction fort  grande,  et  pour  la  combler,  il  le  fit 
entrer  dans  le  balustre  de  son  lit,  où  jamais  étranger, 
de  quelque  rang  et  de  quelque  caractère  qu'il  fût 
n'étoit  entré  à  l'exception  de  l'audience  de  cérémonie 
des  ambassadeurs.  Au  sortir  de  là  Portland  alla 
trouver  Monseigneur  à  la  chasse  qui  le  ramena  pour 
la  troisième  fois  souper  avec  lui  à  Meudon.  Le  grand 
prieur  s'y  mit  au-dessus  de  «lui  avec  quelque  affecta- 
tion, dont  l'autre,  quoique  ayant  pris  congé,  s'offensa 
fort,  et  le  lendemain  matin  alla  fièrement  dire  au  roi 
que  s'il  avoit  donné  le  rang  de  princes  du  sang  à 
MM.  de  Vendôme,  il  ne  leur  disputeroit  pas,  mais 
que,  s'ils  ne  l'avoient  pas,  il  croyoit  que  le  grand 
prieur  devoit  avoir  pour  lui  les  honnêtetés  qu'il 
n'avoit  pas  eues.  Le  roi  lui  répondit  qu'il  n'avoit  point 
donné  ce  rang  à  MM.  de  Vendôme,  et  qu'il  mande- 
rait à  Monseigneur  qui  étoit  encore  à  Meudon  de 
faire  que  cela  n'arrivât  plus.  Monsieur  lui  voulut 
faire  voir  Saint-Cloud  lui-même.  Madame  exprès 
n'y  alla  pas,  et  Monsieur  lui  donna  un  grand  repas 
où  Monseigneur  se  trouva  et  grande  compagnie.  Ce 
fut  encore  là  un  honneur  fort  distingué. 

Mais  parmi  tant  de  fleurs,  il  ne  laissa  pas  d'essuyer 
quelques  épines,  et  de  sentir  la  présence  du  légitime 
roi  d'Angleterre  en  France.  Il  étoit  allé  une  autre 
fois  à  Meudon  pour  suivre  Monseigneur  à  la  chasse. 
On  alloit  partir  et  Portland  se  bottoit,  lorsque  Mon- 
seigneur fut  averti  que  le  roi  d'Angleterre  se  trou- 
veroit  au  rendez-vous.  A  l'instant  il  le  manda  à 
Portland,  et  qu'il  le  prioit  de  remettre  à  une  autre 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  101 

fois.  Il  fallut  se  débotter  et  revenir  tout  de  suite  à 
Paris. 

Il  étoit  grand  chasseur.  Soit  envie  de  voir  faire  la 
meute  du  roi,  soit  surprise  de  ne  recevoir  aucune 
autre  civilité  du  duc  de  La  Rochefoucauld  que  la 
simple  révérence  lorsqu'ils  se  rencontroient ,  il  dit 
et  répéta  souvent  qu'il  mouroit  d'envie  de  chasser 
avec  les  chiens  du  roi.  Il  le  dit  tant  et  devant  tant 
de  gens,  qu'il  jugea  impossible  que  cela  ne  fût 
revenu  à  M.  de  La  Rochefoucauld,  et  cependant  sans 
aucune  suite.  Lassé  de  cette  obscurité  il  la  voulut 
percer,  et  au  sortir  d'un  lever  du  roi  aborda  franche- 
ment le  grand  veneur,  et  lui  dit  son  désir.  L'autre 
ne  s'en  embarrassa  point.  Il  lui  répondit  assez  sèche- 
ment qu'à  la  vérité  il  avoit  l'honneur  d'être  grand 
veneur,  mais  qu'il  ne  disposoit  point  des  chasses, 
que  c'étoit  le  roi  d'Angleterre  dont  il  prenoit  les 
ordres,  qu'il  y  venoit  très-souvent,  mais  qu'il  ne 
savoit  jamais  qu'au  moment  de  partir  quand  il  ne 
venoit  pas  au  rendez-vous,  et  tout  de  suite  la  révé- 
rence, et  laissa  là  Portland  dans  un  grand  dépit,  et 
toutefois  sans  se  pouvoir  plaindre.  M.  de  La  Roche- 
foucauld fut  le  seul  grand  seigneur  distingué  de  la 
cour  qui  n'approcha  jamais  Portland.  Ce  qu'il  lui 
répondit  étoit  pure  générosité  pour  le  roi  d'An- 
gleterre. Ce  prince,  à  la  vérité,  disposoit  quand  il 
vouloit  de  la  meute  du  roi,  mais  il  y  avoit  bien  des 
temps  qu'il  ne  chassoit  point,  et  jamais  à  toutes 
les  chasses.  Il  ne  tenoit  donc  qu'à  M.  de  La  Roche- 
foucauld d'en  donner  à  Portland  tant  qu'il  auroit 
voulu ,  à  coup  sûr  ;  mais  piqué  de  la  prostitution 
publique  à  la  vue  de  la  cour  de  Saint-Germain,  il 
ne  put  se  refuser  cette  mortification  au  triomphant 
ambassadeur  de  l'usurpateur  qui  avoit  attaché  à 
son  char  jusqu'à  M.  de  Lauzun,  malgré  ses  engage- 
ments  et   son   attachement   au   roi   et   à   la   reine 


102  SAINT-SIMON  : 

d'Angleterre,  et  sans  y  pouvoir  gagner  que  de  la 
honte,  pour  suivre  la  mode  et  croire  faire  sa  cour 
au  roi. 

Enfin  Portland,  comblé  en  toutes  les  manières 
possibles,  se  résolut  au  départ.  La  faveur  naissante 
du  duc  d'Albemarle  l'inquiétoit  et  le  hâta.  M.  le 
Prince  le  pria  de  passer  à  Chantilly,  et  il  lui  donna 
une  fête  magnifique  avec  ce  goût  exquis  qui,  en  ce 
genre,  est  l'apanage  particulier  aux  Condé.  De  là 
Portland  continua  son  chemin  par  la  Flandre  ;  non- 
seulement  il  eut  la  permission  du  roi  d'y  voir  toutes 
les  places  qu'il  voudrait,  mais  il  le  fit  accompagner 
par  des  ingénieurs  avec  ordre  de  les  lui  bien  montrer. 
Il  fut  reçu  partout  avec  les  plus  grands  honneurs, 
et  eut  toujours  un  capitaine  et  cinquante  hommes 
de  garde.  Le  bout  d'un  si  brillant  voyage  fut  de 
trouver  à  sa  cour  un  jeune  et  nouveau  compétiteur 
qui  prit  bientôt  le  dessus,  et  qui  ne  lui  laissa  que  les 
restes  de  l'ancienne  confiance,  et  le  regret  d'une 
absence  qui  l'avoit  laissé  établir.  Sur  son  départ  de 
Paris,  il  avoit  affecté  de  répandre  que  tant  que  le 
roi  Jacques  seroit  à  Saint-Germain  la  reine  d'An- 
gleterre ne  seroit  point  payée  du  douaire  qui  lui 
avoit  été  accordé  à  la  paix,  et  il  tint  parole. 


XVII. —MORT   DE    RACINE 

Presque  en  même  temps,  on  perdit  le  célèbre 
Racine,  si  connu  par  ses  belles  pièces  de  théâtre. 
Personne  n' avoit  plus  de  fonds  d'esprit,  ni  plus 
agréablement  tourné  ;  rien  du  poëte  dans  son  com- 
merce, et  tout  de  l'honnête  homme,  de  l'homme 
modeste,  et  sur  la  fin,  de  l'homme  de  bien.  Il  avoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  103 

les  amis  les  plus  illustres  à  la  cour,  aussi  bien  que 
parmi  les  gens  de  lettres  :  c'est  à  eux  à  qui  je  laisse 
d'en  parler,  mieux  que  je  ne  pourrois  faire.  Il  fit, 
pour  l'amusement  du  roi  et  de  Mme  de  Maintenon, 
et  pour  exercer  les  demoiselles  de  Saint-Cyr,  deux 
chefs-d'œuvre  en  pièces  de  théâtre  :  Eslher  et  Athalie, 
d'autant  plus  difficiles  qu'il  n'y  a  point  d'amour, 
et  que  ce  sont  des  tragédies  saintes,  où  la  vérité  de 
l'histoire  est  d'autant  plus  conservée  que  le  respect 
dû  à  l'Écriture  sainte  n'y  pourroit  souffrir  d'altéra- 
tion. La  comtesse  d'Ayen  et  Mme  de  Caylus  sur 
toutes  excellèrent  à  les  jouer,  devant  le  roi  et  le 
triage  le  plus  étroit  et  le  plus  privilégié,  chez  Mme 
de  Maintenon.  A  Saint-Cyr,  toute  la  cour  y  fut 
plusieurs  fois  admise,  mais  avec  choix.  Racine  fut 
chargé  de  l'histoire  du  roi,  conjointement  avec 
Despréaux,  son  ami.  Cet  emploi,  ces  pièces,  dont 
je  viens  de  parler,  ses  amis  lui  acquirent  des  pri- 
vances.  Il  arrivoit  même  quelquefois  que  le  roi  n'avoit 
point  de  ministres  chez  Mme  de  Maintenon,  comme 
les  vendredis,  surtout  quand  le  mauvais  temps  de 
l'hiver  y  rendoit  les  séances  fort  longues  ;  ils  en- 
voyoient  chercher  Racine  pour  les  amuser.  Malheu- 
reusement pour  lui,  il  étoit  sujet  à  des  distractions 
fort  grandes. 

Il  arriva  qu'un  soir  qu'il  étoit  entre  le  roi  et  Mme 
de  Maintenon,  chez  elle,  la  conversation  tomba  sur 
les  théâtres  de  Paris.  Après  avoir  épuisé  l'opéra,  on 
tomba  sur  la  comédie.  Le  roi  s'informa  des  pièces 
et  des  acteurs,  et  demanda  à  Racine  pourquoi,  à 
ce  qu'il  entendoit  dire,  la  comédie  étoit  si  fort 
tombée  de  ce  qu'il  l'avoit  vue  autrefois.  Racine  lui 
en  donna  plusieurs  raisons,  et  conclut  par  celle  qui, 
à  son  avis,  y  avoit  le  plus  de  part,  qui  étoit  que, 
faute  d'auteurs  et  de  bonnes  pièces  nouvelles,  les 
comédiens  en  donnoient  d'anciennes,  et  entre  autres 


104  SAINT-SIMON  : 

ces  pièces  de  Scarron,  qui  ne  valoient  rien  et  qui 
rebutoient  tout  le  monde.  A  ce  mot,  la  pauvre  veuve 
rougit,  non  pas  de  la  réputation  du  cul-de-jatte 
attaquée,  mais  d'entendre  prononcer  son  nom,  et 
devant  le  successeur.  Le  roi  s'embarrassa,  le  silence 
qui  se  fit  tout  d'un  coup  réveilla  le  malheureux 
Racine,  qui  sentit  le  puits  dans  lequel  sa  funeste 
distraction  le  venoit  de  précipiter.  Il  demeura  le  plus 
confondu  des  trois,  sans  plus  oser  lever  les  yeux  ni 
ouvrir  la  bouche.  Ce  silence  ne  laissa  pas  de  durer 
plus  que  quelques  moments,  tant  la  surprise  fut  dure 
et  profonde.  La  fin  fut  que  le  roi  renvoya  Racine, 
disant  qu'il  alloit  travailler.  Il  sortit  éperdu  et  gagna 
comme  il  put  la  chambre  de  Cavoye.  C'étoit  son  ami, 
il  lui  conta  sa  sottise.  Elle  fut  telle,  qu'il  n'y  avoit 
point  à  la  pouvoir  raccommoder.  Oncques  depuis, 
le  roi  ni  Mme  de  Maintenon  ne  parlèrent  à  Racine, 
ni  même  le  regardèrent.  Il  en  conçut  un  si  profond 
chagrin,  qu'il  en  tomba  en  langueur,  et  ne  vécut 
pas  deux  ans  depuis.  Il  les  mit  bien  à  profit  pour 
son  salut.  Il  se  fit  enterrer  à  Port-Royal  des  Champs, 
avec  les  illustres  habitants  duquel  il  avoit  eu  •des 
liaisons  dès  sa  jeunesse,  que  sa  vie  poétique  avoit 
même  peu  interrompues,  quoiqu'elle  fût  bien  éloignée 
de  leur  approbation. 


XVIII.  —  MORT  DE  LE   NOTRE 

Le  Nôtre  mourut  presque  en  même  temps,  après 
avoir  vécu  quatre-vingt-huit  ans  dans  une  santé 
parfaite,  [avec]  sa  tête  et  toute  la  justesse  et  le  bon 
goût  de  sa  capacité,  illustre  pour  avoir  le  premier 
donné  les  divers  dessins  de  ces  beaux  jardins  qui 
décorent  la  France,  et  qui  ont  tellement  effacé  la 


I 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  105 

réputation  de  ceux  d'Italie  qui,  en  effet,  ne  sont 
plus  rien  en  comparaison,  que  les  plus  fameux 
maîtres  en  ce  genre  viennent  d'Italie  apprendre  et 
admirer  ici.  Le  Nôtre  avoit  une  probité,  une  exacti- 
tude et  une  droiture  qui  le  faisoit  estimer  et  aimer 
de  tout  le  monde.  Jamais  il  ne  sortit  de  son  état  ni 
ne  se  méconnut,  et  fut  toujours  parfaitement  désin- 
téressé. Il  travailloit  pour  les  particuliers  comme  pour 
le  roi ,  et  avec  la  même  application  ;  ne  cherchoit 
qu'à  aider  la  nature,  et  à  réduire  le  vrai  beau  aux 
moins  de  frais  qu'il  pouvoit  ;  il  avoit  une  naïveté  et 
une  vérité  charmante.  Le  pape  pria  le  roi  de  le  lui 
prêter  pour  quelques  mois.  En  entrant  dans  la 
chambre  du  pape,  au  lieu  de  se  mettre  à  genoux, 
il  courut  à  lui.  «  Eh  !  bonjour,  lui  dit-il,  mon 
révérend  père,  en  lui  sautant  au  cou,  et  l'embras- 
sant et  le  baisant  des  deux  côtés.  Eh  !  que  vous 
avez  bon  visage,  et  que  je  suis  aise  de  vous  voir  et 
en  si  bonne  santé  !  »  Le  pape,  qui  étoit  Clément  X, 
Altieri,  se  mit  à  rire  de  tout  son  cœur.  Il  fut  ravi  de 
cette  bizarre  entrée,  et  lui  fit  mille  amitiés. 

A  son  retour  le  roi  le  mena  dans  ses  jardins  de 
Versailles ,  où  il  lui  montra  ce  qu'il  y  avoit  fait  depuis 
son  absence.  A  la  colonnade  il  ne  disoit  mot.  Le  roi 
le  pressa  d'en  dire  son  avis  :  «  Eh  bien  !  sire,  que 
voulez-vous  que  je  vous  dise  ?  d'un  maçon  vous 
avez  fait  un  jardinier  (c' étoit  Mansart) ,  il  vous  a 
donné  un  plat  de  «  son  métier.  »  Le  roi  se  tut  et 
chacun  sourit  ;  et  il  étoit  vrai  que  ce  morceau 
d'architecture,  qui  n'étoit  rien  moins  qu'une  fon- 
taine et  qui  la  vouloit  être,  étoit  fort  déplacé  dans 
un  jardin.  Un  mois  avant  sa  mort,  le  roi,  qui 
aimoit  à  le  voir  et  à  le  faire  causer,  le  mena  dans 
ses  jardins,  et  à  cause  de  son  grand  âge,  le  fit 
mettre  dans  une  chaise  que  des  porteurs  rouloient 
à  côté  de  la  sienne,  et  Le  Nôtre  disoit  là  :  «  Ah  !  mon 


io6  SAINT-SIMON  : 

pauvre  père,  si  tu  vivois  et  que  tu  pusses  voir  un 
pauvre  jardinier  comme  moi,  ton  fils,  se  promener 
en  chaise  à  côté  du  plus  grand  roi  d  monde,  rien 
ne  manqueroit  à  ma  joie.  »  Il  étoit  intendant  des 
bâtiments  et  logeoit  aux  Tuileries,  dont  il  avoit  soin 
du  jardin,  qui  est  de  lui,  et  du  palais.  Tout  ce  qu'il 
a  fait  est  encore  fort  au-dessus  de  tout  ce  qui  a  été 
fait  depuis,  quelque  soin  qu'on  ait  pris  de  l'imiter  et 
de  travailler  d'après  lui  le  plus  qu'il  a  été  possible.  Il 
disoit  des  parterres  qu'ils  n'étoient  bons  que  pour  les 
nourrices  qui,  ne  pouvant  quitter  leurs  enfants,  s'y 
promenoient  des  yeux  et  les  admiroient  du  deuxième 
étage.  Il  y  excelloit  néanmoins  comme  dans  toutes 
les  parties  des  jardins,  mais  il  n'en  faisoit  aucune 
estime,  et  il  avoit  raison,  car  c'est  où  on  ne  se  pro- 
mène jamais. 


XIX.— DÉCLARATION  DU  ROI  D'ESPAGNE 

Le  lundi  15  novembre,  le  roi  partit  de  Fontaine- 
bleau entre  neuf  et  dix  heures,  n'ayant  dans  son 
carrosse  que  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne,  Mme  la  princesse  de  Conti, 
et  la  duchesse  du  Lude,  mangea  un  morceau  sans 
en  sortir,  et  arriva  à  Versailles  sur  les  quatre  heures. 
Monseigneur  alla  dîner  à  Meudon  pour  y  demeurer 
quelques  jours,  et  Monsieur  et  Madame  à  Paris. 
En  chemin,  l'ambassadeur  d'Espagne  reçut  un 
courrier  avec  de  nouveaux  ordres  et  de  nouveaux 
empressements  pour  demander  M.  le  duc  d'Anjou. 
La  cour  se  trouva  fort  grosse  à  Versailles,  que  la 
curiosité  y  avoit  rassemblée  dès  le  jour  même  de 
l'arrivée  du  roi. 

Le  lendemain,  mardi  16  novembre,  le  roi,  au  sortir 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  107 

de  son  lever,  fit  entrer  l'ambassadeur  d'Espagne 
dans  son  cabinet,  où  M.  le  duc  d'Anjou  s'étoit  rendu 
par  les  derrières.  Le  roi,  le  lui  montrant,  lui  dit  qu'il 
le  pouvoit  saluer  comme  son  roi.  Aussitôt  il  se  jeta 
à  genoux  à  la  manière  espagnole,  et  lui  fit  un  assez 
long  compliment  en  cette  langue.  Le  roi  lui  dit  qu'il 
ne  l'entendoit  pas  encore,  et  que  c'étoit  à  lui  à  ré- 
pondre pour  son  petit-fils.  Tout  aussitôt  après,  le 
roi  fit,  contre  toute  coutume,  ouvrir  les  deux  bat- 
tants de  la  porte  de  son  cabinet,  et  commanda  à 
tout  le  monde  qui  étoit  là  presque  en  foule  d'entrer  ; 
puis,  passant  majestueusement  les  yeux  sur  la  nom- 
breuse compagnie  :  «  Messieurs,  leur  dit-il  en  mon- 
trant le  duc  d'Anjou,  voilà  le  roi  d'Espagne.  La 
naissance  l'appeloit  à  cette  couronne,  le  feu  roi 
aussi  par  son  testament,  toute  la  nation  l'a  souhaité 
et  me  l'a  demandé  instamment  ;  c'étoit  l'ordre  du 
ciel  ;  je  l'ai  accordé  avec  plaisir.  »  Et  se  tournant  à 
son  petit-fils  :  «  Soyez  bon  Espagnol,  c'est  présente- 
ment votre  premier  devoir,  mais  souvenez-vous  que 
vous  êtes  né  François,  pour  entretenir  l'union  entre 
les  deux  nations  ;  c'est  le  moyen  de  les  ■  rendre 
heureuses  et  de  conserver  la  paix  de  l'Europe.  » 
Montrant  après  du  doigt  son  petit-fils  à  l'ambassa- 
deur :  «  S'il  suit  mes  conseils,  lui  dit-il,  vous  serez 
grand  seigneur,  et  bientôt  ;  il  ne  sauroit  mieux 
faire  que  de  suivre  vos  avis.  » 

Ce  premier  brouhaha  du  courtisan  passé,  les  deux 
autres  fils  de  France  arrivèrent,  et  tous  trois  s'em- 
brassèrent tendrement  et  les  larmes  aux  yeux  à 
plusieurs  reprises.  Zinzendorf,  envoyé  de  l'empereur, 
qui  a  depuis  fait  une  grande  fortune  à  Vienne,  avoit 
demandé  audience  dans  l'ignorance  de  ce  qui  se 
devoit  passer,  et  dans  la  même  ignorance  attendoit 
en  bas  dans  la  salle  des  ambassadeurs  que  l'introduc- 
teur le  vînt  chercher  pour  donner  part  de  la  naissance 


108  SAINT-SIMON  : 

de  l'archiduc,  petit-fils  de  l'empereur,  qui  mourut 
bientôt  après.  Il  monta  donc  sans  rien  savoir  de  ce 
qui  venoit  de  se  passer.  Le  roi  fit  passer  le  nouveau 
monarque  et  l'ambassadeur  d'Espagne  dans  ses 
arrière-cabinets,  puis  fit  entrer  Zinzendorf,  qui 
n'apprit  qu'en  sortant  le  fâcheux  contretemps  dans 
lequel  il  étoit  tombé.  Ensuite  le  roi  alla  à  la  messe 
à  la  tribune,  à  l'ordinaire,  mais  le  roi  d'Espagne  avec 
lui  et  à  sa  droite.  A  la  tribune,  la  maison  royale,  c'est- 
à-dire  jusqu'aux  petits-fils  de  France  inclusivement, 
et  non  plus,  se  mettoient  à  la  rangette  et  de  suite  sur  le 
drap  de  pied  du  roi  ;  et  comme  là,  à  la  différence  du 
prie-Dieu,  ils  étoient  tous  appuyés  comme  lui  sur  la 
balustrade  couverte  du  tapis,  il  n'y  a  voit  que  le  roi 
seul  qui  eût  un  carreau  par-dessus  la  banquette, 
et  eux  tous  étoient  à  genoux  sur  la  banquette  cou- 
verte du  même  drap  de  pied,  et  tous  sans  carreau. 
Arrivant  à  la  tribune,  il  ne  se  trouva  que  le  carreau 
du  roi,  qui  le  prit  et  le  présenta  au  roi  d'Espagne, 
lequel  n'ayant  pas  voulu  l'accepter,  il  fut  mis  à  côté, 
et  tous  deux  entendirent  la  messe  sans  carreau. 
Mais  après  il  y  en  eut  toujours  deux  quand  ils 
ail  oient  à  la  même  messe,  ce  qui  arriva  fort  souvent. 

Revenant  de  la  messe,  le  roi  s'arrêta  dans  la  pièce 
du  lit  du  grand  appartement,  et  dit  au  roi  d'Espagne 
que  désormais  ce  seroit  le  sien  ;  il  y  coucha  dès  le 
même  soir,  et  il  y  reçut  toute  la  cour  qui  en  foule 
alla  lui  rendre  ses  respects.  Villequier,  premier  gentil- 
homme de  la  chambre  du  roi,  en  survivance  du  duc 
d' Aumont ,  son  père,  eut  ordre  de  le  servir  ;  et  le  roi 
lui  céda  deux  de  ses  cabinets,  où  on  entre  de  cette 
pièce,  pour  s'y  tenir  lorsqu'il  seroit  en  particulier, 
et  ne  pas  rompre  la  communication  des  deux  ailes 
qui  n'est  que  par  ce  grand  appartement. 

Dès  le  même  jour  on  sut  que  le  roi  d'Espagne 
partirait  le   Ier  décembre  ;  qu'il  seroit  accompagné 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  109 

des  deux  princes,  ses  frères,  qui  demandèrent  d'aller 
jusqu'à  la  frontière  ;  que  M.  de  Beauvilliers  auroit 
l'autorité  dans  tout  le  voyage  sur  les  princes  et  les 
courtisans,  et  le  commandement  seul  sur  les  gardes, 
les  troupes,  les  officiers  et  la  suite,  et  qu'il  régleroit, 
disposerait  seul  de  toutes  choses.  Le  maréchal-duc 
de  Noailles  lui  fut  joint,  non  pour  se  mêler,  ni  or- 
donner de  quoi  que  ce  soit  en  sa  présence,  quoique 
maréchal  de  France  et  capitaine  des  gardes  du 
corps,  mais  pour  le  suppléer  en  tout  en  cas  de 
maladie  ou  d'absence  du  lieu  où  seroient  les  princes. 
Toute  la  jeunesse  de  la  cour,  de  l'âge  à  peu  près  des 
princes,  eut  permission  de  faire  le  voyage,  et  beau- 
coup y  allèrent  ou  entre  eux  ou  dans  les  carrosses  de 
suite.  On  sut  encore  que  de  Saint- Jean  de  Luz, 
après  la  séparation,  les  deux  princes  iroient  voir  la 
Provence  et  le  Languedoc,  passant  par  un  coin  du 
Dauphiné  ;  qu'ils  reviendraient  par  Lyon,  et  que  le 
voyage  serait  de  quatre  mois.  Cent  vingt  gardes  sous 
Vaudreuil,  lieutenant,  et  Mon  tesson,  enseigne,  avec 
des  exempts,  furent  commandés  pour  les  suivre,  et 
MM.  de  Beauvilliers  et  de  Noailles  eurent  chacun 
cinquante  mille  livres  pour  leur  voyage. 

Monseigneur,  qui  savoit  l'heure  que  le  roi  s'étoit 
réglée  pour  la  déclaration  du  roi  d'Espagne,  l'apprit 
à  ceux  qui  étoient  à  Meudon  ;  et  Monsieur,  qui  en 
eut  le  secret  en  partant  de  Fontainebleau,  se  mit  sous 
sa  pendule  dans  l'impatience  de  l'annoncer,  et  quel- 
ques minutes  avant  l'heure  ne  put  s'empêcher  de 
dire  à  sa  cour  qu'elle  alloit  apprendre  une  grande 
nouvelle,  qu'il  leur  dit,  dès  que  l'aiguille  arrivée 
sur  l'heure  le  lui  permit.  Dès  le  vendredi  précédent, 
Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  M.  le  duc  d'Anjou  et  l'am- 
bassadeur d'Espagne  le  surent,  et  en  gardèrent  si 
bien  le  secret  qu'il  n'en  transpira  rien  à  leur  air  ni  à 
leurs  manières.  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  le 


no  SAINT-SIMON  : 

sut  en  arrivant  de  Fontainebleau,  et  M.  le  duc  de 
Berry  le  lundi  matin.  Leur  joie  fut  extrême,  quoique 
mêlée  de  l'amertume  de  se  séparer;  ils  étoient  tendre- 
ment unis,  et,  si  la  vivacité  et  l'enfance  excitoient 
quelquefois  de  petites  riottes  entre  le  premier  et  le 
troisième,  c'étoit  toujours  le  second,  naturellement 
sage,  froid  et  réservé,  qui  les  raccommodoit. 

Aussitôt  après  la  déclaration,  le  roi  la  manda  par 
le  premier  écuyer  au  roi  et  à  la  reine  d'Angleterre. 
L'après-dînée  le  roi  d'Espagne  alla  voir  Monseigneur 
à  Meudon,  qui  le  reçut  à  la  portière  et  le  conduisit 
de  même.  Il  le  fit  toujours  passer  devant  lui  partout, 
et  lui  donna  de  la  Majesté  ;  en  public  ils  demeurè- 
rent debout.  Monseigneur  parut  hors  de  lui  de  joie. 
Il  répétoit  souvent  que  jamais  homme  ne  s'étoit 
trouvé  en  état  de  dire  comme  lui  :  Le  roi  mon  père, 
et  le  roi  mon  fils.  S'il  a  voit  su  la  prophétie  qui  dès 
sa  naissance  avoit  dit  de  lui  :  Fils  de  roi,  père  de 
roi,  et  jamais  roi,  et  que  tout  le  monde  avoit  ouï 
répéter  mille  fois,  je  pense  que,  quelque  vaines  que 
soient  ces  prophéties,  il  ne  s'en  seroit  pas  tant 
réjoui.  Depuis  cette  déclaration,  le  roi  d'Espagne 
fut  traité  comme  le  roi  d'Angleterre.  Il  avoit  à 
souper  un  fauteuil  et  son  cadenas  à  la  droite  du  roi, 
Monseigneur  et  le  reste  de  la  famille  royale,  des 
ployants  au  bout,  et  au  retour  de  la  table  à  l'ordi- 
naire, pour  boire,  une  soucoupe  et  un  verre  couvert, 
et  l'essai  comme  pour  le  roi.  Ils  ne  se  voyoient  en 
public  qu'à  la  chapelle,  et  pour  y  aller  et  en  revenir, 
et  à  souper,  au  sortir  duquel  le  roi  le  conduisoit 
jusqu'à  la  porte  de  la  galerie.  Il  vit  le  roi  et  la  reine 
d'Angleterre  à  Versailles  et  à  Saint-Germain,  et  ils 
se  traitèrent  comme  le  roi  et  le  roi  d'Angleterre  en 
tout,  mais  les  trois  rois  ne  se  trouvèrent  jamais  nulle 
part  tous  trois  ensemble.  Dans  le  particulier,  c'est- 
à-dire  dans  les  cabinets  et  chez  Mme  de  Maintenon, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  ni 

il  vivoit  en  duc  d'Anjou  avec  le  roi  qui,  au  premier 
souper,  se  tourna  à  l'ambassadeur  d'Espagne,  et  lui 
dit  qu'il  croyoit  encore  que  tout  ceci  étoit  un  songe. 
Il  ne  vit  qu'une  fois  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne 
et  Mgrs  ses  frères,  en  cérémonie,  chez  lui  et  chez 
eux.  La  visite  se  passa  comme  la  première  du  roi 
d'Angleterre,  et  de  même  avec  Monsieur  et  Madame 
qu'il  alla  voir  à  Paris.  Quand  il  sortoit  ou  rentroit, 
la  garde  battoit  aux  champs  ;  en  un  mot  toute  égalité 
avec  le  roi.  Lorsque,  allant  ou  venant  de  la  messe, 
ils  passoient  ensemble  le  grand  appartement,  le  roi 
prenoit  la  droite,  et  à  la  dernière  pièce  la  quittoit  au 
roi  d'Espagne,  parce  qu'alors  il  n'étoit  plus  dans  son 
appartement.  Les  soirs  il  les  passoit  chez  Mme  de 
Maintenon,  dans  des  pièces  séparées  de  celles  où 
elle  étoit  avec  le  roi,  et  là  il  jouoit  à  toutes  sortes 
de  jeux,  et  le  plus  ordinairement  à  courre  comme 
des  enfants  avec  Mgrs  ses  frères,  Mme  la  duchesse 
de  Bourgogne  qui  s'occupoit  fort  de  l'amuser  et  ce 
petit  nombre  de  dames  à  qui  cet  accès  étoit  permis. 

Le  nonce  et  l'ambassadeur  de  Venise,  un  moment 
après  la  déclaration,  fendirent  la  presse  et  allèrent 
témoigner  leur  joie  au  roi  et  au  nouveau  roi,  ce 
qui  fut  extrêmement  remarqué.  Les  autres  ministres 
étrangers  se  tinrent  sur  la  réserve,  assez  embarras- 
sés ;  mais  l'état  de  Zinzendorf,  qui  demeura  quelque 
temps  dans  le  salon  au  sortir  de  son  audience,  fut 
une  chose  tout  à  fait  singulière  et  curieuse.  Je  pense 
qu'il  eût  acheté  cher  un  mot  d'avis  à  temps  d'être 
demeuré  à  Paris.  Bientôt  après  l'ambassadeur  de 
Savoie,  et  tous  les  ministres  des  princes .  d'Italie, 
vinrent  saluer  et  féliciter  le  roi  d'Espagne.    . 

Le  mercredi  17  novembre,  Harcourt  fut  déclaré 
duc  héréditaire  et  ambassadeur  en  Espagne,  avec 
ordre  d'attendre  le  roi  d'Espagne  à  Bayonne  et  de 
l'accompagner    à    Madrid.    Tallard   étoit   encore   à 


ii2  SAINT-SIMON  : 

Versailles  sur  son  départ  pour  retourner  à  Londres, 
où  le  roi  d'Angleterre  étoit  arrivé  de  Hollande. 
C'étoit  l'homme  du  monde  le  plus  rongé  d'ambition 
et  de  politique.  Il  fut  si  outré  de  voir  son  traité  de 
partage  renversé,  et  Harcourt  duc  héréditaire,  qu'il 
en  pensa  perdre  l'esprit.  On  le  voyoit  des  fenêtres 
du  château  se  promener  tout  seul  dans  le  jardin, 
sur  les  parterres,  ses  bras  en  croix  sur  sa  poitrine, 
son  chapeau  sur  ses  yeux,  parlant  tout  seul  et  gesti- 
culant parfois  comme  un  possédé.  Il  a  voit  voulu, 
comme  nous  l'avons  vu,  se  donner  l'honneur  du 
traité  de  partage,  comme  Harcourt  laissoit  croire 
tant  qu'il  pouvoit  que  le  testament  étoit  son  ouvrage, 
dont  il  n'avoit  jamais  su  un  mot  que  par  l'ouverture 
de  la  dépêche  du  roi  à  Bayonne,  comme  je  l'ai 
raconté,  ni  Tallard  n'avoit  eu  d'autre  part  au  traité 
de  partage  que  la  signature.  Dans  cet  état  de  rage, 
ce  dernier,  arrivant  pour  dîner  chez  Torcy,  trouva 
qu'on  étoit  à  table,  et,  perçant  dans  une  autre  pièce 
sans  dire  mot,  y  jeta  son  chapeau  et  sa  perruque 
sur  des  sièges,  et  se  mit  à  déclamer  tout  haut  et  tout 
seul  sur  l'utilité  du  traité  de  partage,  les  dangers  de 
l'acceptation  du  testament,  le  bonheur  d'Harcourt 
qui,  sans  y  avoir  rien  fait,  lui  enlevoit  sa  récompense. 
Tout  cela  fut  accompagné  de  tant  de  dépit,  de 
jalousie,  mais  surtout  de  grimaces  et  de  postures  si 
étranges,  qu'à  la  fin  il  fut  ramené  à  lui-même  par 
un  éclat  de  rire  dont  le  grand  bruit  le  fit  soudaine- 
ment retourner  en  tressaillant,  et  il  vit  alors  sept 
ou  huit  personnes  à  table,  environnées  de  valets, 
qui  mangeoient  dans  la  même  pièce,  et  qui  s'étant 
prolongé  le  plus  qu'ils  avoient  pu  le  plaisir  de  l'en- 
tendre, et  celui  de  le  voir  par  la  glace  vers  laquelle 
il  étoit  tourné  debout  à  la  cheminée,  n'avoient  pu  y 
tenir  plus  longtemps,  avoient  tous  à  la  fois  laissé 
échapper  ce  grand  éclat  de  rire.  On  peut  juger  de  ce 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  113 

que  devint  Tallard  à  ce  réveil,  et  tous  les  contes  qui 
en  coururent  par  Versailles. 

Le  vendredi  19  novembre,  le  roi  d'Espagne  prit  le 
grand  deuil.  Villequier  dans  les  appartements,  et 
ailleurs  un  lieutenant  des  gardes ,  portèrent  la  queue 
de  son  manteau.  Deux  jours  après,  le  roi  le  prit  en 
violet  à  l'ordinaire  et  drapa  ainsi  que  ceux  qui 
drapent  avec  lui.  Le  lundi  22  on  eut  des  lettres  de 
l'électeur  de  Bavière,  de  Bruxelles,  pour  reconnoître 
le  roi  d'Espagne.  Il  le  fit  proclamer  parmi  les  Te 
Deum,  les  illuminations  et  les  réjouissances,  et  nomma 
le  marquis  de  Bedmar,  mestre  de  camp  général  des 
Pays-Bas,  pour  venir  ici  de  sa  part.  Le  même  jour, 
le  parlement  en  corps  et  en  robes  rouges,  mais  sans 
fourrures  ni  mortiers,  vint  saluer  le  roi  d'Espagne.  Le 
premier  président  le  harangua,  ensuite  la  chambre  des 
comptes  et  les  autres  cours,  conduites  par  le  grand 
maître  des  cérémonies.  Le  roi  d'Espagne  ne  se  leva 
point  de  son  fauteuil  pour  pas  un  de  ces  corps,  mais  il 
demeura  toujours  découvert.  Chez  le  prince  de  Galles 
à  Saint-Germain,  et  chez  Monsieur  à  Paris,  il  ne 
s'assit  point  et  fut  reçu  et  conduit  à  sa  portière 
comme  il  avoit  été  à  Meudon.  Le  mercredi  24,  le  roi 
alla  à  Marly  jusqu'au  samedi  suivant  ;  le  roi  d'Es- 
pagne fut  du  voyage.  Tout  s'y  passa  comme  à  Ver- 
sailles, excepté  qu'il  fut  davantage  parmi  tout  le 
monde  dans  le  salon.  Il  mangea  toujours  à  la  table 
du  roi,  dans  un  fauteuil  à  sa  droite. 

L'ambassadeur  de  Hollande,  contre  tout  usage  des 
ministres  étrangers,  alla  par  les  derrières  chez  Torcy 
se  plaindre  amèrement  de  l'acceptation  du  testa- 
ment, de  la  part  de  ses  maîtres.  L'ambassadeur 
d'Espagne  y  amena  le  marquis  de  Bedmar,  que  le 
roi  vit  longtemps  seul  dans  son  cabinet.  Le  prince 
de  Chimay  et  quelques  autres  Espagnols  et  Flamands 
qui  les   accompagnoient   saluèrent   aussi   les   deux 


ii4  SAINT-SIMON  : 

rois  ;  le  nôtre  les  promena  dans  les  jardins,  et  leur 
en  fit  les  honneurs  en  présence  du  roi  d'Espagne. 
Ils  furent  surpris  de  ce  que  le  roi  fit  à  l'ordinaire 
couvrir  tout  le  monde  et  eux-mêmes  ;  il  s'en  aperçut, 
et  leur  dit  que  jamais  on  ne  se  couvroit  devant  lui, 
mais  qu'aux  promenades  il  ne  vouloit  pas  que  per- 
sonne s'enrhumât. 

Le  dimanche  28,  l'ambassadeur  d'Espagne  apporta 
au  roi  des  lettres  de  M.  de  Vaudemont,  gouverneur 
du  Milanois,  qui  y  a  voit  fait  proclamer  le  roi  d'Es- 
pagne, avec  les  mêmes  démonstrations  de  joie  qu'à 
Bruxelles,  et  qui  donnoit  les  mêmes  assurances  de 
fidélité.  Bedmar  retourna  en  Flandre,  après  avoir 
encore  entretenu  le  roi,  auquel  il  plut  fort.  Les  cour- 
riers d'Espagne  pleuvoient,  avec  des  remercîments 
et  des  joies  nonpareilles  dans  les  lettres  de  la  junte. 
Le  Ier  décembre,  le  chancelier,  à  la  tête  du  conseil 
en  corps,  alla  prendre  congé  du  roi  d'Espagne,  mais 
sans  harangue,  l'usage  du  conseil  étant  de  ne 
haranguer  pas  même  le  roi.  Le  lundi  2,  le  roi  d'Es- 
pagne fit  grand  d'Espagne  de  la  première  classe  le 
marquis  de  Castel  dos  Rios,  ambassadeur  d'Espagne, 
et  prit  sans  cérémonie  la  Toison  d'or,  conservant 
l'ordre  du  Saint-Esprit,  qui  par  ses  statuts  est  com- 
patible avec  cet  ordre  et  celui  de  la  Jarretière  seule- 
ment. Il  la  porta  avec  un  ruban  noir  cordonné,  en 
attendant  d'en  recevoir  le  collier  en  Espagne  par  le 
plus  ancien  chevalier.  La  manière  de  porter  la  Toison 
a  fort  varié,  et  est  maintenant  fixée  au  ruban  rouge 
onde  au  cou.  D'abord  ce  fut  pour  tous  les  jours  un 
petit  collier  léger  sur  le  modèle  de  celui  des  jours  de 
cérémonie  ;  il  dégénéra  en  chaîne  ordinaire,  puis  se 
mit  à  la  boutonnière  par  commodité.  Un  ruban 
succéda  à  la  chaîne,  soit  au  cou,  soit  à  la  boutonnière, 
et,  comme  il  n'étoit  pas  de  l'institution,  la  couleur  en 
fut  indifférente  ;  enfin  la  noire  prévalut  par  l'exemple 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  115 

et  le  nombre  des  chevaliers  graves  et  âgés,  jusqu'à 
ce  que  l'électeur  de  Bavière,  étant  devenu  gouver- 
neur des  Pays-Bas,  préféra  le  rouge  comme  d'un 
plus  ancien  usage  et  plus  parant.  A  son  exemple, 
tous  les  chevaliers  de  la  Toison  des  Pays-Bas  et 
d'Allemagne  prirent  le  ruban  rouge  onde,  et  le  roi 
d'Espagne  le  prit  de  même  bientôt  après  l'avoir 
porté  en  noir,  et  personne  depuis  ne  l'a  plus  porté 
autrement,  ni  à  la  boutonnière,  que  pour  la  chasse. 

La  maison  royale,  les  princes  et  princesses  du  sang, 
toute  la  cour,  le  nonce,  les  ambassadeurs  de  Venise 
et  de  Savoie,  les  ministres  des  princes  d'Italie  prirent 
congé  du  roi  d'Espagne,  qui  ne  fit  aucune  visite 
d'adieu.  Le  roi  donna  aux  princes  ses  petits-fils 
vingt  et  une  bourses  de  mille  louis  chacune,  pour 
leur  poche  et  leurs  menus  plaisirs  pendant  le  voyage, 
et  beaucoup  d'argent  d'ailleurs  pour  les  libéralités. 

Enfin  le  samedi  4  décembre,  le  roi  d'Espagne  alla 
chez  le  roi  avant  aucune  entrée,  et  y  resta  longtemps 
seul,  puis  descendit  chez  Monseigneur  avec  qui  il 
fut  aussi  seul  longtemps.  Tous  entendirent  la  messe 
ensemble  à  la  tribune  ;  la  foule  des  courtisans  étoit 
incroyable.  Au  sortir  de  la  messe  ils  montèrent  tout 
de  suite  en  carrosse  :  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne 
entre  les  deux  rois  au  fond,  Monseigneur  au  devant 
entre  Mgrs  ses  autres  deux  fils,  Monsieur  à  une 
portière  et  Madame  à  l'autre,  environnés  en  pompe  de 
beaucoup  plus  de  gardes  que  d'ordinaire,  des  gens 
d'armes  et  des  chevau-légers  ;  tout  le  chemin  jusqu'à 
Sceaux  jonché  de  carrosses  et  de  peuple,  et  Sceaux, 
où  ils  arrivèrent  un  peu  après  midi,  plein  de  dames 
et  de  courtisans,  gardé  par  les  deux  compagnies  des 
mousquetaires.  Dès  qu'ils  eurent  mis  pied  à  terre, 
le  roi  traversa  tout  l'appartement  bas,  entra  seul 
dans  la  dernière  pièce  avec  le  roi  d'Espagne,  et  fit 
demeurer  tout  le  monde  dans  le  salon.  Un  quart 


n6  SAINT-SIMON  : 

d'heure  après  il  appela  Monseigneur  qui  et  oit  resté 
aussi  dans  le  salon,  et  quelque  temps  après  l'am- 
bassadeur d'Espagne,  qui  prit  là  congé  du  roi  son 
maître.  Un  moment  après  il  fît  entrer  ensemble  Mgr 
et  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  M.  le  duc  de 
Berry,  Monsieur  et  Madame,  et  après  un  court 
intervalle  les  princes  et  les  princesses  du  sang.  La 
porte  étoit  ouverte  à  deux  battants,  et  du  salon  on 
les  voyoit  tous  pleurer  avec  amertume.  Le  roi  dit 
au  roi  d'Espagne,  en  lui  présentant  ces  princes  : 
«  Voici  les  princes  de  mon  sang  et  du  vôtre  ;  les  deux 
nations  présentement  ne  doivent  plus  se  regarder 
que  comme  une  même  nation  :  ils  doivent  avoir  les 
mêmes  intérêts  ;  ainsi  je  souhaite  que  ces  princes 
soient  attachés  à  vous  comme  à  moi  ;  vous  ne  sauriez 
avoir  d'amis  plus  fidèles  ni  plus  assurés.  »  Tout 
cela  dura  bien  une  heure  et  demie.  A  la  fin  il  fallut 
se  séparer.  Le  roi  conduisit  le  roi  d'Espagne  jusqu'au 
bout  de  l'appartement,  et  l'embrassa  à  plusieurs 
reprises  et  le  tenant  longtemps  dans  ses  bras,  Mon- 
seigneur de  même.  Le  spectacle  fut  extrêmement 
touchant. 

Le  roi  rentra  quelque  temps  pour  se  remettre, 
Monseigneur  monta  seul  en  calèche  et  s'en  alla  à 
Meudon,  et  le  roi  d'Espagne  avec  Mgrs  ses  frères  et 
M.  de  Noailles  dans  son  carrosse  pour  aller  coucher 
à  Chartres.  Le  roi  se  promena  ensuite  en  calèche 
avec  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  Monsieur  et 
Madame,  puis  retournèrent  tous  à  Versailles.  Des- 
granges, maître  des  cérémonies,  et  Noblet,  un  des 
premiers  commis  de  Torcy,  pour  servir  de  secrétaire, 
suivirent  au  voyage.  Louville,  de  qui  j'ai  souvent 
parlé,  Montriel  et  Valouse  pour  écuyers,  Hersent, 
premier  valet  de  garde-robe,  et  Laroche  pour  premier 
valet  de  chambre,  suivirent  pour  demeurer  en 
Espagne,    avec    quelques    menus    domestiques    de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  117 

chambre  et  de  garde-robe,  et  quelques  gens  pour 
la  bouche  et  de  médecine. 

M.  de  Beauvilliers ,  qui  se  crevoit  de  quinquina 
pour  arrêter  une  fièvre  opiniâtre  accompagnée  d'un 
fâcheux  dévoiement,  mena  Mme  sa  femme  à  qui 
Mmes  de  Cheverny  et  de  Rasilly  tinrent  compagnie. 
Le  roi  voulut  absolument  qu'il  se  mît  en  chemin  et 
qu'il  tâchât  de  faire  le  voyage.  Il  l'entretint  long- 
temps le  lundi  matin  avant  que  personne  fût  entré, 
ni  lui  sorti  du  lit,  d'où  M.  de  Beauvilliers  monta 
tout  de  suite  en  carrosse  pour  aller  coucher  à  Étampes 
et  joindre  le  roi  d'Espagne  le  lendemain  à  Orléans. 
Laissons-les  aller,  et  admirons  la  Providence  qui 
se  joue  des  pensées  des  hommes  et  dispose  des  États. 
Qu'auroient  dit  Ferdinand  et  Isabelle,  Charles-Quint 
et  Philippe  II  qui  ont  voulu  envahir  la  France  à  tant 
de  différentes  reprises,  qui  ont  été  si  accusés  d'as- 
pirer à  la  monarchie  universelle,  et  Philippe  IV 
même,  avec  toutes  ses  précautions  au  mariage  du 
roi  et  à  la  paix  des  Pyrénées,  de  voir  un  fils  de 
France  devenir  roi  d'Espagne  par  le  testament  du 
dernier  de  leur  sang  en  Espagne,  et  par  le  vœu 
universel  de  tous  les  Espagnols,  sans  dessein,  sans 
intrigue,  sans  une  amorce  tirée  de  notre  part,  et  à 
l'insu  du  roi,  à  son  extrême  surprise  et  de  tous  ses 
ministres,  et  qui  n'eut  que  l'embarras  de  se  déter- 
miner et  la  peine  d'accepter  ?  Que  de  grandes  et  sages 
réflexions  à  faire,  mais  qui  ne  seroient  pas  en  place 
dans  ces  Mémoires  ! 


XX. —  MORT    DE    MONSIEUR 

Monsieur  étoit  toujours   à   Saint-Cloud,  dans  la 
même  situation  de  cœur  et  d'esprit,  et  gardant  avec 


n8  SAINT-SIMON  : 

le  roi  la  même  conduite  que  j'ai  expliquée.  C'étoit 
pour  lui  être  hors  de  son  centre,  à  la  foiblesse  dont 
il  étoit,  et  à  l'habitude  de  toute  sa  vie  d'une  grande 
soumission  et  d'un  grand  attachement  pour  le  roi, 
et  de  vivre  avec  lui,  dans  le  particulier,  dans  une 
liberté  de  frère,  et  d'en  être  traité  en  frère  aussi 
avec  toutes  sortes  de  soins,  d'amitié  et  d'égards, 
dans  tout  ce  qui  n'alloit  point  à  faire  de  Monsieur 
un  personnage.  Lui  ni  Madame  n'avoient  pas  mal 
au  bout  du  doigt  que  le  roi  n'y  allât  dans  l'instant, 
et  souvent  après,  pour  peu  que  le  mal  durât.  Il  y 
avoit  six  semaines  que  Madame  avoit  la  fièvre 
double  tierce,  à  laquelle  elle  ne  vouloit  rien  faire, 
parce  qu'elle  se  traitoit  a  sa  mode  allemande,  et  ne 
faisoit  pas  cas  des  remèdes  ni  des  médecins.  Le  roi 
qui,  outre  l'affaire  de  M.  le  duc  de  Chartres,  étoit 
secrètement  outré  contre  elle,  comme  on  le  verra 
bientôt,  n'a  voit  point  été  la  voir,  quoique  Monsieur 
l'en  eût  pressé  dans  ces  tours  légers  qu'il  venoit  faire 
sans  coucher.  Cela  étoit  pris  par  Monsieur,  qui  ignoroit 
le  fait  particulier  de  Madame  au  roi,  pour  une  marque 
publique  d'une  inconsidération  extrême,  et  comme 
il  étoit  glorieux  et  sensible,  il  en  étoit  piqué  au 
dernier  point. 

D'autres  peines  d'esprit  le  tourmentoient  encore. 
Il  avoit  depuis  quelque  temps  un  confesseur  qui, 
bien  que  jésuite,  le  tenoit  de  plus  court  qu'il  pouvoit  ; 
c'étoit  un  gentilhomme  de  bon  lieu  et  de  Bretagne, 
qui  s'appeloit  le  P.  du  Trévoux.  Il  lui  retrancha, 
non-seulement  d'étranges  plaisirs,  mais  beaucoup 
de  ceux  qu'il  se  croyoit  permis,  pour  pénitence  de 
.sa  vie  passée.  Il  lui  représentoit  fort  souvent  qu'il 
ne  se  vouloit  pas  damner  pour  lui,  et  que  si  sa  con- 
duite lui  paroissoit  trop  dure,  il  n'auroit  nul  déplaisir 
de  lui  voir  prendre  un  autre  confesseur.  A  cela  il 
ajoutoit  qu'il  prît  bien  garde  à  lui,  qu'il  étoit  vieux, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  119 

usé  de  débauche,  gras,  court  de  cou,  et  que,  selon 
toute  apparence,  il  mourroit  d'apoplexie,  et  bientôt. 
C'étoient  là  d'épouvantables  paroles  pour  un  prince 
le  plus  voluptueux  et  le  plus  attaché  à  la  vie  qu'on 
eût  vu  de  longtemps,  qui  l'avoit  toujours  passée 
dans  la  plus  molle  oisiveté,  et  qui  étoit  le  plus  in- 
capable par  nature  d'aucune  application,  d'aucune 
lecture  sérieuse,  ni  de  rentrer  en  lui-même.  Il  crai- 
gnoit  le  diable,  il  se  souvenoit  que  son  précédent 
confesseur  n'avoit  pas  voulu  mourir  dans  cet  emploi, 
et  qu'avant  sa  mort  il  lui  avoit  tenu  les  mêmes  dis- 
cours. L'impression  qu'ils  lui  firent  le  força  de  rentrer 
un  peu  en  lui-même,  et  de  vivre  d'une  manière  qui 
depuis  quelque  temps  pouvoit  passer  pour  serrée  à 
son  égard.  Il  faisoit  à  reprises  beaucoup  de  prières, 
obéissoit  à  son  confesseur,  lui  rendoit  compte  de  la 
conduite  qu'il  lui  avoit  prescrite  sur  son  jeu,  sur  ses 
autres  dépenses,  et  sur  bien  d'autres  choses,  souffroit 
avec  patience  ses  fréquents  entretiens,  et  y  réfléchis- 
soit  beaucoup.  Il  en  devint  triste,  abattu,  et  parla 
moins  qu'à  i'ordinaire,  c'est-à-dire  encore  comme 
trois  ou  quatre  femmes,  en  sorte  que  tout  le  monde 
s'aperçut  bientôt  de  ce  grand  changement.  C'en  étoit 
bien  à  la  fois  que  ces  peines  intérieures,  et  les  exté- 
rieures du  côté  du  roi,  pour  un  homme  aussi  foible 
que  Monsieur,  et  aussi  nouveau  à  se  contraindre,  à 
être  fâché  et  à  le  soutenir  ;  et  il  étoit  difficile  que 
cela  ne  fît  bientôt  une  grande  révolution  dans  un 
corps  aussi  plein  et  aussi  grand  mangeur,  non-seule- 
ment à  ses  repas,  mais  presque  toute  la  journée. 

Le  mercredi  8  juin,  Monsieur  vint  de  Saint-Cloud 
dîner  avec  le  roi  à  Marly,  et,  à  son  ordinaire,  entra 
dans  son  cabinet  lorsque  le  conseil  d'État  en  sortit. 
Il  trouva  le  roi  chagrin  de  ceux  que  M.  de  Chartres 
donnoit  exprès  à  sa  fille,  ne  pouvant  se  prendre  à 
lui  directement.  Il  étoit  amoureux  de  Mlle  de  Sery, 


120  SAINT-SIMON  : 

fille  d'honneur  de  Madame,  et  menoit  cela  tambour 
battant.  Le  roi  prit  son  thème  là-dessus,  et  fit 
sèchement  des  reproches  à  Monsieur  de  la  conduite 
de  son  fils.  Monsieur  qui,  dans  la  position  où  il  étoit, 
n' avoit  pas  besoin  de  ce  début  pour  se  fâcher,  ré- 
pondit avec  aigreur  que  les  pères  qui  avoient  mené 
de  certaines  vies  avoient  peu  de  grâce  et  d'autorité 
à  reprendre  leurs  enfants.  Le  roi,  qui  sentit  le  poids 
de  la  réponse,  se  rabattit  sur  la  patience  de  sa  fille, 
et  qu'au  moins  de  voit-on  éloigner  de  tels  objets  de 
ses  yeux.  Monsieur ,  dont  la  gourmette  étoit  rompue, 
le  fit  souvenir,  d'une  manière  piquante,  des  façons 
qu'il  avoit  eues  pour  la  reine  avec  ses  maîtresses, 
jusqu'à  leur  faire  faire  les  voyages  dans  son  carrosse 
avec  elle.  Le  roi  outré  renchérit,  de  sorte  qu'ils  se 
mirent  tous  deux  à  se  parler  à  pleine  tête. 

A  Marly,  les  quatre  grands  appartements  en  bas 
étoient  pareils  et  seulement  de  trois  pièces.  La 
chambre  du  roi  tenoit  au  petit  salon,  et  étoit  pleine 
de  courtisans  à  ces  heures-là  pour  voir  passer  le  roi 
s' allant  mettre  à  table  ;  et  par  de  ces  usages  propres 
aux  différents  lieux,  sans  qu'on  en  puisse  dire  la 
cause,  la  porte  du  cabinet  qui,  partout  ailleurs, 
étoit  toujours  fermée,  demeuroit  en  tout  temps 
ouverte  à  Marly  hors  le  temps  du  conseil,  et  il  n'y 
avoit  dessus  qu'une  portière  tirée  que  l'huissier  ne 
faisoit  que  lever  pour  y  laisser  entrer.  A  ce  bruit  il 
entra,  et  dit  au  roi  qu'on  l'entendoit  distinctement 
de  sa  chambre  et  Monsieur  aussi,  puis  ressortit. 
L'autre  cabinet  du  roi  joignant  le  premier  ne  se 
fermoit  ni  de  porte  ni  de  portière,  il  sortoit  dans 
l'autre  petit  salon,  et  il  étoit  retranché  dans  sa  largeur 
pour  la  chaise  percée  du  roi.  Les  valets  intérieurs  se 
tenoient  toujours  dans  ce  second  cabinet,  qui  avoient 
entendu  d'un  bout  à  l'autre  tout  le  dialogue  que  je 
viens  de  rapporter. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  121 

L'avis  de  l'huissier  fit  baisser  le  ton,  mais  n'arrêta 
pas  les  reproches,  tellement  que  Monsieur,  hors  des 
gonds,  dit  au  roi  qu'en  mariant  son  fils  il  lui  avoit 
promis  monts  et  merveilles,  que  cependant  il  n'en 
avoit  pu  arracher  encore  un  gouvernement  ;  qu'il 
avoit  passionnément  désiré  de  faire  servir  son  fils 
pour  l'éloigner  de  ces  amourettes,  et  que  son  fils 
r avoit  aussi  fort  souhaité,  comme  il  le  savoit  de 
reste,  et  lui  en  avoit  demandé  la  grâce  avec  instance  ; 
que  puisqu'il  ne  le  vouloit  pas,  il  ne  s'entendoit  point 
à  l'empêcher  de  s'amuser  pour  se  consoler.  Il  ajouta 
qu'il  ne  voyoit  que  trop  la  vérité  de  ce  qu'on  lui 
avoit  prédit,  qu'il  n'auroit  que  le  déshonneur  et  la 
honte  de  ce  mariage  sans  en  tirer  jamais  aucun 
profit.  Le  roi,  de  plus  en  plu;  outré  de  colère,  lui 
repartit  que  la  guerre  l'obligeroit  bientôt  à  faire 
plusieurs  retranchements  ;  et  que,  puisqu'il  se  mon- 
trait si  peu  complaisant  à  ses  volontés,  il  commen- 
ceroit  par  ceux  de  ses  pensions  avant  que  retrancher 
sur  soi-même. 

Là-dessus  le  roi  fut  averti  que  sa  viande  étoit 
portée.  Ils  sortirent  un  moment  après  pour  se  venir 
mettre  à  table,  Monsieur  d'un  rouge  enflammé,  avec 
les  yeux  étincelants  de  colère.  Son  visage  ainsi 
allumé  fit  dire  à  quelqu'une  des  dames  qui  et  oient 
à  table  et  à  quelques  courtisans  derrière,  pour  cher- 
cher à  parler,  que  Monsieur,  à  le  voir,  avoit  grand 
besoin  d'être  saigné.  On  le  disoit  de  même  à  Saint- 
Cloud,  il  y  avoit  quelque  temps,  il  en  crevoit  de 
besoin,  il  l'avouoit  même,  le  roi  l'en  avoit  même 
pressé  plus  d'une  fois  malgré  leurs  piques.  Tancrède, 
son  premier  chirurgien,  étoit  vieux,  saignoit  mal  et 
l' avoit  manqué.  Il  ne  vouloit  pas  se  faire  saigner  par 
lui,  et  pour  ne  point  lui  faire  de  peine  il  eut  la 
bonté  de  ne  vouloir  pas  être  saigné  par  un  autre, 
et  d'en  mourir.  A  ces  propos  de  saignée,  le  roi  lui 


122  SAINT-SIMON  : 

en  parla  encore,  et  ajouta  qu'il  ne  savoit  à  quoi 
il  tenoit  qu'il  ne  le  menât  dans  sa  chambre  et  qu'il 
ne  le  fît  saigner  tout  à  l'heure.  Le  dîner  se  passa  à 
l'ordinaire,  et  Monsieur  y  mangea  extrêmement, 
comme  il  faisoit  à  tous  ses  deux  repas,  sans  parler 
du  chocolat  abondant  du  matin,  et  de  tout  ce  qu'il 
avaloit  de  fruits,  de  pâtisserie,  de  confitures  et  de 
toutes  sortes  de  friandises  toute  la  journée,  dont  les 
tables  de  ses  cabinets  et  ses  poches  étoient  toujours 
remplies.  Au  sortir  de  table,  le  roi  seul,  Monseigneur 
avec  Mme  la  princesse  de  Conti,  Mgr  le  duc  de 
Bourgogne  seul,  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  avec 
beaucoup  de  dames,  allèrent  séparément  à  Saint- 
Germain  voir  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre.  Monsieur, 
qui  avoit  amené  Mme  la  duchesse  de  Chartres  de 
Saint-Cloud  dîner  avec  le  roi,  la  mena  aussi  à  Saint- 
Germain,  d'où  il  partit  pour  retourner  à  Saint- 
Cloud  avec  elle,  lorsque  le  roi  arriva  à  Saint- 
Germain. 

Le  soir  après  le  souper,  comme  le  roi  étoit  encore 
dans  son  cabinet  avec  Monseigneur  et  les  princesses 
comme  à  .Versailles,  Saint-Pierre  arriva  de  Saint- 
Cloud  qui  demanda  à  parler  au  roi  de  la  part  de 
M.  le  duc  de  Chartres.  On  le  fit  entrer  dans  le  cabinet, 
où  il  dit  au  roi  que  Monsieur  avoit  eu  une  grande 
foiblesse  en  soupant,  qu'il  avoit  été  saigné,  qu'il 
étoit  mieux,  mais  qu'on  lui  avoit  donné  de  l'émé- 
tique.  Le  fait  étoit  qu'il  soupa  à  son  ordinaire  avec 
les  dames  qui  étoient  à  Saint-Cloud.  Vers  l'entremets, 
comme  il  versoit  d'un  vin  de  liqueur  à  Mme  de 
Bouillon,  on  s'aperçut  qu'il  balbutioit  et  qu'il 
montroit  quelque  chose  de  la  main.  Comme  il  lui 
arrivoit  quelquefois  de  leur  parler  espagnol,  quel- 
ques dames  lui  demandèrent  ce  qu'il  disoit,  d'autres 
s'écrièrent  ;  tout  cela  en  un  instant ,  et  il  tomba 
en  apoplexie  sur  M.  le  duc  de  Chartres  qui  le  retint. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  123 

On  l'emporta  dans  le  fond  de  son  appartement, 
on  le  secoua,  on  le  promena ,  on  le  saigna  beaucoup, 
on  lui  donna  force  émétique,  sans  en  tirer  presque 
aucun  signe  de  vie. 

A  cette  nouvelle,  le  roi,  qui  pour  de  riens  accou- 
rait chez  Monsieur,  passa  chez  Mme  de  Maintenon 
qu'il  fit  éveiller  ;  il  fut  un  quart  d'heure  avec  elle, 
puis  sur  le  minuit  rentrant  chez  lui,  il  commanda 
ses  carrosses  tout  prêts,  et  ordonna  au  marquis  de 
Gesvres  d'aller  à  Saint-Cloud  et,  si  Monsieur  étoit 
plus  mal,  de  revenir  l'éveiller  pour  y  aller,  et  se 
coucha.  Outre  la  situation  en  laquelle  ils  se  trou- 
voient  ensemble,  je  pense  que  le  roi  soupçonna 
quelque  artifice  pour  sortir  de  ce  qui  s' étoit  passé 
entre  eux,  qu'il  alla  en  consulter  Mme  de  Maintenon, 
et  qu'il  aima  mieux  manquer  à  toute  bienséance 
que  de  hasarder  d'en  être  la  dupe.  Mme  de  Main- 
tenon n'aimoit  pas  Monsieur  ;  elle  le  craignoit.  Il  lui 
rendoit  peu  de  devoirs,  et  avec  toute  sa  timidité  et 
sa  plus  que  déférence,  il  lui  étoit  échappé  des  traits 
sur  elle  plus  d'une  fois  avec  le  roi,  qui  marquoient 
son  mépris,  et  la  honte  qu'il  avoit  de  l'opinion 
publique.  Elle  n' étoit  donc  pas  pressée  de  porter  le 
roi  à  lui  rendre,  et  moins  encore  de  lui  conseiller  de 
voyager  la  nuit,  de  ne  se  point  coucher,  et  d'être 
témoin  d'un  aussi  triste  spectacle  et  si  propre  à 
toucher  et  à  faire  rentrer  en  soi-même  ;  et  qu'elle 
espéra  que,  si  la  chose  alloit  vite,  le  roi  se  l' épar- 
gnerait ainsi. 

Un  moment  après  que  le  roi  fut  au  lit,  arriva  un 
page  de  Monsieur.  Il  dit  au  roi  que  Monsieur  étoit 
mieux,  et  qu'il  venoit  demander  à  M.  le  prince  de 
Conti  de  l'eau  de  Schaffouse,  qui  est  excellente  pour 
les  apoplexies.  Une  heure  et  demie  après  que  le  roi 
fut  couché,  Longueville  arriva  de  la  part  de  M.  le 
duc  de  Chartres,  qui  éveilla  le  roi,  et  qui  lui  dit  que 


124  SAINT-SIMON  : 

Témétique  ne  faisoit  aucun  effet,  et  que  Monsieur 
étoit  fort  mal.  Le  roi  se  leva,  partit  et  trouva  le 
marquis  de  Gesvres  en  chemin  qui  l'alloit  avertir  ; 
il  l'arrêta  et  lui  dit  les  mêmes  nouvelles.  On  peut 
juger  quelle  rumeur  et  quel  désordre  cette  nuit  à 
Marly,  et  quelle  horreur  à  Saint-Cloud,  ce  palais 
des  délices.  Tout  ce  qui  étoit  à  Marly  courut  comme 
il  put  à  Saint-Cloud  ;  on  s'embarquoit  avec  les  plus 
tôt  prêts  ;  et  chacun,  hommes  et  femmes,  se  jetoient 
et  s'entassoient  dans  les  carrosses  sans  choix  et  sans 
façon.  Monseigneur  alla  avec  Mme  la  Duchesse.  Il 
fut  si  frappé,  par  rapport  à  l'état  duquel  il  ne  faisoit 
que  sortir,  que  ce  fut  tout  ce  que  put  faire  un 
écuyer  de  Mme  la  Duchesse,  qui  se  trouva  là,  de  le 
traîner  et  le  porter  presque  et  tout  tremblant  dans 
le  carrosse.  Le  roi  arriva  à  Saint-Cloud  avant  trois 
heures  du  matin.  Monsieur  n'avoit  pas  eu  un  moment 
de  connoissance  depuis  qu'il  s'étoit  trouvé  mal.  Il 
n'en  eut  qu'un  rayon  d'un  instant,  tandis  que  sur 
le  matin  le  P.  du  Trévoux  étoit  allé  dire  la  messe, 
et  ce  rayon  même  ne  revint  plus. 

Les  spectacles  les  plus  horribles  ont  souvent  des 
instants  de  contrastes  ridicules.  Le  P.  du  Trévoux 
revint  et  crioit  à  Monsieur  :  «  Monsieur,  ne  connoissez- 
vous  pas  votre  confesseur  ?  Ne  connoissez-vous  pas 
le  bon  petit  père  du  Trévoux  qui  vous  parle  ?  »  et 
fit  rire  assez  indécemment  les  moins  affligés. 

Le  roi  le  parut  beaucoup  ;  naturellement  il  pleu- 
roit  aisément,  il  étoit  donc  tout  en  larmes.  Il  n'avoit 
jamais  eu  lieu  que  d'aimer  Monsieur  tendrement  ; 
quoique  mal  ensemble  depuis  deux  mois,  ces  tristes 
moments  rappellent  toute  la  tendresse  ;  peut-être 
se  reprochoit-il  d'avoir  précipité  sa  mort  par  la 
scène  du  matin  ;  enfin  il  étoit  son  cadet  de  deux 
ans,  et  s'étoit  toute  sa  vie  aussi  bien  porté  que  lui 
et  mieux.  Le  roi  entendit  la  messe  à  Saint-Cloud,  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  125 

sur  les  huit  heures  du  matin ,  Monsieur  étant  sans 
aucune  espérance,  Mme  de  Maintenon  et  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne  l'engagèrent  de  n'y  pas 
demeurer  davantage,  et  revinrent  avec  lui  dans  son 
carrosse.  Comme  il  alloit  partir  et  qu'il  faisoit  quel- 
ques amitiés  à  M.  de  Chartres,  en  pleurant  fort  tous 
deux,  ce  jeune  prince  sut  profiter  du  moment.  «  Eh  ! 
sire,  que  deviendrai-j  e  ?  lui  dit -il  en  lui  embrassant 
les  cuisses  ;  je  perds  Monsieur,  et  je  sais  que  vous 
ne  m'aimez  point.  »  Le  roi  surpris  et  fort  touché 
l'embrassa,  et  lui  dit  tout  ce  qu'il  put  de  tendre. 
En  arrivant  à  Marly,  il  entra  avec  Mme  la  duchesse 
de  Bourgogne  chez  Mme  de  Maintenon.  Trois  heures 
après,  M.  Fagon,  à  qui  le  roi  avoit  ordonné  de  ne 
point  quitter  Monsieur  qu'il  ne  fût  mort  ou  mieux, 
ce  qui  ne  pouvoit  arriver  que  par  miracle,  lui  dit 
dès  qu'il  l'aperçut  :  «  Eh  bien  !  monsieur  Fagon, 
mon  frère  est  mort  ?  —  Oui ,  sire ,  répondit-il ,  nul 
remède  n'a  pu  agir.  »  Le  roi  pleura  beaucoup.  On  le 
pressa  de  manger  un  morceau  chez  Mme  de  Main- 
tenon, mais  il  voulut  dîner  à  l'ordinaire  avec  les 
dames,  et  les  larmes  lui  coulèrent  souvent  pendant 
le  repas,  qui  fut  court,  après  lequel  il  se  renferma 
chez  Mme  de  Maintenon  jusqu'à  sept  heures,  qu'il 
alla  faire  un  tour  dans  ses  jardins.  Il  travailla  avec 
Chamillart,  puis  avec  Pontchartrain  pour  le  céré- 
monial de  la  mort  de  Monsieur,  et  donna  là-dessus 
ses  ordres  à  Desgranges,  maître  des  cérémonies, 
Dreux,  grand  maître,  étant  à  l'armée  d'Italie.  Il 
soupa  une  heure  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire ,  et  se  coucha 
fort  tôt  après.  Il  avoit  eu  sur  les  cinq  heures  la 
visite  du  roi  et  de  la  reine  d'Angleterre,  qui  ne  dura 
qu'un  moment. 

Au  départ  du  roi  la  foule  s'écoula  de  Saint-Cloud 
peu  à  peu,  en  sorte  que  Monsieur  mourant,  jeté  sur 
un  lit  de  repos  dans  son  cabinet,  demeura  exposé 


126  SAINT-SIMON  : 

aux  marmitons  et  aux  bas  officiers,  qui  la  plupart, 
par  affection  ou  par  intérêt,  étoient  fort  affligés. 
Les  premiers  officiers  et  autres  qui  perdoient  charges 
et  pensions  faisoient  retentir  l'air  de  leurs  cris, 
tandis  que  toutes  ces  femmes  qui  étoient  à  Saint- 
Cloud,  et  qui  perdoient  leur  considération  et  tout 
leur  amusement,  couroient  çà  et  là,  criant  échevelées 
comme  des  bacchantes.  La  duchesse  de  La  Ferté, 
de  la  seconde  fille  de  qui  on  a  vu  plus  haut  l'étrange 
mariage,  entra  dans  ce  cabinet,  où  considérant  atten- 
tivement ce  pauvre  prince  qui  palpitoit  encore  : 
«  Pardi,  s'écria-t-elle  dans  la  profondeur  de  ses 
réflexions,  voilà  une  fille  bien  mariée  !  —  Voilà  qui 
est  bien  important  aujourd'hui,  lui  répondit  Châ- 
tillon  qui  perdoit  tout  lui-même,  que  votre  fille  soit 
bien  ou  mal  mariée  !  » 

Madame  étoit  cependant  dans  son  cabinet  qui 
n'avoit  jamais  eu  ni  grande  affection  ni  grande 
estime  pour  Monsieur,  mais  qui  sentoit  sa  perte 
et  sa  chute,  et  qui  s'écrioit  dans  sa  douleur  de  toute 
sa  force  :  «  Point  de  couvent  !  qu'on  ne  me  parle 
point  de  couvent  !  je  ne  veux  point  de  couvent.  » 
La  bonne  princesse  n'avoit  pas  perdu  le  jugement  ; 
elle  savoit  que,  par  son  contrat  de  mariage,  elle 
devoit  opter,  devenant  veuve,  un  couvent,  ou 
l'habitation  du  château  de  Montargis.  Soit  qu'elle 
crût  sortir  plus  aisément  de  l'un  que  de  l'autre,  soit 
que  sentant  combien  elle  avoit  à  craindre  du  roi, 
quoiqu'elle  ne  sût  pas  encore  tout,  et  qu'il  lui  eût 
fait  les  amitiés  ordinaires  en  pareille  occasion,  elle 
eut  encore  plus  de  peur  du  couvent.  Monsieur  étant 
expiré,  elle  monta  en  carrosse  avec  ses  dames,  et 
s'en  alla  à  Versailles  suivie  de  M.  et  de  Mme  la 
duchesse  de  Chartres,  et  de  toutes  les  personnes  qui 
étoient  à  eux. 

Le  lendemain  matin,  vendredi,  M.  de  Chartres 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  127 

vint  chez  le  roi,  qui  étoit  encore  au  lit  et  qui  lui 
parla  avec  beaucoup  d'amitié.  Il  lui  dit  qu'il  falloit 
désormais  qu'il  le  regardât  comme  son  père  ;  qu'il 
auroit  soin  de  sa  grandeur  et  de  ses  intérêts  ;  qu'il 
oublioit  tous  les  petits  sujets  de  chagrin  qu'il  avoit 
eus  contre  lui  ;  qu'il  espéroit  que  de  son  côté  il 
les  oublieroit  aussi  ;  qu'il  le  prioit  que  les  avances 
d'amitié  qu'il  lui  faisoit  servissent  à  l'attacher  plus 
à  lui,  et  à  lui  redonner  son  cœur  comme  il  lui 
redonnoit  le  sien.  On  peut  juger  si  M.  de  Chartres 
sut  bien  répondre. 

Après  un  si  affreux  spectacle,  tant  de  larmes  et 
tant  de  tendresse,  personne  ne  douta  que  les  trois 
jours  qui  restoient  du  voyage  de  Marly  ne  fussent 
extrêmement  tristes  ;  lorsque  ce  même  lendemain 
de  la  mort  de  Monsieur,  des  dames  du  palais  entrant 
chez  Mme  de  Maintenon  où  étoit  le  roi  avec  elle  et 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  sur  le  midi,  elles 
l'entendirent  de  la  pièce  où  elles  se  tenoient,  joignant 
la  sienne,  chantant  des  prologues  d'opéra.  Un  peu 
après ,  le  roi ,  voyant  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne 
fort  triste  en  un  coin  de  la  chambre ,  demanda  avec 
surprise  à  Mme  de  Maintenon  ce  qu'elle  avoit  pour 
être  si  mélancolique,  et  se  mit  à  la  réveiller,  puis  à 
jouer  avec  elle  et  quelques  dames  du  palais  qu'il  fit 
entrer  pour  les  amuser  tous  deux.  Ce  ne  fut  pas 
tout  que  ce  particulier.  Au  sortir  du  dîr\er  ordinaire, 
c'est-à-dire  un  peu  après  deux  heures,  et  vingt-six 
heures  après  la  mort  de  Monsieur,  Mgr  le  duc  de 
Bourgogne  demanda  au  duc  de  Montfort  s'il  vouloit 
jouer  au  brelan.  «  Au  brelan  !  s'écria  Montfort  dans 
un  étonnement  extrême,  vous  n'y  songez  donc  pas, 
Monsieur  est  encore  tout  chaud.  —  Pardonnez-moi, 
répondit  le  prince,  j'y  songe  fort  bien,  mais  le  roi 
ne  veut  pas  qu'on  s'ennuie  à  Marly,  m'a  ordonné  de 
faire  jouer  tout  le  monde,  et  de  peur  que  personne 


128  SAINT-SIMON  : 

ne  l'osât  faire  le  premier,  d'en  donner  moi  l'exemple.  » 
De  sorte  qu'ils  se  mirent  à  faire  un  brelan,  et  que 
le  salon  fut  bientôt  rempli  de  tables  de  jeu. 

Telle  fut  l'affliction  du  roi,  telle  celle  de  Mme  de 
Main  tenon.  Elle  sentoit  la  perte  de  Monsieur  comme 
une  délivrance  ;  elle  avoit  peine  à  retenir  sa  joie  : 
elle  en  eût  eu  bien  davantage  à  paroître  affligée. 
Elle  voyoit  déjà  le  roi  tout  consolé,  rien  ne  lui  seyoit 
mieux  que  de  chercher  à  le  dissiper,  et  ne  lui  étoit 
plus  commode  que  de  hâter  la  vie  ordinaire  pour 
qu'il  ne  fût  plus  question  de  Monsieur  ni  d'affliction. 
Pour  des  bienséances,  elle  ne  s'en  peina  point.  La 
chose  toutefois  ne  laissa  pas  d'être  scandaleuse,  et 
tout  bas  d'être  fort  trouvée  telle.  Monseigneur  sem- 
bloit  aimer  Monsieur,  qui  lui  donnoit  des  bals  et 
des  amusements  avec  toutes  sortes  d'attention  et 
de  complaisance  ;  dès  le  lendemain  de  sa  mort,  il 
alla  courre  le  loup,  et  au  retour  trouva  le  salon 
plein  de  joueurs,  tellement  qu'il  ne  se  contraignit 
pas  plus  que  les  autres.  Mgr  le  duc  de  Bourgogne  et 
M.  le  duc  de  Berry  ne  voy oient  Monsieur  qu'en 
représentation,  et  ne  pouvoient  être  fort  sensibles 
à  sa  perte.  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  la  fut 
extrêmement.  C'étoit  son  grand-père,  elle  aimoit 
tendrement  Mme  sa  mère ,  qui  aimoit  fort  Monsieur, 
et  Monsieur  marquoit  toutes  sortes  de  soins ,  d'amitié 
et  d'attentions  à  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne ,  et 
l'amusoit  de  toutes  sortes  de  divertissements.  Quoi- 
qu'elle n'aimât  pas  grand'chose,  elle  aimoit  Mon- 
sieur, et  elle  souffrit  fort  de  contraindre  sa  douleur, 
qui  dura  assez  longtemps  dans  son  particulier.  On  a 
vu  ci-dessus  en  deux  mots  quelle  fut  la  douleur  de 
Madame. 

Pour  M.  de  Chartres  la  sienne  fut  extrême,  le  père 
et  le  fils  s'aimoient  tendrement.  Monsieur  étoit  doux, 
le  meilleur  homme  du  monde,  qui  n'avoit  jamais 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  129 

contraint  ni  retenu  M.  son  fils.  Avec  le  cœur,  l'esprit 
étoit  aussi  fort  touché.  Outre  la  grande  parure  dont 
lui  étoit  un  père  frère  du  roi,  il  lui  étoit  une  barrière 
derrière  laquelle  il  se  mettoit  à  couvert  du  roi,  sous 
la  coupe  duquel  il  retomboit  en  plein.  Sa  grandeur, 
sa  considération ,  l'aisance  de  sa  maison  et  de  sa  vie 
en  alloient  dépendre  sans  milieu.  L'assiduité,  les 
bienséances,  une  certaine  règle,  et  pis  que  tout 
cela  pour  lui,  une  conduite  toute  différente  avec 
Mme  sa  femme,  alloient  devenir  la  mesure  de  tout 
ce  qu'il  pouvoit  attendre  du  roi.  Mme  la  duchesse 
de  Chartres,  quoique  bien  traitée  de  Monsieur,  fut 
ravie  d'être  délivrée  d'une  barrière  entre  le  roi  et 
elle  qui  laissoit  à  M.  son  mari  toute  liberté  d'en  user 
avec  elle  comme  il  lui  plaisoit,  et  des  devoirs  qui  la 
tiroient  plus  souvent  qu'elle  ne  vouloit  de  la  cour 
pour  suivre  Monsieur  à  Paris  ou  à  Saint-Cloud,  où 
elle  se  trouvoit  tout  empruntée  comme  en  pays 
inconnu,  avec  tous  visages  qu'elle  ne  voyoit  jamais 
que  là,  qui  tous  étoient  pour  la  plupart  fort  sur  le 
pied  gauche  avec  elle,  et  sous  les  mépris  et  les 
humeurs  de  Madame  qui  ne  les  lui  épargnoit  pas. 
Elle  compta  donc  ne  plus  quitter  la  cour,  n'avoir 
plus  affaire  à  la  cour  de  Monsieur,  et  que  Madame 
et  M.  le  duc  de  Chartres  seroient  obligés  à  l'avenir 
d'avoir  pour  elle  des  manières  et  des  égards  qu'elle 
n'avoit  pas  encore  éprouvés. 


XXI.  —  CARACTÈRE  DE  MONSIEUR 

Le  gros  de  la  cour  perdit  en  Monsieur  :  c'était 
lui  qui  y  jetoit  les  amusements,  l'âme,  les  plaisirs, 
et  quand  il  la  quittoit  tout  y  sembloit  sans  vie  et 

5 


130  SAINT-SIMON  : 

sans  action.  A  son  entêtement  près  pour  les  princes, 
il  aimoit  l'ordre  des  rangs,  des  préférences,  des 
distinctions  ;  il  les  faisoit  garder  tant  qu'il  pou  voit, 
et  il  en  donnoit  l'exemple  :  il  aimoit  le  grand  monde, 
il  avoit  une  affabilité  et  une  honnêteté  qui  lui  en 
attiroient  foule,  et  la  différence  qu'il  savoit  faire,  et 
qu'il  ne  manquoit  jamais  de  faire,  des  gens  suivant 
ce  qu'ils  étoient,  y  contribuoit  beaucoup.  A  sa 
réception,  à  son  attention  plus  ou  moins  grande 
ou  négligée,  à  ses  propos,  il  faisoit  continuellement 
toute  la  différence  qui  flattoit  de  la  naissance  et  de 
la  dignité,  de  l'âge  et  du  mérite,  et  de  l'état  des 
gens,  et  cela  avec  une  dignité  naturellement  en  lui, 
et  une  facilité  de  tous  les'  moments  qu'il  s'étoit 
formée.  Sa  familiarité  obligeoit,  et  se  conservoit  sa 
grandeur  naturelle  sans  repousser,  mais  aussi  sans 
tenter  les  étourdis  d'en  abuser.  Il  visitoit  et  envoyoit 
où  il  le  devoit  faire,  et  il  donnoit  chez  lui  une  entière 
liberté  sans  que  le  respect  et  le  plus  grand  air  de 
cour  en  souffrit  aucune  diminution.  Il  avoit  appris  et 
bien  retenu  de  la  reine  sa  mère  l'art  de  la  tenir. 
Aussi  la  vouloit-il  pleine,  et  y  réussissoit.  Par  ce 
maintien  la  foule  et  oit  toujours  au  Palais-Royal. 

A  Saint-Cloud  où  toute  sa  nombreuse  maison  se 
rassembloit,  il  avoit  beaucoup  de  dames  qui  à  la 
vérité  n'auroient  guère  été  reçues  ailleurs,  mais 
beaucoup  de  celles-là  du  haut  parage,  et  force 
joueurs.  Les  plaisirs  de  toutes  sortes  de  jeux,  de  la 
beauté  singulière  du  lieu  que  mille  calèches  ren- 
doient  aisé  aux  plus  paresseuses  pour  les  prome- 
nades ;  des  musiques,  de  la  bonne  chère,  en  faisoient 
une  maison  de  délices,  avec  beaucoup  de  grandeur 
et  de  magnificence,  et  tout  cela  sans  aucun  secours 
de  Madame,  qui  dînoit  et  soupoit  avec  les  dames  et 
Monsieur,  se  promenoit  quelquefois  en  calèche  avec 
quelques-unes,  boudoit  souvent  la  compagnie,  s'en 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  131 

faisoit  craindre  par  son  humeur  dure  et  farouche,  et 
quelquefois  par  ses  propos,  et  passoit  toute  la  journée 
dans  un  cabinet  qu'elle  s'étoit  choisi ,  où  les  fenêtres 
étoient  à  plus  de  dix  pieds  de  terre,  à  considérer  les 
portraits  des  palatins  et  d'autres  princes  allemands 
dont  elle  l'avoit  tapissé,  et  à  écrire  des  volumes  de 
lettres  tous  les  jours  de  sa  vie  et  de  sa  main,  dont 
elle  faisoit  elle-même  les  copies  qu'elle  gardoit.  Mon- 
sieur n'a  voit  pu  la  ployer  à  une  vie  plus  humaine 
et  la  laissoit  faire,  et  vivoit  honnêtement  avec  elle, 
sans  se  soucier  de  sa  personne  avec  qui  il  n'étoit 
presque  point  en  particulier.  Il  recevoit  à  Saint- 
Cloud  beaucoup  de  gens  qui  de  Paris  et  de  Versailles 
lui  alloient  faire  leur  cour  les  après-dînées.  Princes 
du  sang,  grands  seigneurs,  ministres,  hommes  et 
femmes  n'y  manquoient  point  de  temps  en  temps, 
encore  ne  falloit-il  pas  que  ce  fût  en  passant,  c'est- 
à-dire  en  allant  de  Paris  à  Versailles,  ou  de  Ver- 
sailles à  Paris.  Il  le  demandoit  presque  toujours,  et 
montrait  si  bien  qu'il  ne  comptoit  pas  ces  visites  en 
passant,  que  peu  de  gens  l'avouoient. 

Du  reste  Monsieur,  qui  avec  beaucoup  de  valeur 
avoit  gagné  la  bataille  de  Cassel,  et  qui  en  avoit 
toujours  montré  une  fort  naturelle  en  tous  les 
sièges  où  il  s'étoit  trouvé,  n'avoit  d'ailleurs  que  les 
mauvaises  qualités  des  femmes.  Avec  plus  de  monde 
que  d'esprit,  et  nulle  lecture,  quoique  avec  une  con- 
noissance  étendue  et  juste  des  maisons,  des  nais- 
sances et  des  alliances,  il  n'étoit  capable  de  rien. 
Personne  de  si  mou  de  corps  et  d'esprit,  de  plus 
foible,  de  plus  timide,  de  plus  trompé,  de  plus 
gouverné,  ni  de  plus  méprisé  par  ses  favoris,  et 
très-souvent  de  plus  malmené  par  eux.  Tracassier 
et  incapable  de  garder  aucun  secret,  soupçonneux, 
défiant,  semant  des  noises  dans  sa  cour  pour  brouiller, 
pour  savoir,  souvent  aussi  pour  s'amuser,  et  redisant 


132  SAINT-SIMON  : 

des  uns  aux  autres.  Avec  tant  de  défauts  destitués 
de  toutes  vertus,  un  goût  abominable  que  ses  dons 
et  les  fortunes  qu'il  fit  à  ceux  qu'il  avoit  pris  en 
fantaisie  avoient  rendu  public  avec  le  plus  grand 
scandale,  et  qui  n'avoit  point  de  bornes  pour  le 
nombre  ni  pour  les  temps.  Ceux-là  avoient  tout  de 
lui,  le  traitoient  souvent  avec  beaucoup  d'insolence, 
et  lui  donnoient  souvent  aussi  de  fâcheuses  occupa- 
tions pour  arrêter  les  brouilleries  de  jalousies  hor- 
ribles :  et  tous  ces  gens-là  ayant  leurs  partisans  ren- 
doient  cette  petite  cour  très-orageuse,  sans  compter 
les  querelles  de  cette  troupe  de  femmes  décidées  de 
la  cour  de  Monsieur,  la  plupart  fort  méchantes,  et 
presque  toutes  plus  que  méchantes,  dont  Monsieur 
se  divertissoit ,  et  entroit  dans  toutes  ces  misères-là. 
Le  chevalier  de  Lorraine  et  Châtillon  y  avoient 
fait  une  grande  fortune  par  leur  figure,  dont  Monsieur 
s'étoit  entêté  plus  que  de  pas  une  autre.  Le  dernier, 
qui  n'avoit  ni  pain,  ni  sens,  ni  esprit,  s'y  releva,  et 
y  acquit  du  bien.  L'autre  prit  la  chose  en  guisard 
qui  ne  rougit  de  rien  pourvu  qu'il  arrive,  et  mena 
Monsieur  le  bâton  haut  toute  sa  vie,  fut  comblé 
d'argent  et  de  bénéfices,  fit  pour  sa  maison  ce  qu'il 
voulut,  demeura  toujours  publiquement  le  maître 
chez  Monsieur,  et  comme  il  avoit  avec  la  hauteur 
des  Guise  leur  art  et  leur  esprit,  il  sut  se  mettre 
entre  le  roi  et  Monsieur,  et  se  faire  ménager,  pour 
ne  pas  dire  craindre  de  l'un  et  de  l'autre,  et 
jouir  d'une  considération,  d'une  distinction  et  d'un 
crédit  presque  aussi  marqué  de  la  part  du  roi 
que  de  celle  de  Monsieur.  Aussi  fut-il  bien  touché, 
moins  de  sa  perte  que  de  celle  de  cet  instrument 
qu'il  avoit  su  si  grandement  faire  valoir  pour 
lui.  Outre  les  bénéfices  que  Monsieur  lui  avoit 
donnés,  l'argent  manuel  qu'il  en  tiroit  tant  qu'il 
vouloit,  les  pots-de-vin  qu'il  taxoit  et  qu'il  prenoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  133 

avec  autorité  sur  tous  les  marchés  qui  se  faisoient 
chez  Monsieur,  il  en  avoit  une  pension  de  dix  mille 
écus,  et  le  plus  beau  logement  du  Palais-Royal  et 
de  Saint-Cloud.  Les  logements,  il  les  garda  à  prière 
de  M.  le  duc  de  Chartres,  mais  il  ne  voulut  pas 
accepter  la  continuation  de  la  pension  par  grandeur, 
comme  par  grandeur  elle  lui  fut  offerte. 

Quoiqu'il  fût  difficile  d'être  plus  timide  et  plus 
soumis  qu'étoit  Monsieur  avec  le  roi,  jusqu'à 
flatter  ses  ministres  et  auparavant  ses  maîtresses, 
il  ne  laissoit  pas  de  conserver  avec  un  grand 
air  de  respect  l'air  de  frère  et  des  façons  libres 
et  dégagés.  En  particulier  il  se  licencioit  bien 
davantage,  il  se  mettoit  toujours  dans  un  fauteuil, 
et  n'attendoit  pas  que  le  roi  lui  dît  de  s'asseoir. 
Au  cabinet,  après  le  souper  du  roi,  il  n'y  avoit 
aucun  prince  assis  que  lui,  non  pas  même  Mon- 
seigneur ;  mais  pour  le  service ,  et  pour  s'approcher 
du  roi  ou  le  quitter,  aucun  particulier  ne  le  faisoit 
avec  plus  de  respect,  et  il  mettoit  naturellement 
de  la  grâce  et  de  la  dignité  en  toutes  ses  actions 
les  plus  ordinaires.  Il  ne  laissoit  pas  de  faire  au  roi 
par-ci  par-là  des  pointes,  mais  cela  ne  duroit  pas  ; 
et  comme  son  jeu,  Saint-Cloud  et  ses  favoris  lui 
coûtoient  beaucoup,  avec  de  l'argent  que  le  roi  lui 
donnoit  il  n'y  paroissoit  plus.  Jamais  pourtant  il 
n'a  pu  se  ployer  à  Mme  de  Maintenon,  ni  se  passer 
d'en  lâcher  de  temps  en  temps  quelques  bagatelles 
au  roi,  et  quelques  brocards  au  monde.  Ce  n'étoit 
pas  sa  faveur  qui  le  blessoit,  mais  d'imaginer  que 
la  Scarron  étoit  devenue  sa  belle-sœur  :  cette  pensée 
lui  étoit  insupportable. 

Il  étoit  extrêmement  glorieux,  mais  sans  hauteur, 
fort  sensible  et  fort  attaché  à  tout  ce  qui  lui  étoit 
dû.  Les  princes  du  sang  avoient  fort  haussé  dans 
leurs  manières  à  l'appui  de  tout  ce  qui  avoit  été 


i34  SAINT-SIMON  : 

accordé  aux  bâtards,  non  pas  trop  M.  le  prince  de 
Conti  qui  se  contentoit  de  profiter  sans  entreprendre, 
mais  M.  le  Prince,  et  surtout  M.  le  Duc,  qui  de 
proche  en  proche  évita  les  occasions  de  présenter  le 
service  à  Monsieur,  ce  qui  n'étoit  pas  difficile,  et  qui 
eut  l'indiscrétion  de  se  vanter  qu'il  ne  le  servirait 
point.  Le  monde  est  plein  de  gens  qui  aiment  à  faire 
leur  cour  aux  dépens  des  autres,  Monsieur  en  fut 
bientôt  averti  ;  il  s'en  plaignit  au  roi  fort  en  colère, 
qui  lui  répondit  que  cela  ne  valoit  pas  la  peine  de 
se  fâcher,  mais  bien  celle  de  trouver  occasion  de  s'en 
faire  servir,  et,  s'il  le  refusoit,  de  lui  faire  un  affront. 
Monsieur,  assuré  du  roi,  épia  l'occasion.  Un  matin 
qu'il  se  levoit  à  Marly,  où  il  logeoit  dans  un  des 
quatre  appartements  bas,  il  vit  par  sa  fenêtre  M.  le 
Duc  dans  le  jardin,  il  l'ouvre  vite  et  l'appelle.  M.  le 
Duc  vient,  Monsieur  se  recule,  lui  demande  où  il  va, 
l'oblige  toujours  reculant  d'entrer  et  d'avancer  pour 
lui  répondre,  et  de  propos  en  propos  dont  l'un 
n'attendoit  pas  l'autre,  tire  sa  robe  de  chambre. 
A  l'instant  le  premier  valet  de  chambre  présente  la 
chemise  à  M.  le  Duc,  à  qui  le  premier  gentilhomme 
de  la  chambre  de  Monsieur  fit  signe  de  le  faire, 
Monsieur  cependant  défaisant  la  sienne,  et  M.  le 
Duc,  pris  ainsi  au  trébuchet,  n'osa  faire  la  moindre 
difficulté  de  la  donner  à  Monsieur.  Dès  que  Monsieur 
l'eut  reçue,  il  se  mit  à  rire,  et  à  dire  :  «  Adieu,  mon 
cousin,  allez- vous-en ,  je  ne  veux  pas  vous  retarder 
davantage.  »  M.  le  Duc  sentit  toute  la  malice  et  s'en 
alla  fort  fâché,  et  le  fut  après  encore  davantage  par 
les  propos  de  hauteur  que  Monsieur  en  tint. 

C'étoit  un  petit  homme  ventru,  monté  sur  des 
échasses  tant  ses  souliers  étoient  hauts,  toujours 
paré  comme  une  femme,  plein  de  bagues,  de  brace- 
lets, de  pierreries  partout  avec  une  longue  perruque 
tout  étalée  en  devant,   noire  et  poudrée,  et  des 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  135 

rubans  partout  où  il  en  pou  voit  mettre,  plein  de 
toutes  sortes  de  parfums,  et  en  toutes  choses  la  pro- 
preté même.  On  l'accusoit  de  mettre  imperceptible- 
ment du  rouge.  Le  nez  fort  long,  la  bouche  et  les 
yeux  beaux ,  le  visage  plein  mais  fort  long.  Tous  ses 
portraits  lui  ressemblent.  J'étois  piqué  à  le  voir  qu'il 
fît  souvenir  qu'il  étoit  fils  de  Louis  XIII  à  ceux  de 
ce  grand  prince,  duquel,  à  la  valeur  près,  il  étoit 
si  complètement  dissemblable. 


XXII.  —  EXPLICATION    ENTRE  MADAME 
ET  MADAME  DE  MAINTENON 

Le  samedi  11  juin,  la  cour  retourna  à  Versailles, 
où,  en  arrivant,  le  roi  alla  voir  Madame,  M.  et  Mme 
de  Chartres,  chacun  dans  leur  appartement.  Elle, 
fort  en  peine  de  la  situation  où  elle  se  trouvoit  avec 
le  roi  dans  une  occasion  où  il  y  alloit  du  tout  pour 
elle,  et  avoit  engagé  la  duchesse  de  Ventadour  de 
voir  Mme  de  Main  tenon.  Elle  le  fit  ;  Mme  de  Main- 
tenon  ne  s'expliqua  qu'en  général,  et  dit  seulement 
qu'elle  iroit  chez  Madame  au  sortir  de  son  dîner, 
et  voulut  que  Mme  de  Ventadour  se  trouvât  chez 
Madame  et  fût  en  tiers  pendant  sa  visite.  C'étoit 
le  dimanche,  le  lendemain  du  retour  de  Marly.  Après 
les  premiers  compliments  ce  qui  étoit  là  sortit, 
excepté  Mme  de  Ventadour.  Alors  Madame  fit  asseoir 
Mme  de  Maintenon,  et  il  f alloit  pour  cela  qu'elle  en 
sentît  tout  le  besoin.  Elle  entra  en  matière  sur  l'in- 
différence avec  laquelle  le  roi  l'avoit  traitée  pendant 
toute  sa  maladie,  et  Mme  de  Maintenon  la  laissa  dire 
tout  ce  qu'elle  voulut  ;  puis  lui  répondit  que  le  roi 
lui  avoit  ordonné  de  lui  dire  que  leur  perte  commune 


136  SAINT-SIMON  : 

effaçoit  tout  dans  son  cœur,  pourvu  que  dans  la  suite 
il  eût  lieu  d'être  plus  content  d'elle  qu'il  n'avoit 
eu  depuis  quelque  temps,  non-seulement  sur  ce  qui 
regardoit  ce  qui  s'étoit  passé  à  l'égard  de  M.  Te 
duc  de  Chartres,  mais  sur  d'autres  choses  encore 
plus  intéressantes  dont  il  n'avoit  pas  voulu  parler, 
et  qui  étoient  la  vraie  cause  de  l'indifférence  qu'il 
avoit  voulu  lui  témoigner  pendant  qu'elle  avoit  été 
malade.  A  ce  mot,  Madame,  que  se  croyoit  bien  as- 
surée, se  récrie,  proteste,  qu'excepté  le  fait  de  son 
fils  elle  n'a  jamais  rien  dit  ni  fait  qui  pût  déplaire, 
et  enfile  des  plaintes  et  des  justifications.  Comme 
elle  y  insistoit  le  plus,  Mme  de  Maintenon  tire  une 
lettre  de  sa  poche  et  la  lui  montre,  en  lui  demandant 
si  elle  en  connoissoit  l'écriture.  C'étoit  une  lettre  de 
sa  main  à  sa  tante  la  duchesse  d'Hanovre,  à  qui 
elle  écrivoit  tous  les  ordinaires,  où  après  des  nouvelles 
de  cour  elle  lui  disoit  en  propres  termes  :  qu'on 
ne  savoit  plus  que  dire  du  commerce  du  roi  et  de 
Mme  de  Maintenon,  si  c'étoit  mariage  ou  concubi- 
nage ;  et  de  là  tomboit  sur  les  affaires  du  dehors  et 
sur  celles  du  dedans,  et  s'étendoit  sur  la  misère  du 
royaume  qu'elle  disoit  ne  s'en  pouvoir  relever.  Ta 
poste  l'avoit  ouverte,  comme  elle  les  ouvroit  et  les 
ouvre  encore  presque  toutes,  et  l'avoit  trouvée  trop 
forte  pour  se  contenter  à  l'ordinaire  d'en  donner  un 
extrait,  et  l'avoit  envoyée  au  roi  en  original.  On  peut 
penser  si,  à  cet  aspect  et  à  cette  lecture,  Madame 
pensa  mourir  sur  l'heure.  La  voilà  à  pleurer,  et  Mme 
de  Maintenon  à  lui  représenter  modestement  l'énor- 
mité  de  toutes  les  parties  de  cette  lettre,  et  en  pays 
étranger;  enfin  Mme  de  Ventadour  à  verbiager  pour 
laisser  à  Madame  le  temps  de  respirer  et  de  se  re- 
mettre assez  pour  dire  quelque  chose.  Sa  meilleure  ex- 
cuse fut  l'aveu  de  ce  qu'elle  ne  pouvoit  nier,  des 
pardons,  des  repentirs,  des  prières,  des  promesses. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  137 

Quand  tout  cela  fut  épuisé,  Mme  de  Maintenon  la 
supplia  de  trouver  bon  qu'après  s'être  acquittée  de 
la  commission  que  le  roi  lui  avoit  donnée,  elle  pût 
aussi  lui  dire  un  mot  d'elle-même,  et  lui  faire  ses 
plaintes  de  ce  que,  après  l'honneur  qu'elle  lui  avoit 
fait  autrefois  de  vouloir  bien  désirer  son  amitié  et 
de  lui  jurer  la  sienne,  elle  avoit  entièrement  changé 
depuis  plusieurs  années.  Madame  crut  avoir  beau 
champ.  Elle  répondit  qu'elle  étoit  d'autant  plus  aise 
de  cet  éclaircissement,  que  c'étoit  à  elle  à  se  plaindre 
du  changement  de  Mme  de  Maintenon,  qui  tout  d'un 
coup  l' avoit  laissée  et  abandonnée  et  forcée  de 
l'abandonner  à  la  fin  aussi,  après  avoir  longtemps 
essayé  de  la  faire  vivre  avec  elle  comme  elles  avoient 
vécu  auparavant.  A  cette  seconde  reprise,  Mme  de 
Maintenon  se  donna  le  plaisir  de  la  laisser  enfiler 
comme  à  l'autre  les  plaintes  et  de  plus  les  regrets  et 
les  reproches,  après  quoi  elle  avoua  â  Madame  qu'il 
étoit  vrai  que  c'étoit  elle  qui  la  première  s' étoit 
retirée  d'elle,  et  qui  n'avoit  ose  s'en  rapprocher, 
que  ses  raisons  étoient  telles  qu'elle  n'avoit  pu 
moins  que  d'avoir  cette  conduite;  et  par  ce  propos 
fit  redoubler  les  plaintes  de  Madame,  et  son  em- 
pressement de  savoir  quelles  pouvoient  être  ses 
raisons.  Alors  Mme  de  Maintenon  lui  dit  que  c'étoit 
un  secret  qui  jusqu'alors  n'étoit  jamais  sorti  de  sa 
bouche,  quoiqu'elle  en  fût  en  liberté  depuis  dix  ans 
qu' étoit  morte  celle  qui  le  lui  avoit  confié  sur  sa 
parole  de  n'en  parler  à  personne,  et  de  là  raconte 
à  Madame  mille  choses  plus  offensantes  les  unes  que 
les  autres  qu'elle  avoit  dites  d'elle  à  Mme  la  Dauphine, 
lorsqu'elle  étoit  mal  avec  cette  dernière,  qui  dans 
leur  raccommodement  les  lui  avoit  redites  de  mot  à 
mot.  A  ce  second  coup  de  foudre  Madame  demeura 
comme  une  statue.  Il  y  eut  quelques  moments  de 
silence.  Mme  de  Ventadour  fit  son  même  personnage 


i38  SAINT-SIMON  : 

pour  laisser  reprendre  les  esprits  à  Madame,  qui  ne 
sut  faire  que  comme  l'autre  fois,  c'est-à-dire  qu'elle 
pleura,  cria  ;  et  pour  fin  demanda  pardon,  avoua, 
puis  repentirs  et  supplications.  Mme  de  Maintenon 
triompha  froidement  d'elle  assez  longtemps,  la  lais- 
sant s'engouer  de  parler,  de  pleurer  et  lui  prendre 
les  mains.  C'étoit  une  terrible  humiliation  pour  une 
si  rogue  et  fière  Allemande.  A  la  fin,  Mme  de  Main- 
tenon  se  laissa  toucher,  comme  elle  l'avoit  bien 
résolu,  après  avoir  pris  toute  sa  vengeance.  Elles 
s'embrassèrent,  elles  se  promirent  oubli  parfait  et 
amitié  nouvelle.  Mme  de  Ventadour  se  mit  à  en 
pleurer  de  joie,  et  le  sceau  de  la  réconciliation  fut  la 
promesse  de  celle  du  roi,  et  qu'il  ne  lui  diroit  pas  un 
mot  des  deux  matières  qu'elles  venoient  de  traiter, 
ce  qui  plus  que  tout  soulagea  Madame.  Tout  se  sait 
enfin  dans  les  cours,  et  si  je  me  suis  peut-être  un  peu 
étendu  sur  ces"  anecdotes,  c'est  que  je  les  ai  sues 
d'original  et  qu'elles  m'ont  paru  très-curieuses. 

Le  roi  qui  n'ignoroit  ni  la  visite  de  Mme  de  Main- 
tenon  à  Madame,  ni  ce  qu'il  s'y  devoit  traiter,  donna 
quelque  temps  à  cette  dernière  de  se  remettre,  puis 
alla  le  même  jour  chez  elle  ouvrir  en  sa  présence,  et 
de  M.  le  duc  de  Chartres,  le  testament  de  Monsieur, 
où  se  trouvèrent  le  chancelier  et  son  fils  comme 
secrétaires  d'État  de  la  maison  du  roi,  et  Terat, 
chancelier  de  Monsieur.  Ce  testament  étoit  de  1690, 
simple  et  sage,  et  nommoit  pour  exécuteur  celui  qui 
se  trouveroit  premier  président  du  parlement  de 
Paris  le  jour  de  son  ouverture.  Le  roi  tint  la  parole 
de  Mme  de  Maintenon,  il  ne  parla  de  rien,  et  fit 
beaucoup  d'amitiés  à  Mme  et  à  M.  le  duc  de 
Chartres  qui  fut,  et  le  terme  n'est  pas  trop  fort, 
prodigieusement  bien  traité. 

Le  roi  lui  donna,  outre  les  pensions  qu'il  avoit  et 
qu'il  conserva,  toutes  celles  qu'avoit  Monsieur,  ce  qui 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  139 

fit  six  cent  cinquante  mille  livres  ;  en  sorte  qu'avec 
son  apanage  et  ses  autres  biens,  Madame  payée  de 
son  douaire  et  de  toutes  ses  reprises,  il  lui  restoit  un 
million  huit  cent  mille  livres  de  rente  avec  le  Palais- 
Royal,  en  sus  Saint-Cloud  et  ses  autres  maisons.  Il 
eut,  ce  qui  ne  s' et  oit  jamais  vu  qu'aux  fils  de  France, 
des  gardes  et  des  Suisses,  les  mêmes  qu'avoit  Mon- 
sieur, sa  salle  des  gardes  dans  le  corps  du  château  de 
Versailles  où  étoit  celle  de  Monsieur,  un  chancelier, 
un  procureur  général,  au  nom  duquel  il  plaideroit  et 
non  au  sien  propre,  et  la  nomination  de  tous  les  béné- 
fices de  son  apanage  excepté  les  évêchés,  c'est-à-dire 
que  tout  ce  qu'avoit  Monsieur  lui  fut  conservé  en 
entier.  En  gardant  ses  régiments  de  cavalerie  et 
d'infanterie,  il  eut  aussi  ceux  qu'avoit  Monsieur,  et 
ses  compagnies  de  gens  d'armes  et  de  chevau-légers, 
et  il  prit  le  nom  de  duc  d'Orléans.  Des  honneurs  si 
grands  et  si  inouïs,  et  plus  de  cent  mille  écus  de  pen- 
sion au  delà  de  celles  de  Monsieur,  furent  uniquement 
dus  à  la  considération  de  son  mariage,  aux  reproches 
de  Monsieur  si  récents  qu'il  n'en  auroit  que  la  honte 
et  rien  de  plus,  et  à  la  peine  que  ressentit  le  roi  de  la 
situation  où  lui  et  Monsieur  étoient  ensemble,  qui 
avoit  pu  avancer  sa  mort. 


XXIII. —MORT   DE    MADAME 

Je  ne  puis  finir  sur  ce  prince  sans  raconter  une  anec- 
dote, qui  a  été  sue  de  bien  peu  de  gens,  sur  la  mort 
de  Madame  que  personne  n'a  douté  qui  n'eût  été 
empoisonnée,  et  même  grossièrement.  Ses  galanteries 
donnoient  de  la  jalousie  à  Monsieur.  Le  goût  opposé 
de  Monsieur  inôUgnoit  Madame.  Les  favoris  qu'elle 


140  SAINT-SIMON: 

haïssoit  semoient  tant  qu'ils  pouvoient  la  division 
entre  eux,  pour  disposer  de  Monsieur  tout  à  leur 
aise.  Le  chevalier  de  Lorraine,  dans  le  fort  de  sa  jeu- 
nesse et  de  ses  agréments,  étant  né  en  1643,  possédoit 
Monsieur  avec  empire,  et  le  faisoit  sentir  à  Madame 
comme  à  toute  la  maison.  Madame,  qui  n'avoit  qu'un 
an  moins  que  lui,  et  qui  étoit  charmante,  ne  pouvoit 
à  plus  d'un  titre  souffrir  cette  domination  ;  elle  étoit 
au  comble  de  faveur  et  de  considération  auprès  du 
roi,  dont  elle  obtint  enfin  l'exil  du  chevalier  de  Lor- 
raine. A  cette  nouvelle  Monsieur  s'évanouit,  puis  fon- 
dit en  larmes  et  s'alla  jeter  aux  pieds  du  roi  pour 
faire  révoquer  un  ordre  qui  le  mettoit  au  dernier 
désespoir.  Il  ne  put  y  réussir  ;  il  entra  en  fureur,  et 
s'en  alla  à  Villers-Cotterets.  Après  avoir  bien  jeté 
feu  et  flammes  contre  le  roi  et  contre  Madame,  qui 
protestoit  toujours  qu'elle  n'y  avoit  point  de  part,  il 
ne  put  soutenir  longtemps  le  personnage  de  mécon- 
tent pour  une  chose  si  publiquement  honteuse.  Le  roi 
se  prêta  à  le  contenter  d'ailleurs,  il  eut  de  l'argent, 
des  compliments,  des  amitiés,  il  revint  le  cœur  fort 
gros,  et  peu  à  peu  vécut  à  l'ordinaire  avec  le  roi  et 
Madame. 

D'Efriat,  homme  d'un  esprit  hardi,  premier  écuyer 
de  Monsieur,  et  le  comte  de  Beuvron,  homme  liant  et 
doux,  mais  qui  vouloit  figurer  chez  Monsieur,  dont  il 
étoit  capitaine  des  gardes,  et  surtout  tirer  de  l'argent 
pour  se  faire  riche  en  cadet  de  Normandie  fort  pauvre, 
étoient  étroitement  liés  avec  le  chevalier  de  Lorraine 
dont  l'absence  nuisoit  fort  à  leurs  affaires,  et  leur 
faisoit  appréhender  que  quelque  autre  mignon  ne 
prît  sa  place,  duquel  ils  ne  s'aideroient  pas  si  bien. 
Pas  un  des  trois  n'espéroit  la  fin  de  cet  exil,  à  la 
faveur  où  ils  voyoient  Madame,  qui  commençoit  même 
à  entrer  dans  les  affaires  et  à  qui  le  roi  venoit  de 
faire  faire  un  voyage  mystérieux  en  Angleterre,  où 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  141 

elle  avoit  parfaitement  réussi,  et  en  venoit  de  revenir 
plus  triomphante  que  jamais.  Elle  étoit  de  juin 
1644,  et  d'une  très-bonne  santé,  qui  achevoit  de 
leur  faire  perdre  de  vue  le  retour  du  chevalier  de 
Lorraine.  Celui-ci  étoit  allé  promener  son  dépit  en 
Italie  et  à  Rome.  Je  ne  sais  lequel  des  trois  y  pensa 
le  premier,  mais  le  chevalier  de  Lorraine  envoya  à  ses 
deux  amis  un  poison  sûr  et  prompt  par  un  exprès  qui 
ne  sa  voit  peut-être  pas  lui-même  ce  qu'il  portoit. 

Madame  étoit  à  Saint-CIoud,  qui,  pour  se  rafraîchir, 
prenoit  depuis  quelque  temps,  sur  les  sept  heures  du 
soir,  un  verre  d'eau  de  chicorée.  Un  garçon  de  sa 
chambre  avoit  soin  de  la  faire.  II  la  mettoit  dans 
une  armoire  d'une  des  antichambres  de  Madame, 
avec  son  verre,  etc.  Cette  eau  de  chicorée  étoit 
dans  un  pot  de  faïence  ou  de  porcelaine,  et  il  y 
avoit  toujours  auprès  d'autre  eau  commune,  en 
cas  que  Madame  trouvât  celle  de  chicorée  trop 
amère,  pour  la  mêler.  Cette  antichambre  étoit  le 
passage  public  pour  aller  chez  Madame,  où  il  ne 
se  tenoit  jamais  personne,  parce  qu'il  y  en  avoit 
plusieurs.  Le  marquis  d'Effiat  avoit  épié  tout  cela. 
Le  29  juin  1670,  passant  par  cette  antichambre,  il 
trouva  le  moment  qu'il  cherchoit,  personne  dedans, 
et  il  avoit  remarqué  qu'il  n'étoit  suivi  de  personne 
qui  allât  aussi  chez  Madame  ;  il  se  détourne,  va  à 
l'armoire,  l'ouvre,  jette  son  boucon,  puis  entendant 
quelqu'un,  s'arme  de  l'autre  pot  d'eau  commune,  et 
comme  il  le  remettoit,  le  garçon  de  la  chambre,  qui 
avoit  le  soin  de  cette  eau  de  chicorée,  s'écrie,  court 
à  lui,  et  lui  demande  brusquement  ce  qu'il  va  faire 
à  cette  armoire.  D'Effiat,  sans  s'embarrasser  le  moins 
du  monde,  lui  dit  qu'il  lui  demande  pardon,  mais  qu'il 
crevoit  de  soif,  et  que  sachant  qu'il  y  avoit  de  l'eau 
là  dedans,  lui  montrant  le  pot  d'eau  commune,  il 
n'a  pu  résister  à  en  aller  boire.  Le  garçon  grommeloit 


142  SAINT-SIMON  : 

toujours,  et  l'autre  toujours  l'apaisant  et  s'excusant, 
entre  chez  Madame,  et  va  causer  comme  les  autres 
courtisans,  sans  la  plus  légère  émotion.  Ce  qui  suivit, 
une  heure  après,  n'est  pas  de  mon  sujet,  et  n'a  que 
trop  fait  de  bruit  par  toute  l'Europe. 

Madame  étant  morte  le  lendemain  30  juin,  à  trois 
heures  du  matin,  le  roi  fut  pénétré  de  la  plus  grande 
douleur.  Apparemment  que  dans  la  journée  il  eut 
des  indices,  et  que  ce  garçon  de  chambre  ne  se  tut 
pas,  et  qu'il  y  eut  notion  que  Purnon,  premier  maître 
d'hôtel  de  Madame,  étoit  dans  le  secret,  par  la  confi- 
dence intime  où,  dans  son  bas  étage,  il  étoit  avec 
d'Emat.  Le  roi  couché,  il  se  relève,  envoie  chercher 
Brissac,  qui  dès  lors  étoit  dans  ses  gardes  et  fort  sous 
sa  main,  lui  commande  de  choisir  six  gardes  du  corps 
bien  sûrs  et  secrets,  d'aller  enlever  le  compagnon,  et 
de  le  lui  amener  dans  ses  cabinets  par  les  derrières. 
Cela  fut  exécuté  avant  le  matin.  Dès  que  le  roi 
l'aperçut,  il  fit  retirer  Brissac  et  son  premier  valet 
de  chambre,  et  prenant  un  visage  et  un  ton  à  faire 
la  plus  grande  terreur  :  «  Mon  ami,  lui  dit-il  en  le 
regardant  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête,  écoutez- 
moi  bien  :  si  vous  m'avouez  tout,  et  que  vous  me 
répondiez  vérité  sur  ce  que  je  veux  savoir  de  vous, 
quoi  que  vous  ayez  fait,  je  vous  pardonne,  et  il  n'en 
sera  jamais  mention.  Mais  prenez  garde  à  ne  me  pas 
déguiser  la  moindre  chose,  car  si  vous  le  faites,  vous 
êtes  mort  avant  de  sortir  d'ici.  Madame  n'a-t-elle 
pas  été  empoisonnée  ?  —  Oui,  sire,  lui  répondit-il. 
—  Et  qui  l'a  empoisonnée,  dit  le  roi,  et  comment 
l'a-t-on  fait  ?  »  Il  répondit  que  c' étoit  le  chevalier  de 
Lorraine  qui  avoit  envoyé  le  poison  à  Beuvron  et  à 
d'Emat,  et  lui  conta  ce  que  je  viens  d'écrire.  Alors, 
le  roi  redoublant  d'assurance  de  grâce  et  de  menace 
de  mort  :  «  Et  mon  frère,  dit  le  roi,  le  sa  voit-il  ?  — 
Non,  sire,  aucun  de  nous  trois  n'étoit  assez  sot  pour 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  143 

le  lui  dire  :  il  n'a  point  de  secret  ;  il  nous  auroit  perdus.» 
A  cette  réponse,  le  roi  fit  un  grand  ha  !  comme  un 
homme  oppressé  et  qui  tout  d'un  coup  respire.  «  Voilà, 
dit-il,  tout  ce  que  je  voulois  savoir.  Mais  m'en  assurez- 
vous  bien  ?  »  Il  rappela  Brissac  et  lui  commanda  de 
ramener  cet  homme  quelque  part,  où  tout  de  suite 
il  le  laissât  aller  en  liberté.  C'est  cet  homme  lui-même 
qui  l'a  conté,  longues  années  depuis,  à  M.  Joly  de 
Fleury,  procureur  général  du  parlement,  duquel  je 
tiens  cette  anecdote. 

Ce  même  magistrat,  à  qui  j'en  ai  reparlé  depuis, 
m'apprit  ce  qu'il  ne  m'avoit  pas  dit  la  première  fois, 
et  le  voici  :  Peu  de  jours  après  le  second  mariage  de 
Monsieur,  le  roi  prit  Madame  en  particulier,  lui  conta 
ce  fait,  et  ajouta  qu'il  la  vouloit  rassurer  sur  Monsieur 
et  sur  lui-même,  trop  honnête  homme  pour  lui  faire 
épouser  son  frère  s'il  étoit  capable  d'un  tel  crime. 
Madame  en  fit  son  profit.  Purnon,  le  même  Cl.  Bon- 
neau,  étoit  demeuré  son  premier  maître  d'hôtel.  Peu 
à  peu  elle  fit  semblant  de  vouloir  entrer  dans  la 
dépense  de  sa  maison,  le  fit  trouver  bon  à  Monsieur, 
et  tracassa  si  bien  Purnon,  qu'elle  le  fit  quitter,  et 
qu'il  vendit  sa  charge,  sur  la  fin  de  1674,  au  sieur 
Maurel  de  Vaulonne. 


XXIV. —  MORT   DE    JACQUES   II 

Le  voyage  du  roi  d'Angleterre  lui  avoit  peu  réussi, 
et  il  ne  traîna  depuis  qu'une  vie  languissante.  Depuis 
la  mi-août,  elle  s'affoiblit  de  plus  en  plus,  et,  vers 
le  8  septembre,  il  tomba  dans  un  état  de  paralysie  et 
d'autres  maux  à  n'en  laisser  rien  espérer.  Le  roi, 
Mme  de  Maint enon,  toutes  les  personnes  royales  le 
visitèrent  souvent.  Il  reçut  les  derniers  sacrements 


144  SAINT-SIMON  : 

avec  une  piété  qui  répondit  à  l'édification  de  sa  vie, 
et  on  n'attendoit  plus  que  sa  mort  à  tous  les  instants. 
Dans  cette  conjoncture,  le  roi  prit  une  résolution  plus 
digne  de  la  générosité  de  Louis  XII  et  de  François  Ier 
que  de  sa  sagesse.  Il  alla  de  Marly,  où  il  étoit,  à 
Saint-Germain,  le  mardi  13  septembre.  Le  roi  d'Angle- 
terre étoit  si  mal  que,  lorsqu'on  lui  annonça  le  roi,, 
à  peine  ouvrit-il  les  yeux  un  moment.  Le  roi  lui  dit 
qu'il  étoit  venu  l'assurer  qu'il  pouvoit  mourir  en  repos 
sur  le  prince  de  Galles,  et  qu'il  le  reconnoîtroit  roi 
d'Angleterre,  d'Ecosse  et  d'Irlande.  Le  peu  d'Anglois 
qui  se  trouvèrent  présents  se  jetèrent  à  ses  genoux, 
mais  le  roi  d'Angleterre  ne  donna  pas  signe  de  vie. 
Aussitôt  après  le  roi  passa  chez  la  reine  d'Angleterre, 
à  qui  il  donna  la  même  assurance.  Ils  envoyèrent  cher- 
cher le  prince  de  Galles,  à  qui  ils  le  dirent.  On  peut 
juger  de  la  reconnoissance  et  des  expressions  de  la 
mère  et  du  fils.  Revenu  à  Marly,  le  roi  déclara  à  toute 
la  cour  ce  qu'il  venoit  de  faire.  Ce  ne  fut  qu'applau- 
dissements et  que  louanges. 

Le  champ  en  étoit  beau,  mais  les  réflexions  ne 
furent  pas  moins  promptes,  si  elles  furent  moins 
publiques.  Le  roi  espéroit  toujours  que  sa  conduite 
si  mesurée  en  Flandre,  le  renvoi  des  garnisons  hol- 
landoises,  l'inaction  de  ses  troupes,  lorsqu'elles  pou- 
voient  tout  envahir,  et  que  rien  n'y  étoit  en  état  de 
s'opposer  à  elles,  retiendroient  la  Hollande  et  l'Angle- 
terre, dont  la  première  étoit  si  parfaitement  dépen- 
dante, de  rompre  en  faveur  de  la  maison  d'Autriche. 
C'étoit  alors  pousser  cette  espérance  bien  loin  ;  mais 
le  roi  s'en  flattoit  encore,  et  par  là  de  terminer 
bientôt  la  guerre  d'Italie,  et  toute  l'affaire  de  la 
succession  d'Espagne  et  de  ses  vastes  dépendances, 
que  l'empereur  ne  pouvoit  disputer  avec  ses  seules 
forces,  et  celles  même  de  l'empire.  Rien  n' étoit  donc 
plus  contradictoire  à  cette  position,  et  à  la  recon- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  145 

noissance  qu'il  avoit  solennellement  faite,  à  la  paix 
de  Ryswick,  du  prince  d'Orange  comme  roi  d'Angle- 
terre, et  que  jusqu'alors  il  n'a  voit  pas  moins  solen- 
nellement exécutée.  Cet  oit  offenser  sa  personne  par 
l'endroit  le  plus  sensible,  et  toute  l'Angleterre  avec 
lui,  et  la  Hollande  à  sa  suite  ;  c'  et  oit  montrer  le  peu 
de  fend  qu'ils  avoient  à  faire  sur  ce  traité  de  paix, 
leur  donner  beau  jeu  à  rassembler  avec  eux  tous  les 
princes  qui  y  avoient  contracté  sous  leur  alliance,  et 
de  rompre  ouvertement  sur  leur  propre  fait,  indépen- 
damment de  celui  de  la  maison  d'Autriche.  A  l'égard 
du  prince  de  Galles,  cette  reconnoissance  ne  lui 
donnoit  rien  de  solide  ;  elle  réveilloit  seulement  la 
jalousie,  les  soupçons  et  la  passion  de  tout  ce  qui 
lui  étoit  opposé  en  Angleterre,  les  attachoit  de  plus 
en  plus  au  roi  Guillaume,  et  à  l'établissement  de  la 
succession  dans  la  ligne  protestante,  qui  étoit  leur 
ouvrage  ;  les  rendoit  plus  vigilants,  plus  actifs  et 
plus  violents  contre  tout  ce  qui  étoit  catholique,  ou 
soupçonné  de  favoriser  les  Stuarts  en  Angleterre,  et 
les  ulcéroit  de  plus  en  plus  contre  ce  jeune  prince  et 
contre  la  France,  qui  leur  vouloit  donner  un  roi,  et 
décider  malgré  eux  de  leur  couronne,  sans  que  le  roi, 
qui  marquoit  du  moins  ce  désir  par  cette  reconnois- 
sance, eût  plus  de  moyen  de  rétablir  le  prince  de 
Galles  qu'il  n'en  avoit  eu  de  rétablir  le  roi  son  père 
pendant  une  longue  guerre,  où  il  n'avoit  pas,  comme 
alors,  à  disputer  la  succession  de  la  monarchie  d'Es- 
pagne pour  son  petit-fils. 

Le  roi  d'Angleterre,  dans  le  peu  d'intervalles  qu'il 
eut,  parut  fort  sensible  à  ce  que  le  roi  venoit  de  faire. 
Il  lui  avoit  fait  promettre  de  ne  pas  souffrir  qu'il  lui 
fût  fait  la  moindre  cérémonie  après  sa  mort,  qui  ar- 
riva sur  les  trois  heures  après  midi  du  16  septembre 
de  cette  année  1701. 

M.  le  prince  de  Conti  s'étoit  tenu  tous  ces  derniers 


146  SAINT-SIMON: 

jours  à  Saint-Germain  sans  en  partir,  parce  que  la 
reine  d'Angleterre  et  lui  étoient  enfants  des  deux 
sœurs  Martinozzi,  desquelles  la  mère  étoit  sœur  du 
cardinal  Mazarin.  Le  nonce  du  pape  s'y  étoit  pareille- 
ment tenu,  par  Tordre  anticipé  duquel  il  reconnut  et 
salua  le  prince  de  Galles  comme  roi  d'Angleterre. 
Le  soir  du  même  jour,  la  reine  d'Angleterre  s'en  alla 
aux  Filles  de  Sainte-Marie  de  Chaillot,  qu'elle  aimoit 
fort,  et  le  lendemain  samedi,  sur  les  sept  heures  du 
soir,  le  corps  du  roi  d'Angleterre,  fort  légèrement 
accompagné,  et  suivi  de  quelques  carrosses  remplis 
des  principaux  Anglois  de  Saint-Germain,  fut  conduit 
aux  Bénédictins  anglois  à  Paris,  rue  Saint- Jacques, 
où  il  fut  mis  en  dépôt  dans  une  chapelle  comme  le 
plus  simple  particulier,  jusqu'aux  temps,  apparem- 
ment du  moins  fort  éloignés,  qu'il  puisse  être  trans- 
porté en  Angleterre;  et  son  cœur  aux  Filles  de  Sainte- 
Marie  de  Chaillot. 

Ce  prince  a  été  si  connu  dans  le  monde,  duc  d'York 
et  roi  d'Angleterre,  que  je  me  dispenserai  d'en  parler 
ici.  Il  s'étoit  fort  distingué  par  sa  valeur  et  par  sa 
bonté,  beaucoup  plus  par  la  magnanimité  constante 
avec  laquelle  il  a  supporté  tous  ses  malheurs,  enfin 
par  une  sainteté  éminente. 

Le  mardi  20  septembre,  le  roi  alla  à  Saint-Germain, 
et  fut  reçu  et  conduit  par  le  nouveau  roi  d'Angle- 
terre, comme  il  l'avoit  été  par  le  roi  son  père  la 
première  fois  qu'ils  se  virent  ;  il  demeura  peu  chez 
lui,  et  passa  chez  la  reine  d'Angleterre.  Le  roi  son 
fils  étoit  en  grand  manteau  violet  •  pour  elle,  elle 
n'étoit  point  en  mante,  et  ne  voulut  point  de  céré- 
monie. Toute  la  maison  royale  et  toutes  les  prin- 
cesses du  sang  vinrent  en  robe  de  chambre  faire  leur 
visite  pendant  que  le  roi  y  étoit,  qui  y  resta  le 
dernier,  et  qui  demeura  toujours  debout.  Le  lende- 
main mercredi,  le  roi  d'Angleterre,  en  grand  manteau 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  147 

violet,  vint  voir  le  roi  à  Versailles,  qui  le  reçut  et  le 
conduisit,  comme  il  a  voit  fait  la  première  fois  le  roi 
son  père,  au  haut  du  degré,  comme  lui-même  en 
a  voit  été  reçu  et  conduit.  Il  lui  donna  toujours  la 
droite  ;  ils  furent  assis  quelque  temps  dans  des 
fauteuils.  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  le  reçut 
et  le  conduisit  seulement  à  la  porte  de  sa  chambre, 
comme  elle  en  avoit  été  reçue  et  conduite.  Il  ne  vit 
ni  Monseigneur  ni  les  princes  ses  fils,  qui,  dès  le 
matin  de  ce  même  jour,  et  oient  allés  à  Fontaine- 
bleau. Au  sortir  de  cette  visite,  le  roi  s'en  alla 
coucher  à  Sceaux  avec  Mme  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, et  de  là  à  Fontainebleau.  Incontinent  après, 
îe  nouveau  roi  d'Angleterre  fut  aussi  reconnu  par  le 
roi  d'Espagne. 

Le  comte  de  Manchester,  ambassadeur  d'Angle- 
terre, ne  parut  plus  à  Versailles  depuis  la  reconnois- 
sance  du  prince  de  Galles  comme  roi  d'Angleterre, 
et  partit,  sans  prendre  congé,  quelques  jours  après 
l'arrivée  du  roi  à  Fontainebleau.  Le  roi  Guillaume 
reçut  en  sa  maison  de  Loo,  en  Hollande,  la  nouvelle 
de  la  mort  du  roi  Jacques  II  et  de  cette  reconnois- 
sance,  pendant  qu'il  étoit  à  table  avec  quelques 
princes  d'Allemagne  et  quelques  autres  seigneurs  ; 
il  ne  proféra  pas  une  seule  parole  outre  la  nouvelle, 
mais  il  rougit,  enfonça  son  chapeau  et  ne  put  contenir 
son  visage.  Il  envoya  ordre  à  Londres  d'en  chasser 
Poussin  sur-le-champ,  et  de  lui  faire  repasser  la  mer 
aussitôt  après.  II  faisoit  les  affaires  du  roi  en  absence 
d'ambassadeur  et  d'envoyé,  et  il  arriva  incontinent 
après  à  Calais. 

Cet  éclat  fut  suivi  de  près  de  la  signature  de 
la  grande  alliance  offensive  et  défensive  contre  la 
France  et  l'Espagne,  entre  l'empereur,  l'empire,  qui 
n'y  avoit  nul  intérêt,  mais  qui,  sous  la  maison 
d'Autriche,  n'avoit  plus  de  liberté  ;  l'Angleterre  et 


148  SAINT-SIMON  : 

la  Hollande,  dans  laquelle  ensuite  ils  surent  attirer 
d'autres  puissances  ;  ce  qui  engagea  le  roi  de  faire 
une  augmentation  dans  ses  troupes. 


XXV. —MALADIE    ET    MORT    DE    MON- 
SEIGNEUR 

Ce  prince,  allant,  comme  je  l'ai  dit,  à  Meudon  le 
lendemain  des  fêtes  de  Pâques,  rencontra  à  Chaville 
un  prêtre  qui  portoit  Notre-Seigneur  à  un  malade, 
et  mit  pied  à  terre  pour  l'adorer  à  genoux,  avec 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne.  Il  demanda  à  quel 
malade  on  le  portoit  ;  il  apprit  que  ce  malade  avoit 
la  petite  vérole.  Il  y  en  avoit  partout  quantité.  Il  ne 
l'avoit  eue  que  légère,  volante,  et  enfant;  il  la  crai- 
gnoit  fort.  Il  en  fut  frappé,  et  dit  le  soir  à  Boudin, 
son  premier  médecin,  qu'il  ne  seroit  pas  surpris 
s'il  Fa  voit.  La  journée  s'étoit  cependant  passée  tout 
à  fait  à  l'ordinaire. 

II  se  leva  le  lendemain  jeudi;  9,  pour  aller  courre 
le  loup  ;  mais,  en  s'habillant,  il  lui  prit  une  foiblesse 
qui  le  fit  tomber  dans  sa  chaise.  Boudin  le  fit  re- 
mettre au  lit.  Toute  la  journée  fut  effrayante  par  l'é- 
tat du  pouls.  Le  roi,  qui  en  fut  foiblement  averti  par 
Fagon,  crut  que  ce  n'étoit  rien,  et  s'alla  promener  à 
Marly  après  son  dîner,  où  il  eut  plusieurs  fois  des 
nouvelles  de  Meudon.  Mgr  [le  duc]  et  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne  y  dînèrent,  et  ne  voulurent 
pas  quitter  Monseigneur  d'un  moment.  La  princesse 
ajouta  aux  .devoirs  de  belle-fille  toutes  les  grâces 
qui  étoient  en  elle,  et  présenta  tout  de  sa  main  à 
Monseigneur.  Le  cœur  ne  pouvoit  pas  être  troublé 
de  ce  que  l'esprit  lui  faisoit  envisager  comme  pos- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  149 

sible  ;  mais  les  soins  et  l'empressement  n'en  furent 
pas  moins  marqués,  sans  air  d'affectation  ni  de  co- 
médie. Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  tout  simple,  tout 
saint,  tout  plein  de  ses  devoirs,  les  remplit  outre  me- 
sure ;  et,  quoiqu'il  y  eût  déjà  un  grand  soupçon  de 
petite  vérole,  et  que  ce  prince  ne  l'eût  jamais  eue, 
ils  ne  voulurent  pas  s'éloigner  un  moment  de  Mon- 
seigneur, et  ne  le  quittèrent  que  pour  le  souper 
du  roi. 

A  leur  récit,  le  roi  envoya  le  lendemain  vendredi, 
10,  des  ordres  si  précis  à  Meudon  qu'il  apprit  à  son 
réveil  le  grand  péril  où  on  trouvoit  Monseigneur.  Il 
avoit  dit  la  veille,  en  revenant  de  Marly,  qu'il  iroit 
le  lendemain  matin  à  Meudon,  pour  y  demeurer  pen- 
dant toute  la  maladie  de  Monseigneur,  de  quelque 
nature  qu'elle  pût  être  ;  et  en  effet  il  s'y  en  alla  au 
sortir  de  la  messe.  En  partant,  il  défendit  à  ses  enfants 
d'y  aller.  II  le  défendit  en  général  à  quiconque  n'avoit 
pas  eu  la  petite  vérole,  avec  une  réflexion  de  bonté, 
et  permit  à  tous  ceux  qui  l'a  voient  eue  de  lui  faire 
leur  cour  à  Meudon,  ou  de  n'y  aller  pas,  suivant  le 
degré  de  leur  peur  ou  de  leur  convenance. 

Du  Mont  renvoya  plusieurs  de  ceux  qui  étoient  de 
ce  voyage  de  Meudon,  pour  y  loger  la  suite  du  roi, 
qu'il  borna  à  son  service  le  plus  étroit  et  à  ses 
ministres,  excepté  le  chancelier,  qui  n'y  coucha  pas, 
pour  y  travailler  avec  eux.  Mme  la  Duchesse  et  Mme 
la  princesse  de  Conti,  chacune  uniquement  avec  sa 
dame  d'honneur;  Mlle  de  Lislebonne,  Mme  d'Espinoy 
et  Mlle  de  Melun,  comme  si  particulièrement  attachées 
à  Monseigneur,  et  Mlle  de  Bouillon,  parce  qu'elle  ne 
quittoit  point  son  père,  qui  suivit  comme  grand 
chambellan,  y  avoient  devancé  le  roi,  et  furent  les 
seules  dames  qui  y  demeurèrent,  et  qui  mangèrent 
ies  soirs  avec  le  roi,  qui  dîna  seul  comme  à  Marly. 
Je  ne  parle  point  de  Mlle  Choin  qui  y  dîna  dès  le 


150  SAINT-SIMON  : 

mercredi,  ni  de  Mme  de  Maintenon,  qui  vint  trouver 
le  roi  après  dîner  avec  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne. 
Le  roi  ne  voulut  point  qu'elle  approchât  de  l'apparte- 
ment de  Monseigneur  et  la  renvoya  assez  prompte- 
ment.  C'est  où  en  étoient  les  choses  lorsque  Mme 
de  Saint-Simon  m'envoya  le  courrier,  les  médecins 
souhaitant  la  petite  vérole,  dont  on  étoit  persuadé, 
quoiqu'elle  ne  fût  pas  encore  déclarée. 

Je  continuerai  à  parler  de  moi  avec  la  même 
vérité  dont  [je]  traite  les  autres  et  les  choses,  avec 
toute  l'exactitude  qui  m'est  possible.  A  la  situation 
où  j'étois  à  l'égard  de  Monseigneur  et  de  son  intime 
cour,  on  sentira  aisément  quelle  impression  je  reçus 
de  cette  nouvelle.  Je  compris,  par  ce  qui  m' étoit 
mandé  de  l'état  de  Monseigneur,  que  la  chose  "en 
bien  ou  en  mal  seroit  promptement  décidée  ;  je  me 
trou  vois  fort  à  mon  aise  à  la  Ferté  ;  je  résolus  d'y 
attendre  des  nouvelles  de  la  journée.  Je  renvoyai 
un  courrier  à  Mme  de  Saint-Simon,  et  je  lui  en  de- 
mandai un  pour  le  lendemain.  Je  passai  la  journée 
dans  un  mouvement  vague  et  de  flux  et  de  reflux 
qui  gagne  et  qui  perd  du  terrain,  tenant  l'homme 
et  le  chrétien  en  garde  contre  l'homme  et  le  courtisan, 
avec  cette  foule  de  choses  et  d'objets  qui  se  présen- 
toient  à  moi  dans  une  conjoncture  si  critique,  qui 
me  faisoit  entrevoir  une  délivrance  inespérée,  subite, 
sous  les  plus  agréables  apparences  pour  les  suites. 

Le  courrier  que  j'attendais  impatiemment  arriva 
le  lendemain,  dimanche  de  Quasimodo,  de  bonne 
heure  dans  l'après-dînée.  J'appris  par  lui  que  la 
petite  vérole  étoit  déclarée,  et  alloit  aussi  bien  qu'on 
le  pou  voit  souhaiter  ;  et  je  le  crus  d'autant  mieux 
que  j'appris  que  la  veille,  qui  étoit  celle  du  dimanche 
de  Quasimodo,  Mme  de  Maintenon,  qui  à  Meudon 
ne  sort  oit  point  de  sa  chambre,  et  qui  y  avoit  Mme 
de  Dangeau  pour  toute  compagnie,  avec  qui  elle 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  151 

mangeoit,  étoit  allée  dès  le  matin  à  Versailles,  y  avoit 
dîné  chez  Mme  de  Caylus  où  elle  avoit  vu  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne,  et  n' étoit  pas  retournée  de 
fort  bonne  heure  à  Meudon. 

Je  crus  Monseigneur  sauvé,  et  voulus  demeurer 
chez  moi  ;  néanmoins  je  crus  conseil,  comme  j'ai 
fait  toute  ma  vie  et  m'en  suis  toujours  bien  trouvé. 
Je  donnai  ordre  à  regret  pour  mon  départ  le  lende- 
main, qui  étoit  celui  de  la  Quasimodo,  13  avril,  et  je 
partis  en  effet  de  bon  matin.  Arrivant  à  la  Queue, 
à  quatorze  lieues  de  la  Ferté  et  à  six  de  Versailles, 
un  financier,  qui  se  nommoit  La  Fontaine,  et  que 
je  connoissois  fort  pour  l'avoir  vu  toute  ma  vie  à 
la  Ferté  chargé  de  Senonches  et  des  autres  biens 
de  feu  M.  le  Prince  de  ce  voisinage,  aborda  ma  chaise 
comme  je  relayois.  Il  venoit  de  Paris  et  de  Versailles 
où  il  avoit  vu  des  gens  de  Mme  la  Duchesse  ;  il  me 
dit  Monseigneur  le  mieux  du  monde,  et  avec  des 
détails  qui  le  faisoient  compter  hors  de  danger. 
J'arrivai  à  Versailles  rempli  de  cette  opinion,  qui 
me  fut  confirmée  par  Mme  de  Saint-Simon  et  tout 
ce  que  je  vis  de  gens,  en  sorte  qu'on  ne  craignoit  plus 
que  par  la  nature  traîtresse  de  cette  sorte  de  maladie 
dans  un  homme  de  cinquante  ans  fort  épais. 

Le  roi  tenoit  son  conseil  et  travailloit  le  soir  avec 
ses  ministres,  comme  à  l'ordinaire.  Il  voyoit  Mon- 
seigneur les  matins  et  les  soirs,  et  plusieurs  fois 
l'après-dînée,  et  toujours  longtemps  dans  la  ruelle 
de  son  lit.  Ce  lundi  que  j'arrivai,  il  avoit  dîné  de 
bonne  heure,  et  s' étoit  allé  promener  à  Marly,  où 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  F  alla  trouver.  Il  vit 
en  passant  au  bord  des  jardins  de  Versailles  Mgrs 
ses  petits-fils  qui  étoient  venus  l'y  attendre,  mais 
qu'il  ne  laissa  pas  approcher,  et  leur  cria  bonjour. 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  avoit  eu  la  petite 
vérole,  mais  il  n'y  paroissoit  point. 


152  SAINT-SIMON  : 

Le  roi  ne  se  plaisoit  que  dans  ses  maisons  et 
n'aimoit  point  être  ailleurs.  C'est  par  ce  goût  que 
ses  voyages  à  Meudon  étoient  rares  et  courts,  et  de 
pure  complaisance.  Mme  de  Maintenon  s'y  trou  voit 
encore  plus  déplacée.  Quoique  sa  chambre  fût  partout 
un  sanctuaire  où  il  n'entroit  que  des  femmes  de  la 
plus  étroite  privance,  il  lui  falloit  partout  une  autre 
retraite  entièrement  inaccessible,  sinon  à  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne,  encore  pour  des  instants,  et 
seule.  Ainsi  elle  avoit  Saint-Cyr  pour  Versailles  et 
pour  Marly,  et  à  Marly  encore  ce  repos  dont  j'ai 
parlé  ailleurs  ;  à  Fontainebleau  sa  maison  à  la  ville. 
Voyant  donc  Monseigneur  si  bien,  et  conséquemment 
un  long  séjour  à  Meudon,  les  tapissiers  du  roi  eurent 
ordre  de  meubler  Chaville,  maison  du  feu  chancelier 
Le  Tellier,  que  Monseigneur  avoit  achetée  et  mise 
dans  le  parc  de  Meudon  ;  et  ce  fut  à  Chaville  où 
Mme  de  Maintenon  destina  ses  retraites  pendant  la 
journée. 

Le  roi  avoit  commandé  la  revue  des  gens  d'armes 
et  des  chevau-légers  pour  le  mercredi,  tellement  que 
tout  sembloit  aller  à  souhait.  J'écrivis  en  arrivant 
à  Versailles  à  M.  de  Beauvilliers,  à  Meudon,  pour  le 
prier  de  dire  au  roi  que  j' et  ois  revenu  sur  la  maladie 
de  Monseigneur  ;  et  que  je  serois  allé  à  Meudon  si, 
n'ayant  pas  eu  la  petite  vérole,  je  ne  me  trouvois 
dans  le  cas  de  la  défense.  Il  s'en  acquitta,  me  manda 
que  mon  retour  avoit  été  fort  à  propos,  et  me  réitéra 
de  la  part  du  roi  la  défense  d'aller  à  Meudon,  tant 
pour  moi  que  pour  Mme  de  Saint-Simon  qui  n'avoit 
point  eu  non  plus  la  petite  vérole.  Cette  défense 
particulière  ne  m'affligea  point  du  tout.  Mme  la 
duchesse  de  Berry,  qui  l' avoit  eue,  n'eut  point  le 
privilège  de  voir  le  roi  comme  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  ;  leurs  deux  époux  ne  l'avoient  point  eue. 
La  même  raison  exclut  M.  le  duc  d'Orléans  de  voir 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  153 

le  roi  ;  mais  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  qui  n'étoit 
pas  dans  le  même  cas,  eut  permission  de  l'aller  voir, 
dont  elle  usa  pourtant  fort  sobrement.  Madame  ne 
le  vit  point,  quoiqu'il  n'y  eût  point  pour  elle  de 
raison  d'exclusion,  qui,  excepté  les  deux  fils  de 
France,  par  juste  crainte  pour  eux,  ne  s'étendit  dans 
la  famille  royale  que  selon  le  goût  du  roi. 

Meudon,  pris  en  soi,  avoit  aussi  ses  contrastes.  La 
Choin  y  étoit  dans  son  grenier  ;  Mme  la  Duchesse, 
Mlle  de  Lislebonne  et  Mme  d'Espinoy,  ne  bougeoient 
de  la  chambre  de  Monseigneur,  et  la  recluse  n'y 
entroit  que  lorsque  le  roi  n'y  étoit  pas,  et  que  Mme 
la  princesse  de  Conti,  qui  y  étoit  aussi  fort  assidue, 
étoit  retirée.  Cette  princesse  sentit  bien  qu'elle  con- 
traindroit  cruellement  Monseigneur  si  elle  ne  le 
mettoit  en  liberté  là-dessus,  et  elle  le  fit  de  fort 
bonne  grâce.  Dès  le  matin  du  jour  que  le  roi  arriva 
(et  elle  y  avoit  déjà  couché),  elle  dit  à  Monseigneur 
qu'il  y  avoit  longtemps  qu'elle  n'ignoroit  pas  ce  qui 
étoit  dans  Meudon  ;  qu'elle  n'avoit  pu  vivre  hors 
de  ce  château  dans  l'inquiétude  où  elle  étoit,  mais 
qu'il  n'étoit  pas  juste  que  cette  amitié  fût  importune  ; 
qu'elle  le  prioit  d'en  user  très-librement,  de  la  ren- 
voyer toutes  les  fois  que  cela  lui  conviendroit  ;  et 
qu'elle  auroit  soin,  de  son  côté,  de  n'entrer  jamais 
dans  sa  chambre  sans  savoir  si  elle  pouvoit  le  voir 
sans  l'embarrasser.  Ce  compliment  plut  infiniment 
à  Monseigneur.  La  princesse  fut  en  effet  fidèle  à  cette 
conduite,  et  docile  aux  avis  de  Mme  la  Duchesse 
et  des  deux  Lorraines  pour  sortir  quand  il  étoit  à 
propos,  sans  air  de  chagrin  ni  de  contrainte.  Elle 
revenoit  après  quand  cela  se  pouvoit,  sans  la  plus 
légère  humeur,  en  quoi  elle  mérita  de  vraies  louanges. 

C étoit  Mlle  Choin  dont  il  étoit  question,  qui 
figuroit  à  Meudon,  avec  le  P.  Tellier,  d'une  façon 
tout  à  fait  étrange.  Tous  deux  incognito,  relégués 


154  SAINT-SIMON  :  . 

chacun  dans  leur  grenier,  servis  seuls  chacun  dans 
leur  chambre,  vus  des  seuls  indispensables,  et  sus 
pourtant  de  chacun,  avec  cette  différence  que  la 
demoiselle  voyoit  Monseigneur  nuit  et  jour  sans 
mettre  le  pied  ailleurs,  et  que  le  confesseur  alloit 
chez  le  roi  et  partout,  excepté  dans  l'appartement 
de  Monseigneur  ni  dans  tout  ce  qui  en  approchoit. 
Mme  d'Espinoy  portoit  et  rapportoit  les  compliments 
entre  Mme  de  Maintenon  et  Mlle  Choin.  Le  roi  ne  la 
vit  point.  Il  croyoit  que  Mme  de  Maintenon  l'avoit 
vue,  il  le  lui  demanda  un  peu  sur  le  tard.  Il  sut  que 
non,  et  il  ne  l'approuva  pas.  Là-dessus  Mme  de 
Maintenon  chargea  Mme  d'Espinoy  d'en  faire  ses 
excuses  à  Mlle  Choin,  et  de  lui  dire  qu'elle  espé- 
roit  qu'elles  se  verroient,  compliment  bizarre  d'une 
chambre  à  l'autre,  sous  le  même  toit.  Elles  ne  se 
virent  jamais  depuis. 

Versailles  présentoit  une  autre  scène  :  Mgr  [le  duc] 
et  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  y  tenoien>:  ouverte- 
ment la  cour,  et  cette  cour  ressembloit  à  la  première 
pointe  de  l'aurore.  Toute  la  cour  étoit  là  rassemblée, 
tout  Paris  y  abondoit  ;  et  comme  la  discrétion  et 
la  précaution  ne  furent  jamais  françoises,  tout 
Meudon  y  venoit,  et  on  en  croyoit  les  gens  sur  leur 
parole  de  n'être  pas  entrés  chez  Monseigneur  ce  jour- 
là.  Lever  et  coucher,  dîner  et  souper  avec  les  dames, 
conversations  publiques  après  les  repas,  promenades, 
et  oient  les  heures  de  faire  sa  cour,  et  les  apparte- 
ments ne  pou  voient  contenir  la  foule.  Courriers  à 
tous  quarts  d'heure,  qui  rappeloient  l'attention  aux 
nouvelles  de  Monseigneur,  cours  de  maladie  à  souhait, 
et  facilité  extrême  d'espérance  et  de  confiance  ; 
désir  et  empressement  de  tous  de  plaire  à  la  nouvelle 
cour,  majesté  et  gravité  gaie  dans  le  jeune  prince 
et  la  jeune  princesse,  accueil  obligeant  à  tous,  atten- 
tion continuelle  à  parler  à  chacun,  et  complaisance 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  155 

dans  cette  foule,  satisfaction  réciproque,  duc  et 
duchesse  de  Berry  à  peu  près  nuls.  De  cette  sorte 
s'écoulèrent  cinq  jours,  chacun  pensant  sans  cesse 
aux  futurs  contingents,  tâchant  d'avance  de  s'ac- 
commoder à  tout  événement. 

Le  mardi  14  avril,  lendemain  de  mon  retour  de  la 
Ferté  à  Versailles,  le  roi,  qui,  comme  j'ai  dit,  s'en- 
nuyoit  à  Meudon,  donna  à  l'ordinaire  conseil  des 
finances  le  matin,  et  contre  sa  coutume  conseil  de 
dépêches  l'après-dînée  pour  en  remplir  le  vide.  J'allai 
voir  le  chancelier  à  son  retour  de  ce  dernier  conseil, 
et  je  m'informai  beaucoup  à  lui  de  l'état  de  Mon- 
seigneur. Il  me  l'assura  bon,  et  me  dit  que  Fagon  lui 
avoit  dit  ces  mêmes  mots  :  «  que  les  choses  alloient 
selon  leurs  souhaits,  et  au  delà  de  leurs  espérances.  » 
Le  chancelier  me  parut  dans  une  grande  confiance  ; 
et  j'y  ajoutai  foi  d'autant  plus  aisément  qu'il  étoit 
extrêmement  bien  avec  Monseigneur,  et  qu'il  ne 
bannissoit  pas  toute  crainte,  mais  sans  en  avoir 
d'autre  que  celle  de  la  nature  propre  à  cette  sorte 
de  maladie. 

Les  harengères  de  Paris,  amies  fidèles  de  Monsei- 
gneur, qui  s'étoient  déjà  signalées  à  cette  forte  in- 
digestion qui  fut  prise  pour  apoplexie,  donnèrent 
ici  le  second  tome  de  leur  zèle.  Ce  même  matin, 
elles  arrivèrent  en  plusieurs  carrosses  de  louage  à 
Meudon.  Monseigneur  les  voulut  voir.  Elles  se 
jetèrent  au  pied  de  son  lit  qu'elles  baisèrent  plu- 
sieurs fois  ;  et,  ravies  d'apprendre  de  si  bonnes 
nouvelles,  elles  s'écrièrent  dans  leur  joie  qu'elles 
alloient  réjouir  tout  Paris,  et  faire  chanter  le  Te 
Deum.  Monseigneur,  qui  n' étoit  pas  insensible  à  ces 
marques  d'amour  du  peuple,  leur  dit  qu'il  n'étoit 
pas  encore  temps  ;  et,  après  les  avoir  remerciées,  il 
ordonna  qu'on  leur  fît  voir  sa  maison,  qu'on  les  traitât 
à  dîner,  et  qu'on  les  renvoyât  avec  de  l'argent. 


156  SAINT-SIMON  : 

devenant  chez  moi,  de  chez  le  chancelier,  par  les 
cours,  je  vis  Mme  la  duchesse  d'Orléans  se  prome- 
nant sur  la  terrasse  de  l'aile  neuve,  qui  m'appela, 
et  que  je  ne  fis  semblant  de  voir  ni  d'entendre, 
parce  que  la  Montauban  et  oit  avec  elle,  et  je  gagnai 
mon  appartement  l'esprit  fort  rempli  de  ces  bonnes 
nouvelles  de  Meudon.  Ce  logement  étoit  dans  la 
galerie  haute  de  l'aile  neuve,  qu'il  n'y  avoit  presque 
qu'à  traverser  pour  être  dans  l'appartement  de  M. 
[le  duc]  et  de  Mme  la  duchesse  de  Berry,  qui  ce 
soir-là  dévoient  donner  à  souper  chez  eux  à  M.  [le 
duc]  et  à  Mme  la  duchesse  d'Orléans  et  à  quelques 
dames,  dont  Mme  de  Saint-Simon  se  dispensa  sur  ce 
qu'elle  avoit  été  un  peu  incommodée. 

Il  y  avoit  peu  que  j' et  ois  dans  mon  cabinet  seul 
avec  Coeffeteau,  qu'on  m'annonça  Mme  la  duchesse 
d'Orléans,  qui  venoit  causer  en  attendant  l'heure 
du  souper.  J'allai  la  recevoir  dans  l'appartement  de 
Mme  de  Saint-Simon,  qui  étoit  sortie,  et  qui  revint 
bientôt  après  se  mettre  en  tiers  avec  nous.  La 
princesse  et  moi  étions,  comme  on  dit,  gros  de  nous 
voir  et  de  nous  entretenir  dans  cette  conjoncture, 
sur  laquelle  elle  et  moi  nous  pensions  si  pareille- 
ment. Il  n'y  avoit  guère  qu'une  heure  qu'elle  étoit 
revenue  de  Meudon,  où  elle  avoit  vu  le  roi,  et  il  en 
étoit  alors  huit  du  soir  de  ce  même  mardi  14  avril. 

Elle  me  dit  la  même  expression  dont  Fagon  s' étoit 
servi,  que  j'avois  apprise  du  chancelier.  Elle  me 
rendit  la  confiance  qui  régnoit  dans  Meudon  ;  elle 
me  vanta  les  soins  et  la  capacité  des  médecins  qui 
ne  négligeoient  pas  jusqu'aux  plus  petits  remèdes, 
qu'ils  ont  coutume  de  mépriser  le  plus  ;  elle  nous 
en  exagéra  le  succès  ;  et,  pour  en  parler  franchement 
et  en  avouer  la  honte,  elle  et  moi  nous  lamentâmes 
ensemble  de  voir  Monseigneur  échapper,  à  son  âge 
et  à  sa  graisse,  d'un  mal  si  dangereux.  Elle  réflé- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  157 

chissoit  tristement,  mais  avec  ce  sel  et  ces  tons  à 
la  Mortemart,  qu'après  une  dépuration  de  cette 
sorte  il  ne  restoit  plus  la  moindre  pauvre  petite 
apparence  aux  apoplexies  ;  que  celle  des  indiges- 
tions étoit  ruinée  sans  ressource  depuis  la  peur  que 
Monseigneur  en  avoit  prise,  et  l'empire  qu'il  avoit 
donné  sur  sa  santé  aux  médecins  et  nous  conclûmes 
plus  que  langoureusement  qu'il  falloit  désormais 
compter  que  ce  prince  vivroit  et  régneroit  long- 
temps. De  là,  des  raisonnements  sans  fin  sur  les 
funestes  accompagnements  de  son  règne,  sur  la 
vanité  des  apparences  les  mieux  fondées  d'une  vie 
qui  promettoit  si  peu,  et  qui  trou  voit  son  salut  et  sa 
durée  au  sein  du  péril  et  de  la  mort.  En  un  mot, 
nous  nous  lâchâmes,  non  sans  quelque  scrupule  qui 
interrompoit  de  fois  à  autre  cette  rare  conversation, 
mais  qu'avec  un  tour  languissamment  plaisant  elle 
ramenoit  toujours  à  son  point.  Mme  de  Saint-Simon, 
tout  dévotement,  enrayoit  tant  qu'elle  pou  voit  ces 
propos  étranges  ;  mais  F  en  rayure  cassoit,  et  entre- 
tenoit  ainsi  un  combat  très-singulier  entre  la  liberté 
des  sentiments,  humainement  pour  nous  très-raison- 
nables, mais  qui  ne  laissoit  pas  de  nous  faire  sentir 
qui  n'étoient  pas  selon  la  religion. 

Deux  heures  s'écoulèrent  de  la  sorte  entre  nous 
trois,  qui  nous  parurent  courtes,  mais  que  l'heure 
du  souper  termina.  Mme  la  duchesse  d'Orléans  s'en 
alla  chez  Mme  sa  fille,  et  nous  passâmes  dans  ma 
chambre,  où  bonne  compagnie  s'étoit  cependant  as- 
semblée, qui  soupa  avec  nous. 

Tandis  qu'on  étoit  si  tranquille  à  Versailles,  et 
même  à  Meudon,  tout  y  changeoit  de  face.  Le  roi 
avoit  vu  Monseigneur  plusieurs  fois  dans  la  journée, 
qui  étoit  sensible  à  ses  marques  d'amitié  et  de 
considération.  Dans  la  visite  de  l'après-dînée,  avant 
le  conseil  des  dépêches,  le  roi  fut  si  frappé  de  l'enflure 


158  SAINT-SIMON  : 

extraordinaire  du  visage  et  de  la  tête,  qu'il  abrégea, 
et  qu'il  laissa  échapper  quelques  larmes  en  sortant 
de  la  chambre.  On  le  rassura  tant  qu'on  put,  et 
après  le  conseil  des  dépêches,  il  se  promena  dans 
les  jardins. 

Cependant  Monseigneur  avoit  déjà  méconnu  Mme 
la  princesse  de  Conti,  et  Boudin  en  avoit  été  alarmé. 
Ce  prince  l'avoit  toujours  été.  Les  courtisans  le 
voy oient  tous  les  uns  après  les  autres,  les  plus 
familiers  n'en  bougeoient  jour  et  nuit.  Il  s'informoit 
sans  cesse  à  eux  si  on  avoit  coutume  d'être  dans 
cette  maladie  dans  l'état  où  il  se  sentoit.  Dans  les 
temps  où  ce  qu'on  lui  disoit  pour  le  rassurer  lui 
faisoit  le  plus  d'impression,  il  fondoit  sur  cette 
dépuration  des  espérances  de  vie  et  de  santé  ;  et 
en  une  de  ces  occasions,  il  lui  échappa  d'avouer  à 
Mme  la  princesse  de  Conti  qu'il  y  avoit  longtemps 
qu'il  se  sentoit  fort  mal  sans  en  avoir  voulu  rien 
témoigner,  et  dans  un  tel  état  de  foiblesse  que,  le 
jeudi  saint  dernier,  il  n'avoit  pu  durant  l'office  tenir 
sa  Semaine  sainte  dans  ses  mains. 

Il  se  trouva  plus  mal  vers  quatre  heures  après 
midi,  pendant  le  conseil  des  dépêches,  tellement  que 
Boudin  proposa  à  Fagon  d'envoyer  quérir  du  conseil, 
lui  représenta  qu'eux,  médecins  de  la  cour  qui  ne 
voyoient  jamais  aucune  maladie  de  venin,  n'en 
pouvoient  avoir  d'expérience,  et  le  pressa  de  mander 
promptement  des  médecins  de  Paris  ;  mais  Fagon 
se  mit  en  colère,  ne  se  paya  d'aucunes  raisons,  s'o- 
piniâtra  au  refus  d'appeler  personne,  à  dire  qu'il 
étoit  inutile  de  se  commettre  à  des  disputes  et  à 
des  contrariétés,  soutint  qu'ils  feroient  aussi  bien 
et  mieux  que  tout  le  secours  qu'ils  pourroient  faire 
venir,  voulut  enfin  tenir  secret  l'état  de  Monseigneur, 
quoiqu'il  empirât  d'heure  en  heure,  et  que  sur  les 
sept   heures  du   soir   quelques   valets  et   quelques 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  159 

courtisans  même  commençassent  à  s'en  apercevoir. 
Mais  tout  en  ce  genre  trembloit  sous  Fagon.  Il  étoit 
là,  et  personne  n'osoit  ouvrir  la  bouche  pour  avertir 
le  roi  ni  Mme  de  Maintenon.  Mme  la  Duchesse  et 
Mme  la  princesse  de  Conti,  dans  la  même  impuis- 
sance, cherchoient  à  se  rassurer.  Le  rare  fut  qu'on 
voulut  laisser  mettre  le  roi  à  table  pour  souper  avant 
d'effrayer  par  de  grands  remèdes,  et  laisser  achever 
son  souper  sans  l'interrompre  et  sans  l'avertir  de 
rien,  qui  sur  la  foi  de  Fagon  et  le  silence  public 
croyoit  Monseigneur  en  bon  état,  quoiqu'il  l'eût 
trouvé  enflé  et  changé  dans  l'après-dînée,  et  qu'il 
en  eût  été  fort  peiné. 

Pendant  que  le  roi  soupoit  ainsi  tranquillement, 
la  tête  commença  à  tourner  à  ceux  qui  étoient  dans 
la  chambre  de  Monseigneur.  Fagon  et  les  autres 
entassèrent  remèdes  sur  remèdes  sans  en  attendre 
l'effet.  Le  curé,  qui  tous  les  soirs  avant  de  se  retirer 
chez  lui  alloit  savoir  des  nouvelles,  trouva,  contre 
l'ordinaire,  toutes  les  portes  ouvertes  et  les  valets 
éperdus.  Il  entra  dans  la  chambre,  où,  voyant  de  quoi 
il  n' étoit  que  trop  tardivement  question,  il  courut 
au  lit,  prit  la  main  de  Monseigneur,  lui  parla  de 
Dieu;  et,  le  voyant  plein  de  cornoissance,  mais 
presque  hors  d'état  de  parler,  il  en  tira  ce  qu'il  put 
pour  une  confession,  dont  qui  que  ce  soit  ne  s' étoit 
avisé,  lui  suggéra  des  actes  de  contrition.  Le  pauvre 
prince  en  répéta  distinctement  quelques  mots,  con- 
fusément les  autres,  se  frappa  la  poitrine,  serra  la 
main  au  curé,  parut  pénétré  des  meilleurs  senti- 
ments, et  reçut  d'un  air  contrit  et  désireux  l'absolu- 
tion du  curé. 

Cependant  le  roi  sort  oit  de  table,  et  pensa  tomber 
à  la  renverse  lorsque  Fagon  se  présentant  à  lui  lui 
cria,  tout  troublé,  que  tout  étoit  perdu.  On  peut 
juger  quelle  horreur  saisit  tout  le  monde  en  ce  pas- 


i.6o  SAINT-SIMON  : 

sage  si  subit  d'une  sécurité  entière  à  la  plus  dé- 
sespérée extrémité. 

Le  roi,  à  peine  à  lui-même,  prit  à  l'instant  le 
chemin  de  l'appartement  de  Monseigneur,  et  réprima 
très-sèchement  l'indiscret  empressement  de  quelques 
courtisans  à  le  retenir,  disant  qu'il  vouloit  voir  en- 
core son  fils,  et  s'il  n'y  avoit  plus  de  remède.  Comme 
il  étoit  près  d'entrer  dans  la  chambre,  Mme  la  prin- 
cesse de  Conti,  qui  avoit  eu  le  temps  d'accourir  chez 
Monseigneur  dans  ce  court  intervalle  de  la  sortie 
de  table,  se  présenta  pour  l'empêcher  d'entrer.  Elle 
le  repoussa  même  des  mains,  et  lui  dit  qu'il  ne  falloit 
plus  désormais  penser  qu'à  lui-même.  Alors  le  roi, 
presque  en  foiblesse  d'un  renversement  si  subit  et 
si  entier,  se  laissa  aller  sur  un  canapé  qui  se  trouva 
à  l'entrée  de  la  porte  du  cabinet  par  lequel  il  étoit 
entré,  qui  donnoit  dans  la  chambre.  Il  demandoit 
des  nouvelles  à  tout  ce  qui  en  sortoit,  sans  que 
presque  personne  osât  lui  répondre.  En  descendant 
chez  Monseigneur,  car  il  logeoit  au-dessus  de  lui,  il 
avoit  envoyé  chercher  le  P.  Tellier,  qui  venoit  de  se 
mettre  au  lit  ;  il  fut  bientôt  habillé  et  arrivé  dans 
la  chambre  ;  mais  il  n' étoit  plus  temps,  à  ce  qu'ont 
dit  depuis  tous  les  domestiques,  quoique  le  jésuite, 
peut-être  pour  consoler  le  roi,  lui  eût  assuré  qu'il 
avoit  donné  une  absolution  bien  fondée.  Mme  de 
Maintenon,  accourue  auprès  du  roi,  et  assise  sur  le 
même  canapé,  tâchoit  de  pleurer.  Elle  essayoit 
d'emmener  le  roi,  dont  les  carrosses  étoient  déjà 
prêts  dans  la  cour,  mais  il  n'y  eut  pas  moyen  de  l'y 
faire  résoudre  que  Monseigneur  ne  fût  expiré. 

Cette  agonie  sans  connoissance  dura  près  d'une 
heure  depuis  que  le  roi  fut  dans  le  cabinet.  Mme  la 
Duchesse  et  Mme  la  princesse  de  Conti  se  parta- 
geoient  entre  les  soins  du  mourant  et  ceux  du  roi, 
près  duquel  elles  revenoient  souvent,  tandis  que  la 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  161 

Faculté  confondue,  les  valets  éperdus,  le  courtisan 
bourdonnant,  se  poussoient  les  uns  les  autres,  et 
cheminoient  sans  cesse  sans  presque  changer  de  lieu. 
Enfin  le  moment  fatal  arriva.  Fagon  sortit  qui  le 
laissa  entendre. 

Le  roi,  fort  affligé,  et  très-peiné  du  défaut  de 
confession,  maltraita  un  peu  ce  premier  médecin, 
puis  sortit,  emmené  par  Mme  de  Main  tenon  et  par 
les  deux  princesses.  L'appartement  étoit  de  plain- 
pied  à  la  cour  ;  et  comme  il  se  présenta  pour  monter 
en  carrosse,  il  trouva  devant  lui  la  berline  de  Monsei- 
gneur. Il  fit  signe  de  la  main  qu'on  lui  amenât  un 
autre  carrosse,  par  la  peine  que  lui  faisoit  celui-là. 
Il  n'en  fut  pas  néanmoins  tellement  occupé  que, 
voyant  Pontchar train,  il  ne  l'appelât  pour  lui  dire 
d'avertir  son  père  et  les  autres  ministres  de  se  trouver 
le  lendemain  matin  un  peu  tard  à  Marly  pour  le 
conseil  d'État  ordinaire  du  mercredi.  Sans  commenter 
ce  sang-froid,  je  me  contenterai  de  rapporter  la  sur- 
prise extrême  de  tous  les  témoins  et  de  tous  ceux 
qui  l'apprirent.  Pontchartrain  répondit  que,  ne 
s' agissant  que  d'affaires  courantes,  il  vaudroit  mieux 
remettre  le  conseil  d'un  jour  que  de  l'en  importuner. 
Le  roi  y  consentit.  Il  monta  avec  peine  en  carrosse 
appuyé  des  deux  côtés,  Mme  de  Maint enon  tout  de 
suite  après  qui  se  mit  à  côté  de  lui  ;  Mme  la  Duchesse 
et  Mme  la  princesse  de  Conti  montèrent  après  elle, 
et  se  mirent  sur  le  devant.  Une  foule  d'officiers  de 
Monseigneur  se  jetèrent  à  genoux  tout  du  long  de 
la  cour,  des  deux  côtés,  sur  le  passage  du  roi,  lui 
criant  avec  des  hurlements  étranges  d'avoir  com- 
passion d'eux,  qui  avoient  tout  perdu  et  qui  mou- 
raient de  faim. 


i62  SAINT-SIMON  : 

XXVI.  —  LA   COUR   APRÈS    LA   MORT 
DE   MONSEIGNEUR 

Tandis  que  Meudon  étoit  rempli  d'horreur,  tout 
étoit  tranquille  à  Versailles,  sans  en  avoir  le  moindre 
soupçon.  Nous  avions  soupe.  La  compagnie  quelque 
temps  après  s' étoit  retirée,  et  je  causois  avec  Mme 
de  Saint-Simon  qui  achevoit  de  se  déshabiller  pour 
se  mettre  au  lit,  lorsqu'un  ancien  valet  de  chambre, 
à  qui  elle  avoit  donné  une  charge  de  garçon  de  la 
chambre  de  Mme  la  duchesse  de  Berry,  et  qui  y 
servoit  à  table,  entra  tout  effarouché.  Il  nous  dit 
qu'il  falloit  qu'il  y  eût  de  mauvaises  nouvelles  de 
Meudon  ;  que  Mgr  le  duc  de  Bourgogne  venoit 
d'envoyer  parler  à  l'oreille  à  M.  le  duc  de  Berry, 
à  qui  les  yeux  avoient  rougi  à  l'instant  ;  qu'aussitôt 
il  étoit  sorti  de  table,  et  que,  sur  un  second  message 
fort  prompt,  la  table  où  la  compagnie  étoit  restée 
s' étoit  levée  avec  précipitation,  et  que  tout  le  monde 
étoit  passé  dans  le  cabinet.  Un  changement  si  subit 
rendit  ma  surprise  extrême.  Je  courus  chez  Mme  la 
duchesse  de  Berry  aussitôt  ;  il  n'y  avoit  plus  per- 
sonne ;  ils  étoient  tous  allés  chez  Mme  la  duchesse 
de  Bourgogne,  j'y  poussai  tout  de  suite. 

J'y  trouvai  tout  Versailles  rassemblé,  ou  y  arri- 
vant ;  toutes  les  dames  en  déshabillé,  la  plupart 
prêtes  à  se  mettre  au  lit,  toutes  les  portes  ouvertes, 
et  tout  en  trouble.  J'appris  que  Monseigneur  avoit 
reçu  l'extrême-onction,  qu'il  étoit  sans  connoissance 
et  hors  de  toute  espérance,  et  que  le  roi  avoit  mandé 
à  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  qu'il  s'en  alloit  à 
Marly,  et  de  le  venir  attendre  dans  l'avenue  entre 
les  deux  écuries,  pour  le  voir  en  passant. 

Le  spectacle  attira  toute  l'attention  que  j'y  pus 
donner  parmi  les  divers  mouvements  de  mon  âme,  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  163 

ce  qui  tout  à  la  fois  se  présenta  à  mon  esprit.  Les 
deux  princes  et  les  deux  princesses  étoient  dans  le 
petit  cabinet  derrière  la  ruelle  du  lit.  La  toilette  pour 
le  coucher  étoit  à  l'ordinaire  dans  la  chambre  de 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  remplie  de  toute  la 
cour  en  confusion.  Elle  alloit  et  venoit  du  cabinet 
dans  la  chambre,  en  attendant  le  moment  d'aller 
au  passage  du  roi  ;  et  son  maintien,  toujours  avec 
ses  mêmes  grâces,  étoit  un  maintien  de  trouble  et  de 
compassion  que  celui  de  chacun  sembloit  prendre 
pour  douleur.  Elle  disoit  ou  répondoit  en  passant 
devant  les  uns  et  les  autres  quelques  mots  rares. 
Tous  les  assistants  étoient  des  personnages  vraiment 
expressifs  ;  il  ne  f alloit  qu'avoir  des  yeux,  sans  au- 
cune connoissance  de  la  cour,  pour  distinguer  les 
intérêts  peints  sur  les  visages,  ou  le  néant  de  ceux 
qui  n' étoient  de  rien  :  ceux-ci  tranquilles  à  eux- 
mêmes,  les  autres  pénétrés  de  douleur  ou  de  gravité 
et  d'attention  sur  eux-mêmes,  pour  cacher  leur  élar- 
gissement et  leur  joie. 

Mon  premier  mouvement  fut  de  m' informer  à 
plus  d'une  fois,  de  ne  croire  qu'à  peine  au  spectacle 
et  aux  paroles  ;  ensuite  de  craindre  trop  peu  de 
cause  pour  tant  d'alarme,  enfin  de  retour  sur  moi- 
même  par  la  considération  de  la  misère  commune  à 
tous  les  hommes,  et  que  moi-même  je  me  trouverois 
un  jour  aux  portes  de  la  mort.  La  joie  néanmoins 
perçoit  à  travers  les  réflexions  momentanées  de 
religion  et  d'humanité  par  lesquelles  j'essayois  de 
me  rappeler.  Ma  délivrance  particulière  me  sembloit 
si  grande  et  si  inespérée  qu'il  me  sembloit,  avec  une 
évidence  encore  plus  parfaite  que  la  vérité,  que 
l'État  gagnoit  tout  en  une  telle  perte.  Parmi  ces 
pensées,  je  sentois  malgré  moi  un  reste  de  crainte 
que  le  malade  en  réchappât,  et  j'en  avois  une  ex- 
trême honte. 


i64  SAINT-SIMON  : 

Enfoncé  de  la  sorte  en  moi-même,  je  ne  laissai 
pas  de  mander  à  Mme  de  Saint-Simon  qu'il  étoit 
à  propos  qu'elle  vînt,  et  de  percer  de  mes  regards 
clandestins  chaque  visage,  chaque  maintien,  chaque 
mouvement,  d'y  délecter  ma  curiosité,  d'y  nourrir 
les  idées  que  je  m'étois  formées  de  chaque  person- 
nage, qui  ne  m'ont  jamais  guère  trompé,  et  de  tirer 
de  justes  conjectures  de  la  vérité  de  ces  premiers 
élans  dont  on  est  si  rarement  maître,  et  qui  par  là, 
à  qui  connoît  la  carte  et  les  gens,  deviennent  des 
indictions  sûres  des  liaisons  et  des  sentiments  les 
moins  visibles  en  tous  autres  temps  rassis. 

Je  vis  arriver  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  dont  la 
contenance  majestueuse  et  compassée  ne  disoit  rien. 
Elle  entra  dans  le  petit  cabinet,  d'où  bientôt  après 
elle  sortit  avec  M.  le  duc  d'Orléans,  duquel  l'activité 
et  l'air  turbulent  marquoient  plus  l'émotion  du  spec- 
tacle que  tout  autre  sentiment.  Ils  s'en  allèrent,  et  je 
le  remarque  exprès,  par  ce  qui  bientôt  après  arriva 
en  ma  présence. 

Quelques  moments  après,  je  vis  de  loin,  vers  la 
porte  du  petit  cabinet,  Mgr  le  duc  de  Bourgogne 
avec  un  air  fort  ému  et  peiné  ;  mais  le  coup  d'œil 
que  j'assenai  vivement  sur  lui  ne  m'y  rendit  rien  de 
tendre,  et  ne  me  rendit  que  l'occupation  profonde 
d'un  esprit  saisi. 

Valets  et  femmes  de  chambre  crioient  déjà  indis- 
crètement, et  leur  douleur  prouva  bien  tout  ce  que 
cette  espèce  de  gens  alloit  perdre.  Vers  minuit  et 
demi,  on  eut  des  nouvelles  du  roi  ;  et  aussitôt  je 
vis  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  sortir  du  petit 
cabinet  avec  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  l'air  alors 
plus  touché  qu'il  ne  m'avoit  paru  la  première  fois,  et 
qui  rentra  aussitôt  dans  le  cabinet.  La  princesse  prit 
à  sa  toilette  son  écharpe  et  ses  coiffes,  debout  et 
d'un  air  délibéré,  traversa  la  chambre,  les  yeux  à 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  165 

peine  mouillés,  mais  trahie  par  de  curieux  regards 
lancés  de  part  et  d'autre  à  la  dérobée,  et,  suivie  seule- 
ment de  ses  dames,  gagna  son  carrosse  par  le  grand 
escalier. 

Comme  elle  sortit  de  sa  chambre,  je  pris  mon 
temps  pour  aller  chez  Mme  la  duchesse  d'Orléans 
avec  qui  je  grillois  d'être.  Entrant  chez  elle,  j'appris 
qu'ils  étoient  chez  Madame.  Je  poussai  jusque-là 
à  travers  leurs  appartements.  Je  trouvai  Mme  la 
duchesse  d'Orléans  qui  retournoit  chez  elle,  et  qui, 
d'un  air  fort  sérieux,  me  dit  de  revenir  avec  elle, 
M.  le  duc  d'Orléans  et  oit  demeuré.  Elle  s'assit  dans 
sa  chambre,  et  auprès  d'elle  la  duchesse  de  Villeroy, 
la  maréchale  de  Rochefort  et  cinq  ou  six  dames 
familières.  Je  pétillois  cependant  de  tant  de  com- 
pagnie ;  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  qui  n'en  étoit 
pas  moins  importunée,  prit  une  bougie  et  passa 
derrière  sa  chambre.  J'allai  alors  dire  un  mot  à 
l'oreille  à  la  duchesse  de  Villeroy  ;  elle  et  moi  pen- 
sions de  même  sur  l'événement  présent.  Elle  me 
poussa  et  me  dit  tout  bas  de  me  bien  contenir. 
J'étouffois  de  silence  parmi  les  plaintes  et  les  sur- 
prises narratives  de  ces  dames,  lorsque  M.  le  duc 
d'O-léans  parut  à  la  porte  du  cabinet  et  m'appela. 

Je  le  suivis  dans  son  arrière-cabinet  en  bas  sur  la 
galerie,  lui  près  de  se  trouver  mal,  et  moi  les  jambes 
tremblantes  de  tout  ce  qui  se  passoit  sous  mes  yeux 
et  au  dedans  de  moi.  Nous  nous  assîmes  par  hasard 
vis-à-vis  l'un  de  l'autre  ;  mais  quel  fut  mon  étonne- 
ment  lorsque  incontinent  après  je  vis  les  larmes 
lui  tomber  des  yeux  :  «  Monsieur  !  »  m 'écriai- je  en 
me  levant  dans  l'excès  de  ma  surprise.  Il  me  com- 
prit aussitôt  et  me  répondit  d'une  voix  coupée  et 
pleurant  véritablement  :  «  Vous  avez  raison  d'être 
surpris,  et  je  le  suis  moi-même  ;  mais  le  spectacle 
touche.  C'est  un  bon  homme  avec  qui  j'ai  passé 


i66  SAINT-SIMON  : 

ma  vie  ;  il  m'a  bien  traité  et  avec  amitié  tant 
qu'on  l'a  laissé  faire  et  qu'il  a  agi  de  lui-même.  Je 
sens  bien  que  l'affliction  ne  peut  pas  être  longue  ; 
mais  ce  sera  dans  quelques  jours  que  je  trouverai 
tous  les  motifs  de  me  consoler  dans  l'état  où  on 
m'avoit  mis  avec  lui  ;  mais  présentement  le  sang, 
la  proximité,  l'humanité,  tout  touche,  et  les  en- 
trailles s'émeuvent.  »  Je  louai  ce  sentiment,  mais 
j'en  avouai  mon  extrême  surprise  par  la  façon  dont 
il  étoit  avec  Monseigneur.  Il  se  leva,  se  mit  la  tête 
dans  un  coin,  le  nez  dedans,  et  pleura  amèrement 
et  à  sanglots,  chose  que,  si  je  n'avois  vue,  je  n'eusse 
jamais  crue.  Après  quelque  peu  de  silence,  je  l'ex- 
hortai à  se  calmer.  Je  lui  représentai  qu'incessam- 
ment il  faudroit  retourner  chez  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne,  et  que  si  on  l'y  voyoit  avec  des  yeux 
pleureux,  il  n'y  avoit  personne  qui  ne  s'en  moquât 
comme  d'une  comédie  très-déplacée,  à  la  façon  dont 
toute  la  cour  savoit  qu'il  étoit  avec  Monseigneur. 
Il  fit  donc  ce  qu'il  put  pour  arrêter  ses  larmes,  et 
pour  bien  essuyer  et  retaper  ses  yeux.  Il  y  travailloit 
encore,  lorsqu'il  fut  averti  que  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  arrivoit,  et  que  Mme  la  duchesse  d'Orléans 
alloit  retourner  chez  elle.  Il  la  fut  joindre  et  je  les  y 
suivis. 

Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  arrêtée  dans 
l'avenue  entre  les  deux  écuries,  n'avoit  attendu  le 
roi  que  fort  peu  de  temps.  Dès  qu'il  approcha,  elle 
mit  pied  à  terre  et  alla  à  sa  portière.  Mme  de  Main- 
tenon,  qui  étoit  de  ce  même  côté,  lui  cria  :  «  Où 
allez-vous,  madame?  N'approchez  pas  ;  nous  sommes 
pestiférés.  »  Je  n'ai  point  su  quel  mouvement  fit  le 
roi,  qui  ne  l'embrassa  point  à  cause  du  mauvais  air. 
La  princesse  à  l'instant  regagna  son  carrosse  et  s'en 
revint. 

Le  beau  secret  que  Fagon  avoit  imposé  sur  l'état 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  167 

de  Monseigneur  avoit  si  bien  trompé  tout  le  monde, 
que  le  duc  de  Beauvilliers  étoit  revenu  à  Versailles 
après  le  conseil  de  dépêches,  et  qu'il  y  coucha  contre 
son  ordinaire  depuis  la  maladie  de  Monseigneur. 
Comme  il  se  le  voit  fort  matin,  il  se  couchoit  toujours 
sur  les  dix  heures,  et  il  s' étoit  mis  au  lit  sans  se 
défier  de  rien.  Il  n'y  fut  pas  longtemps  sans  être 
réveillé  par  un  message  de  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne,  qui  l'envoya  chercher,  et  il  arriva  dans 
son  appartement  peu  avant  son  retour  du  passage 
du  roi.  Elle  retrouva  les  deux  princes  et  Mme  la 
duchesse  de  Berry  avec  le  duc  de  Beauvilliers,  dans 
ce  petit  cabinet  où  elle  les  avoit  laissés. 

Après  les  premiers  embrassements  d'un  retour 
qui  signifioit  tout,  le  duc  de  Beauvilliers,  qui  les  vit 
étouffant  dans  ce  petit  lieu,  les  fit  passer  par  la 
chambre  dans  le  salon  qui  la  sépare  de  la  galerie, 
dont,  depuis  quelque  temps,  on  avoit  fermé  ce  salon 
d'une  porte  pour  en  faire  un  grand  cabinet.  On  y 
ouvrit  des  fenêtres,  et  les  deux  princes,  ayant  chacun 
sa  princesse  à  son  côté,  s'assirent  sur  un  même  canapé 
près  des  fenêtres,  le  dos  à  la  galerie,  tout  le  monde 
épars,  assis  et  debout,  et  en  confusion  dans  ce  salon, 
et  les  dames  les  plus  familières  par  terre  aux  pieds 
ou  proche  du  canapé  des  princes. 

Là,  dans  la  chambre  et  par  tout  l'appartement, 
on  lisoit  apertement  sur  les  visages.  Monseigneur 
n'étoit  plus  ;  on  le  savoit,  on  le  disoit,  nulle  con- 
trainte ne  retenoit  plus  à  son  égard,  et  ces  premiers 
moments  étoient  ceux  des  premiers  mouvements 
peints  au  naturel  et  pour  lors  affranchis  de  toute 
politique,  quoique  avec  sagesse,  par  le  trouble, 
l'agitation,  la  surprise,  la  foule,  le  spectacle  confus 
de  cette  nuit  si  rassemblée. 

Les  premières  pièces  offroient  les  mugissements 
contenus    des  valets,   désespérés  de  la  perte  d'un 


i68  SAINT-SIMON  : 

maître  si  Ffait  exprès  pour  eux  ;  et  pour  les  con- 
soler d'une  autre  qu'ils  ne  prévoyoient  qu'avec 
transissement,  et  qui  par  celle-ci  devenoit  la  leur 
propre.  Parmi  eux  s'en  remarquoient  d'autres  des 
plus  éveillés  de  gens  principaux  de  la  cour,  qui 
étoient  accourus  aux  nouvelles,  et  qui  montroient 
bien  à  leur  air  de  quelle  boutique  ils  étoient  ba- 
layeurs. 

Plus  avant  commençoit  la  foule  des  courtisans  de 
toute  espèce.  Le  plus  grand  nombre,  c'est-à-dire  les 
sots,  tiroient  des  soupirs  de  leurs  talons,  et,  avec  des 
yeux  égarés  et  secs,  louoient  Monseigneur,  mais 
toujours  de  la  même  louange,  c'est-à-dire  de  bonté, 
et  plaignoient  le  roi  de  la  perte  d'un  si  bon  nls.  Les 
plus  fins  d'entre  eux,  ou  les  plus  considérables,  s'in- 
quiét oient  déjà  de  la  santé  du  roi;  ils  se  savoient 
bon  gré  de  conserver  tant  de  jugement  parmi  ce 
trouble,  et  n'en  laissoient  pas  douter  par  la  fréquence 
de  leurs  répétitions.  D'autres,  vraiment  affligés,  et 
de  cabale  frappée,  pleuroient  amèrement,  ou  se 
contenoient  avec  un  effort  aussi  aisé  à  remarquer 
que  les  sanglots.  Les  plus  forts  de  ceux-là,  ou  les 
plus  politiques,  les  yeux  fichés  à  terre,  et  reclus  en 
des  coins,  méditoient  profondément  aux  suites  d'un 
événement  si  peu  attendu,  et  bien  davantage  sur 
eux-mêmes.  Parmi  ces  diverses  sortes  d'affligés, 
point  ou  peu  de  propos,  de  conversation  nulle,  quel- 
que exclamation  parfois  échappée  à  la  douleur  et 
parfois  répondue  par  une  douleur  voisine,  un  mot 
en  un  quart  d'heure,  des  yeux  sombres  ou  hagards, 
des  mouvements  de  mains  moins  rares  qu'involon- 
taires, immobilité  du  reste  presque  entière  ;  les 
simples  curieux  et  peu  soucieux  presque  nuls,  hors 
les  sots  qui  avoient  le  caquet  en  partage,  les  ques- 
tions, et  le  redoublement  du  désespoir  des  affligés, 
et  l'importunité  pour  les  autres.  Ceux  qui  déjà  re- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  169 

gardoient  cet  événement  comme  favorable  avoient 
beau  pousser  la  gravité  jusqu'au  maintien  chagrin 
et  austère,  le  tout  n'étoit  qu'un  voile  clair,  qui 
n'empêchoit  pas  de  bons  yeux  de  remarquer  et  de 
distinguer  tous  leurs  traits.  Ceux-ci  se  tenoient  aussi 
tenaces  en  place  que  les  plus  touchés,  en  garde  contre 
l'opinion,  contre  la  curiosité,  contre  leur  satisfaction, 
contre  leurs  mouvements  ;  mais  leurs  yeux  sup- 
pléoient  au  peu  d'agitation  de  leur  corps.  Des  chan- 
gements de  posture,  comme  des  gens  peu  assis  ou 
mal  debout  ;  un  certain  soin  de  s'éviter  les  uns  les 
autres,  même  de  se  rencontrer  des  yeux  ;  les  acci- 
dents momentanés  qui  arrivoient  de  ces  rencontres  ; 
un  je  ne  sais  quoi  de  plus  libre  en  toute  la  personne. 
A  travers  le  soin  de  se  tenir  et  de  se  composer,  un 
vif,  une  sorte  d'étincelant  autour  d'eux  les  distin- 
guoit  malgré  qu'ils  en  eussent. 

Les  deux  princes,  et  les  deux  princesses  assises 
à  leurs  côtés,  prenant  soin  d'eux,  étoient  les  plus 
exposés  à  la  pleine  vue.  Mgr  le  duc  de  Bourgogne 
pleuroit  d'attendrissement  et  de  bonne  foi,  avec  un 
air  de  douceur,  des  larmes  de  nature,  de  religion, 
de  patience.  M.  le  duc  de  Berry  tout  d'aussi  bonne 
foi  en  versoit  en  abondance,  mais  des  larmes  pour 
ainsi  dire  sanglantes,  tant  l'amertume  en  paroissoit 
grande,  et  poussoit  non  des  sanglots,  mais  des  cris, 
mais  des  hurlements.  Il  se  taisoit  parfois,  mais  de 
suffocation,  puis  éclatoit,  mais  avec  un  tel  bruit, 
et  un  bruit  si  fort  la  trompette  forcée  du  désespoir, 
que  la  plupart  éclatoient  aussi  à  ces  redoublements 
si  douloureux,  ou  par  un  aiguillon  d'amertume,  ou 
par  un  aiguillon  de  ^bienséance.  Cela  fut  au  point 
qu'il  fallut  le  déshabiller  là  même,  et  se  précautionner 
de  remèdes  et  de  gens  de  la  Faculté.  Mme  la  duchesse 
de  Berry  étoit  hors  d'elle,  on  verra  bientôt  pourquoi. 
Le  désespoir  le  plus  amer  étoit  peint  avec  horreur  sur 


170  SAINT-SIMON  : 

son  visage.  On  y  voyoit  comme  écrite  une  rage  de 
douleur,  non  d'amitié  mais  d'intérêt  ;  des  intervalles 
secs  mais  profonds  et  farouches,  puis  un  torrent  de 
larmes  et  de  gestes  involontaires,  et  cependant  re- 
tenus, qui  montroient  une  amertume  d'âme  extrême, 
fruit  de  la  méditation  profonde  qui  venoit  de  pré- 
céder. Souvent  réveillée  par  les  cris  de  son  époux, 
prompte  à  le  secourir,  à  le  soutenir,  à  l'embrasser, 
à  lui  présenter  quelque  chose  à  sentir,  on  voyoit  un 
soin  vif  pour  lui,  mais  tôt  après  une  chute  profonde 
en  elle-même,  puis  un  torrent  de  larmes  qui  lui 
aidoient  à  suffoquer  ses  cris.  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  consoloit  aussi  son  époux,  et  y  avoit 
moins  de  peine  qu'à  acquérir  le  besoin  d'être  elle- 
même  consolée,  à  quoi  pourtant,  sans  rien  montrer 
de  faux,  on  voyoit  bien  qu'elle  faisoit  de  son  mieux 
pour  s'acquitter  d'un  devoir  pressant  de  bienséance 
sentie,  mais  qui  se  refuse  au  plus  grand  besoin.  Le 
fréquent  moucher  répondoit  aux  cris  du  prince  son 
beau-frère.  Quelques  larmes  amenées  du  spectacle, 
et  souvent  entretenues  avec  soin,  fournissoient  à 
l'art  du  mouchoir  pour  rougir  et  grossir  les  yeux 
et  barbouiller  le  visage,  et  cependant  le  coup  d'œil 
fréquemment  dérobé  se  promenoit  sur  l'assistance 
et  sur  la  contenance  de  chacun. 

Le  duc  de  Beauvilliers,  debout  auprès  d'eux,  l'air 
tranquille  et  froid,  comme  à  chose  non  avenue  ou 
à  spectacle  ordinaire,  donnoit  ses  ordres  pour  le 
soulagement  des  princes,  pour  que  peu  de  gens 
entrassent,  quoique  les  portes  fussent  ouvertes  à 
chacun,  en  un  mot  pour  tout  ce  qu'il  étoit  besoin, 
sans  empressement,  sans  se  méprendre  en  quoi  que 
ce  soit  ni  aux  gens  ni  aux  choses  ;  vous  l'auriez  cru 
au  lever  ou  au  petit  couvert  servant  à  l'ordinaire. 
Ce  flegme  dura  sans  la  moindre  altération,  égale- 
ment éloigné  d'être  aise  par  la  religion,  et  de  cacher 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  171 

aussi  le  peu  d'affliction  qu'il  ressentoit,  pour  con- 
server toujours  la  vérité. 

Madame,  rhabillée  en  grand  habit,  arriva  hur- 
lante, ne  sachant  bonnement  pourquoi  ni  l'un  ni 
l'autre,  les  inonda  tous  de  ses  larmes  en  les  em- 
brassant, fit  retentir  le  château  d'un  renouvellement 
de  cris,  et  fournit  un  spectacle  bizarre  d'une  princesse 
qui  se  remet  en  cérémonie,  en  pleine  nuit,  pour  venir 
pleurer  et  crier  parmi  une  foule  de  femmes  en 
déshabillé  de  nuit,  presque  en  mascarades. 

Mme  la  duchesse  d'Orléans  s'étoit  éloignée  des 
princes,  et  s'étoit  assise  le  dos  à  la  galerie,  vers  la 
cheminée,  avec  quelques  dames.  Tout  étant  fort 
silencieux  autour  d'elle,  ces  dames  peu  à  peu  se 
retirèrent  d'auprès  elle,  et  lui  firent  grand  plaisir. 
Il  n'y  resta  que  la  duchesse  Sforce,  la  duchesse  de 
Villeroy,  Mme  de  Castries,  sa  dame  d'atours,  et  Mme 
de  Saint-Simon.  Ravies  de  leur  liberté,  elles  s'ap- 
prochèrent en  un  tas,  tout  le  long  d'un  lit  de  veille 
à  pavillon  et  le  joignant  ;  et  comme  elles  étoient 
toutes  affectées  de  même  à  l'égard  de  l'événement 
qui  rassembloit  là  tant  de  monde,  elles  se  mirent  à 
en  deviser  tout  bas  ensemble  dans  ce  groupe  avec 
liberté. 

Dans  la  galerie  et  dans  ce  salon  il  y  avoit  plusieurs 
lits  de  veille,  comme  dans  tout  le  grand  appartement, 
pour  la  sûreté,  où  couchoient  des  Suisses  de  l'apparte- 
ment et  des  frotteurs,  et  ils  y  avoient  été  mis  à 
l'ordinaire  avant  les  mauvaises  nouvelles  de  Meudon. 
Au  fort  de  la  conversation  dé  ces  dames,  Mme  de 
Castries  qui  touchoit  au  lit  le  sentit  remuer  et  en 
fut  fort  effrayée,  car  elle  l'étoit  de  tout  quoique 
avec  beaucoup  d'esprit.  Un  moment  après  elles  virent 
un  gros  bras  presque  nu  relever  tout  à  coup  le 
pavillon,  qui  leur  montra  un  bon  gros  Suisse  entre 
deux  draps,  demi-éveillé  et  tout  ébahi,  très-long  à 


i72  SAINT-SIMON  : 

reconnoître  son  monde  qu'il  regardoit  fixement  l'un 
après  l'autre,  et  qui  enfin,  ne  jugeant  pas  à  propos 
de  se  lever  en  si  grande  compagnie,  se  renfonça  dans 
son  lit  et  ferma  son  pavillon.  Le  bonhomme  s' et  oit 
apparemment  couché  avant  que  personne  eût  rien 
appris,  et  avoit  assez  profondément  dormi  depuis 
pour  ne  s'être  réveillé  qu'alors.  Les  plus  tristes 
spectacles  sont  assez  souvent  sujets  aux  contrastes 
les  plus  ridicules.  Celui-ci  fit  rire  quelque  dame  de 
là  autour,  et  [fit]  quelque  peur  à  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  et  à  ce  qui  causoit  avec  elle  d'avoir  été 
entendues.  Mais,  réflexion  faite,  le  sommeil  et  la 
grossièreté  du  personnage  les  rassura. 

La  duchesse  de  Villeroy,  qui  ne  faisoit  presque  que 
les  joindre,  s'étoit  fourrée  un  peu  auparavant  dans 
le  petit  cabinet  avec  la  comtesse  de  Roucy  et  quel- 
ques dames  du  palais,  dont  Mme  de  Lévi  n'avoit 
osé  approcher,  par  penser  trop  conformément  à  la 
duchesse  de  Villeroy.  Elles  y  étoient  quand  j'arrivai. 

Je  voulois  douter  encore,  quoique  tout  me  montrât 
ce  qui  étoit,  mais  je  ne  pus  me  résoudre  à  m'aban- 
donner  à  le  croire  que  le  mot  ne  m'en  fût  prononcé 
par  quelqu'un  à  qui  on  pût  ajouter  foi.  Le  hasard 
me  fit  rencontrer  M.  d'O,  à  qui  je  le  demandai,  et 
qui  me  le  dit  nettement.  Cela  su,  je  tâchai  de  n'en 
être  pas  bien  aise.  Je  ne  sais  pas  trop  si  j'y  réussis 
bien,  mais  au  moins  est-il  vrai  que  ni  joie  ni  douleur 
n'émoussèrent  ma  curiosité,  et  qu'en  prenant  bien 
garde  à  conserver  toute  bienséance,  je  ne  me  crus 
pas  engagé  par  rien  au  personnage  douloureux.  Je 
ne  craignois  plus  les  retours  du  feu  de  la  citadelle  de 
Meudon,  ni  les  cruelles  courses  de  son  implacable 
garnison,  et  je  me  contraignis  moins  qu'avant  le 
passage  du  roi  pour  Marly  de  considérer  plus  libre- 
ment toute  cette  nombreuse  compagnie,  d'arrêter 
mes  yeux  sur  les  plus  touchés  et  sur  ceux  qui  F  étoient 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  173 

moins  avec  une  affection  différente,  de  suivre  les  uns 
et  les  autres  de  mes  regards  et  de  les  en  percer  tous 
à  la  dérobée.  Il  faut  avouer  que,  pour  qui  est  bien  au 
fait  de  la  carte  intime  d'une  cour,  les  premiers  spec- 
tacles d'événements  rares  de  cette  nature,  si  inté- 
ressante à  tant  de  divers  égards,  sont  d'une  satisfac- 
tion extrême.  Chaque  visage  vous  rappelle  les  soins, 
les  intrigues,  les  sueurs  employés  à  l'avancement  des 
fortunes,  à  la  formation,  à  la  force  des  cabales  ;  les 
adresses  à  se  maintenir  et  en  écarter  d'autres,  les 
moyens  de  toute  espèce  mis  en  œuvre  pour  cela  ;  les 
liaisons  plus  ou  moins  avancées,  les  éloignements,  les 
froideurs,  les  haines,  les  mauvais  offices,  les  manèges, 
les  avances,  les  ménagements,  les  petitesses,  les  bas- 
sesses de  chacun  ;  le  déconcertement  des  uns  au 
milieu  de  leur  chemin,  au  milieu  ou  au  comble  de 
leurs  espérances;  la  stupeur  de  ceux  qui  en  jouissoient 
en  plein,  le  poids  donné  du  même  coup  à  leurs  con- 
traires et  à  la  cabale  opposée  ;  la  vertu  de  ressort  qui 
pousse  dans  cet  instant  leurs  menées  et  leurs  con- 
certs à  bien,  la  satisfaction  extrême  et  inespérée  de 
ceux-là,  et  j'en  étois  des  plus  avant,  la  rage  qu'en 
conçoivent  les  autres,  leur  embarras  et  leur  dépit  à 
le  cacher.  La  promptitude  des  yeux  à  voler  partout 
en  sondant  les  âmes,  à  la  faveur  de  ce  premier 
trouble  de  surprise  et  de  dérangement  subit,  la  com- 
binaison de  tout  ce  qu'on  y  remarque,  l'étonnement 
de  ne  pas  trouver  ce  qu'on  avoit  cru  de  quelques-uns 
faute  de  cœur  ou  d'assez  d'esprit  en  eux,  et  plus  en 
d'autres  qu'on  avoit  pensé,  tout  cet  amas  d'objets 
vifs  et  de  choses  si  importantes  forme  un  plaisir  à 
qui  le  sait  prendre  qui,  tout  peu  solide  qu'il  devient, 
est  un  des  plus  grands  dont  on  puisse  jouir  dans  une 
cour. 

Ce  fut  donc  à  celui-là  que  je  me  livrai  tout  entier 
en  moi-même,  avec  d'autant  plus  d'abandon  que, 


i74  SAINT-SIMON  : 

dans  une  délivrance  bien  réelle,  je  me  trou  vois  étroite- 
ment lié  et  embarqué  avec  les  têtes  principales  qui 
n'a  voient  point  de  larmes  à  donner  à  leurs  yeux.  Je 
jouissois  de  leur  avantage  sans  contre-poids,  et  de 
leur  satisfaction  qui  augmentoit  la  mienne,  qui  con- 
solidoit  mes  espérances,  qui  me  les  élevoit,  qui 
m'assuroit  un  repos,  auquel  sans  cet  événement  je 
voyois  si  peu  d'apparence  que  je  ne  cessois  point  de 
m'inquiéter  d'un  triste  avenir,  et  que,  d'autre  part, 
ennemi  de  liaison,  et  presque  personnel  des  principaux 
personnages  que  cette  perte  accabloit,  je  vis,  du  premier 
coup  d'ceil  vivement  porté,  tout  ce  qui  leur  échappoit 
et  tout  ce  qui  les  accableroit,  avec  un  plaisir  qui  ne 
se  peut  rendre.  J'avois  si  fort  imprimé  dans  ma  tête 
les  différentes  cabales,  leurs  subdivisions,  leurs  replis, 
leurs  divers  personnages  et  leurs  degrés,  la  connois- 
sance  de  leurs  chemins,  de  leurs  ressorts,  de  leurs 
divers  intérêts,  que  la  méditation  de  plusieurs  jours 
ne  m'auroit  pas  développé  et  représenté  toutes  ces 
choses  plus  nettement  que  ce  premier  aspect  de  tous 
ces  visages,  qui  me  rappel  oient  encore  ceux  que  je  ne 
voyois  pas,  et  qui  n'étoient  pas  les  moins  friands  à 
s'en  repaître. 

Je  m'arrêtai  donc  un  peu  à  considérer  le  spectacle 
de  ces  différentes  pièces  de  ce  vaste  et  tumultueux 
appartement.  Cette  sorte  de  désordre  dura  bien  une 
heure,  où  la  duchesse  du  Lude  ne  parut  point,  re- 
tenue au  lit  par  la  goutte.  A  la  fin  M.  de  Beau- 
villiers  s'avisa  qu'il  étoit  temps  de  délivrer  les  deux 
princes  d'un  si  fâcheux  public.  Il  leur  proposa  donc 
que  M.  [le  duc]  et  Mme  la  duchesse  de  Berry  se  reti- 
rassent dans  leur  appartement  ;  et  le  monde,  de  celui 
de  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne.  Cet  avis  fut  aussi- 
tôt embrassé.  M.  le  duc  de  Berry  s'achemina  donc 
partie  seul  et  quelquefois  appuyé  sur  son  épouse, 
Mme  de  Saint-Simon  avec  eux  et  une  poignée  de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  175 

gens.  Je  les  suivis  de  loin  pour  ne  pas  exposer  ma 
curiosité  plus  longtemps.  Ce  prince  vouloit  coucher 
chez  lui,  mais  Mme  la  duchesse  de  Berry  ne  le  voulut 
pas  quitter  ;  il  étoit  si  suffoqué  et  elle  aussi  qu'on 
fit  demeurer  auprès  d'eux  une  Faculté  complète  et 
munie. 

Toute  leur  nuit  se  passa  en  larmes  et  en  cris.  De 
fois  à  autre  M.  le  duc  de  Berry  demandoit  des  nou- 
velles de  Meudon,  sans  vouloir  comprendre  la  cause 
de  la  retraite  du  roi  à  Marly.  Quelquefois  il  s'infor- 
moit  s'il  n'y  avoit  plus  d'espérance,  il  vouloit  envoyer 
aux  nouvelles  ;  et  ce  ne  fut  qu'assez  avant  dans  la 
matinée  que  le  funeste  rideau  fut  tiré  de  devant  ses 
yeux,  tant  la  nature  et  l'intérêt  ont  de  peine  à  se 
persuader  des  maux  extrêmes  sans  remède.  On  ne 
peut  rendre  l'état  où  il  fut  quand  il  le  sentit  enfin 
dans  toute  son  étendue.  Celui  de  Mme  la  duchesse  de 
Berry  ne  fut  guère  meilleur,  mais  qui  ne  l'empêcha 
pas  de  prendre  de  lui  tous  les  soins  possibles. 

La  nuit  de  Mgr  [le  duc]  et  de  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  fut  plus  tranquille  ;  ils  se  couchèrent  assez 
paisiblement.  Mme  de  Lévi  dit  tout  bas  à  la  princesse 
que,  n'ayant  pas  lieu  d'être  affligée,  il  seroit  horrible 
de  lui  voir  jouer  la  comédie.  Elle  répondit  bien  na- 
turellement que,  sans  comédie,  la  pitié  et  le  spec- 
tacle la  touchoient,  et  la  bienséance  la  contenoit,  et 
rien  de  plus  ;  et  en  effet  elle  se  tint  dans  ces  bornes- 
là  avec  vérité  et  avec  décence.  Ils  voulurent  que 
quelques-unes  des  dames  du  palais  passassent  la 
nuit  dans  leur  chambre  dans  des  fauteuils.  Le  rideau 
demeura  ouvert,  et  cette  chambre  devint  aussitôt  le 
palais  de  Morphée.  Le  prince  et  la  princesse  s'endor- 
mirent promptement,  s'éveillèrent  une  fois  ou  deux 
un  instant  ;  à  la  vérité  ils  se  levèrent  d'assez  bonne 
heure,  et  assez  doucement.  Le  réservoir  d'eau  étoit 
tari  chez  eux,  les  larmes  ne  revinrent  plus  depuis  que 


176  SAINT-SIMON  : 

rares  et  foibles  à  force  d'occasion.  Les  dames  qui 
avoient  veillé  et  dormi  dans  cette  chambre  contèrent 
à  leurs  amis  ce  qui  s'y  étoit  passé.  Personne  n'en  fut 
surpris  :  et  comme  il  n'y  avoit  plus  de  Monseigneur, 
personne  aussi  n'en  fut  scandalisé. 

Mme  de  Saint-Simon  et  moi,  au  sortir  de  chez  M. 
[le  duc]  et  Mme  la  duchesse  de  Berry,  nous  fûmes 
encore  deux  heures  ensemble.  La  raison  plutôt  que 
le  besoin  nous  fit  coucher,  mais  avec  si  peu  de  som- 
meil qu'à  sept  heures  du  matin  j'étois  debout  ;  mais, 
il  faut  l'avouer,  de  telles  insomnies  sont  douces,  et 
de  tels  réveils  savoureux. 

L'horreur  régnoit  à  Meudon.  Dès  que  le  roi  en  fut 
parti,  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  de  la  cour  le 
suivirent,  et  s'entassèrent  dans  ce  qui  se  trouva  de 
carrosses,  et  dans  ce  qu'il  en  vint  aussitôt  après.  En 
un  instant  Meudon  se  trouva  vide.  Mlle  de  Lislebonne 
et  Mlle  de  Melun  montèrent  chez  Mlle  Choin,  qui, 
recluse  dans  son  grenier,  ne  faisoit  que  commencer 
à  entrer  dans  des  transes  funestes.  Elle  avoit  tout 
ignoré,  personne  n' avoit  pris  soin  de  lui  apprendre 
de  tristes  nouvelles.  Elle  ne  fut  instruite  de  son 
malheur  que  par  les  cris.  Ces  deux  amies  la  jetèrent 
dans  un  carrosse  de  louage  qui  se  trouva  encore  là 
par  hasard,  y  montèrent  avec  elle,  et  la  menèrent  à 
Paris. 

Pontchartrain,  avant  partir,  monta  chez  Voysin. 
II  trouva  ses  gens  difficiles  à  ouvrir  et  lui  profondé- 
ment endormi  ;  il  s' étoit  couché  sans  aucun  soupçon 
sinistre,  et  fut  étrangement  surpris  à  ce  réveil.  Le 
comte  de  Brionne  le  fut  bien  davantage.  Lui  et  ses 
gens  s' et  oient  couchés  dans  la  même  confiance,  per- 
sonne ne  songea  à  eux.  Lorsqu'en  se  levant  il  sentit 
ce  grand  silence,  il  voulut  aller  aux  nouvelles  et  ne 
trouva  personne,  jusqu'à  ce  que,  dans  cette  surprise, 
il  apprit  enfin  ce  qui  étoit  arrivé. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  177 

Cette  foule  de  bas  officiers  de  Monseigneur,  et  bien 
d'autres,  errèrent  toute  la  nuit  dans  les  jardins. 
Plusieurs  courtisans  et  oient  partis  épars  à  pied.  La 
dissipation  fut  entière  et  la  dispersion  générale.  Un 
ou  deux  valets  au  plus  demeurèrent  auprès  du 
corps  ;  et,  ce  qui  est  très-digne  de  louange,  La  Val- 
lière  fut  le  seul  des  courtisans  qui,  ne  l'ayant  point 
abandonné  pendant  sa  vie,  ne  l'abandonna  point  après 
sa  mort.  Il  eut  peine  à  trouver  quelqu'un  pour  aller 
chercher  des  capucins  pour  venir  prier  Dieu  auprès 
du  corps.  L'infection  en  devint  si  prompte  et  si  grande 
que  l'ouverture  des  fenêtres  qui  donnoient  en  portes 
sur  la  terrasse  ne  suffit  pas,  et  que  La,Vallière,  les 
capucins  et  ce  très-peu  de  bas  étage  qui  étoit  demeuré, 
passèrent  la  nuit  dehors.  Du  Mont  et  Casau  son 
neveu,  navrés  de  la  plus  extrême  douleur,  y  étoient 
ensevelis  dans  la  capitainerie.  Ils  perdoient  tout 
après  une  longue  vie  toute  de  petits  soins,  d'assi- 
duité, de  travail,  soutenue  par  les  plus  flatteuses  et 
les  plus  raisonnables  espérances,  et  les  plus  longue- 
ment prolongées,  qui  leur  échappoient  en  un  moment. 
A  peine  sur  le  matin  du  Mont  put-il  donner  quelques 
ordres.  Je  plaignis  celui-là  avec  amitié. 

On  s'étoit  reposé  sur  une  telle  confiance  que  per- 
sonne n'avoit  songé  que  le  roi  pût  aller  à  Marly. 
Aussi  n'y  trouva-t-il  rien  de  prêt  ;  point  de  clefs 
des  appartements,  à  peine  quelques  bouts  de  bougie, 
et  même  de  chandelle.  Le  roi  fut  plus  d'une  heure 
dans  cet  état  avec  Mme  de  Maintenon  dans  son 
antichambre  à  elle,  Mme  la  Duchesse,  Mme  la  prin- 
cesse de  Conti,  Mmes  de  Dangeau  et  de  Caylus,  celle- 
ci  accourue  de  Versailles  auprès  de  sa  tante.  Mais  ces 
deux  dames  ne  se  tinrent  que  peu,  par-ti  par-là, 
dans  cette  antichambre  par  discrétion  ;  ce  qui  avoit 
suivi  et  qui  arrivoit  à  la  file  étoit  dans  le  salon  en 
même  désarroi  et  sans  savoir  ovt  gîter.  On  fut  long- 


178  SAINT-SIMON  : 

temps  à  tâtons,  et  toujours  sans  feu,  et  toujours  les 
clefs  mêlées,  égarées  par  l'égarement  des  valets.  Les 
plus  hardis  de  ce  qui  étoit  dans  le  salon  montrèrent 
peu  à  peu  le  nez  dans  l'antichambre,  où  Mme  d'Espi- 
noy  ne  fut  pas  des  dernières  ;  et  de  l'un  à  l'autre 
tout  ce  qui  étoit  venu  s'y  présenta,  poussés  de  curio- 
sité et  de  désir  de  tâcher  que  leur  empressement 
fût  remarqué.  Le  roi,  reculé  en  un  coin,  assis  entre 
Mme  de  Maintenon  et  les  deux  princesses,  pleuroit 
à  longues  reprises.  Enfin  la  chambre  de  Mme  de 
Maintenon  fut  ouverte,  qui  le  délivra  de  cette  im- 
portunité.  Il  y  entra  seul  avec  elle,  et  y  demeura 
encore  une  heure.  Il  alla  ensuite  se  coucher  qu'il 
étoit  près  de  quatre  heures  du  matin,  et  la  laissa  en 
liberté  de  respirer  et  de  se  rendre  à  elle-même.  Le 
roi  couché,  chacun  sut  enfin  où  loger  ;  et  Bloin  eut 
ordre  de  répandre  que  les  gens  qui  désireroient  des 
logements  à  Marly  s'adressassent  à  lui,  pour  qu'il 
en  rendît  compte  au  roi  et  qu'il  avertît  les  élus. 


XXVII. —PORTRAIT   DE   MONSEIGNEUR 

Monseigneur  étoit  plutôt  grand  que  petit,  fort  gros, 
mais  sans  être  trop  entassé,  l'air  fort  haut  et  fort 
noble,  sans  rien  de  rude,  et  il  auroit  eu  le  visage  fort 
agréable  si  M.  le  prince  de  Conti,  le  dernier  mort,  ne 
lui  a  voit  pas  cassé  le  nez  par  malheur  en  jouant  étant 
tous  deux  enfants.  II  étoit  d'un  fort  beau  blond,  il 
avoit  le  visage  fort  rouge  de  hâle  partout  et  fort 
plein ,  niais  sans  aucune  physionomie  ;  les  plus 
belles  jambes  du  monde,  les  pieds  singulièrement 
petits  et  maigres.  Il  tâtonnoit  toujours  en  marchant, 
et  mettoit  le  pied  à  deux  fois  ;  il  avoit  toujours  peur 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  179 

de  tomber,  et  il  se  faisoit  aider  pour  peu  que  le 
chemin  ne  fût  pas  parfaitement  droit  et  uni.  Il  étoit 
fort  bien  à  cheval  et  y  avoit  grande  mine,  mais  il 
n'y  étoit  pas  hardi.  Casau  couroit  devant  lui  à  la 
chasse  ;  s'il  le  perdoit  de  vue  il  croyoit  tout  perdu,  il 
n'alloit  guère  qu'au  petit  galop,  et  attendoit  souvent 
sous  un  arbre  ce  que  devenoit  la  chasse,  la  cherchoit 
lentement  et  s'en  revenoit.  Il  avoit  fort  aimé  la 
table,  mais  toujours  sans  indécence.  Depuis  cette 
grande  indigestion  qui  fut  prise  d'abord  pour  apo- 
plexie, il  ne  faisoit  guère  qu'un  vrai  repas,  et  se 
contenoit  fort,  quoique  grand  mangeur  comme  toute 
la  maison  royale.  Presque  tous  ses  portraits  lui  res- 
semblent bien. 

De  caractère,  il  n'en  avoit  aucun  ;  du  sens  assez, 
sans  aucune  sorte  d'esprit,  comme  il  parut  dans 
l'affaire  du  testament  du  roi  d'Espagne  ;  de  la  hau- 
teur, de  la  dignité  par  nature,  par  prestance,  par 
imitation  du  roi  ;  de  l'opiniâtreté  sans  mesure,  et  un 
tissu  de  petitesses  arrangées  qui  formoient  tout  le 
tissu  de  sa  vie  ;  doux  par  paresse  et  par  une  sorte  de 
stupidité  ;  dur  au  fond,  avec  un  extérieur  de  bonté 
qui  ne  portoit  que  sur  des  subalternes  et  sur  des  valets, 
et  qui  ne  s'exprimoit  que  par  des  questions  basses.  Il 
étoit  avec  eux  d'une  familiarité  prodigieuse,  d'ailleurs 
insensible  à  la  misère  et  à  la  douleur  des  autres,  en  cela 
peut-être  plutôt  en  proie  à  l'incurie  et  à  l'imitation 
qu'à  un  mauvais  naturel  ;  silencieux  jusqu'à  l'incroy- 
able, conséquemment  fort  secret,  jusque-là  qu'on  a 
cru  qu'il  n'avoit  jamais  parlé  d'affaires  d'État  à  la 
Choin,  peut-être  parce  que  tous  [deux]  n'y  entendoient 
guère.  L'épaisseur  d'une  part,  la  crainte  de  l'autre, 
formoient  en  ce  prince  une  retenue  qui  a  peu  d'exem- 
ples ;  en  même  temps  glorieux  à  l'excès,  ce  qui  est 
plaisant  à  dire  d'un  Dauphin  jaloux  du  respect,  et 
presque  uniquement  attentif  et  sensible  à  ce  qui  lui 


i8o  SAINT-SIMON  : 

étoit  dû,  et  partout.  Il  dit  une  fois  à  Mlle  Choin,  sur 
ce  silence  dont  elle  lui  parloit,  que  les  paroles  de 
gens  comme  lui  portant  un  grand  poids,  et  obligeant 
ainsi  à  de  grandes  réparations  quand  elles  n' et  oient 
pas  mesurées,  il  aimoit  mieux  très-souvent  garder  le 
silence  que  de  parler.  C'étoit  aussi  plus  tôt  fait  pour 
sa  paresse  et  sa  parfaite  incurie  ;  et  cette  maxime 
excellente,  mais  qu'il  outroit,  étoit  apparemment 
une  des  leçons  du  roi  ou  du  duc  de  Montausier  qu'il 
avoit  le  mieux  retenue. 

Son  arrangement  étoit  extrême  pour  ses  affaires 
particulières  ;  il  écrivit  lui-même  toutes  ses  dépenses 
prises  sur  lui.  Il  sa  voit  ce  que  lui  coûtoient  les  moin- 
dres choses  quoiqu'il  dépensât  infiniment  en  bâti- 
ments, en  meubles,  en  joyaux  de  toute  espèce,  en 
voyages  de  Meudon,  et  à  l'équipage  du  loup,  dont  il 
s'étoit  laissé  accroire  qu'il  aimoit  la  chasse.  Il  avoit 
fort  aimé  toute  sorte  de  gros  jeu,  mais  depuis  qu'il 
s'étoit  mis  à  bâtir  il  s'étoit  réduit  à  des  jeux  médio- 
cres. Du  reste,  avare  au  delà  de  toute  bienséance, 
excepté  de  très-rares  occasions  qui  se  bor noient  à 
quelques  pensions  à  des  valets,  ou  à  quelques  médi- 
ocres domestiques  ;  mais  assez  d'aumônes  au  curé  et 
aux  capucins  de  Meudon. 

Il  est  inconcevable  le  peu  qu'il  donnoit  à  la  Choin, 
si  fort  sa  bien-aimée.  Cela  ne  passoit  point  quatre 
cents  louis  par  quartier,  en  or,  quoi  qu'ils  valussent, 
faisant  pour  tout  seize  cents  louis  par  an.  Il  les  lui 
donnoit  lui-même,  de  la  main  à  la  main,  sans  y  ajouter 
ni  s'y  méprendre  jamais  d'une  pistole,  et  tout  au 
plus  une  boîte  ou  deux  par  an,  encore  y  regardoit-il 
de  fort  près. 

Il  faut  rendre  justice  à  cette  fille  et  convenir  aussi 
qu'il  est  difficile  d'être  plus  désintéressée  qu'elle 
rétoit,  soit  qu'elle  en  connût  la  nécessité  avec  ce 
prince,  soit  plutôt  que  cela  lui  fût  naturel,  comme 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  181 

il  a  paru  dans  tout  le  tissu  de  sa  vie.  C'est  encore  un 
problème  si  elle  étoit  mariée.  Tout  ce  qui  a  été  le 
plus  intimement  initié  dans  leurs  mystères  s'est 
toujours  fortement  récrié  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de 
mariage.  Ce  n'a  jamais  été  qu'une  grosse  camarde 
brune,  qui,  avec  toute  la  physionomie  d'esprit  et 
aussi  de  jeu,  n'avoit  l'air  que  d'une  servante, 
et  qui  longtemps  avant  cet  événement-ci  étoit 
devenue  excessivement  grasse  et  encore  vieille 
et  puante.  Mais  de  la  voir  aux  parvulo  de  Meu- 
don,  dans  un  fauteuil  devant  Monseigneur,  en  pré- 
sence de  tout  ce  qui  y  étoit  admis,  Mme  la  duchesse 
de  Bourgogne  et  Mme  la  duchesse  de  Berry,  qui  y  fut 
tôt  introduite,  chacune  sur  un  tabouret,  dire  devant 
Monseigneur  et  tout  cet  intérieur  «la  duchesse  de 
Bourgogne  »  et  «  la  duchesse  de  Berry  »  et  «  le  duc  de 
Berry,  »  en  parlant  d'eux,  répondre  souvent  sèche- 
ment aux  deux  filles  de  la  maison,  les  reprendre, 
trouver  à  redire  à  leur  ajustement,  et  quelquefois  à 
leur  air  et  à  leur  conduite,  et  le  leur  dire,  on  a  peine  à 
tout  cela  à  ne  pas  reconnoître  la  belle-mère  et  la  parité 
avec  Mme  de  Maintenon.  A  la  vérité,  elle  ne  disoit 
pas  mignonne  en  parlant  à  Mme  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, qui  l'appeloit  mademoiselle,  et  non  ma  tante  ; 
mais  aussi  c'étoit  toute  la  différence  d'avec  Mme  de 
Maintenon.  D'ailleurs  encore,  cela  n'avoit  jamais 
pris  de  même  entre  elles.  Mme  la  Duchesse,  les  deux 
Lislebonne  et  tout  cet  intérieur  y  étoit  un  obstacle  ; 
et  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  qui  le  sentoit  et 
qui  étoit  timide,  se  trou  voit  toujours  gênée  et  en 
brassière  à  Meudon,  tandis  qu'entre  le  roi  et  Mme 
de  Maintenon  elle  jouissoit  de  toute  aisance  et  de 
toute  liberté.  De  voir  encore  Mlle  Choin  à  Meudon, 
pendant  une  maladie  si  périlleuse,  voir  Monseigneur 
plusieurs  fois  le  jour,  le  roi  non-seulement  le  savoir, 
mais  demander  à  Mme  de  Maintenon,  qui,  à  Meudon 


182  SAINT-SIMON  : 

non  plus  qu'ailleurs,  ne  voyoit  personne,  et  qui  n'en- 
tra peut-être  pas  deux  fois  chez  Monseigneur  ;  lui 
demander,  dis-je,  si  elle  avoit  vu  la  Choin,  et  trouver 
mauvais  qu'elle  ne  l'eût  pas  vue,  bien  loin  de  la 
faire  sortir  du  château,  comme  on  le  fait  toujours  en 
ces  occasions,  c'est  encore  une  preuve  du  mariage 
d'autant  plus  grande  que  Mme  de  Maintenon,  mariée 
elle-même,  et  qui  affichoit  si  fort  la  pruderie  et  la 
dévotion,  n'avoit,  ni  le  roi  non  plus,  aucun  intérêt 
d'exemple  et  de  ménagement  à  garder  là-dessus,  s'il 
n'y  avoit  point  de  sacrement  ;  et  on  ne  voit  point 
qu'en  aucun  temps,  la  présence  de  Mlle  Choin  ait 
causé  le  plus  léger  embarras.  Cet  attachement  incom- 
préhensible, et  si  semblable  en  tout  à  celui  du  roi, 
à  la  figure  près  de  la  personne  chérie,  est  peut-être 
l'unique  endroit  par  où  le  fils  ait  ressemblé  au  père. 

Monseigneur,  tel  pour  l'esprit  qu'il  vient  d'être 
représenté,  n'avoit  pu  profiter  de  l'excellente  culture 
qu'il  reçut  du  duc  de  Montausier,  et  de  Bossuet  et  de 
Fléchier,  évêques  de  Meaux  et  de  Nîmes.  Son  peu  de 
lumières,  s'il  en  eut  jamais,  s'éteignit  au  contraire 
sous  la  rigueur  d'une  éducation  dure  et  austère,  qui 
donna  le  dernier  poids  à  sa  timidité  naturelle,  et  le 
dernier  degré  d'aversion  pour  toute  espèce,  non  pas 
de  travail  et  d'étude,  mais  d'amusement  d'esprit,  en 
sorte  que,  de  son  aveu,  depuis  qu'il  avoit  été  affran- 
chi des  maîtres,  il  n'avoit  de  sa  vie  lu  que  l'article 
de  Paris  de  la  Gazette  de  France,  pour  y  voir  les 
morts  et  les  mariages. 

Tout  contribua  donc  en  lui,  timidité  naturelle,  dur 
joug  d'éducation,  ignorance  parfaite  et  défaut  de 
lumière,  à  le  faire  trembler  devant  le  roi,  qui,  de  son 
côté,  n'omit  rien  pour  entretenir  et  prolonger  cette 
terreur  toute  sa  vie.  Toujours  roi,  presque  jamais 
père  avec  lui,  ou,  s'il  lui  en  échappa  bien  rarement 
quelques  traits,  ils  ne  furent  jamais  purs  et  sans 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  183 

mélange  de  royauté,  non  pas  même  dans  les  moments 
les  plus  particuliers  et  les  plus  intérieurs.  Ces  mo- 
ments mêmes  étoient  rares  tête  à  tête,  et  n'étoient 
que  des  moments  presque  toujours  en  présence  des 
bâtards  et  des  valets  intérieurs,  sans  liberté,  sans 
aisance,  toujours  en  contrainte  et  en  respect,  sans 
jamais  oser  rien  hasarder  ni  usurper,  tandis  que  tous 
les  jours  il  voyoit  faire  l'un  et  l'autre  au  duc  du 
Maine  avec  succès,  et  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne 
dans  une  habitude  de  tous  les  temps  particuliers,  des 
plus  familiers  badinages,  et  des  privautés  avec  le 
roi  quelquefois  les  plus  outrées.  Il  en  sentoit  contre 
eux  une  secrète  jalousie,  mais  qui  ne  l'élargissoit  pas. 
L'esprit  ne  lui  fournissoit  rien  comme  à  M.  du  Maine, 
fils  d'ailleurs  de  la  personne  et  non  de  la  royauté, 
et  en  telle  disproportion,  qu'elle  n' et  oit  point  en 
garde.  Il  n'étoit  plus  de  l'âge  de  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne,  à  qui  on  passoit  encore  les  enfances  par 
habitude  et  par  la  grâce  qu'elle  y  mettoit.  Il  ne  lui 
restoit  donc  que  la  qualité  de  fils  et  de  successeur, 
qui  étoit  précisément  ce  qui  tenoit  le  roi  en  garde,  et 
lui  sous  le  joug.  Il  n'avoit  donc  pas  l'ombre  seulement 
de  crédit  auprès  du  roi.  Il  surnsoit  même  que  son 
goût  se  marquât  pour  quelqu'un  pour  que  ce  quel- 
qu'un en  sentît  un  contre-coup  nuisible  ;  et  le  roi  étoit 
si  jaloux  de  montrer  qu'il  ne  pouvoit  rien  qu'il  n'a 
rien  fait  pour  aucun  de  ceux  qui  se  sont  attachés 
à  lui  faire  une  cour  plus  particulière,  non  pas  même 
pour  aucun  de  ses  menins,  quoique  choisis  et  nommés 
par  le  roi,  qui  même  eût  trouvé  très-mauvais  qu'ils 
n'eussent  pas  suivi  Monseigneur  avec  grande  assiduité. 
J'en  excepte  d'Antin  qui  a  été  sans  comparaison  de 
personne,  et  Dangeau  qui  ne  l'a  été  que  de  nom,  qui 
tenoit  au  roi  d'ailleurs,  et  dont  la  femme  étoit  dans 
la  parfaite  intimité  de  Mme  de  Maintenon.  Les  minis- 
tres n'osoient  s'approcher  de  Monseigneur,  qui  aussi 


i84  SAINT-SIMON  : 

ne  se  commettoit  comme  jamais  à  leur  rien  demander, 
et  si  quelqu'un  d'eux  ou  des  courtisans  considérables 
étoient  bien  avec  lui,  comme  le  chancelier,  le  Pre- 
mier, Harcourt,  le  maréchal  d'Huxelles,  ils  s'en  ca- 
choient  avec  un  soin  extrême,  et  Monseigneur  s'y 
prêtoit.  Si  le  roi  le  découvrait,  il  traitoit  cela  de 
cabale.  On  lui  devenoit  suspect  et  on  se  perdoit.  Ce 
fut  la  cause  de  l'éloignement  si  marqué  pour  M.  de 
Luxembourg,  que  ni  la  privance  de  sa  charge,  ni  la 
nécessité  de  s'en  servir  à  la  tête  des  armées,  ni  les 
succès  qu'il  y  eut,  ni  toutes  les  flatteries  et  les  bas- 
sesses qu'il  employa,  ne  purent  jamais  rapprocher  ; 
aussi  Monseigneur,  pressé  de  s'intéresser  pour  quel- 
qu'un, répondoit  franchement  que  ce  serait  le  moyen 
de  tout  gâter  pour  lui. 

Il  lui  est  quelquefois  échappé  des  monosyllabes  de 
plaintes  amères  la-dessus,  quelquefois  après  avoir 
été  refusé  du  roi  et  toujours  avec  sécheresse  ;  et  la 
dernière  fois  de  sa  vie  qu'il  alla  à  Meudon,  d'où  il  ne 
revint  plus,  il  y  arriva  si  outré  d'un  refus  de  fort  peu 
de  chose  qu'il  avoit  demandé  au  roi  pour  Casau,  qui 
me  l'a  conté,  qu'il  lui  protesta  qu'il  ne  lui  arriverait 
jamais  plus  de  s'exposer  pour  personne,  et  de  dépit  le 
consola  par  les  espérances  d'un  temps  plus  favorable, 
lorsque  la  nature  l'ordonneroit,  qui  étoit  pour  lui  dire 
comme  par  prodige.  Ainsi  on  remarquera  en  passant, 
que  Monsieur  et  Monseigneur  moururent  tous  deux 
dans  des  moments  où  ils  étoient  outrés  contre  le  roi. 

La  part  entière  que  Monseigneur  avoit  à  tous  les 
secrets  de  l'État,  depuis  bien  des  années,  n'avoit 
jamais  eu  aucune  influence  aux  affaires,  il  les  sa  voit 
et  c'étoit  tout.  Cette  sécheresse,  peut-être  aussi  son 
peu  d'intelligence,  l'en  faisoit  retirer  tant  qu'il  pou- 
voit.  Il  étoit  cependant  assidu  aux  conseils  d'État  ; 
mais,  quoiqu'il  eût  la  même  entrée  en  ceux  de  finance 
et  de  dépêches,  il  n'y  alloit  presque  jamais.  Pour  au 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  185 

travail  particulier  du  roi,  il  n'en  fut  pas  question  pour 
lui,  et  hors  de  grandes  nouvelles,  pas  un  ministre 
n'alloit  jamais  lui  rendre  compte  de  rien  ;  beaucoup 
moins  les  généraux  d'armée,  ni  ceux  qui  revenoient 
d'être  employés  au  dehors. 

Ce  peu  d'onction  et  de  considération,  cette  dépen- 
dance, jusqu'à  la  mort,  de  n'oser  faire  un  pas  hors  de 
la  cour  sans  le  dire  au  roi,  équivalent  de  permission, 
y  mettoit  Monseigneur  en  malaise.  Il  y  remplissoit  les 
devoirs  de  fils  et  de  courtisan  avec  la  régularité  la 
plus  exacte,  mais  toujours  la  même,  sans  y  rien  ajou- 
ter, et  avec  un  air  plus  respectueux  et  plus  mesuré 
qu'aucun  sujet.  Tout  cela  ensemble  lui  faisoit  trouver 
Meudon  et  la  liberté  qu'il  y  goûtoit  délicieuse  ;  et 
bien  qu'il  ne  tînt  qu'à  lui  de  s'apercevoir  souvent  que 
le  roi  étoit  peiné  de  ces  fréquentes  séparations  et  par 
la  séparation  même,  et  par  celle  de  la  cour,  surtout 
les  étés  qu'elle  n'étoit  pas  nombreuse  à  cause  de  la 
guerre,  il  n'en  fit  jamais  semblant,  et  ne  changea  rien 
en  ses  voyages,  ni  pour  leur  nombre  ni  pour  leur  durée. 
II  étoit  fort  peu  à  Versailles,  et  rompoit  souvent  par 
des  Meudons  de  plusieurs  jours  les  Marlys  quand  ils 
s'allongeoient  trop.  De  tout  cela,  on  peut  juger  quelle 
pou  voit  être  la  tendresse  de  cœur  ;  mais  le  respect, 
la  vénération,  l'admiration,  l'imitation  en  tout  ce 
qui  étoit  de  sa  portée  étoit  visible,  et  ne  se  démen- 
tit jamais,  non  plus  que  la  crainte,  la  frayeur  et  la 
conduite. 

On  a  prétendu  qu'il  avoit  une  appréhension  extrême 
de  perdre  le  roi.  Il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait 
montré  ce  sentiment  ;  mais  d'en  concilier  la  vérité 
avec  celles  qui  viennent  d'être  rapportées,  c'est  ce 
qui  ne  paroît  pas  aisé.  Toujours  est-il  certain  que, 
quelques  mois  avant  sa  mort,  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  l'étant  allée  voir  à  Meudon,  elle  monta 
dans  le  sanctuaire  de  son  entre-sol,  suivie  de  Mme  de 


i86  SAINT-SIMON  : 

Nogaret,  qui  par  Biron  et  par  elle-même  encore  en 
avoit  la  privance,  et  qu'elles  y  trouvèrent  Monsei- 
gneur avec  Mlle  Choin,  Mme  la  Duchesse  et  les  deux 
Lislebonne,  fort  occupés  à  une  table  sur  laquelle 
étoit  un  grand  livre  d'estampes  du  sacre,  et  Monsei- 
gneur fort  appliqué  à  les  considérer,  à  les  expliquer 
à  la  compagnie,  et  recevant  avec  complaisance  les 
propos  qui  le  regardoient  là-dessus,  jusqu'à  lui  dire  : 
«  Voilà  donc  celui  qui  vous  mettra  les  éperons,  cet 
autre  le  manteau  royal,  les  pairs  qui  vous  mettront 
la  couronne  sur  la  tête,  »  et  ainsi  du  reste,  et  que 
cela  dura  fort  longtemps.  Je  le  sus  deux  jours  après 
de  Mme  de  Nogaret,  qui  en  fut  fort  étonnée,  et  que 
l'arrivée  de  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  n'eût 
pas  interrompu  cet  amusement  singulier,  qui  ne 
marquoit  pas  une  si  grande  appréhension  de  perdre 
le  roi  et  de  le  devenir  lui-même. 

II  n'avoit  jamais  pu  aimer  Mme  de  Maintenon,  ni 
se  ployer  à  obtenir  rien  par  son  entremise.  Il  I'alloit 
voir  un  moment  au  retour  du  peu  de  campagnes  qu'il 
a  faites,  ou  aux  occasions  très-rares  ;  jamais  de  parti- 
culier ;  quelquefois  il  entroit  chez  elle  un  instant 
avant  le  souper,  pour  y  suivre  le  roi.  Elle  aussi  avoit 
à  son  égard  une  conduite  fort  sèche,  et  qui  lui  faisoit 
sentir  qu'elle  le  comptoit  pour  rien.  La  haine  com- 
mune des  deux  sultanes  contre  Chamillart,  et  le  besoin 
de  tout  pour  le  renverser,  les  rapprocha  comme  il  a 
été  dit,  et  fit  le  miracle  d'y  faire  entrer  puissamment 
Monseigneur  ;  mais  qui  ne  l'eût  jamais  osé  sans  l'im- 
pulsion toute-puissante  de  la  sienne,  la  sûreté  de 
l'appui  de  l'autre,  et  tout  ce  qui  s'en  mêla.  Aussi  ce 
rapprochement  ne  fit  depuis  que  se  refroidir  et  s'é- 
loigner peu  à  peu. 

Avec  Mlle  Choin,  sa  vraie  confiance  étoit  en  Mlle 
de  Lislebonne,  et  par  l'intime  union  des  deux  sœurs, 
avec  Mme  d'Espinoy.   Presque  tous  les  matins,  il 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  187 

alloit  prendre  du  chocolat  chez  la  première.  Cet  oit 
l'heure  des  secrets,  qui  étoit  inaccessible  sans  réserve, 
excepté  à  l'unique  Mme  d'Espinoy.  Par  elles  plus  que 
par  soi-même,  tenoit  le  reste  de  considération  et  de 
commerce  avec  Mme  la  princesse  de  Conti  et  même 
l'amitié  avec  Mme  la  Duchesse,  que  soutenoient  les 
amusements  qu'il  trouvoit  chez  elle.  Par  là  encore 
cette  préférence  du  duc  de  Vendôme  sur  le  prince  de 
Conti,  à  la  mort  duquel  il  fut  si  indécemment  insen- 
sible. Un  tel  mérite  si  reconnu  dans  un  prince  du 
sang,  joint  à  la  privance  de  l'éducation  presque  com- 
mune, et  à  l'habitude  de  toute  la  vie,  auroit  eu  trop 
de  poids  sur  Monseigneur  devenu  roi,  si  l'amitié  pre- 
mière s' étoit  conservée  ;  et  les  sœurs,  qui  vouloient 
gouverner  écartèrent  doucement  ce  prince.  Cette 
même  raison  fut,  comme  on  l'a  dit,  le  fondement  de 
cette  terrible  cabale,  dont  les  effets  éclatèrent  dans 
la  campagne  de  Lille,  et  furent  soigneusement  entre- 
tenus depuis  dans  l'esprit  de  Monseigneur,  naturelle- 
ment éloigné  de  la  contrainte  et  de  l'austérité  des 
mœurs  de  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  [éloignement] 
que  la  haine  de  Mme  la  Duchesse  pour  Mme  la  du- 
chesse de  Bourgogne  entretenoit  pour  tous  les  deux. 
Par  les  raisons  contraires,  il  aimoit  M.  le  duc  de  Berry, 
que  cette  cabale  protégeoit  pour  le  diviser  d'avec 
Mgr  [le  duc]  et  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  telle- 
ment, qu'après  toute  leur  opposition  et  leur  dépit  à 
tous  de  son  mariage,  Mme  la  duchesse  de  Berry  ne 
laissa  pas  d'être  admise  aussitôt  après  au  parvulo, 
sans  même  l'avoir  demandé,  et  d'y  être  fort  bien 
traitée. 

Avec  tout  cet  ascendant  des  deux  Lislebonne  sur 
Monseigneur,  il  est  pourtant  vrai  qu'il  n'épousoit  pas 
toutes  leurs  fantaisies,  soit  par  la  Choin,  qui  tout  en 
les  ménageant,  les  connoissoit  bien  et  ne  s'y  fioit 
point,  comme  Bignon  me  l'avoit  dit,  soit  par  Mme  la 


188  SAINT-SIMON  : 

Duchesse,  qui  sûrement  ne  s'y  fioit  pas  davantage, 
et  qui  n'étoit  rien  moins  que  coiffée  de  leurs  préten- 
tions. Inquiet  à  cet  égard  pour  le  futur,  j'employai 
l'évêque  de  Laon  pour  découvrir  par  la  Choin  les 
sentiments  de  Monseigneur  entre  les  ducs  et  les 
princes.  Il  étoit  frère  de  Clermont,  qui  avoit  été  perdu 
pour  elle,  lorsque  Mme  la  princesse  de  Conti  la  chassa, 
et  les  deux  frères  étoient  demeurés  dans  la  plus  in- 
time liaison  avec  elle.  Je  sus  par  lui  qu'il  étoit  échappé 
quelquefois,  quoique  rarement,  des  choses  à  Monsei- 
gneur, qui  montroient  que  tout  l'empire  que  ces  deux 
sœurs  avoient  sur  lui  n'alloit  pas  à  le  rendre  aussi 
favorable  à  leur  rang  qu'elles  eussent  voulu,  et  que 
Mlle  Choin  l'ayant  plus  particulièrement  sondé  là- 
dessus,  à  la  prière  de  l'évêque,  il  s'étoit  expliqué  fort 
favorablement  pour  le  rang  des  ducs,  et  contre  les 
injustices  qu'il  étoit  persuadé  qu'ils  avoient  souf- 
fertes. Il  étoit  incapable  non-seulement  de  mensonge 
mais  de  déguisement,  et  la  Choin  tout  aussi  peu 
capable,  surtout  avec  l'évêque,  duquel  elle  ne  se 
cachoit  pas  non  plus  qu'à  Bignon,  de  ses  secrets  sen- 
timents sur  Mlle  de  Lislebonne  et  Mme  d'Espinoy. 

Cette  réponse  de  M.  de  Laon  me  fit  souvenir  de 
celle  que  Monseigneur  fit  au  roi,  qui  le  trouva,  comme 
je  l'ai  raconté,  dans  ses  arrière-cabinets,  au  sortir  de 
cette  audience  que  je  lui  a  vois  emblée  dans  son  cabi- 
net sur  l'affaire  de  la  quête,  et  le  roi  en  ayant  parlé 
à  Monseigneur  avec  satisfaction,  ce  prince  à  qui 
j'étois  au  moins  très-indifférent,  et  qu'on  n'avoit 
point  instruit  de  notre  part,  lui  dit  qu'il  savoit  bien 
que  j'avois  raison. 

Mlle  Choin  a  prétendu  et  soutenu  depuis  sa  mort 
(car  pendant  sa  vie  il  ne  sortoit  rien  d'elle)  qu'il  avoit 
autant  d'opposition  au  mariage  de  Mlle  de  Bourbon 
qu'à  celui  de  Mademoiselle,  parce  qu'il  ne  pouvoit 
souffrir  le  mélange  du  sang  bâtard  au  sien.  Peut-être 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  189 

étoit-il  vrai.  Il  a  toujours  montré  une  aversion  con- 
stante à  tous  leurs  avantages,  et  il  ne  lui  est  rien 
échappé  de  marqué  en  faveur  de  Mlle  de  Bourbon 
pour  le  mariage  de  M.  le  duc  de  Berry.  Mais  l'autorité 
de  Mme  la  Duchesse  étoit  si  entière  sur  lui,  et  si  solide- 
ment appuyée  de  celle  de  tout  ce  qui  le  gouvernoit,  et 
la  réunion  de  toute  la  cabale  étoit  si  grande  en  faveur 
de  Mlle  de  Bourbon,  et  se  montroit  si  assurée  là-dessus, 
qu'elle  l'y  eût  sans  doute  amené  s'il  ne  l'étoit  déjà, 
comme  on  eut  tant  de  raisons  de  le  croire, .opinion  qui 
servit  si  utilement  Mademoiselle.  La  Choin  a  même 
avoué  depuis  qu'elle-même  étoit  contraire  à  tous  les 
deux  par  cette  raison  de  bâtardise.  De  celui  de  Made- 
moiselle, cela  n'est  pas  douteux.  On  a  vu,  par  ce  qui  se 
passa  entre  Bignon  et  moi,  à  quel  point  elle  étoit 
éloignée  de  M.  le  duc  d'Orléans.  De  l'autre,  il  se 
pou  voit  bien  que  les  vues  de  l'avenir  lui  faisoient 
craindre  d'ajouter  ce  poids  d'union  et  de  crédit  à 
Mme  la  Duchesse  ;  mais  ses  liaisons  présentes  avec 
elle,  par  ce  qu'elle-même  en  avoua  à  Bignon,  et  qu'il 
me  rendit,  et  oient  si  nécessaires,  si  grandes,  si  in- 
times, qu'il  y  a  fort  à  douter  qu'elle  eût  pu  éviter  d'y 
être  entraînée,  et  que,  éclairée  surtout  d'aussi  près 
qu'elle  l'étoit  par  un  aussi  grand  intérêt  et  de  Mme 
la  Duchesse,  et  les  deux  Lislebonne  qui  en  prenoient 
pour  les  leurs  autant  que  Mme  la  Duchesse  elle-même, 
et  par  d'Antin,  tout  elles  là-dessus,  Mlle  Choin  eût 
osé  se  laisser  apercevoir  contraire,  et  qu'avec  un 
prince  aussi  foible  et  aussi  puissamment  environné, 
elle  eût  osé  hasarder  de  soutenir  contre  ce  torrent 
toujours  présent,  elle  si  souvent  absente. 

Il  ne  faut  pas  taire  un  beau  trait  de  cette  fille  ou 
femme  si  singulière.  Monseigneur,  sur  le  point  d'aller 
commander  l'armée  de  Flandre  la  campagne  d'après 
celle  de  Lille,  où  pourtant  il  n'alla  pas,  fit  un  testa- 
ment, et  dans  ce  testament  un  bien  fort  considérable 


iço  SAINT-SIMON  : 

à  Mlle  Choin.  Il  le  lui  dit,  et  lui  montra  une  lettre 
cachetée  pour  elle  qui  en  faisoit  mention,  pour  lui 
être  rendue  s'il  mésarrivoit  de  lui.  Elle  fut  extrême- 
ment sensible,  comme  il  est  aisé  de  le  juger,  à  une 
marque  d'affection  de  cette  prévoyance,  mais  elle 
n'eut  point  de  repos  qu'elle  ne  lui  eût  fait  mettre 
devant  elle  le  testament  et  la  lettre  au  feu  ;  et  pro- 
testa que  si  elle  avoit  le  malheur  de  lui  survivre,  mille 
écus  de  rente  qu'elle  avoit  amassés  seroient  encore 
trop  pour  elle.  Après  cela  il  est  surprenant  qu'il  ne  se 
soit  trouvé  aucune  disposition  dans  les  papiers  de 
Monseigneur. 

Quelque  dure  qu'ait  été  son  éducation,  il  avoit 
conservé  de  l'amitié  et  de  la  considération  pour  le 
célèbre  évêque  de  Meaux,  et  un  vrai  respect  pour 
la  mémoire  du  duc  de  Montausier,  tant  il  est  vrai 
que  la  vertu  se  fait  honorer  des  hommes  malgré  leur 
goût  et  leur  amour  de  l'indépendance  et  de  la  liberté. 
Monseigneur  n'étoit  pas  même  insensible  au  plaisir 
de  la  marquer  à  tout  ce  qui  étoit  de  sa  famille,  et 
jusqu'aux  anciens  domestiques  qu'il  lui  avoit  connus. 
C'est  peut-être  une  des  choses  qui  a  le  plus  soutenu 
d'Antin  auprès  de  lui  dans  les  diverses  aventures  de 
sa  vie,  dont  la  femme  étoit  fille  de  la  duchesse  d'Uzès, 
fille  unique  du  duc  de  Montausier,  et  qu'il  aimoit 
passionnément.  Il  le  marqua  encore  à  Sainte-Maure, 
qui,  embarrassé  dans  ses  affaires  sur  le  point  de  se 
marier,  reçut  une  pension  de  Monseigneur  sans 
l'avoir  demandée,  avec  ces  obligeantes  paroles,  mais 
qui  faisoient  tant  d'honneur  au  prince  :  «  qu'il  ne 
manqueroit  jamais  au  nom  et  au  neveu  de  M.  de 
Montausier,  »  Sainte-Maure  se  montra  digne  de  cette 
grâce.  Son  mariage  se  rompit,  et  il  ne  s'est  jamais 
marié.  Il  remit  la  pension  qui  n'étoit  donnée  qu'en 
faveur  du  mariage.  Monseigneur  la  reprit  ;  je  ne  dirai 
pas  qu'il  eût  mieux  fait  de  la  lui  laisser. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  191 

C'étoit  peut-être  le  seul  homme  de  qualité  qu'il 
aida  de  sa  poche.  Aussi  tenoit-il  à  lui  par  des  confi- 
dences, tandis  qu'il  eut  des  maîtresses,  que  le  roi  ne 
lui  souffrit  guère.  En  leur  place,  il  eut  plutôt  des 
soulagements  passagers  et  obscurs  que  des  galan- 
teries, dont  il  étoit  peu  capable,  et  que  du  Mont  et 
Francine,  gendre  de  Lulli,  et  qui  eurent  si  longtemps 
ensemble  l'Opéra,  lui  fournirent. 

La  Raisin,  fameuse  comédienne  et  fort  belle,  fut  la 
seule  de  celles-là  qui  dura  et  figura  dans  son  obscurité. 
On  la  ménageoit,  et  le  maréchal  de  Noailles,  à  son 
âge  et  avec  sa  dévotion,  n'étoit  pas  honteux  de 
l'aller  voir,  et  de  lui  fournir,  à  Fontainebleau,  de  sa 
table  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleur.  Il  n'eut  d'en- 
fants de  toutes  ces  sortes  de  créatures  qu'une  seule 
fille  de  celle-ci,  assez  médiocrement  entretenue,  à 
Chaillot,  chez  les  Augustines.  Cette  fille  fut  mariée 
depuis  sa  mort  par  Mme  la  princesse  de  Conti,  qui 
en  prit  soin,  à  un  gentilhomme  qui  la  perdit  bientôt 
après.  Cette  indigestion  qu'on  prit  pour  une  apoplexie 
mit  fin  à  tous  ces  commerces.  A  son  éloignement 
de  la  bâtardise,  il  y  a  apparence  qu'il  n'eût  jamais 
reconnu  aucun  de  ces  sortes  d'enfants.  Il  n'avoit 
jamais  pu  souffrir  M.  du  Maine,  qui  l'avoit  peu 
ménagé  dans  les  premiers  temps,  et  qui  en  étoit  bien 
en  peine  et  en  transe.  Dans  les  derniers  il  traitoit  le 
comte  de  Toulouse  avec  assez  d'amitié,  qui  avoit 
toute  sa  vie  eu  pour  lui  de  grandes  attentions  à  lui 
plaire  et  de  grands  respects. 

Ce  qui  étoit  ou  le  mieux  ou  le  plus  familièrement 
avec  lui  parmi  les  courtisans  et  oient  d'Antin  et  le 
comte  de  Mailly,  mari  de  la  dame  d'atours,  mais 
mort  il  y  avoit  longtemps.  C'étoient  en  petit  les  deux 
rivaux  de  faveur,  comme  en  grand  M.  le  prince  de 
Conti  et  M.  de  Vendôme.  Les  ducs  de  Luxembourg, 
Villeroy  et  de  La  Rocheguyon,  et  ceux-là  sur  un 


192  SAINT-SIMON  : 

pied  de  considération  et  de  quelque  confiance  ; 
Sainte-Maure,  le  comte  de  Roucy,  Biron  et  Albergotti, 
voilà  les  distingués  et  les  marqués.  De  vieux  sei- 
gneurs, cela  l' et  oit  moins,  et  qui  le  voyoient  très-peu 
chez  lui  :  M.  de  La  Rochefoucauld,  les  maréchaux  de 
Boufners,  de  Duras,  de  Lorges,  Catinat,  il  les  traitoit 
avec  plus  d'affabilité  et  de  familiarité  ;  feu  M.  de 
Luxembourg  et  Clermont,  frère  de  M.  de  Laon,  c'étoit 
l'intimité,  j'en  ai  parlé  ailleurs  ;  le  maréchal  de 
Choiseul  encore  avec  considération  ;  sur  les  fins,  le 
maréchal  d'Huxelles,  mais  qui  s'en  cachoit  comme 
Harcourt,  le  chancelier  et  le  premier  écuyer,  qui 
l'avoit  initié  auprès  de  Mlle  Choin,  qui  s'en  étoit 
entêtée  et  avoit  persuadé  à  Monseigneur  que  c'étoit 
le  plus  capable  homme  du  monde  pour  tout.  Elle 
avoit  une  chienne  dont  elle  étoit  folle,  à  qui  tous  les 
jours  le  maréchal  d'Huxelles,  de  la  porte  Gaillon  où 
il  logeoit,  envoyoit  des  têtes  de  lapins  rôties  attenant 
le  Petit-Saint-Antoine  où  elle  logeoit,  et  où  le  maré- 
chal alloit  souvent  et  étoit  reçu  et  regardé  comme 
un  oracle.  Le  lendemain  de  la  mort  de  Monseigneur, 
l'envoi  des  têtes  de  lapins  cessa,  et  oncques  depuis 
Mlle  Choin  ne  le  revit  et  n'en  ouït  parler.  A  la  fin, 
lorsqu'elle  fut  revenue  à  elle-même,  elle  s'en  aperçut, 
elle  s'en  plaignit  même  comme  d'un  homme  sur  qui 
elle  avoit  eu  lieu  de  compter,  et  qu'elle  avoit  fort 
avancé  dans  l'estime  et  la  confiance  de  Monseigneur. 
Le  maréchal  d'Huxelles  le  sut  ;  il  n'en  fut  point  embar- 
rassé, et  répondit  froidement  qu'il  ne  sa  voit  ce  qu'elle 
vouloit  dire,  qu'il  ne  l'avoit  jamais  vue  que  fort  rare- 
ment et  fort  généralement,  et  que  pour  Monseigneur 
à  peine  en  étoit-il  connu.  C'étoit  un  homme  qui  couroit 
en  cachette,  mais  plus  bassement  et  plus  avidement 
que  personne,  à  tout  ce  qui  le  pouvoit  conduire,  et 
qui  n'aimoit  pas  à  se  charger  de  reconnoissance  inutile. 
Néanmoins  cela  fut  su,  et  ne  lui  fit  pas  honneur. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  193 

Monseigneur  n'eut  que  deux  hommes  d'aversion 
dans  toute  la  cour,  et  cette  aversion  ne  lui  étoit  pas 
inspirée  comme  celle  de  Chamillart  et  de  quelques 
autres  :  ces  deux  hommes  étoient  le  maréchal  de 
Villeroy  et  M.  de  Lauzun  ;  il  étoit  ravi  dès  qu'il  y 
avoit  quelque  bon  conte  sur  eux.  Le  maréchal  étoit 
plus  ménagé,  mais  pas  assez  pour  que  lui-même  n'en 
fût  pas  souvent  embarrassé.  Pour  l'autre,  Monsei- 
gneur ne  s'en  pouvoit  contraindre  ;  et  M.  de  Lauzun, 
au  contraire  du  maréchal,  ne  s'en  embarrassoit 
point.  Je  n'ai  point  démêlé  où  il  avoit  pris  cette 
aversion.  Il  en  avoit  une  fort  marquée  pour  les 
ducs  de  Chevreuse  et  de  Beauvilliers,  mais  c'étoit 
l'effet  de  la  cabale  aidée  de  l'entière  disparité  des 
mœurs. 

A  ce  qui  a  été  rapporté  de  l'incompréhensible 
crédulité  de  Monseigneur  sur  ce  qui  me  regarde,  et 
de  la  facilité  avec  laquelle  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  l'en  fit  revenir,  jusqu'à  lui  en  donner  de 
la  honte,  on  reconnoît  aisément  de  quelle  trempe 
étoit  son  esprit  et  son  discernement  ;  aussi  ceux  qui 
l'avoient  englobé,  et  qui  avoient  si  beau  jeu  à  l'in- 
fatuer  de  tout  ce  qu'ils  vouloient,  n'eurent-ils  aucune 
peine  à  le  tenir  éloigné  de  Mgr  le  duc  de  Bourgogne, 
et  de  l'en  éloigner  de  plus  en  plus,  par  le  grand  intérêt 
qui  a  été  mis  au  net  plus  d'une  fois.  On  peut  juger 
aussi  ce  qu'eût  été  le  règne  d'un  tel  prince  livré  en 
de  telles  mains.  La  division  entre  les  deux  princes 
étoit  remarquée  de  toute  la  cour.  Les  mœurs  du  fils, 
sa  piété,  son  application  à  s'instruire,  ses  talents,  son 
esprit,  toutes  choses  si  satisfaisantes  pour  un  père, 
étoient  autant  de  démérites,  parce  que  c' étoient 
autant  de  motifs  de  craindre  qu'il  eût  part  au  gou- 
vernement, sous  un  père  qui  en  eût  connu  le  prix. 
La  réputation  qui  en  naissoit  étoit  un  autre  sujet 
de  crainte.  La  façon  dont  le  roi  commençoit  à  le 

7 


i94  SAINT-SIMON  : 

traiter  en  fut  un  de  jalousie,  et  tout  cela  fut  mis  en 
œuvre  de  plus  en  plus.  Le  jeune  prince  glissoit,  avec 
un  respect  et  une  douceur  qui  auroit  ramené  tout 
autre  qu'un  père  qui  ne  voyoit  et  ne  sentoit  que  par 
autrui.  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  partageoit  les 
mauvaises  grâces  de  son  époux,  et  si  elle  usurpoit  plus 
de  liberté  et  de  familiarité  que  lui,  elle  essuyoit  aussi 
des  sécheresses  et  quelquefois  des  duretés  dont  la 
circonspection  du  jeune  prince  le  garantissoit.  Il 
voyoit  Monseigneur  plus  en  courtisan  qu'en  fils,  sans 
particulier,  sans  entretien  tête  à  tête  ;  e  on  s'aperce- 
voit  aisément  que,  le  devoir  rempli,  il  ne  cherchoit 
pas  Monseigneur,  et  se  trouvoit  mieux  partout  ail- 
leurs qu'auprès  de  lui.  Mme  la  Duchesse  avoit  fort 
augmenté  cette  séparation,  surtout  depuis  le  mariage 
de  M.  le  duc  de  Berry  ;  et  quoique  dès  auparavant 
Monseigneur  commençât  à  traiter  moins  bien  Mme 
la  duchesse  de  Bourgogne,  plus  durement  pendant 
la  campagne  de  Lille,  et  surtout  après  l'expulsion 
du  duc  de  Vendôme  de  Marly  et  de  Meudon,  les 
mesures  s' et  oient  moins  gardées  depuis  le  mariage. 
Ce  n'étoit  pas  que  l'adroite  princesse  ne  ramât  contre 
le  fil  de  l'eau  avec  une  application  et  des  grâces 
capables  de  désarmer  un  ressentiment  fondé,  et  que 
souvent  elle  ne  réussît  à  ramener  Monseigneur  par 
intervalles  ;  mais  les  personnes  qui  l'obsédoient  re- 
gardoient  la  fonte  de  ce?  glaces  comme  trop  dange- 
reuse pour  leurs  projets,  pour  souffrir  que  la  fille  de 
la  maison  se  remît  en  grâces,  tellement  que  Mgr  le 
duc  de  Bourgogne,  privé  des  secours  qu'il  avoit  au- 
paravant de  ce  côté-là  par  elle,  tous  deux  se  trou- 
voient  de  jour  en  jour  plus  éloignés,  et  moins  en  état 
de  se  rapprocher.  Les  choses  se  poussèrent  même  si 
loin  là-dessus,  peu  avant  la  mort  de  Monseigneur, 
sur  une  partie  acceptée  par  lui  à  la  Ménagerie,  et 
qui  fut  rompue,  que  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne 


i 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  195 

voulut  enfin  essayer  d'autres  moyens  que  ceux  de  la 
patience  et  de  la  complaisance  qu'elle  avoit  seuls 
employés  jusqu'alors,  et  qu'elle  fit  sentir  aux  deux 
Lislebonne  qu'elle  se  prendroit  à  elles  des  contre- 
temps qui  lui  arriveroient  de  la  part  de  Monsei- 
gneur. Toute  la  cabale  trembla  de  la  menace,  moins 
pour  l'avenir  que  pour  le  temps  présent,  que  la  santé 
du  roi  promettoit  encore  durable.  Ils  n'avoient  garde 
de  quitter  prise,  leur  avenir  si  projeté  en  dépendoit  ; 
mais  la  conduite  pour  le  présent  leur  devenoit  épi- 
neuse par  ce  petit  trait  d'impatience  et  de  vigueur. 
Les  deux  sœurs  recherchèrent  une  explication  qui 
leur  fut  refusée.  Mme  la  Duchesse  s'alarma  pour 
elle-même,  et  d'Antin  en  passa  de  mauvais  quarts 
d'heure.  Monseigneur  essaya  de  raccommoder  ce  qui 
s'étoit  passé  par  des  honnêtetés,  qu'on  sentit  exigées, 
mais  ils  tinrent  bon  sur  la  partie  qui  ne  s'exécuta 
point  ;  et  après  quelque  temps  de  bonace  peu  natu- 
relle, les  choses  reprirent  leur  cours,  toutefois  avec 
un  peu  plus  de  ménagement,  mais  qui  servit  moins 
à  montrer  les  remèdes  qu'à  découvrir  le  danger  de 
plus  en  plus. 

On  a  vu,  à  propos  des  choses  de  Flandre,  que  la 
même  cabale  qui  travailloit  avec  tant  d'ardeur, 
d'audace  et  de  suite,  à  perdre  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  auprès  de  Monseigneur,  et  à  anéantir 
Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  ne  s'étoit  pas  moins  ap- 
pliquée à  augmenter  l'amitié  que  la  conformité  de 
mœurs  et  de  goût  nourrissoit  en  Monseigneur  pour 
M.  le  duc  de  Berry,  duquel  rien  n'étoit  à  craindre 
pour  les  vues  de  l'avenir  ;  et  on  a  vu  depuis  que, 
quelque  rage  qu'ils  eussent  tous  de  son  mariage,  ils 
avoient  bien  fait  traiter  Mme  la  duchesse  de  Berry 
par  Monseigneur,  jusqu'à  la  faire  admettre  tout  de 
suite,  et  sans  qu'elle  l'eût  demandé,  dans  ce  sanctu- 
aire du  parvulo.  Ils  vouloient  ainsi  ôter  le  soupçon 


196  SAINT-SIMON  : 

qu'ils  eussent  dessein  d'éloigner  tous  les  enfants 
de  la  maison,  et  tâcher  de  diviser  les  deux  frères 
si  unis,  et  semer  entre  eux  la  jalousie.  La  moitié 
leur  réussit  par  la  voie  la  plus  inattendue,  mais  le 
principal  leur  manqua.  Jamais  l'union  intime  des 
frères  ne  put  recevoir,  de  part  ni  d'autre,  l'altération 
la  plus  légère,  quelques  machines,  même  domestiques, 
qui  s'y  pussent  employer.  Mais  Mme  la  duchesse  de 
Berry  se  trouva  aussi  méchante  qu'eux,  et  aussi 
pleine  de  vues.  M.  le  duc  d'Orléans  appeloit  souvent 
Mme  la  duchesse  d'Orléans  Mme  Lucifer  ;  et  elle  en 
sourioit  avec  complaisance.  Il  avoit  raison,  elle  eût 
été  un  prodige  d'orgueil  si  elle  n'eût  pas  eu  une  fille  ; 
mais  cette  fille  la  surpassa  de  beaucoup.  Il  n'est  pas 
temps  ici  de  faire  le  portrait  de  l'une  ni  de  l'autre  ; 
je  me  contenterai  sur  Mme  la  duchesse  de  Berry  de 
ce  qu'il  est  nécessaire  d'expliquer  sur  ce  dont  il 
s'agit,  en  deux  mots. 

C' étoit  un  prodige  d'esprit,  d'orgueil,  d'ingratitude 
et  de  folie,  et  c'en  fut  un  aussi  de  débauche  et  d'en- 
têtement. A  peine  fut-elle  huit  jours  mariée  qu'elle 
commença  à  se  développer  sur  tous  ces  points,  que 
la  fausseté  suprême  qui  étoit  en  elle,  et  dont  même 
elle  se  piquoit  comme  d'un  excellent  talent,  ne  laissa 
pas  d'envelopper  un  temps,  quand  l'humeur  la  lais- 
soit  libre,  mais  qui  la  dominoit  souvent.  On  s'aperçut 
bientôt  de  son  dépit  d'être  née  d'une  mère  bâtarde, 
et  d'en  avoir  été  contrainte,  quoique  avec  des  mé- 
nagements infinis;  de  son  mépris  pour  la  foiblesse 
de  M.  le  duc  d'Orléans,  et  de  sa  confiance  en  l'em- 
pire qu'elle  avoit  pris  sur  lui  ;  de  l'aversion  qu'elle 
avoit  conçue  contre  toutes  les  personnes  qui  a  voient 
eu  part  à  son  mariage,  parce  qu'elle  étoit  indignée 
de  penser  qu'elle  pût  avoir  obligation  à  quelqu'un, 
et  elie  eut  bientôt  après  la  folie  non-seulement  de 
l'avouer,  mais  de  s'en  vanter.  Ainsi  elle  ne  tarda  pas 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  197 

d'agir  en  conséquence.  Et  voilà  comme  on  travaille 
en  ce  monde  la  tête  dans  un  sac,  et  que  la  prudence 
et  la  sagesse  humaine  sont  confondues  jusque  dans 
les  succès  le  plus  raisonnablement  désirés,  et  qui 
se  trouvent  après  les  plus  détestables  !  Toutes  les 
machines  de  ce  mariage  avoient  porté  sur  deux 
points  d'objets  principaux  :  l'un  d'empêcher  celui  de 
Mlle  de  Bourbon,  par  tant  de  raisons  et  si  essentielles 
qu'on  en  a  vues  ;  l'autre  d'assurer  cette  union  si  heu- 
reuse, si  désirable,  si  bien  cimentée,  entre  les  deux 
frères  et  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  qui  faisoit 
le  bonheur  solide  et  la  grandeur  de  l'Etat,  la  paix  et 
la  félicité  de  la  famille  royale,  la  joie  et  la  tranquil- 
lité de  la  cour,  et  qui  met  toit,  autant  qu'il  étoit  pos- 
sible, un  frein  à  tout  ce  qu'on  avoit  à  craindre 
du  règne  de  Monseigneur.  II  se  trouve,  par  ce 
qui  a  été  remarqué  de  Mlle  Choin,  que  peut-être 
le  mariage  de  Mlle  de  Bourbon  ne  se  seroit  point 
fait,  et  qu'on  lui  substitue  une  furie  qui  ne  songe 
qu'à  perdre  tout  ce  qui  l'a  établie,  à  brouiller  les 
frères,  à  perdre  sa  bienfaitrice  parce  qu'elle  l'est,  à 
se  livrer  à  ses  ennemis  parce  qu'ils  sont  ceux  de 
Mgr  [le  duc]  et  de  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  et 
à  se  promettre  de  gouverner  Monseigneur  Dauphin 
et  roi  par  des  personnes  outrées  contre  son  mariage, 
et  pleines  de  haine  contre  M.  pe  duc]  et  Mme  la 
duchesse  d'Orléans,  qui  ont  attenté  et  attentoient 
sans  cesse  à  l'anéantissement  de  Mgr  [le  duc]  et  de 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  pour  gouverner 
seuls  Monseigneur  et  l'État  quand  il  en  seroit  devenu 
le  maître,  et  qui  n'étoient  pas  sûrement  pour  aban- 
donner à  Mme  la  duchesse  de  Berry  le  fruit  de  leurs 
sueurs,  de  leurs  travaux  si  longs  et  si  suivis,  et  de 
tant  de  ce  qui  se  peut  appeler  crimes,  pour  arriver 
au  timon  et  le  gouverner  sans  concurrence.  Tel  fut 
pourtant  le  sage,  le  facile,  l'honnête  projet  que  Mme 


198  SAINT-SIMON  : 

la  duchesse  de  Berry  se  mit  dans  la  tète  aussitôt 
après  qu'elle  fut  mariée. 

On  a  vu  que,  pendant  tout  le  cours  des  menées  de 
son  mariage,  M.  le  duc  d'Orléans  ne  lui  en  avoit 
rien  caché.  Elle  connut  ainsi  le  tableau  intérieur  de 
la  cour,  la  cabale  qui  gouvernoit  Monseigneur,  et  la 
triste  situation  de  Mgr  [le  duc]  et  de  Mme  la  duchesse 
de  Bourgogne  avec  lui.  La  différence  si  marquée 
de  celle  de  M.  le  duc  de  Berry  qu'elle  aperçut  dès 
qu'elle  fut  mariée,  et  incontinent  après  de  la  sienne 
même,  les  caresses  qu'elle  reçut  de  toute  la  cabale, 
les  agréments  qu'elle  éprouvoit  aux  parvulo  où  elle 
étoit  témoin  de  l'embarras,  des  sécheresses  et  des 
duretés  qu'y  essuyoit  Mme  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, la  persuadèrent  du  beau  dessein  qu'elle  se 
mit  dans  l'esprit,  et  d'y  travailler  sans  perdre  un 
moment. 

A  ce  qui  vient  d'être  dit,  on  peut  juger  qu'elle 
n' étoit  ni  douce  ni  docile  aux  premiers  avis  que  Mme 
la  duchesse  d'Orléans  lui  voulut  donner  ;  elle  se 
rebéqua  avec  aigreur  ;  et,  sûre  de  faire  de  M.  le  duc 
d'Orléans  tout  ce  qu'elle  voudroit,  elle  ne  balança 
pas  de  faire  l'étrangère  et  la  fille  de  France  avec 
Mme  sa  mère.  La  brouillerie  ne  tarda  pas,  et  ne  fit 
qu'augmenter  sans  cesse.  Elle  en  usa  d'une  autre 
façon,  mais  pour  le  fond  de  même,  avec  Mme  la 
duchesse  de.  Bourgogne,  qui  avoit  compté  la  con- 
duire et  en  faire  comme  de  sa  fille,  et  qui  sagement 
retira  promptement  ses  troupes  et  ne  voulut  plus 
s'en  mêler  pour  éviter  noise  et  qu'elle  ne  lui  fît  des 
affaires  avec  M.  le  duc  de  Berry  qu'elle  avoit  toujours 
aimé  et  traité  comme  son  frère,  lequel  y  avoit  ré- 
pondu par  toute  la  confiance  la  plus  entière  et  le 
respect  le  plus  véritable.  Cette  crainte  ne  fut  que 
trop  bien  fondée,  quoique  toute  occasion  en  fût 
évitée. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  199 

Le  projet  de  Mme  la  duchesse  de  Berry  demandoit 
la  discorde  entre  les  deux  frères.  Pour  y  parvenir  il 
falloit  commencer  par  la  mettre  entre  le  beau-frère 
et  la  belle-sœur.  Cela  fut  extrêmement  difficile.  Tout 
s'y  opposoit  en  M.  le  duc  de  Berry  :  raison,  amitié, 
complaisance,  habitude,  amusements,  plaisirs,  con- 
seils et  appui  auprès  du  roi  et  de  Mme  de  Main  tenon, 
intimité  avec  Mgr  le  duc  de  Bourgogne.  Mais  M.  le 
duc  de  Berry  avoit  de  la  droiture,  de  la  bonté,  de  la 
vérité  ;  il  ne  se  doutoit  seulement  pas  ni  de  fausseté 
ni  d'artifice  ;  il  avoit  peu  d'esprit  et,  au  milieu  de 
tout,  peu  d'usage  du  monde  ;  enfin  il  étoit  amoureux 
fou  de  Mme  la  duchesse  de  Berry,  et  en  admiration 
perpétuelle  de  son  esprit  et  de  son  bien-dire.  Elle 
réussit  donc  peu  à  peu  de  l'éloigner  de  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne,  et  cela  mit  le  comble  entre 
elles.  C'étoient  là  des  sacrifices  bien  agréables  à  la 
cabale  à  qui  elle  vouloit  plaire,  et  à  qui  elle  se  dévoua. 
C'est  où  elle  en  étoit  lorsque  Monseigneur  mourut  ; 
et  c'est  ce  qui  la  jeta  dans  cette  rage  de  douleur  que 
personne  de  ce  qui  n' étoit  pas  instruit  ne  pouvoit 
comprendre.  Tout  à  coup  elle  vit  ses  projets  en  fumée, 
elle  réduite  sous  une  princesse  qu'elle  avoit  payée 
de  l'ingratitude  la  plus  noire,  la  plus  suivie,  la  plus 
gratuite,  qui  faisoit  les  délices  du  roi  et  de  Mme  de 
Maintenon,  et  qui  sans  contre-poids  alloit  régner 
d'avance  en  attendant  l'effet.  Elle  ne  voyoit  plus 
d'égalité  entre  les  frères  par  la  disproportion  du  rang 
de  Dauphin.  Cette  cabale  à  qui  elle  avoit  sacrifié  son 
âme  étoit  perdue  pour  l'avenir,  et  pour  le  présent 
lui  devenoit  plus  qu'inutile,  sans  secours  de  la  part 
d'une  mère  offensée,  ni  du  côté  d'un  père  foible  et 
léger,  mal  raffermi  auprès  du  roi,  et  foncièrement 
mal  avec  Mme  de  Maintenon,  réduite  à  dépendre 
du  Dauphin  et  de  la  Dauphine,  et  pour  le  grand,  et 
pour  l'agréable,  et  pour  l'utile,  et  pour  le  futile,  et 


200  SAINT-SIMON 


• 


à  n'avoir  de  considération  et  de  consistance  qu'au- 
tant qu'ils  lui  en  voudroient  bien  communiquer  ; 
et  nulle  ressource  auprès  d'eux  que  M.  le  duc  de 
Berry  qu'elle  avoit  comme  brouillé  avec  celle  qui 
influoit  d'une  manière  si  principale  sur  le  roi,  sur 
Mme  de  Main  tenon,  et  sur  Mgr  le  duc  de  Bourgogne, 
dans  tout  ce  qui  n'étoit  point  affaire.  Elle  sentoit 
encore  que  M.  le  duc  de  Berry  seroit  très-aisément 
distingué  d'elle,  et  de  plus  elle  se  pouvoit  dire  bien 
des  choses  qui  la  mettoient  en  de  grands  dangers 
à  son  égard,  pour  peu  qu'on  fût  tenté  de  lui  rendre 
quelque  change,  ce  qui  et  oit  très-possible  et  très- 
impunément  ;  voilà  aussi  pourquoi  elle  lui  marqua 
tant  de  soins  et  tant  de  tendresse,  et  qu'au  milieu 
de  son  désespoir  elle  sut  mettre  à  profit  à  son  égard 
leur  commune  douleur.  Celle  de  M.  le  duc  de  Berry 
fut  toute  d'amitié,  de  tendresse,  de  reconnoissance  de 
celle  qu'il  avoit  toujours  éprouvée  de  Monseigneur, 
peut-être  de  sa  situation  présente  avec  Mme  la 
duchesse  de  Bourgogne,  et  d'avoir  assez  pris  de  Mme 
la  duchesse  de  Berry  pour  sentir  toute  la  différence 
de  fils  à  frère  de  Dauphin  et  de  roi,  et  dans  la  suite 
le  vide  de  Meudon  et  des  parties  avec  Monseigneur 
aux  plaisirs  et  à  l'amusement  de  sa  vie. 

Le  roi  d'Espagne  subsistoit  dans  le  cœur  de  Mon- 
seigneur par  le  sentiment  ordinaire  d'aimer  davan- 
tage ceux  pour  qui  on  a  grandement  fait,  et  dont  on 
n'est  pas  à  portée  d'éprouver  l'ingratitude  ou  la 
reconnoissance.  La  cabale  qui  n'avoit  rien  à  craindre 
de  si  loin,  et  de  plus  liée,  comme  on  l'a  vu,  avec  la 
princesse  des  Ursins  au  point  où  elle  l'étoit,  entre- 
tenoit  avec  soin  l'amitié  de  Monseigneur  pour  ce 
prince,  et  lui  ôtoit  tout  soupçon,  en  la  fomentant 
pour  deux  de  ses  fils,  d'aucun  mauvais  dessein  par 
leur  conduite  à  l'égard  de  l'aîné,  dont  Monseigneur 
ne  voyoit  que  ce  qui  se  passoit  auprès  de  lui  là-dessus. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  201 

De  ce  long  et  curieux  détail  il  résulte  que  Monsei- 
gneur et  oit  sans  vice  ni  vertu,  sans  lumières  ni 
connoissances  quelconques,  radicalement  incapable 
d'en  acquérir,  très-paresseux,  sans  imagination  ni 
production,  sans  goût,  sans  choix,  sans  discernement, 
né  pour  l'ennui  qu'il  communiquoit  aux  autres,  et 
pour  être  une  boule  roulante  au  hasard  par  l'im- 
pulsion d' autrui,  opiniâtre  et  petit  en  tout  à  l'excès, 
de  l'incroyable  facilité  à  se  prévenir  et  à  tout  croire 
qu'on  a  vue  ;  livré  aux  plus  pernicieuses  mains,  in- 
capable d'en  sortir  ni  de  s'en  apercevoir,  absorbé 
dans  sa  graisse  et  dans  ses  ténèbres,  et  que,  sans 
avoir  aucune  volonté  de  mal  faire,  il  eût  été  un  roi 
pernicieux. 


XXVIII.  —  MORT   DE   LA   DAUPHINE 

Le  roi,  comme  je  l'ai  dit,  étoit  allé  à  Marly  le 
lundi  18  janvier.  La  Dauphine  s'y  rendit  de  bonne 
heure  avec  une  grande  fluxion  sur  le  visage,  et  se 
mit  au  lit  en  arrivant.  Elle  se  leva  à  sept  heures, 
parce  que  le  roi  voulut  qu'elle  tînt  le  salon.  Elle  y 
joua  en  déshabillé,  tout  embéguinée,  vit  le  roi  chez 
Mme  de  Maintenon  peu  avant  son  souper,  et  de  là 
vint  se  mettre  au  lit,  où  elle  soupa.  Elle  ne  se  leva 
le  lendemain  19  que  pour  jouer  dans  le  salon  et  voir 
le  roi,  d'où  elle  revint  se  mettre  au  lit  et  y  souper. 
Le  20,  sa  fluxion  diminua,  et  elle  fut  mieux  ;  elle  y 
étoit  assez  sujette  par  le  désordre  de  ses  dents. 
Elle  vécut  les  jours  suivants  à  son  ordinaire. 

Le  samedi  30,  le  Dauphin  et  M.  le  duc  de  Berry 
allèrent  avec  M.  le  Duc  faire  des  battues.  Il  geloit 
assez  fort  ;  le  hasard  fit  que  M.  le  duc  de  Berry  se 
trouva  au  bord  d'une  mare  d'eau  fort  grande  et 


202  SAINT-SIMON  : 

longue,  et  M.  le  Duc  de  l'autre  côté  fort  loin,  vis-à- 
vis  de  lui.  M.  le  duc  de  Bercy  tira  ;  un  grain  de 
plomb,  qui  glissa  et  rejaillit  sur  la  glace,  porta 
jusqu'à  M.  le  Duc  à  qui  il  creva  un  œil.  Le  roi  apprit 
cet  accident  dans  ses  jardins.  Le  lendemain  dimanche, 
M.  le  duc  de  Bercy  alla  se  jeter  aux  genoux  de  Mme 
la  Duchesse.  Il  n'avoit  osé  y  aller  la  veille,  ni  voir 
depuis  M.  le  Duc  qui  prit  ce  malheur  avec  beaucoup 
de  patience.  Le  roi  le  fut  voir  le  dimanche,  le  Dau- 
phin aussi  et  la  Dauphine  qui  y  avoit  été  déjà  la 
veille  ;  ils  y  retournèrent  le  lendemain  lundi  Ier 
février.  Le  roi  fut  aussi  chez  Mme  la  Duchesse,  et 
s'en  retourna  à  Versailles.  Mme  la  Princesse,  toute 
sa  famille,  et  plusieurs  daftnes  familières  de  Mme  la 
Duchesse,  vinrent  s'établir  à  Marly.  M.  le  duc  de 
Bercy  fut  cruellement  affligé.  M.  le  Duc  fut  assez 
mal  et  assez  longtemps,  puis  eut  la  rougeole  tout  de 
suite  à  Marly,  et,  après  quelque  intervalle  de  guéri- 
son,  la  petite  vérole  à  Saint-Maur. 

Le  vendredi  5  février,  le  duc  de  Noailles  donna 
une  fort  belle  boîte  pleine  d'excellent  tabac  d'Es- 
pagne à  la  Dauphine,  qui  en  prit  et  le  trouva  fort 
bon.  Ce  fut  vers  la  fin  de  la  matinée  ,  en  entrant 
dans  son  cabinet,  où  personne  n'entroit,  elle  mit 
cette  boîte  sur  la  table  et  l'y  laissa.  Sur  le  soir  la 
fièvre  lui  prit  par  frissons.  Elle  se  mit  au  lit  et  ne 
put  se  lever,  même  pour  aller  dans  le  cabinet  du  roi, 
après  le  souper.  Le  samedi  6  la  Dauphine,  qui  avoit 
eu  la  fièvre  toute  la  nuit,  ne  laissa  pas  de  se  lever 
à  son  heure  ordinaire  et  de  passer  la  journée  à 
l'ordinaire,  mais  le  soir  la  fièvre  la  reprit.  Elle  con- 
tinua médiocrement  toute  la  nuit,  et  le  dimanche  7 
encore  moins  ;  mais  sur  les  six  heures  du  soir,  il 
lui  prit  tout  à  coup  une  douleur  au-dessous  de  la 
tempe,  qui  ne  s'étendoit  pas  tant  qu'une  pièce  de 
six  sous,  mais  si  violente  qu'elle  fit  prier  le  roi  qui 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  203 

la  venoit  voir  de  ne  point  entrer.  Cette  sorte  de  rage 
de  douleur  dura  sans  relâche  jusqu'au  lundi  8,  et 
résista  au  tabac  en  fumée  et  à  mâcher,  à  quantité 
d'opium  et  à  deux  saignées  du  bras.  La  fièvre  se 
montra  davantage  lorsque  les  douleurs  furent  un  peu 
calmées  ;  elle  dit  qu'elle  avoit  plus  souffert  qu'en 
accouchant. 

Un  état  si  violent  mit  la  chambre  en  rumeur  sur 
la  boîte  que  le  duc  de  Noailles  lui  avoit  donnée.  En 
se  mettant  au  lit  le  jour  qu'elle  l'avoit  reçue  et  que 
la  fièvre  lui  prit,  qui  étoit  le  vendredi  5,  elle  en 
parla  à  ses  dames,  louant  fort  la  boîte  et  le  tabac, 
puis  dit  à  Mme  de  Lévi  de  la  lui  aller  chercher  dans 
son  cabinet,  où  elle  la  trouveroit  sur  la  table.  Mme 
de  Lévi  y  fut,  ne  la  trouva  point  ;  et,  pour  le  faire 
court,  toute  espèce  de  perquisition  faite,  jamais  on 
ne  la  revit  depuis  que  la  Dauphine  l'eut  laissée  dans 
son  cabinet  sur  cette  table.  Cette  disparition  avoit 
paru  fort  extraordinaire  dès  le  moment  qu'on  s'en 
aperçut,  mais  les  recherches  inutiles  qui  continuèrent 
à  s'en  faire,  suivies  d'accidents  si  étranges  et  si 
prompts,  jetèrent  les  plus  sombres  soupçons.  Us 
n'allèrent  pas  jusqu'à  celui  qui  avoit  donné  la  boîte, 
ou  ils  furent  contenus  avec  une  exactitude  si  générale 
qu'ils  ne  l'atteignirent  point.  La  rumeur  s'en  re- 
streignit même  dans  un  cercle  peu  étendu.  On  espéroit 
toujours  beaucoup  d'une  princesse  adorée,  et  à  la  vie 
de  laquelle  tenoit  la  fortune  diverse  suivant  les  divers 
états  de  ce  qui  composoit  ce  petit  cercle.  Elle  prenoit 
du  tabac  à  l'insu  du  roi,  avec  confiance,  parce  que 
Mme  de  Maintenon  ne  l'ignoroit  pas  ;  mais  cela  lui 
auroit  fait  une  vraie  affaire  auprès  de  lui  s'il  l'avoit 
découvert  ;  et  c'est  ce  qu'on  craignoit  en  divulguant 
la  singularité  de  la  perte  de  cette  boîte. 

La  nuit  du  lundi  au  mardi  9  février,  l'assoupisse- 
ment fut  grand  toute  cette  journée,  pendant  laquelle 


204  SAINT-SIMON  : 

le  roi  s'approcha  du  lit  bien  des  fois,  la  fièvre  forte, 
les  réveils  courts  avec  la  tête  engagée,  et  quelques 
marques  sur  la  peau  qui  firent  espérer  que  ce  seroit 
la  rougeole,  parce  qu'il  en  couroit  beaucoup,  et  que 
quantité  de  personnes  connues  en  étoient  en  ce 
même  temps  attaquées  à  Versailles  et  à  Paris.  La 
nuit  du  mardi  au  mercredi  10  se  passa  d'autant  plus 
mal  que  l'espérance  de  rougeole  étoit  déjà  évanouie. 
Le  roi  vint  dès  le  matin  chez  Mme  la  Dauphine,  à 
qui  on  avoit  donné  l'émétique.  L'opération  en  fut 
telle  qu'on  la  pouvoit  désirer,  mais  sans  produire 
aucun  soulagement.  On  força  le  Dauphin  qui  ne 
bougeoit  de  sa  ruelle  de  descendre  dans  les  jardins 
pour  prendre  l'air,  dont  il  avoit  grand  besoin  ;  mais 
son  inquiétude  le  ramena  incontinent  dans  la 
chambre.  Le  mal  augmenta  sur  le  soir,  et  à  onze 
heures  il  y  eut  un  redoublement  de  fièvre  considé- 
rable. La  nuit  fut  très-mauvaise.  Le  jeudi  n  février, 
le  roi  entra  à  neuf  heures  du  matin  chez  la  Dauphine, 
d'où  Mme  de  Main  tenon  ne  sort  oit  presque  point, 
excepté  les  temps  où  le  roi  étoit  chez  elle.  La  prin- 
cesse étoit  si  mal,  qu'on  résolut  de  lui  parler  de 
recevoir  ses  sacrements.  Quelque  accablée  qu'elle 
fût,  elle  s'en  trouva  surprise  ;  elle  fit  des  questions 
sur  son  état,  on  lui  fit  les  réponses  les  moins  ef- 
frayantes qu'on  put,  mais  sans  se  départir  de  la  pro- 
position, et  peu  à  peu  des  raisons  de  ne  pas  différer. 
Elle  remercia  de  la  sincérité  de  l'avis,  et  dit  qu'elle 
alloit  se  disposer. 

Au  bout  de  peu  de  temps  on  craignit  les  accidents. 
Le  P.  La  Rue,  jésuite,  son  confesseur  et  qu'elle  avoit 
toujours  paru  aimer,  s'approcha  d'elle  pour  l'ex- 
horter à  ne  différer  pas  sa  confession.  Elle  le  regarda, 
répondit  qu'elle  l'entendoit  bien  et  en  demeura  là. 
La  Rue  lui  proposa  de  le  faire  à  l'heure  même  et  n'en 
tira  aucune  réponse.  En  homme  d'esprit  il  sentit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  205 

ce  que  c'étoit,  et  en  homme  de  bien  il  tourna  court 
à  l'instant.  Il  lui  dit  qu'elle  avoit  peut-être  quelque 
répugnance  de  se  confesser  à  lui,  qu'il  la  conjuroit 
de  ne  s'en  pas  contraindre,  surtout  de  ne  pas  craindre 
quoi  que  ce  soit  là-dessus  ;  qu'il  lui  répondoit  de 
prendre  tout  sur  lui  ;  qu'il  la  prioit  seulement  de 
lui  dire  qui  elle  vouloit,  et  que  lui-même  l'iroit  cher- 
cher et  le  lui  amèneroit.  Alors  elle  lui  témoigna 
qu'elle  seroit  bien  aise  de  se  confesser  à  M.  Bailly, 
prêtre  de  la  mission  de  la  paroisse  de  Versailles. 
C'étoit  un  homme  estimé,  qui  confessoit  ce  qui  étoit 
de  plus  régulier  à  la  cour,  et  qui,  au  langage  du 
temps,  n' étoit  pas  net  du  soupçon  de  jansénisme, 
quoique  fort  rare  parmi  ces  barbichets.  Il  confessoit 
Mmes  du  Châtelet  et  de  Nogaret,  dames  du  palais, 
à  qui  quelquefois  la  Dauphine  en  avoit  entendu 
parler.  Bailly  se  trouva  être  allé  à  Paris.  La  princesse 
en  parut  peinée  et  avoir  envie  de  l'attendre  ;  mais, 
sur  ce  que  lui  remontra  le  P.  de  La  Rue  qu'il  étoit 
bon  de  ne  pas  perdre  un  temps  précieux  qui,  après 
qu'elle  auroit  reçu  les  sacrements,  seroit  utilement 
employé  par  les  médecins,  elle  demanda  un  récollet 
qui  s'appeloit  le  P.  Noël,  que  le  P.  La  Rue  fut 
chercher  lui-même  à  l'instant,  et  le  lui  amena. 

On  peut  imaginer  l'éclat  que  fit  ce  changement 
de  confesseur  en  un  moment  si  critique  et  si  redou- 
table, et  tout  ce  qu'il  fit  penser.  J'y  reviendrai  après. 
Il  ne  faut  pas  interrompre  un  récit  si  intéressant  et 
si  funestement  curieux.  Le  Dauphin  avoit  succombé. 
Il  avoit  caché  son  mal  tant  qu'il  avoit  pu  pour  ne  pas 
quitter  le  chevet  du  lit  de  la  Dauphine.  La  fièvre 
trop  forte  pour  être  plus  longtemps  dissimulée  l'ar- 
rêtoit,  et  les  médecins,  qui  lui  vouloient  épargner 
d'être  témoin  des  horreurs  qu'ils  prévoyoient,  n'ou- 
blièrent rien  et  par  eux-mêmes  et  par  le  roi  pour  le 
retenir  chez  lui,  et  l'y  soutenir  de  moment  en  mo- 


206  SAINT-SIMON  : 

ment  par  les  nouvelles   factices  de  l'état   de  son 
épouse. 

La  confession  fut  longue.  L'extrême-onction  fut 
administrée  incontinent  après,  et  le  saint  viatique 
tout  de  suite,  que  le  roi  fut  recevoir  au  pied  du 
grand  escalier.  Une  heure  après,  la  Dauphine  de- 
manda qu'on  fît  les  prières  des  agonisants.  On  lui  dit 
qu'elle  n'étoit  point  en  cet  état-là,  et  avec  des  paroles 
de  consolation  on  l'exhorta  à  essayer  de  se  rendormir. 
La  reine  d'Angleterre  vint  de  bonne  heure  l'après- 
dînée  ;  elle  fut  conduite  par  la  galerie  dans  le  salon 
qui  la  sépare  de  la  chambre  où  étoit  la  Dauphine. 
Le  roi  et  Mme  de  Maint enon  étoient  dans  ce  salon, 
où  on  fit  entrer  les  médecins  pour  consulter  en  leur 
présence  ;  ils  étoient  sept  de  la  cour  ou  mandés  de 
Paris.  Tous  d'une  voix  opinèrent  à  la  saignée  du  pied 
avant  le  redoublement  ;  et,  au  cas  qu'elle  n'eût  pas 
le  succès  qu'ils  en  désiroient,  à  donner  l'émétique 
dans  la  fin  de  la  nuit.  La  saignée  du  pied  fut  exé- 
cutée à  sept  heures  du  soir.  Le  redoublement  vint, 
ils  le  trouvèrent  moins  violent  que  le  précédent.  La 
nuit  fut  cruelle.  Le  roi  vint  de  fort  bonne  heure  chez 
la  Dauphine.  L'émétique  qu'elle  prit  sur  les  neuf 
heures  fit  peu  d'effet.  La  journée  se  passa  en  symp- 
tômes plus  fâcheux  les  uns  que  les  autres  ;  une 
connoissance  par  rares  intervalles.  Tout  à  fait  sur 
le  soir  la  tête  tourna  dans  la  chambre  où  on  laissa 
entrer  beaucoup  de  gens,  quoique  le  roi  y  fût,  qui 
peu  avant  qu'elle  expirât  en  sortit,  et  monta  en  car- 
rosse au  pied  du  grand  escalier  avec  Mme  de  Main- 
tenon  et  Mme  de  Caylus,  et  s'en  alla  à  Marly.  Ils 
étoient  l'un  et  l'autre  dans  la  plus  amère  douleur,  et 
n'eurent  pas  la  force  d'entrer  chez  le  Dauphin. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  207 

XXIX.  —  PORTRAIT   DE  LA  DAUPHINE 

Jamais  princesse  arrivée  si  jeune  ne  vint  si  bien 
instruite,  et  ne  sut  mieux  profiter  des  instructions 
qu'elle  avoit  reçues.  Son  habile  père,  qui  connoissoit 
à  fond  notre  cour,  la  lui  avoit  peinte,  et  lui  avoit 
appris  la  manière  unique  de  s'y  rendre  heureuse. 
Beaucoup  d'esprit  naturel  et  facile  l'y  seconda,  et 
beaucoup  de  qualités  aimables  lui  attachèrent  les 
cœurs,  tandis  que  sa  situation  personnelle  avec  son 
époux,  avec  le  roi,  avec  Mme  de  Maintenon  lui  attira 
les  hommages  de  l'ambition.  Elle  avoit  su  travailler 
à  s'y  mettre  dès  les  premiers  moments  de  son  arrivée  ; 
elle  ne  cessa  tant  qu'elle  vécut  de  continuer  un 
travail  si  utile,  et  dont  elle  recueillit  sans  cesse  tous 
les  fruits.  Douce,  timide,  mais  adroite,  bonne  jusqu'à 
craindre  de  faire  la  moindre  peine  à  personne,  et, 
toute  légère  et  vive  qu'elle  étoit,  très-capable  de 
vues  et  de  suite  de  la  plus  longue  haleine,  la  con- 
trainte jusqu'à  la  gêne,  dont  elle  sentoit  tout  le 
poids,  sembloit  ne  lui  rien  coûter.  La  complaisance 
lui  étoit  naturelle,  couloit  de  source  ;  elle  en  avoit 
jusque  pour  sa  cour. 

Régulièrement  laide,  les  joues  pendantes,  le  front 
trop  avancé,  un  nez  qui  ne  disoit  rien,  de  grosses 
lèvres  mordantes,  des  cheveux  et  des  sourcils  châtain 
brun  fort  bien  plantés,  des  yeux  les  plus  parlants  et 
les  plus  beaux  du  monde,  peu  de  dents  et  toutes 
pourries  dont  elle  parloit  et  se  moquoit  la  première, 
le  plus  beau  teint  et  la  plus  belle  peau,  peu  de 
gorge  mais  admirable,  le  cou  long  avec  un  soupçon 
de  goitre  qui  ne  lui  seyoit  point  mal,  un  port  de  tête 
galant,  gracieux,  majestueux  et  le  regard  de  même, 
le  sourire  le  plus  expressif,  une  taille  longue,  ronde, 
menue  ;   aisée,  parfaitement  coupée,  une  marche  de 


208  SAINT-SIMON  : 

déesse  sur  les  nuées  ;  elle  plaisoit  au  dernier  point. 
Les  grâces  naissoient  d'elles-mêmes  de  tous  ses  pas, 
de  toutes  ses  manières  et  de  ses  discours  les  plus 
communs.  Un  air  simple  et  naturel  toujours,  naïf 
assez  souvent,  mais  assaisonné  d'esprit,  charmoit, 
avec  cette  aisance  qui  étoit  en  elle,  jusqu'à  la  com- 
muniquer à  tout  ce  qui  l'approchoit. 

Elle  vouloit  plaire  même  aux  personnes  les  plus 
inutiles  et  les  plus  médiocres,  sans  qu'elle  parût  le 
rechercher.  On  étoit  tenté  de  la  croire  toute  et 
uniquement  à  celles  avec  qui  elle  se  trou  voit.  Sa 
gaieté  jeune,  vive,  active,  animoit  tout,  et  sa  légè- 
reté de  nymphe  la  portoit  partout  comme  un  tour- 
billon qui  remplit  plusieurs  lieux  à  la  fois,  et  qui  y 
donne  le  mouvement  et  la  vie.  Elle  ornoit  tous  les 
spectacles,  étoit  L'âme  des  fêtes,  des  plaisirs,  des 
bals,  et  y  ravissoit  par  les  grâces,  la  justesse  et  la 
perfection  de  sa  danse.  Elle  aimoit  le  jeu,  s'amusoit 
au  petit  jeu,  car  tout  l'amusoit  ;  elle  préféroit  le 
gros,  y  étoit  nette,  exacte,  la  plus  belle  joueuse  du 
monde,  et  en  un  instant  faisoit  le  jeu  de  chacun  ; 
également  gaie  et  amusée  à  faire,  les  après-dînées, 
des  lectures  sérieuses,  à  converser  dessus,  et  à  tra- 
vailler avec  ses  dames  sérieuses;  on  appeloit  ainsi 
ses  dames  du  palais  les  plus  âgées.  Elle  n'épargna 
rien  jusqu'à  sa  santé,  elle  n'oublia  pas  jusqu'aux 
plus  petites  choses,  et  sans  cesse,  pour  gagner 
Mme  de  Maintenon,  et  le  roi  par  elle.  Sa  souplesse 
à  leur  égard  étoit  sans  pareille  et  ne  se  démentit 
jamais  d'un  moment.  Elle  l'accompagnoit  de  toute 
la  discrétion  que  lui  donnoit  la  connoissance  d'eux, 
que  l'étude  et  l'expérience  lui  avoit  acquise,  pour 
les  degrés  d'enjouement  ou  de  mesure  qui  étoient 
à  propos.  Son  plaisir,  ses  agréments,  je  le  répète,  sa 
santé  même,  tout  leur  fut  immolé.  Par  cette  voie 
elle  s'acquit  une  familiarité  avec  eux,  dont  aucun 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  209 

des  enfants  du  roi,  non  pas  même  ses  bâtards, 
n'avoit  pu  approcher. 

En  public,  sérieuse,  mesurée,  respectueuse  avec 
le  roi,  et  en  timide  bienséance  avec  Mme  de  Main- 
tenon,  qu'elle  n'appeloit  jamais  que  ma  tante,  pour 
confondre  joliment  le  rang  et  l'amitié.  En  particulier, 
causante,  sautante,  voltigeante  autour  d'eux,  tantôt 
perchée  sur  le  bras  du  fauteuil  de  l'un  ou  de  l'autre, 
tantôt  se  jouant  sur  leurs  genoux,  elle  leur  sautoit 
au  cou,  les  embrassoit,  les  baisoit,  les  caressoit,  les 
chiffonnoit,  leur  tiroit  le  dessous  du  menton,  les 
tourmentoit,  fouilloit  leurs  tables,  leurs  papiers, 
leurs  lettres,  les  décachetoit,  les  lisoit  quelquefois 
malgré  eux,  selon  qu'elle  les  voyoit  en  humeur  d'en 
rire,  et  parlant  quelquefois  dessus.  Admise  à  tout, 
à  la  réception  des  courriers  qui  apportoient  les  nou- 
velles les  plus  importantes,  entrant  chez  le  roi  à 
toute  heure,  même  des  moments  pendant  le  conseil, 
utile  et  fatale  aux  ministres  mêmes,  mais  toujours 
portée  à  obliger,  à  servir,  à  excuser,  à  bien  faire,  à 
moins  qu'elle  ne  fût  violemment  poussée  contre 
quelqu'un,  comme  elle  fut  contre  Pont  char  train, 
qu'elle  nommoit  quelquefois  au  roi  votre  vilain  borgne, 
ou  par  quelque  cause  majeure,  comme  elle  le  fut 
contre  Chamillart.  Si  libre,  qu'entendant  un  soir  le 
roi  et  Mme  de  Maintenon  parler  avec  affection  de  la 
cour  d'Angleterre  dans  les  commencements  qu'on 
espéra  la  paix  pour  la  reine  Anne  :  «  Ma  tante,  se 
mit -elle  à  dire,  il  faut  convenir  qu'en  Angleterre  les 
reines  gouvernent  mieux  que  les  rois,  et  savez-vous 
bien  pourquoi,  ma  tante  ?»  et  toujours  courant  et 
gambadant,  «  c'est  que  sous  les  rois  ce  sont  les 
femmes  qui  gouvernent,  et  ce  sont  les  hommes  sous 
les  reines.  »  L'admirable  est  qu'ils  en  rirent  tous 
deux  et  qu'ils  trouvèrent  qu'elle  a.voit  raison. 

Je  n'oserois  jamais  écrire  dan?  des  Mémoires  se- 


210  SAINT-SIMON  : 

rieux  le  trait  que  je  vais  rapporter,  s'il  ne  servoit 
plus  qu'aucun  à  montrer  jusqu'à  quel  point  elle 
étoit  parvenue  d'oser  tout  dire  et  tout  faire  avec 
eux.  J'ai  décrit  ailleurs  la  position  ordinaire  où  le 
roi  et  Mme  de  Maintenon  étoient  chez  elle.  Un  soir 
qu'il  y  avoit  comédie  à  Versailles,  la  princesse,  après 
avoir  bien  parlé  toutes  sortes  de  langages,  vit  entrer 
Nanon,  cette  ancienne  femme  de  chambre  de  Mme 
de  Maintenon,  dont  j'ai  déjà  fait  mention  plusieurs 
fois,  et  aussitôt  s'alla  mettre,  tout  en  grand  habit 
comme  elle  étoit  et  parée,  le  dos  à  la  cheminée, 
debout,  appuyée  sur  le  petit  paravent  entre  les  deux 
tables.  Nanon,  qui  avoit  une  main  comme  dans  sa 
poche,  passa  derrière  elle,  et  se  mit  comme  à  genoux. 
Le  roi,  qui  en  étoit  le  plus  proche,  s'en  aperçut  et 
leur  demanda  ce  qu'elles  faisoient  là.  La  princesse 
se  mit  à  rire,  et  répondit  qu'elle  faisoit  ce  qu'il  lui 
arrivoit  souvent  de  faire  les  jours  de  comédie.  Le  roi 
insista.  «  Voulez-vous  le  savoir,  reprit-elle,  puisque 
vous  ne  l'avez  point  encore  remarqué  ?  C'est  que  je 
prends  un  lavement  d'eau.  —  Comment,  s'écria  le 
roi  mourant  de  rire,  actuellement  là  vous  prenez  un 
lavement  ?  —  Hé  vraiment  oui,  dit-elle.  —  Et  com- 
ment faites-vous  cela  ?  »  Et  les  voilà  tous  quatre  à 
rire  de  tout  leur  cœur.  Nanon  apportoit  la  seringue 
toute  prête  sous  ses  jupes,  troussoit  celles  de  la 
princesse  qui  les  tenoit  comme  se  chauffant,  et 
Nanon  lui  glissoit  le  clystère.  Les  jupes  retomboient, 
et  Nanon  remportoit  sa  seringue  sous  les  siennes  ;  il 
n'y  paroissoit  pas.  Ils  n'y  avoient  pas  pris  garde,  ou 
avoient  cru  que  Nanon  rajustoit  quelque  chose  à 
l'habillement.  La  surprise  fut  extrême,  et  tous  deux 
trouvèrent  cela  fort  plaisant.  Le  rare  est  qu'elle 
alloit  avec  ce  lavement  à  la  comédie  sans  être  pressée 
de  le  rendre,  quelquefois  même  elle  ne  le  rendoit 
qu'après  le  souper  du  roi  et  le  cabinet  ;    elle  disoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  211 

que  cela  la  rafraîchissoit,  et  empêchoit  que  la  touf- 
feur l  du  lieu  de  la  comédie  ne  lui  fît  mal  à  la  tête. 
Depuis  la  découverte  elle  ne  s'en  contraignit  pas  plus 
qu'auparavant.  Elle  les  connoissoit  en  perfection,  et 
ne  laissoit  pas  de  voir  et  de  sentir  ce  que  c'étoit  que 
Mme  de  Maintenon  et  Mlle  Choin. 

Un  soir  qu'allant  se  mettre  au  lit,  où  Mgr  le  duc  de 
Bourgogne  l'attendoit,  et  qu'elle  causoit  sur  sa  chaise 
percée  avec  Mmes  de  Nogaret  et  du  Châtelet,  qui  me 
le  contèrent  le  lendemain,  et  c'étoit  là  où  elle  s'ou- 
vroit  le  plus  volontiers,  elle  leur  parla  avec  admi- 
ration de  la  fortune  de  ces  deux  fées,  puis  ajouta 
en  riant  :  «  Je  voudrois  mourir  avant  M.  le  duc  de 
Bourgogne,  mais  voir  pourtant  ici  ce  qui  s'y  pas- 
seroit;  je  suis  sûre  qu'il  épouseroit  une  sœur  grise 
ou  une  tourière  des  Filles  de  Sainte-Marie.  »  Aussi  at- 
tentive à  plaire  à  Mgr  le  duc  de  Bourgogne  qu'au  roi 
même,  quoique  souvent  trop  hasardeuse,  et  se  fiant 
trop  à  sa  passion  pour  elle  et  au  silence  de  tout  ce  qui 
pouvoit  l'approcher,  elle  prenoit  l'intérêt  le  plus  vif 
en  sa  grandeur  personnelle  et  en  sa  gloire.  On  a  vu 
à  quel  point  elle  fut  touchée  des  événements  de  la 
campagne  de  Lille  et  de  ses  suites,  tout  ce  qu'elle 
fit  pour  le  relever,  et  combien  elle  lui  fut  utile,  en 
tant  de  choses  si  principales  dont,  comme  on  l'a 
expliqué  il  n'y  a  pas  longtemps,  il  lui  fut  entièrement 
redevable.  Le  roi  ne  se  pouvoit  passer  d'elle.  Tout 
lui  manquoit  dans  l'intérieur  lorsque  des  parties  de 
plaisir,  que  la  tendresse  et  la  considération  du  roi 
pour  elle  vouloit  souvent  qu'elle  fît  pour  la  divertir, 
î'empêchoient  d'être  avec  lui  ;  et  jusqu'à  son  souper 
public,  quand  rarement  elle  y  manquoit,  il  y  parois- 
soit  par  un  nuage  de  plus  de  sérieux  et  de  silence 
sur  toute  la  personne  du  roi.  Aussi,  quelque  goût 
qu'elle  eût  pour  ces  sortes  de  parties,  elle  y  étoit 

1  La  chaleur. 


212  SAINT-SIMON  : 

fort  sobre,  et  se  les  faisoit  toujours  commander. 
Elle  avoit  grand  soin  de  voir  le  roi  en  partant  et  en 
arrivant  ;  et,  si  quelque  bal  en  hiver,  ou  quelque 
partie  en  été  lui  faisoit  percer  la  nuit,  elle  ajustoit 
si  bien  les  choses  qu'elle  alloit  embrasser  le  roi  dès 
qu'il  étoit  éveillé,  et  l'amuser  du  récit  de  la  fête. 

Je  me  suis  tant  étendu  ailleurs  sur  la  contrainte 
où  elle  étoit  du  côté  de  Monseigneur,  et  de  toute  sa 
cour  particulière,  que  je  n'en  répéterai  rien  ici,  sinon 
qu'au  gros  de  la  cour  il  n'y  paroissoit  rien,  tant  elle 
avoit  soin  de  la  cacher  par  un  air  d'aisance  avec 
lui,  de  familiarité  avec  ce  qui  lui  étoit  le  plus  opposé 
dans  cette  cour,  et  de  liberté  à  Meudon  parmi  eux, 
mais  avec  une  souplesse  et  une  mesure  infinie.  Aussi 
le  sentoit-elle  bien,  et  depuis  la  mort  de  Monseigneur 
se  promettoit-elle  bien  de  le  leur  rendre.  Un  soir 
qu'à  Fontainebleau,  où  toutes  les  dames  des  prin- 
cesses étoient  dans  le  même  cabinet  qu'elle  et  le  roi 
après  le  souper,  elle  avoit  baragouiné  toutes  sortes 
de  langues,  et  fait  cent  enfances  pour  amuser  le  roi 
qui  s'y  plaisoit,  elle  remarqua  Mme  la  Duchesse  et 
Mme  la  princesse  de  Conti,  qui  se  regardoient,  se 
faisoient  signe  et  haussoient  les  épaules  avec  un  air 
de  mépris  et  de  dédain.  Le  roi  levé  et  passé  à  l'ordi- 
naire dans  un  arrière-cabinet  pour  donner  a  manger 
à  ses  chiens,  et  venir  après  donner  le  bonsoir  aux 
princesses,  la  Dauphine  prit  Mme  de  Saint-Simon 
d'une  main  et  Mme  de  Lévi  de  l'autre,  et  leur  mon- 
trant Mme  la  Duchesse  et  Mme  la  princesse  de  Conti 
qui  n'étoient  qu'à  quelques  pas  de  distance  :  «  Avez- 
vous  vu,  avez-vous  vu  ?  »  leur  dit-elle  ;  «  je  sais 
comme  elles  qu'à  tout  ce  que  j'ai  dit  et  fait,  il  n'y 
a  pas  le  sens  commun,  et  que  cela  est  misérable, 
mais  il  lui  faut  du  bruit,  et  ces  choses-là  le  divertis- 
sent ;  »  et  tout  de  suite  s' appuyant  sur  leurs  bras, 
elle  se  mit  à  sauter  et  à  chantonner  :  «  Hé  je  m'en 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  213 

ris  !  hé  je  me  moque  d'elles  !  et  je  serai  leur  reine, 
et  je  n'ai  que  faire  d'elles  ni  à  cette  heure  ni  jamais, 
et  elles  auront  à  compter  avec  moi,  et  je  serai  leur 
reine  ;  »  sautant  et  s' élançant  et  s' é jouissant  de  toute 
sa  force.  Ces  dames  lui  crioient  tout  bas  de  se  taire, 
que  ces  princesses  l'entendoient,  et  que  tout  ce  qui 
étoit  là  la  voyoit  faire,  et  jusqu'à  lui  dire  qu'elle 
étoit  folle,  car  d'elles  elle  trouvoit  tout  bon  ;  elle 
de  sauter  plus  fort  et  de  chantonner  plus  haut  :  «  Hé 
je  me  moque  d'elles  !  je  n'ai  que  faire  d'elles,  et  je 
serai  leur  reine,  »  et  ne  finit  que  lorsque  le  roi  rentra. 

Hélas  !  elle  le  croyoit,  la  charmante  princesse,  et 
qui  ne  l'eût  cru  avec  elle  ?  Il  plut  à  Dieu  pour  nos 
malheurs  d'en  disposer  autrement  bientôt  après. 
Elle  étoit  si  éloignée  de  le  penser  que  le  jour  de  la 
Chandeleur,  étant  presque  seule  avec  Mme  de  Saint- 
Simon  dans  sa  chambre,  presque  toutes  les  dames 
étant  allées  devant  à  la  chapelle,  et  Mme  de  Saint- 
Simon  demeurée  pour  l'y  suivre  au  sermon,  parce 
que  la  duchesse  du  Lude  avoit  la  goutte,  et  que 
la  comtesse  de  Mailly  n'y  étoit  pas,  auxquelles  elle 
suppléoit  toujours,  la  Dauphine  se  mit  à  parler  de 
la  quantité  de  personnes  de  la  cour  qu'elle  avoit 
connues  et  qui  étoient  mortes,  puis  de  ce  qu'elle 
feroit  quand  elle  seroit  vieille,  de  la  vie  qu'elle 
mèneroit,  qu'il  n'y  auroit  plus  guère  que  Mme  de 
Saint-Simon  et  Mme  de  Lauzun  de  son  jeune  temps, 
qu'elles  s'entretiendroient  ensemble  de  ce  qu'elles 
auroient  vu  et  fait,  et  elle  poussa  ainsi  la  conversa- 
tion jusqu'à  ce  qu'elle  allât  au  sermon. 

Elle  aimoit  véritablement  M.  le  duc  de  Berry,  et 
elle  avoit  aimé  Mme  la  duchesse  de  Berry,  et  compté 
d'en  faire  comme  de  sa  fille.  Elle  avoit  de  grands 
égards  pour  Madame,  et  avoit  tendrement  aimé 
Monsieur,  qui  l'aimoit  de  même,  et  lui  avoit  sans 
cesse  procuré  tous  les  amusements  et  tous  les  plaisirs 


214  SAINT-SIMON  : 

qu'il  avoit  pu,  et  tout  cela  retomba  sur  M.  le  duc 
d'Orléans,  en  qui  elle  prenoit  un  véritable  intérêt, 
indépendamment  de  la  liaison  qui  se  forma  depuis 
entre  elle  et  Mme  la  duchesse  d'Orléans  ;  ils  savoient 
et  s'aidoient  de  mille  choses  par  elle  sur  le  roi  et 
Mme  de  Maintenon.  Elle  avoit  conservé  un  grand 
attachement  pour  M.  et  Mme  de  Savoie,  qui  étince- 
loit,  et  pour  son  pays  même,  quelquefois  malgré  elle. 
Sa  force  et  sa  prudence  parurent  singulièrement  dans 
tout  ce  qui  se  passa  lors  et  depuis  la  rupture.  Le  roi 
avoit  l'égard  d'éviter  devant  elle  tout  discours  qui 
pût  regarder  la  Savoie,  elle  tout  l'art  d'un  silence 
éloquent,  qui  par  des  traits  rarement  échappés 
faisoient  sentir  qu'elle  étoit  toute  françoise,  quoi- 
qu'elle laissât  sentir  en  même  temps  qu'elle  ne  pou- 
voit  bannir  de  son  cœur  son  père  et  son  pays.  On  a 
vu  combien  elle  étoit  unie  à  la  reine  sa  sœur,  d'a- 
mitié, d'intérêt  et  de  commerce. 

Avec  tant  de  grandes,  de  singulières  et  de  si 
aimables  parties,  elle  en  eut  et  de  princesse  et  de 
femme,  non  pour  la  fidélité  et  la  sûreté  du  secret, 
elle  en  fut  un  puits,  ni  pour  la  circonspection  sur  les 
intérêts  des  autres,  mais  pour  des  ombres  de  tableau 
plus  humaines.  Son  amitié  suivoit  son  commerce, 
son  amusement,  son  habitude,  son  besoin  ;  je  n'en 
ai  guère  vu  que  Mme  de  Saint-Simon  d'exceptée  ; 
elle-même  l'avouoit  avec  une  grâce  et  une  naïveté 
qui  rendoit  cet  étrange  défaut  presque  supportable 
en  elle.  Elle  vouloit,  comme  on  l'a  dit,  plaire  à  tout 
le  monde  ;  mais  elle  ne  se  put  défendre  que  quel- 
ques-uns ne  lui  plussent  aussi.  A  son  arrivée  et  long- 
temps, elle  avoit  été  tenue  dans  une  grande  sépa- 
ration, mais  dès  lors  approchée  par  de  vieilles  pré- 
tendues repenties,  dont  l'esprit  romanesque  étoit 
demeuré  pour  le  moins  galant,  si  la  caducité  de  l'âge 
en  avoit  banni  les  plaisirs  ;   peu  à  peu  dans  la  suite 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  215 

plus  livrée  au  monde,  les  choix  de  ce  qui  l'environna 
de  son  âge  se  firent  pour  la  plupart  moins  pour  la 
vertu  que  par  la  faveur.  La  facilité  naturelle  de  la 
princesse  se  laissoit  conformer  aux  personnes  qui  lui 
étoient  les  plus  familières,  et  ce  dont  on  ne  sut  pas 
profiter,  elle  se  plaisoit  autant,  et  se  trouvoit  aussi 
à  son  aise  et  aussi  amusée  d'après-dînées  raison- 
nables, mêlées  de  lectures  et  de  conversations  utiles, 
c'est-à-dire  pieuses  ou  historiques,  avec  les  dames 
âgées  qui  étoient  auprès  d'elle,  que  des  discours  plus 
libres  et  dérobés  des  autres  qui  l'entraînoient  plutôt 
qu'elle  ne  s'y  livroit,  retenue  par  sa  timidité  naturelle 
et  par  un  reste  de  délicatesse.  Il  est  pourtant  vrai 
que  l'entraînement  alla  bien  loin,  et  qu'une  princesse 
moins  aimable  et  moins  universellement  aimée,  pour 
ne  pas  dire  adorée,  se  seroit  trouvée  dans  de  cruels 
inconvénients.  Sa  mort  indiqua  bien  ces  sortes  de 
mystères,  et  manifesta  toute  la  cruauté  de  la  tyrannie 
que  le  roi  ne  cessa  point  d'exercer  sur  les  âmes  de  sa 
famille.  Quelle  fut  sa  surprise,  quelle  fut  celle  de  la 
cour,  lorsque,  dans  ces  moments  si  terribles  où  on 
ne  redoute  plus  que  ce  qui  les  suit,  et  où  tout  le 
présent  disparoît,  elle  voulut  changer  de  confesseur, 
dont  elle  répudia  même  tout  l'ordre,  pour  recevoir 
les  derniers  sacrements  ! 

On  a  vu  ailleurs  qu'il  n'y  avoit  que  son  époux  et  le 
roi  qui  fussent  dans  l'ignorance,  que  Mme  de  Main- 
tenon  n'y  étoit  pas,  et  qu'elle  étoit  extrêmement 
occupée  qu'ils  y  demeurassent  profondément  l'un 
et  l'autre  tandis  qu'elle  lui  faisoit  peur  d'eux  ;  mais 
elle  aimoit  ou  plutôt  elle  adoroit  la  princesse,  dont 
les  manières  et  les  charmes  lui  avoient  gagné  le 
cœur  ;  elle  en  amusoit  le  roi  fort  utilement  pour  elle  ; 
elle-même  s'en  amusoit  et,  ce  qui  est  très- véritable 
quoique  surprenant,  elle  s'en  appuyoit  et  quelque- 
fois se  conseilloit  à  elle.  Avec  toute  cette  galanterie, 


2i6  SAINT-SIMON  : 

jamais  femme  ne  parut  se  soucier  moins  de  sa  figure, 
ni  y  prendre  moins  de  précaution  et  de  soin  ;  sa 
toilette  étoit  faite  en  un  moment,  le  peu  même  qu'elle 
duroit  n' étoit  que  pour  la  cour  ;  elle  ne  se  soucioit  de 
parure  que  pour  les  bals  et  les  fêtes,  et  ce  qu'elle  en 
prenoit  en  tout  autre  temps,  et  le  moins  encore  qu'il  lui 
étoit  possible,  n' étoit  que  par  complaisance  pour  le 
roi.  Avec  elle  s'éclipsèrent  joie,  plaisirs,  amusements 
même,  et  toutes  espèces  de  grâces  ;  les  ténèbres 
couvrirent  toute  la  surface  de  la  cour  ;  elle  l'animoit 
tout  entière,  elle  en  remplissoit  tous  les  lieux  à  la 
fois,  elle  y  occupoit  tout,  elle  en  pénétroit  tout 
l'intérieur.  Si  la  cour  subsista  après  elle,  ce  ne  fut 
plus  que  pour  languir.  Jamais  princesse  si  regrettée, 
jamais  il  n'en  fut  si  digne  de  l'être,  aussi  les  regrets 
n'en  ont-ils  pu  passer,  et  l'amertume  involontaire 
et  secrète  en  est  constamment  demeurée,  avec  un 
vide  affreux  qui  n'a  pu  être  diminué. 


XXX.  —  MORT   DU   DAUPHIN 

Le  roi  et  Mme  de  Main  tenon,  pénétrés  de  la  plus 
vive  douleur,  qui  fut  la  seule  véritable  qu'il  ait 
jamais  eue  en  sa  vie,  entrèrent  d'abord  chez  Mme 
de  Maintenon  en  arrivant  à  Marly  ;  il  soupa  seul 
chez  lui  dans  sa  chambre,  fut  peu  dans  son  cabinet 
avec  M.  le  duc  d'Orléans  et  ses  enfants  naturels.  M. 
le  duc  de  Berry  tout  occupé  de  son  affliction,  qui 
fut  véritable  et  grande,  et  plus  encore  de  celle  de 
Mgr  son  frère,  qui  fut  extrême,  étoit  demeuré  à 
Versailles  avec  Mme  la  duchesse  de  Berry,  qui,  trans- 
portée de  joie  de  se  voir  délivrée  d'une  plus  grande 
et  mieux  aimée  qu'elle,  et  à  qui  elle  devoit  tout, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  217 

suppléa  tant  qu'elle  put  au  cœur  par  l'esprit,  et  tint 
une  assez  bonne  contenance.  Ils  allèrent  le  lendemain 
matin  à  Marly  pour  se  trouver  au  réveil  du  roi. 

Mgr  le  Dauphin,  malade  et  navré  de  la  plus  intime 
et  de  la  plus  amère  douleur,  ne  sortit  point  de  son 
appartement  où  il  ne  voulut  voir  que  M.  son  frère, 
son  confesseur,  et  le  duc  de  Beauvilliers  qui,  malade 
depuis  sept  ou  huit  jours  dans  sa  maison  de  la  ville, 
fit  un  effort  pour  sortir  de  son  lit,  pour  aller  admirer 
dans  son  pupille  tout  ce  que  Dieu  y  avoit  mis  de 
grand,  qui  ne  parut  jamais  tant  qu'en  cette  affreuse 
journée,  et  en  celles  qui  suivirent  jusqu'à  sa  mort. 
Ce  fut,  sans  s'en  douter,  la  dernière  fois  qu'ils  se 
virent  en  ce  monde.  Cheverny,  d'O  et  Gamaches 
passèrent  la  nuit  dans  son  appartement,  mais  sans 
le  voir  que  des  instants. 

Le  samedi  matin  13  février,  ils  le  pressèrent  de 
s'en  aller  à  Marly,  pour  lui  épargner  l'horreur  du 
bruit  qu'il  pouvoit  entendre  sur  sa  tête,  où  la 
Dauphine  et  oit  morte.  Il  sortit  à  sept  heures  du 
matin,  par  une  porte  de  derrière  de  son  apparte- 
ment, où  il  se  jeta  dans  une  chaise  bleue  qui  le  porta 
à  son  carrosse.  Il  trouva  en  entrant  dans  l'une  et  dans 
l'autre  quelques  courtisans  plus  indiscrets  encore 
qu'éveillés,  qui  lui  firent  leur  révérence,  et  qu'il 
reçut  avec  un  air  de  politesse.  Ses  trois  menins  vin- 
rent dans  son  carrosse  avec  lui.  Il  descendit  à  la 
chapelle,  entendit  la  messe,  d'où  il  se  fit  porter  en 
chaise  à  une  fenêtre  de  son  appartement  par  où  il 
entra.  Mme  de  Maintenon  y  vint  aussitôt  ;  on  peut 
juger  quelle  fut  l'angoisse  de  cette  entrevue  ;  elle 
ne  put  y  tenir  longtemps  et  s'en  retourna.  Il  lui 
fallut  essuyer  princes  et  princesses  qui,  par  discré- 
tion, n'y  furent  que  des  moments,  même  Mme  la 
duchesse  de  Berry  et  Mme  de  Saint-Simon  avec  elle, 
vers  qui  le  Dauphin  se  tourna  avec  un  air  expressif 


218  SAINT-SIMON 


de  leur  commune  douleur.  Il  demeura  quelque  temps 
seul  avec  M.  le  duc  de  Berry.  Le  réveil  du  roi  ap- 
prochant, ses  trois  menins  entrèrent,  et  je  hasardai 
d'entrer  avec  eux.  Il  me  montra  qu'il  s'en  apercevoit 
avec  un  air  de  douceur  et  d'affection  qui  me  pénétra. 
Mais  je  fus  épouvanté  de  son  regard,  également  con- 
traint, fixe,  avec  quelque  chose  de  farouche,  du 
changement  de  son  visage,  et  des  marques  plus 
livides  que  rougeâtres,  que  j'y  remarquai  en  assez 
grand  nombre  et  assez  larges,  et  dont  ce  qui  étoit 
dans  la  chambre  s'aperçut  comme  moi.  Il  étoit 
debout,  et  peu  d'instants  après  on  le  vint  avertir 
que  le  roi  étoit  éveillé  ;  les  larmes  qu'il  retenoit  lui 
rouloient  dans  les  yeux.  A  cette  nouvelle  il  se  tourna 
sans  rien  dire,  et  demeura.  Il  n'y  avoit  que  ses  trois 
menins  et  moi,  et  du  Chesne  ;  les  menins  lui  propo- 
sèrent une  fois  ou  deux  d'aller  chez  le  roi,  il  ne  remua 
ni  ne  répondit.  Je  m'approchai  et  je  lui  fis  signe 
d'aller,  puis  je  le  lui  proposai  à  voix  basse.  Voyant 
qu'il  demeuroit  et  se  taisoit,  j'osai  lui  prendre  le 
bras,  lui  représenter  que  tôt  ou  tard  il  falloit  bien 
qu'il  vît  le  roi  ;  qu'il  l'attendoit,  et  sûrement  avec 
désir  de  le  voir  et  de  l'embrasser  ;  qu'il  y  avoit  plus 
de  grâce  à  ne  pas  différer  ;  et  en  le  pressant  de  la 
sorte,  je  pris  la  liberté  de  le  pousser  doucement.  Il 
me  jeta  un  regard  à  percer  l'âme,  et  partit.  Je  le 
suivis  quelques  pas,  et  m'ôtai  de  là  pour  prendre 
haleine.  Je  ne  l'ai  pas  vu  depuis.  Plaise  à  la  miséri- 
corde de  Dieu  que  je  le  voie  éternellement  où  sa  bonté 
sans  doute  l'a  mis  1 

Tout  ce  qui  étoit  dans  Marly  pour  lors  en  très- 
petit  nombre  étoit  dans  le  grand  salon.  Princes, 
princesses,  grandes  entrées  étoient  dans  le  petit, 
entre  l'appartement  du  roi  et  celui  de  Mme  de 
Maintenon  ;  elle,  dans  sa  chambre,  qui,  avertie  du 
réveil  du  roi,  entra  seule  chez  lui  à  travers  ce  petit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  219 

salon,  et  tout  ce  qui  y  étoit,  qui  entra  fort  peu  après. 
Le  Dauphin,  qui  entra  par  les  cabinets,  trouva  tout 
ce  monde  dans  la  chambre  du  roi  qui,  dès  qu'il  le 
vit,  l'appela  pour  l'embrasser  tendrement,  longue- 
ment et  à  reprises.  Ces  premiers  moments  si  tou- 
chants ne  se  passèrent  qu'en  paroles  fort  entrecoupées 
de  larmes  et  de  sanglots. 

Le  roi,  un  peu  après,  regardant  le  Dauphin,  fut 
effrayé  des  mêmes  choses  dont  nous  l'avions  été 
dans  sa  chambre.  Tout  ce  qui  étoit  dans  celle  du  roi 
le  fut,  les  médecins  plus  que  les  autres.  Le  roi  leur 
ordonna  de  lui  tâter  le  pouls,  qu'ils  trouvèrent  mau- 
vais, à  ce  qu'ils  dirent  après  ;  pour  lors  ils  se  con- 
tentèrent de  dire  qu'il  n'étoit  pas  net,  et  qu'il  seroit 
fort  à  propos  qu'il  allât  se  mettre  au  lit.  Le  roi 
l'embrassa  encore,  lui  recommanda  fort  tendrement 
de  se  conserver,  et  lui  ordonna  de  s'aller  coucher  ; 
il  obéit,  et  ne  se  releva  plus.  Il  étoit  assez  tard  dans 
la  matinée  ;  le  roi  avoit  passé  une  cruelle  nuit,  et 
avoit  fort  mal  à  la  tête  ;  il  vit  à  son  dîner  le  peu 
de  courtisans  considérables  qui  s'y  présentèrent. 
L'après-dînée  il  alla  voir  le  Dauphin  dont  la  fièvre 
étoit  augmentée  et  le  pouls  encore  plus  mauvais, 
passa  chez  Mme  de  Maintenon,  soupa  seul  chez  lui, 
et  fut  peu  dans  son  cabinet  après,  avec  ce  qui  avoit 
accoutumé  d'y  entrer.  Le  Dauphin  ne  vit  que  ses 
menins,  et  des  instants,  les  médecins,  peu  de  suite, 
M.  son  frère,  assez  son  confesseur,  un  peu  M.  de 
Chevreuse,  et  passa  sa  journée  en  prières,  et  à  se 
faire  faire  de  saintes  lectures.-  La  liste  pour  Marly 
se  fit,  et  les  admis  avertis  comme  il  s' étoit  pratiqué 
à  la  mort  de  Monseigneur,  qui  arrivèrent  successive- 
ment. 

Le  lendemain  dimanche  le  roi  vécut  comme  il  avoit 
fait  la  veille.  L'inquiétude  augmenta  sur  le  Dauphin, 
Lui-même  ne  cacha  pas  à  Boudin,  en  présence  de  du 


220  SAINT-SIMON  : 

Chesne  et  de  M.  de  Cheverny,  qu'il  ne  croyoit  pas 
en  relever,  et  qu'à  ce  qu'il  sentoit,  il  ne  doutoit  pas 
que  l'avis  que  Boudin  avoit  eu  ne  fût  exécuté.  Il 
s'en  expliqua  plus  d'une  fois  de  même,  et  toujours 
avec  un  détachement,  un  mépris  du  monde,  et  de 
tout  ce  qu'il  a  de  grand,  une  soumission  et  un  amour 
de  Dieu  incomparables.  On  ne  peut  exprimer  la 
consternation  générale.  Le  lundi  15  le  roi  fut  saigné, 
et  le  Dauphin  ne  fut  pas  mieux  que  la  veille.  Le  roi 
et  Mme  de  Maintenon  le  voyoient  séparément  plus 
d'une  fois  le  jour.  Du  reste  personne  que  M.  son 
frère  des  moments,  ses  menins  comme  point,  M.  de 
Chevreuse  quelque  peu,  toujours  en  lectures  et  en 
prières.  Le  mardi  16  il  se.  trouva  plus  mal,  il  se  sen- 
toit dévorer  par  un  feu  consumant  auquel  la  fièvre 
ne  répondoit  pas  à  l'extérieur  ;  mais  le  pouls,  enfoncé 
et  fort  extraordinaire,  étoit  très-menaçant.  Le  mardi 
fut  encore  plus  mauvais,  mais  il  fut  trompeur  ;  ces 
marques  de  son  visage  s'étendirent  sur  tout  le  corps. 
On  les  prit  pour  des  marques  de  rougeole.  On  se 
flatta  là-dessus,  mais  les  médecins  et  les  plus  avisés 
de  la  cour  n'avoient  pu  oublier  sitôt  que  ces  mêmes 
marques  s' et  oient  montrées  sur  le  corps  de  la  Dau- 
phine,.  ce  qu'on  ne  sut  hors  de  sa  chambre  qu'après 
sa  mort. 

Le  mercredi  17,  le  mal  augmenta  considérable- 
ment. J'en  savois  à  tout  moment  des  nouvelles  par 
Cheverny,  et  quand  Boulduc  pou  voit  sortir  des  in- 
stants de  la  chambre  il  me  venoit  parler.  C'étoit 
un  excellent  apothicaire  du  roi,  qui  après  son  père 
avoit  toujours  été  et  étoit  encore  le  nôtre  avec  un 
grand  attachement,  et  qui  en  savoit  pour  le  moins 
autant  que  les  meilleurs  médecins,  comme  nous  l'a- 
vons expérimenté,  et  avec  cela  beaucoup  d'esprit 
et  d'honneur,  de  discrétion  et  de  sagesse.  Il  ne  nous 
cachoit  rien  à  Mme  de  Saint-Simon  et  à  moi.  Il  nous 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  221 

avoit  fait  entendre  plus  clairement  ce  qu'il  croyoit 
de  la  Dauphine;  il  m'avoit  parlé  aussi  net  dès  le 
second  jour  sur  le  Dauphin.  Je  n'espérois  donc  plus, 
mais  il  se  trouve  pourtant  qu'on  espère  jusqu'au  bout 
contre  toute  espérance. 

Le  mercredi  les  douleurs  augmentèrent  comme 
d'un  feu  dévorant  plus  violent  encore  ;  le  soir,  fort 
tard,  le  Dauphin  envoya  demander  au  roi  la  per- 
mission de  communier  le  lendemain  de  grand  matin, 
sans  cérémonie  et  sans  assistants,  à  la  messe  qui  se 
disoit  dans  sa  chambre  ;  mais  personne  n'en  sut  rien 
ce  soir-là,  et  on  ne  l'apprit  que  le  lendemain  dans  la 
matinée.  Ce  même  soir  du  mercredi  j'allai  assez  tard 
chez  le  duc  et  la  duchesse  de  Chevreuse,  qui  logeoient 
au  premier  pavillon,  et  nous  au  second,  tous  deux 
du  côté  du  village  de  Marly.  J'étois  dans  une  déso- 
lation extrême  ;  à  peine  voyois-je  le  roi  une  fois  le 
jour.  Je  ne  faisois  qu'aller  plusieurs  fois  le  jour  aux 
nouvelles,  et  uniquement  chez  M.  et  Mme  de  Che- 
vreuse, pour  ne  voir  que  gens  aussi  touchés  que  moi, 
et  avec  qui  je  fusse  tout  à  fait  libre.  Mme  de  Che- 
vreuse non  plus  que  moi  n'avoit  aucune  espérance  ; 
M.  de  Chevreuse,  toujours  équanime,  toujours  espé- 
rant, toujours  voyant  tout  en  blanc,  essaya  de  nous 
prouver,  par  ses  raisonnements  de  physique  et  de 
médecine,  qu'il  y  avoit  plus  à  espérer  qu'à  craindre, 
avec  une  tranquillité  qui  m'excéda  et  qui  me  fit 
fondre  sur  lui  avec  assez  d'indécence,  mais  au  soulage- 
ment de  Mme  de  Chevreuse  et  de  ce  peu  qui  étoit 
avec  eux.  Je  m'en  revins  passer  une  cruelle  nuit.  Le 
jeudi  matin,  18  février,  j'appris  dès  le  grand  matin 
que  le  Dauphin,  qui  avoit  attendu  minuit  avec  im- 
patience, avoit  ouï  la  messe  bientôt  après,  y  avoit 
communié,  avoit  passé  deux  heures  après,  dans  une 
grande  communication  avec  Dieu,  que  la  tête  s'é- 
toit    après    embarrassée,   et   Mme   de    Saint-Simon 


222  SAINT-SIMON  : 

me  dit  ensuite  qu'il  avoit  reçu  r extrême-onction  ; 
enfin,  qu'il  étoit  mort  à  huit  heures  et  demie.  Ces 
Mémoires  ne  sont  pas  faits  pour  y  rendre  compte  de 
mes  sentiments.  En  les  lisant  on  ne  les  sentira  que 
trop,  si  jamais  longtemps  après  moi  ils  paroissent, 
et  dans  quel  état  je  pus  être  et  Mme  de  Saint-Simon 
aussi.  Je  me  contenterai  de  dire  qu'à  peine  parûmes- 
nous  les  premiers  jours  un  instant  chacun,  que  je 
voulus  tout  quitter  et  me  retirer  de  la  cour  et  du 
monde,  et  que  ce  fut  tout  l'ouvrage  de  la  sagesse, 
de  la  conduite,  du  pouvoir  de  Mme  de  Saint-Simon 
sur  moi  que  de  m'en  empêcher  avec  bien  de  la  peine. 


XXXI.  —  PORTRAIT  DU  DAUPHIN 

Ce  prince,  héritier  nécessaire  puis  présomptif  de  la 
couronne,  naquit  terrible,  et  sa  première  jeunesse  fit 
trembler  ;  dur  et  colère  jusqu'aux  derniers  emporte- 
ments, et  jusque  contre  les  choses  inanimées  ;  impé- 
tueux avec  fureur,  incapable  de  souffrir  la  moindre 
résistance,  même  des  heures  et  des  éléments,  sans 
entrer  en  des  fougues  à  faire  craindre  que  tout  ne  se 
rompît  dans  son  corps  ;  opiniâtre  à  l'excès  ;  passionné 
pour  toute  espèce  de  volupté,  et  des  femmes,  et,  ce 
qui  est  rare  à  la  fois,  avec  un  autre  penchant  tout 
aussi  fort.  Il  n'aimoit  pas  moins  le  vin,  la  bonne 
chère,  la  chasse  avec  fureur,  la  musique  avec  une 
sorte  de  ravissement,  et  le  jeu  encore,  où  il  ne  pou- 
voit  supporter  d'être  vaincu,  et  où  le  danger  avec 
lui  étoit  extrême  ;  enfin,  livré  à  toutes  les  passions 
et  transporté  de  tous  les  plaisirs  ;  souvent  farouche, 
naturellement  porté  à  la  cruauté  ;  barbare  en  raille- 
ries et  à  produire  les  ridicules  avec  une  justesse  qui 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  223 

assommoit.  De  la  hauteur  des  cieux  il  ne  regardoit 
les  hommes  que  comme  des  atomes  avec  qui  il 
n'avoit  aucune  ressemblance  quels  qu'ils  fussent.  A 
peine  MM.  ses  frères  lui  paroissoient-ils  intermé- 
diaires entre  lui  et  le  genre  humain,  quoiqu'on  [eût] 
toujours  affecté  de  les  élever  tous  trois  ensemble 
dans  une  égalité  parfaite.  L'esprit,  la  pénétration 
brilloient  en  lui  de  toutes  parts.  Jusque  dans  ses 
furies  ses  réponses  étonnoient.  Ses  raisonnements 
tendoient  toujours  au  juste  et  au  profond,  même 
dans  ses  emportements.  Il  se  jouoit  des  connois- 
sances  les  plus  abstraites.  L'étendue  et  la  vivacité 
de  son  esprit  étoient  prodigieuses,  et  I'empêchoient 
de  s'appliquer  à  une  seule  chose  à  la  fois  jusqu'à  l'en 
rendre  incapable.  La  nécessité  de  le  laisser  dessiner 
en  étudiant,  à  quoi  il  avoit  beaucoup  de  goût  et  d'a- 
dresse, et  sans  quoi  son  étude  étoit  infructueuse,  a 
peut-être  beaucoup  nui  à  sa  taille. 

Il  étoit  plutôt  petit  que  grand,  le  visage  long  et 
brun,  le  haut  parfait  avec  les  plus  beaux  yeux  du 
monde,  un  regard  vif,  touchant,  frappant,  admi- 
rable, assez  ordinairement  doux,  toujours  perçant, 
et  une  physionomie  agréable,  haute,  fine,  spirituelle 
jusqu'à  inspirer  de  l'esprit.  Le  bas  du  visage  assez 
pointu,  et  le  nez  long,  élevé,  mais  point  beau,  n'alloit 
pas  si  bien  ;  des  cheveux  châtains  si  crépus  et  en 
telle  quantité  qu'ils  bouffoient  à  l'excès  ;  les  lèvres 
et  la  bouche  agréables  quand  il  ne  parloit  point,  mais 
quoique  ses  dents  ne  fussent  pas  vilaines,  le  râtelier 
supérieur  s'avançoit  trop,  et  emboîtoit  presque  celui 
de  dessous,  ce  qui,  en  parlant  et  en  riant,  faisoit  un 
effet  désagréable.  Il  avoit  les  plus  belles  jambes  et 
les  plus  beaux  pieds  qu'après  le  roi  j'aie  jamais  vus 
à  personne,  mais  trop  longues,  aussi  bien  que  ses 
cuisses,  pour  la  proportion  de  son  corps.  Il  sortit 
droit  d'entre  les  mains  des  femmes.  On  s'aperçut 


224  SAINT-SIMON  : 

de  bonne  heure  que  sa  taille  commençoit  à  tourner. 
On  employa  aussitôt  et  longtemps  le  collier  et 
la  croix  de  fer,  qu'il  portoit  tant  qu'il  étoit  dans 
son  appartement,  même  devant  le  monde,  et  on 
n'oubfia  aucun  des  jeux  et  des  exercices  propres  à  le 
redresser.  La  nature  demeura  la  plus  forte.  Il  devint 
bossu,  mais  si  particulièrement  d'une  épaule,  qu'il  en 
fut  enfin  boiteux,  non  qu'il  n'eût  les  cuisses  et  les 
jambes  parfaitement  égales,  mais  parce  que,  à  mesure 
que  cette  épaule  grossit,  il  n'y  eut  plus,  des  deux 
hanches  jusqu'aux  deux  pieds,  la  même  distance,  et 
au  lieu  d'être  à  plomb  il  pencha  d'un  côté.  Il  n'en 
marchoit  ni  moins  aisément,  ni  moins  longtemps,  ni 
moins  vite,  ni  moins  volontiers,  et  il  n'en  aima  pas 
moins  la  promenade  à  pied,  et  à  monter  à  cheval, 
quoiqu'il  y  fût  très-mal.  Ce  qui  doit  surprendre, 
c'est  qu'avec  des  yeux,  tant  d'esprit  si  élevé,  et  par- 
venu à  la  vertu  la  plus  extraordinaire  et  à  la  plus 
éminente  et  la  plus  solide  piété,  ce  prince  ne  se  vit 
jamais  tel  qu'il  étoit  pour  sa  taille,  ou  ne  s'y  accou- 
tuma jamais.  C'étoit  une  foiblesse  qui  mettoit  en  garde 
contre  les  distractions  et  les  indiscrétions,  et  qui 
donnoit  de  la  peine  à  ceux  de  ses  gens  qui  dans  son 
habillement  et  dans  l'arrangement  de  ses  cheveux 
masquoient  ce  défaut  naturel  le  plus  qu'il  leur  étoit 
possible,  mais  bien  en  garde  de  lui  laisser  sentir 
qu'ils  aperçussent  ce  qui  étoit  si  visible.  Il  en  faut 
conclure  qu'il  n'est  pas  donné  à  l'homme  d'être  ici- 
bas  exactement  parfait. 

Tant  d'esprit,  et  une  telle  sorte  d'esprit,  joint  à 
une  telle  vivacité,  à  une  telle  sensibilité,  à  de  telles 
passions,  et  toutes  si  ardentes,  n'étoit  pas  d'une  édu- 
cation facile.  Le  duc  de  Beauvilliers,  qui  en  sentoit 
également  les  difficultés  et  les  conséquences,  s'y 
surpassa  lui-même  par  son  application,  sa  patience, 
la  variété  des  remèdes.  Peu  aidé  par  les  sous-gouver- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  225 

neurs,  il  se  secourut  de  tout  ce  qu'il  trouva  sous  sa 
main.  Fénelon,  Fleury,  sous-précepteur,  qui  a  donné 
une  si  belle  Histoire  deV 'Église, quelques  gentilshommes 
de  la  manche,  Moreau,  premier  valet  de  chambre, 
fort  au-dessus  de  son  état  sans  se  méconnoître,  quel- 
ques rares  valets  de  l'intérieur,  le  duc  de  Chevreuse 
seul  du  dehors,  tous  mis  en  œuvre  et  tous  en  même 
esprit,  travaillèrent  chacun  sous  la  direction  du 
gouverneur,  dont  l'art,  déployé  dans  un  récit,  feroit 
un  juste  ouvrage  également  curieux  et  instructif. 
Mais  Dieu,  qui  est  le  maître  des  cœurs,  et  dont  le 
divin  esprit  souffle  où  il  veut,  fit  de  ce  prince  un 
ouvrage  de  sa  droite,  et  entre  dix-huit  et  vingt  ans 
il  accomplit  son  œuvre.  De  cet  abîme  sortit  un  prince 
affable,  doux,  humain,  modéré,  patient,  modeste, 
pénitent,  et,  autant  et  quelquefois  au  delà  de  ce. 
que  son  état  pouvoit  comporter,  humble  et  austère 
pour  soi.  Tout  appliqué  à  ses  devoirs  et  les  com- 
prenant immenses,  il  ne  pensa  plus  qu'à  allier  les 
devoirs  de  fils  et  de  sujet  avec  ceux  auxquels  il  se 
voyoit  destiné.  La  brièveté  des  jours  faisoit  toute  sa 
douleur.  II  mit  toute  sa  force  et  sa  consolation  dans 
la  prière,  et  ses  préservatifs  en  de  pieuses  lectures. 
Son  goût  pour  les  sciences  abstraites,  sa  facilité  à  les 
pénétrer  lui  déroba  d'abord  un  temps  qu'il  reconnut 
bientôt  devoir  à  l'instruction  des  choses  de  son  état, 
et  à  la  bienséance  d'un  rang  destiné  à  régner,  et  à 
tenir  en  attendant  une  cour. 

L'apprentissage  de  la  dévotion  et  l'appréhension 
de  sa  foiblesse  pour  les  plaisirs  le  rendirent  d'abord 
sauvage.  La  vigilance  sur  lui-même,  à  qui  il  ne  pas- 
soit  rien  et  à  qui  il  croyoit  devoir  ne  rien  passer,  le 
renferma  dans  son  cabinet  comme  dans  un  asile 
impénétrable  aux  occasions.  Que  le  monde  est  étrange  ! 
il  l'eût  abhorré  dans  son  premier  état,  et  il  fut  tenté 
de  mépriser  le  second.  Le  prince  le  sentit,  et  le  sup- 

8 


226  SAINT-SIMON  : 

porta  ;  il  attacha  avec  joie  cette  sorte  d'opprobre 
à  la  croix  de  son  Sauveur,  pour  se  confondre  soi- 
même  dans  l'amer  souvenir  de  son  orgueil  passé. 
Ce  qui  lui  fut  de  plus  pénible,  il  le  trouva  dans  les 
traits  appesantis  de  sa  plus  intime  famille.  Le  roi, 
avec  sa  dévotion  et  sa  régularité  d'écorce,  vit  bientôt 
avec  un  secret  dépit  un  prince  de  cet  âge  censurer, 
sans  le  vouloir,  sa  vie  par  la  sienne,  se  refuser  un 
bureau  neuf  pour  donner  aux  pauvres  le  prix  qui  y 
étoit  destiné,  et  le  remercier  modestement  d'une 
dorure  nouvelle  dont  on  vouloit  rajeunir  son  petit 
appartement.  On  a  vu  combien  il  fut  piqué  de  son 
refus  trop  obstiné  de  se  trouver  à  un  bal  de  Marly  le 
jour  des  Rois.  Véritablement  ce  fut  la  faute  d'un 
novice.  Il  devoit  ce  respect,  tranchons  le  mot,  cette 
charitable  condescendance,  au  roi  son  grand-père,  de 
ne  l'irriter  pas  par  cet  étrange  contraste  ;  mais  au 
fond  et  en  soi  action  bien  grande  qui  l'exposoit  à 
toutes  les  suites  du  dégoût  de  soi  qu'il  donnoit  au 
roi,  et  aux  propos  d'une  cour  dont  le  roi  étoit  l'idole, 
et  qui  tournoit  en  ridicule  une  telle  singularité. 

Monseigneur  ne  lui  étoit  pas  une  épine  moins  aiguë  ; 
tout  livré  à  la  matière  et  à  autrui  dont  la  politique, 
je  dis  longtemps  ayant  les  complots  de  Flandre, 
redoutoit  déjà  ce  jeune  prince,  n'en  aperce  voit  que 
l'écorce  et  sa  rudesse,  et  s'en  aliénoit  comme  d'un 
censeur.  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  alarmée 
d'un  époux  si  austère,  n'oublioit  rien  pour  lui 
adoucir  les  mœurs.  Ses  charmes  dont  il  étoit  pénétré, 
la  politique  et  les  importunités  effrénées  des  jeunes 
dames  de  sa  suite  déguisées  en  cent  formes  diverses, 
l'appât  des  plaisirs  et  des  parties  auxquels  il  n'étoit 
rien  moins  qu'insensible,  tout  étoit  déployé  chaque 
jour.  Sui voient  dans  l'intérieur  des  cabinets  les  remon- 
trances de  la  dévote  fée  et  les  traits  piquants  du  roi, 
l'aliénation  de  Monseigneur  grossièrement  marquée, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  227 

les  préférences  malignes  de  sa  cour  intérieure,  et  les 
siennes  trop  naturelles  pour  M.  le  duc  de  Berry,  que 
son  aîné,  traité  là  en  étranger  qui  pèse,  voyoit  chéri 
et  attiré  avec  applaudissement.  Il  faut  une  âme  bien 
forte  pour  soutenir  de  telles  épreuves,  et  tous  les 
jours,  sans  en  être  ébranlé  ;  il  faut  être  puissamment 
soutenu  de  la  main  invisible  quand  tout  appui  se  re- 
fuse au  dehors,  et  qu'un  prince  de  ce  rang  se  voit 
livré  aux  dégoûts  des  siens  devant  qui  tout  fléchit, 
et  presque  au  mépris  d'une  cour  qui  n'étoit  plus 
retenue,  et  qui  avoit  une  secrète  frayeur  de  se  trouver 
un  jour  sous  ses  lois.  Cependant,  rentré  de  plus  en 
plus  en  lui-même  par  le  scrupule  de  déplaire  au  roi, 
de  rebuter  Monseigneur,  de  donner  aux  autres  de 
l'éloignement  de  la  vertu,  l'écorce  rude  et  dure  peu 
à  peu  s'adoucit,  mais  sans  intéresser  la  solidité  du 
tronc.  Il  comprit  enfin  ce  que  c'est  que  quitter  Dieu 
pour  Dieu,  et  que  la  pratique  fidèle  des  devoirs  pro- 
pres de  l'état  où  Dieu  a  mis  est  la  piété  solide,  qui 
lui  est  la  plus  agréable.  Il  se  mit  donc  à  s'appliquer 
presque  uniquement  aux  choses  qui  pou  voient  l'in- 
struire au  gouvernement  ;  il  se  prêta  plus  au  monde, 
il  le  fit  même  avec  tant  de  grâce  et  un  air  si  naturel, 
qu'on  sentit  bientôt  sa  raison  de  s'y  être  refusé,  et 
sa  peine  à  ne  faire  que  s'y  prêter,  et  le  monde  qui  se 
plaît  tant  à  être  aimé  commença  à  devenir  récon- 
ciliable. 

Il  réussit  fort  au  gré  des  troupes  en  sa  première 
campagne  en  Flandre  avec  le  maréchal  .de  Boufflers. 
Il  ne  plut  pas  moins  à  la  seconde,  où  il  prit  Brisach 
avec  le  maréchal  de  Tallard  ;  il  s'y  montra  partout 
fort  librement,  et  fort  au  delà  de  ce  que  vouloit 
Marsin,  qui  lui  avoit  été  donné  pour  son  mentor.  Il 
fallut  lui  cacher  le  projet  de  Landau  pour  le  faire 
revenir  à  la  cour,  qui  n'éclata  qu'ensuite.  Les  tristes 
conjonctures  des  années  suivantes  ne  permirent  pas 


228  SAINT-SIMON  : 

de  le  renvoyer  à  la  tête  des  armées.  A  la  fin  on  y 
crut  sa  présence  nécessaire  pour  les  ranimer,  et  y 
rétablir  la  discipline  perdue.  Ce  fut  en  1708.  On  a  vu 
l'horoscope  que  la  connoissance  des  intérêts  et  des 
intrigues  m'en  fit  faire  au  duc  de  Beauvilliers  dans 
les  jardins  de  Marly,  avant  que  la  déclaration  fût 
publique,  et  on  a  vu  l'incroyable  succès,  et  par  quels 
rapides  degrés  de  mensonges,  d'art,  de  hardiesse  dé- 
mesurée d'une  impudence  à  trahir  le  roi,  l'État,  la 
vérité  jusqu'alors  inouïe,  une  infernale  cabale,  la 
mieux  organisée  qui  fût  jamais,  effaça  ce  prince  dans 
le  royaume  dont  il  devoit  porter  la  couronne,  et  dans 
sa  maison  paternelle,  jusqu'à  rendre  odieux  et  dan- 
gereux d'y  dire  un  mot  en  sa  faveur.  Cette  monstru- 
euse anecdote  a  été  si  bien  expliquée  en  son  lieu  que  je 
ne  fais  que  la  rappeler  ici.  Une  épreuve  si  étrange- 
ment nouvelle  et  cruelle  étoit  bien  dure  à  un  prince 
qui  voyoit  tout  réuni  contre  lui,  et  qui  n'a  voit  pour 
soi  que  la  vérité  suffoquée  par  tous  les  prestiges  des 
magiciens  de  Pharaon  ;  il  la  sentit  dans  tout  son 
poids,  dans  toute  son  étendue,  dans  toutes  ses  pointes. 
Il  la  soutint  aussi  avec  toute  la  patience,  la  fermeté, 
et  surtout  avec  toute  la  charité  d'un  élu  qui  ne  voit 
que  Dieu  en  tout,  qui  s'humilie  sous  sa  main,  qui  se 
purifie  dans  le  creuset  que  cette  divine  main  lui  pré- 
sente, qui  lui  rend  grâces  de  tout,  qui  porte  la  ma- 
gnanimité jusqu'à  ne  vouloir  dire  ou  faire  que  très- 
précisément  ce  qu'il  se  doit,  à  l'État,  à  la  vérité,  et 
qui  est  telle.ment  en  garde  contre  l'humanité  qu'il 
demeure  bien  en  deçà  des  bornes  les  plus  justes  et 
les  plus  saintes. 

Tant  de  vertu  trouva  enfin  sa  récompense  dès  ce 
monde,  et  avec  d'autant  plus  de  pureté,  que  le  prince, 
bien  loin  d'y  contribuer,  se  tint  encore  fort  en  arrière. 
J'ai  assez  expliqué  tout  ce  qui  regarde  cette  pré- 
cieuse révolution,  [pour]  que  je  me  contente  ici  de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  229 

la  montrer,  et  que  les  ministres  et  la  cour  aux  pieds 
de  ce  prince  devenu  le  dépositaire  du  cœur  du  roi,  de 
son  autorité  dans  les  affaires  et  dans  les  grâces,  et  de 
ses  soins  pour  le  détail  du  gouvernement.  Ce  fut  alors 
qu'il  redoubla  plus  que  jamais  d'application  aux 
choses  du  gouvernement,  et  à  s'instruire  de  tout  ce 
qui  pouvoit  l'en  rendre  plus  capable.  Il  bannit  tout 
amusement  de  sciences  pour  partager  son  cabinet 
entre  la  prière  qu'il  abrégea,  et  l'instruction  qu'il 
multiplia  ;  et  le  dehors  entre  son  assiduité  auprès  du 
roi,  ses  soins  pour  Mme  de  Maintenon,  la  bienséance 
et  son  goût  pour  son  épouse,  et  l'attention  à  tenir 
une  cour,  et  à  s'y  rendre  accessible  et  aimable.  Plus 
le  roi  l' éleva,  plus  il  affecta  de  se  tenir  soumis  en 
sa  main,  plus  il  lui  montra  de  considération  et  de 
confiance,  plus  il  y  sut  répondre  par  le  sentiment,  la 
sagesse,  les  connoissances,  surtout  par  une  modéra- 
tion éloignée  de  tout  désir  et  de  toute  complaisance 
en  soi-même,  beaucoup  moins  de  la  plus  légère  pré- 
somption. Son  secret  et  celui  des  autres  fut  toujours 
impénétrable  chez  lui. 

Sa  confiance  en  son  confesseur  n'alloit  pas  jusqu'aux 
affaires  ;  j'en  ai  rapporté  deux  exemples  mémorables 
sur  deux  très-importantes  aux  jésuites  qu'ils  attirè- 
rent devant  le  roi,  contre  lesquels  il  fut  de  toutes  ses 
forces.  On  ne  sait  si  celle  qu'il  auroit  prise  en  M.  de 
Cambrai  auroit  été  plus  étendue  ;  on  n'en  peut  juger 
que  par  celle  qu'il  avoit  en  M.  de  Chevreuse,  et  plus 
en  M.  de  Beauvilliers  qu'en  qui  que  ce  fût.  On  peut 
dire  de  ces  deux  beaux-frères  qu'ils  n'étoient  qu'un 
cœur  et  qu'une  âme,  et  que  M.  de  Cambrai  en  étoit 
la  vie  et  le  mouvement  ;  leur  abandon  pour  lui  étoit 
sans  bornes,  leur  commerce  secret  étoit  continuel. 
Il  étoit  sans  cesse  consulté  sur  grandes  et  sur  petites 
choses,  publiques,  politiques,  domestiques  ;  leur  con- 
science de  plus  étoit  entre  ses  mains  ;   le  prince 


230  SAINT-SIMON  : 

ne  l'ignoroit  pas  ;  et  je  me  suis  toujours  persuadé, 
sans  néanmoins  aucune  notion  autre  que  présomp- 
tion, que  le  prince  même  le  consultoit  par  eux,  et 
que  c'étoit  par  eux  que  s'entretenoit  cette  amitié, 
cette  estime,  cette  confiance  pour  lui  si  haute  et  si 
connue.  Il  pouvoit  donc  compter,  et  il  comptoit 
sûrement  aussi  parler  et  entendre  tous  les  trois, 
quand  il  parloit  ou  écoutoit  l'un  d'eux.  Sa  confiance 
néanmoins  avoit  des  degrés  entre  les  deux  beaux- 
frères  ;  s'il  l'avoit  avec  abandon  pour  quelqu'un, 
c'étoit  certainement  pour  le  duc  de  Beauvilliers. 
Toutefois  il  y  avoit  des  choses  où  ce  duc  n'entamoit 
pas  son  sentiment,  par  exemple  beaucoup  de  celles 
de  la  cour  de  Rome,  d'autres  qui  regardoient  le  car- 
dinal de  Noailles,  quelques  autres  de  goût  et  d'affec- 
tions ;  c'est  ce  que  j'ai  vu  de  mes  yeux  et  ouï  de 
mes  oreilles. 

Je  ne  tenois  à  lui  que  par  M.  de  Beauvilliers,  et  je 
ne  crois  pas  faire  un  acte  d'humilité  de  dire  qu'en 
tous  sens  et  en  tous  genres,  j'étois  sans  aucune  pro- 
portion avec  lui.  Néanmoins  il  a  souvent  concerté 
avec  moi  pour  faire  ou  sonder,  ou  parler,  ou  inspirer, 
approcher,  écarter  de  ce  prince  par  moi,  pris  ses 
mesures  sur  ce  que  je  lui  disois  ;  et  plus  d'une  fois, 
lui  rendant  compte  de  mes  tête-à-tête  avec  le  prince, 
il  m'a  fait  répéter  de  surprise  des  choses  qu'il  m'a- 
vouoit  sur  lesquelles  il  ne  s' et  oit  jamais  tant  ouvert 
avec  lui,  et  d'autres  qu'il  ne  lui  avoit  jamais  dites.  Il 
est  vrai  que  celles-là  ont  été  rares,  mais  elles  ont  été, 
et  elles  ont  été  plus  d'une  fois.  Ce  n'est  pas  assuré- 
ment que  ce  prince  eût  en  moi  plus  de  confiance. 
J'en  serois  si  honteux,  et  pour  lui  et  pour  moi,  que, 
s'il  avoit  été  capable  d'une  si  lourde  faute,  je  me 
garderois  bien  de  la  laisser  sentir  ;  mais  je  m'étends 
sur  ce  détail  qui  n'a  pu  être  aperçu  que  de  moi,  pour 
rendre  témoignage  à  cette  vérité  :/que  la  confiance 


'       LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  231 

la  plus  entière  de  ce  prince,  et  la  plus  fondée  sur  tout 
ce  qui  la  peut  établir  et  la  rendre  toujours  durable, 
n'alla  jamais  jusqu'à  l'abandon,  et  à  une  transforma- 
tion qui  devient  trop  souvent  le  plus  grand  malheur 
des  rois,  des  cours,  des  peuples  et  des  États  même. 

Le  discernement  de  ce  prince  n'étoit  donc  point 
asservi,  mais  comme  l'abeille  il  recueilloit  la  plus  par- 
faite substance  des  plus  belles  et  des  meilleures  fleurs. 
Il  tâchoit  à  connoître  les  hommes,  à  tirer  d'eux  les 
instructions  et  les  lumières  qu'il  en  pou  voit  espérer. 
/Il  conféroit  quelquefois,  mais  rarement  avec  quel- 
ques-uns, mais  à  la  passade,  sur  des  matières  parti- 
culières ;  plus  rarement  en  secret  sur  des  éclaircisse- 
ments qu'il  jugeoit  nécessaires,  mais  sans  retour  et 
sans  habitude.  Je  n'ai  point  su,  et  cela  ne  m'auroit 
pas  échappé,  qu'il  travaillât  habituellement  avec 
personne  qu'avec  les  ministres,  et  le  duc  de  Che- 
vreuse  l'étoit,  et  avec  les  prélats  dont  j'ai  parlé  sur 
l'affaire  du  cardinal  de  Noailles.  Hors  ce  nombre, 
j'étois  le  seul  qui  eusse  ses  derrières  libres  et  fré- 
quents, soit  de  sa  part  ou  de  la  mienne.  Là,  il  décou- 
vrait son  âme  et  pour  le  présent  et  pour  l'avenir  avec 
confiance,  et  toutefois  avec  sagesse,  avec  retenue, 
avec  discrétion.  II  se  laissoit  aller  sur  les  plans  qu'il 
croyoit  nécessaires,  il  se  livroit  sur  les  choses  géné- 
rales, il  se  retenoit  sur  les  particulières,  et  plus  encore 
sur  les  particuliers  ;  mais,  comme  il  vouloit  sur  cela 
même  tirer  de  moi  tout  ce  qui  pou  voit  lui  servir,  je 
lui  donnois  adroitement  lieu  à  des  échappées,  et 
souvent  avec  succès,  par  la  confiance  qu'il  avoit  prise 
en  moi  de  plus  en  plus,  et  que  je  devois  toute  au  duc 
de  Beauvilliers,  et  en  sous-ordre  au  duc  de  Chevreuse, 
à  qui  je  ne  rendrois  pas  le  même  compte  qu'à  son  beau- 
frère,  mais  à  qui  je  ne  laissois  pas  de  m'ouvrir  fort 
souvent  comme  lui  à  moi. 

Un  volume  ne  décriroit  pas  suffisamment  ces  divers 


232  SAINT-SIMON  : 

tête-à-tête  entre  ce  prince  et  moi.  Quel  amour  du 
bien  !  quel  dépouillement  de  soi-même  !  quelles  re- 
cherches !  quels  fruits  !  quelle  pureté  d'objets,  oserai- 
je  le  dire,  quel  reflet  de  la  Divinité  dans  cette  âme 
candide,  simple,  forte,  qui,  autant  qu'il  leur  est 
donné  ici-bas,  en  avoit  conservé  l'image  !  On  y  sentoit 
briller  les  traits  d'une  éducation  également  laborieuse 
et  industrieuse,  également  savante,  sage,  chrétienne, 
et  les  réflexions  d'un  disciple  lumineux,  qui  étoit  né 
pour  le  commandement.  Là,  s'éclipsoient  les  scru- 
pules qui  le  dominoient  en  public.  Il  vouloit  savoir 
à  qui  il  avoit  et  à  qui  il  auroit  affaire  ;  il  mettoit  au 
jeu  le  premier  pour  profiter  d'un  tête-à-tête  sans  fard 
et  sans  intérêt.  Mais  que  le  tête-à-tête  avoit  de  vaste, 
et  que  les  charmes  qui  s'y  trouvoient  étoient  agités 
par  la  variété  où  le  prince  s'espaçoit  et  par  art,  et 
par  entraînement  de  curiosité,  et  par  la  soif  de 
savoir  !  De  l'un  à  l'autre  il  promenoit  son  homme 
sur  tant  de  matières,  sur  tant  de  choses,  de  gens  et 
de  faits,  que  qui  n'auroit  pas  eu  à  la  main  de  quoi 
le  satisfaire  en  seroit  sorti  bien  mal  content  de  soi, 
et  ne  l'auroit  pas  laissé  satisfait.  La  préparation  étoit 
également  imprévue  et  impossible.  C étoit  dans  ces 
impromptus  que  le  prince  cherchoit  à  puiser  des 
vérités  qui  ne  pou  voient  ainsi  rien  emprunter  d'ail- 
leurs, et  à  éprouver,  sur  des  connoissances  ainsi 
variées,  quel  fond  il  pou  voit  faire  en  ce  genre  sur 
le  choix  qu'il  avoit  fait. 

De  cette  façon,  son  homme,  qui  avoit  compté 
ordinairement  sur  une  matière  à  traiter  avec  lui,  et 
en  avoir  pour  un  quart  d'heure,  pour  une  demi- 
heure,  y  passoit  deux  heures  et  plus,  suivant  que  le 
temps  en  laissoit  plus  ou  moins  de  liberté  au  prince. 
Il  se  ramenoit  toujours  à  la  matière  qu'il  avoit  desti- 
née de  traiter  en  principal  ;  mais  à  travers  les  paren- 
thèses qu'il  présentoit,  et  qu'il  manioit  en  maître, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  233 

et  dont  quelques-unes  étoient  assez  souvent  son  prin- 
cipal objet.  Là,  nul  verbiage,  nul  compliment,  nulles 
louanges,  nulles  chevilles,  aucune  préface,  aucun 
conte,  pas  la  plus  légère  plaisanterie;  tout  objet, 
tout  dessein,  tout  serré,  substantiel,  au  fait,  au  but, 
rien  sans  raison,  sans  cause,  rien  par  amusement  et 
par  plaisir  ;  c'étoit  là  que  la  charité  générale  l'empor- 
toit  sur  la  charité  particulière,  et  que  ce  qui  étoit 
sur  le  compte  de  chacun  se  discutoit  exactement  ; 
c'étoit  là  que  les  plans,  les  arrangements,  les  change- 
ments, les  choix  se  formoient,  se  mûrissoient,  se  décou- 
vraient, souvent  tout  mâchés,  sans  le  paraître,  avec 
le  duc  de  Beauvilliers,  quelquefois  avec  lui  et  le  duc 
de  Chevreuse,  qui  néanmoins  étoient  tous  deux  en- 
semble très-rarement  avec  lui.  Quelquefois  encore 
il  y  avoit  de  la  réserve  pour  tous  les  deux  ou  pour 
l'un  ou  l'autre,  quoique  rare  pour  M.  de  Beauvilliers  ; 
mais  en  tout  et  partout  un  inviolable  secret  dans 
toute  sa  profondeur. 

Avec  tant  et  de  si  grandes  parties,  ce  prince  si 
admirable  ne  laissoit  pas  de  laisser  voir  un  recoin 
d'homme,  c'est-à-dire  quelques  défauts,  et  quelque- 
fois même  peu  décents  ;  et  c'est  ce  que,  avec  tant  de 
solide  et  de  grand,  on  avoit  peine  à  comprendre, 
parce  qu'on  ne  vouloit  pas  se  souvenir  qu'il  n'avoit 
été  que  vice  et  que  défaut,  ni  réfléchir  sur  le  pro- 
digieux changement,  et  ce  qu'il  avoit  dû  coûter,  qui 
en  avoit  fait  un  prince  déjà  si  proche  de  toute  per- 
fection qu'on  s'étonnoit,  en  le  voyant  de  près,  qu'il 
ne  l'eût  pas  encore  atteinte  jusqu'à  son  comble.  J'ai 
touché  ailleurs  quelques-uns  de  ces  légers  défauts, 
qui,  malgré  son  âge,  étoient  encore  des  enfances,  qui 
se  corrigeoient  assez  tous  les  jours  pour  faire  saine- 
ment augurer  que  bientôt  elles  disparoîtroient  toutes. 
Un  plus  important,  et  que  la  réflexion  et  l'expérience 
auraient  sûrement  guéri,  c'est  qu'il  étoit  quelquefois 


234  SAINT-SIMON  : 

des  personnes,  mais  rarement,  pour  qui  l'estime  et 
l'amitié  de  goût,  même  assez  familière,  ne  mar- 
choient  pas  de  compagnie.  Ses  scrupules,  ses  ma- 
laises, ses  petitesses  de  dévotion  diminuoient  tous 
les  jours,  et  tous  les  jours  il  croissoit  en  quelque  chose  ; 
surtout  il  étoit  bien  guéri  de  l'opinion  de  préférer 
pour  les  choix  la  piété  à  tout  autre  talent,  c'est-à-dire 
de  faire  un  ministre,  un  ambassadeur,  un  général 
plus  par  rapport  à  sa  piété  qu'à  sa  capacité  et  à  son 
expérience  ;  il  l' étoit  encore  sur  le  crédit  à  donner 
à  la  piété,  persuadé  qu'il  étoit  enfin  que  de  fort 
honnêtes  gens,  et  propres  à  beaucoup  de  choses,  le 
peuvent  être  sans  dévotion,  et  doivent  cependant 
être  mis  en  œuvre,  et  du  danger  encore  de  faire  des 
hypocrites.  » 

Comme  il  avoit  le  sentiment  fort  vif,  il  le  passoit 
aux  autres,  et  ne  les  en  aimoit  et  n'estimoit  pas 
moins.  Jamais  homme  si  amoureux  de  l'ordre  ni  qui 
le  connût  mieux,  ni  si  désireux  de  le  rétablir  en  tout, 
d'ôter  la  confusion,  et  de  mettre  gens  et  choses  en 
leurs  places.  Instruit  au  dernier  point  de  tout  ce 
qui  doit  régler  cet  ordre  par  maximes,  par  justice  et 
par  raison,  et  attentif,  avant  qu'il  fût  le  maître, 
de  rendre  à  l'âge,  au  mérite,  à  la  naissance,  au  rang, 
la  distinction  propre  à  chacune  de  ces  choses,  et  de 
la  marquer  en  toutes  occasions.  Ses  desseins  allon- 
geraient trop  ces  Mémoires.  Les  expliquer  seroit  un 
ouvrage  à  part,  mais  un  ouvrage  à  faire  mourir  de 
regrets.  Sans  entrer  dans  mille  détails  sur  le  com- 
ment, sur  les  personnes,  je  ne  puis  toutefois  m'en 
refuser  ici  quelque  chose  en  gros.  L'anéantissement 
de  la  noblesse  lui  étoit  odieux,  et  son  égalité  entre 
elle  insupportable.  Cette  dernière  nouveauté  qui  ne 
cédoit  qu'aux  dignités,  et  qui  confondoit  le  noble 
avec  le  gentilhomme,  et  ceux-ci  avec  les  seigneurs, 
lui  paroissoit  de  la  dernière  injustice,  et  ce  défaut 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  235 

de  gradation  une  cause  prochaine  [de  ruine]  et 
destructive  d'un  royaume  tout  militaire[ïl  se  sou- 
venoit  qu'il  n'avoit  dû  son  salut  dans  ses  plus  grands 
périls  sous  Philippe  de  Valois,  sous  Charles  V,  sous 
Charles  VII,  sous  Louis  XII,  sous  François  Ier,  sous 
ses  petit-fils,  sous  Henri  IV,  qu'à  cette  noblesse,  qui 
se  connoissoit  et  se  tenoit  dans  les  bornes  de  ses 
différences  réciproques,  qui  avoit  la  volonté  et  le 
moyen  de  marcher  au  secours  de  l'État,  par  bandes 
et  par  provinces,  sans  embarras  et  sans  confusion, 
parce  qu'aucun  n'étoit  sorti  de  son  état,  et  ne 
faisoit  difficulté  d'obéir  à  plus  grand  que  soi.  Il 
voyoit  au  contraire  ce  secours  éteint  par  les  con- 
traires ;  pas  un  qui  n'en  soit  venu  à  prétendre 
l'égalité  à  tout  autre,  par  conséquent  plus  rien 
d'organisé,  plus  de  commandement  et  plus  d'obéis- 
sance. / 

Quant  aux  moyens,  il  étoit  touché,  jusqu'au  plus 
profond  du  cœur,  de  la  ruine  de  la  noblesse,  des  voies 
prises  et  toujours  continuées  pour  l'y  réduire  et  l'y 
tenir,  de  l'abâtardissement  que  la  misère  et  le 
mélange  du  sang  par  les  continuelles  mésalliances 
nécessaires  pour  avoir  du  pain,  avoient  établi  dans 
les  courages  et  pour  valeur,  et  pour  vertu,  et  pour 
sentiments.  Il  étoit  indigné  de  voir  cette  noblesse 
françoise  si  célèbre,  si  illustre,  devenue  un  peuple 
presque  de  la  même  sorte  que  le  peuple  même,  et 
seulement  distinguée  de  lui  en  ce  que  le  peuple  a  la 
liberté  de  tout  travail,  de  tout  négoce,  des  armes 
même,  au  lieu  que  la  noblesse  est  devenue  un  autre 
peuple  qui  n'a  d'autre  choix  qu'une  mortelle  et 
ruineuse  oisiveté,  qui  par  son  inutilité  à  tout  la  rend 
à  charge  et  méprisée,  ou  d'aller  à  la  guerre  se  faire 
tuer,  à  travers  les  insultes  des  commis  des  secrétaires 
d'État,  et  des  secrétaires  des  intendants,  sans  que 
les  plus  grands  de  toute  cette  noblesse  par  leur 


236  SAINT-SIMON  : 

naissance,  et  par  les  dignités  qui,  sans  les  sortir  de 
son  ordre,  les  met  au-dessus  d'elle,  puissent  éviter 
ce  même  sort  d'inutilité,  ni  les  dégoûts  des  maîtres 
de  la  plume  lorsqu'ils  servent  dans  les  armées.  Sur- 
tout il  ne  pou  voit  se  contenir  contre  l'injure  faite 
aux  armes,  par  lesquelles  cette  monarchie  s'est  fon- 
dée et  maintenue,  qu'un  officier  vétéran,  souvent 
couvert  de  blessures,  même  lieutenant  général  des 
armées,  retiré  chez  soi  avec  estime,  réputation,  pen- 
sion même,  y  soit  réellement  mis  à  la  taille  avec 
tous  les  autres  paysans  de  sa  paroisse,  s'il  n'est  pas 
noble,  par  eux  et  comme  eux,  et  comme  je  l'ai  vu 
arriver  à  d'anciens  capitaines  chevaliers  de  Saint- 
Louis  et  à  pension,  sans  remède  pour  les  en  exempter, 
tandis  que  les  exemptions  sont  sans  nombre  pour  les 
plus  vils  emplois  de  la  petite  robe  et  de  la  finance, 
même  après  les  avoir  vendus,  et  quelquefois  héré- 
ditaires. 

Ce  prince  ne  pouvoit  s'accoutumer  qu'on  ne  pût 
parvenir  à  gouverner  l'État  en  tout  ou  en  partie, 
si  on  n'avoit  été  maître  des  requêtes,  et  que  ce  fût 
entre  les  mains  de  la  jeunesse  de  cette  magistrature 
que  toutes  les  provinces  fussent  remises  pour  les 
gouverner  en  tout  genre,  et  seuls,  chacun  la  sienne 
à  sa  pleine  et  entière  discrétion,  avec  un  pouvoir 
infiniment  plus  grand,  et  une  autorité  plus  libre  et 
plus  entière,  sans  nulle  comparaison,  que  les  gouver- 
neurs de  ces  provinces  en  avoient  jamais  eue,  qu'on 
avoit  pourtant  voulu  si  bien  abattre  qu'il  ne  leur 
en  étoit  resté  que  le  nom  et  les  appointements  uniques, 
et  il  ne  trouvoit  pas  moins  scandaleux  que  le  com- 
mandement de  quelques  provinces  fût  joint  et  quel- 
quefois attaché  à  la  place  du  chef  du  parlement  de 
la  même  province,  en  absence  du  gouverneur  et  du 
lieutenant  général  en  titre,  laquelle  étoit  nécessaire- 
ment continuelle,   avec  le  même  pouvoir  sur  les 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  237 

troupes  qu'eux.  Je  ne  répéterai  point  ce  qu'il  pen- 
soit  sur  le  pouvoir  et  sur  l'élévation  des  secrétaires 
d'État,  des  autres  ministres,  et  la  forme  de  leur 
gouvernement.  On  l'a  vu  il  n'y  a  pas  longtemps, 
comme  sur  le  dixième  on  a  vu  ce  qu'il  pensoit  et 
sentoit  sur  la  finance  et  les  financiers.  Le  nombre 
immense  de  gens  employés  à  lever  et  à  percevoir 
les  impositions  ordinaires  et  extraordinaires,  et  la 
manière  de  les  lever  ;  la  multitude  énorme  d'offices 
et  d'officiers  de  justice  de  toute  espèce  ;  celle  des 
procès,  des  chicanes,  des  frais;  l'iniquité  de  la 
prolongation  des  affaires,  les  ruines  et  les  cruautés 
qui  s'y  commettent  étoient  des  objets  d'une  im- 
patience qui  lui  inspiroit  presque  celle  d'être  en 
pouvoir  d'y  remédier. 

La  comparaison  qu'il  faisoit  des  pays  d'états 
avec  les  autres  lui  avoit  donné  la  pensée  de  partager 
le  royaume  en  parties,  autant  qu'il  se  pourroit, 
égales  pour  la  richesse,  de  faire  administrer  cha- 
cune par  ses  états,  de  les  simplifier  tous  extrêmement 
pour  en  bannir  la  cohue  et  le  désordre,  et  d'un  ex- 
trait aussi  fort  simplifié  de  tous  ces  états  des  pro- 
vinces en  former  quelquefois  des  états  généraux  du 
royaume.  Je  n'ose  achever  un  grand. mot,  un  mot 
d'un  prince  pénétré  :  «  qu'un  roi  est  fait  pour  les 
sujets,  et  non  les  sujets  pour  lui,  »  comme  il  ne  se 
contraignoit  pas  de  le  dire  en  public,  et  jusque  dans 
le  salon  de  Marly,  un  mot  enfin  de  père  de  la  patrie, 
mais  un  mot  qui  hors  de  son  règne,  que  Dieu  n'a 
pas  permis,  seroit  le  plus  affreux  blasphème.  Pour 
en  revenir  aux  états  généraux,  ce  n'étoit  pas  qu'il 
leur  crût  aucune  sorte  de  pouvoir.  Il  étoit.trop  in- 
struit pour  ignorer  que  ce  corps,  tout  auguste  que 
sa  représentation  le  rende,  n'est  qu'un  corps  de 
plaignants,  de  remontrants,  et  quand  il  plaît  au 
roi  de  le  lui  permettre,  un  corps  de  proposants. 


238  SAINT-SIMON  : 

Mais  ce  prince,  qui  se  seroit  plu  dans  le  sein  de  sa 
nation  rassemblée,  croyoit  trouver  des  avantages 
infinis  d'y  être  informé  des  maux  et  des  remèdes 
par  des  députés  qui  connoîtroient  les  premiers  par 
expérience,  et  de  consulter  les  derniers  avec  ceux 
sur  qui  ils  dévoient  porter.  Mais  dans  ces  états  il 
n'en  vouloit  connoître  que  trois,  et  laissoit  ferme- 
ment dans  le  troisième  celui  qui  si  nouvellement  a 
paru  vouloir  s'en  tirer. 

A  l'égard  des  rangs,  des  dignités  et  des  charges, 
on  a  vu  que  les  rangs  étrangers,  ou  prétendus  tels, 
n'étoient  pas  dans  son  goût  et  dans  ses  maximes, 
et  ce  qui  en  étoit  pour  la  règle  des  rangs.  Il  n'étoit 
pas  plus  favorable  aux  dignités  étrangères.  Son  des- 
sein aussi  n'étoit  pas  de  multiplier  les  premières  di- 
gnités du  royaume.  Il  vouloit  néanmoins  favoriser  la 
première  noblesse  par  des  distinctions.  Il  sentoit  com- 
bien elles  étoient  impossibles  et  irritantes  par  nais- 
sance entre  les  vrais  seigneurs,  et  il  étoit  choqué  qu'il 
n'y  eût  ni  distinctions  ni  récompense  à  leur  donner, 
que  les  premières  et  le  comble  de  toutes.  Il  pensoit 
donc,  à  l'exemple,  mais  non  sur  le  modèle  de  l'An- 
gleterre, à  des  dignités  moindres  en  tout  que  celles 
de  ducs  :  les  unes  héréditaires  et  de  divers  degrés, 
avec  leurs  rangs  et  leurs  distinctions  propres  ;  les 
autres  à  vie  sur  le  modèle,  en  leur  manière,  des 
ducs  non  vérifiés  ou  à  brevet.  Le  militaire  en  auroit 
eu  aussi,  dans  le  même  dessein  et  par  la  même 
raison,  au-dessous  des  maréchaux  de  France.  L'ordre 
de  Saint-Louis  auroit  été  beaucoup  moins  commun, 
et  celui  de  Saint-Michel  tiré  de  la  boue  où  on  l'a  jeté, 
et  remis  en  honneur  pour  rendre  plus  réservé  celui 
de  l'ordre  du  Saint-Esprit.  Pour  les  charges,  il  ne 
comprenoit  pas  comment  le  roi  avoit  eu  pour  ses 
ministres  la  complaisance  de  laisser  tomber  les  pre- 
mières après  les  grandes  de  sa  cour  dans  l'abjection 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  239 

où  de  Tune  à  l'autre  toutes  sont  tombées.  Le  Dauphin 
auroit  pris  plaisir  d'y  être  servi  et  environné  par 
de  véritables  seigneurs,  et  il  auroit  illustré  d'autres 
charges  moindres,  et  ajouté  quelques-unes  de  nou- 
veau pour  des  personnes  de  qualité  moins  distin- 
guées. Ce  tout  ensemble,  qui  eût  décoré  sa  cour  et 
l'État,  lui  auroit  fourni  beaucoup  plus  de  récom- 
penses. Mais  il  n'aimoit  pas  les  perpétuelles,  que  la 
même  charge,  le  même  gouvernement  devînt  comme 
patrimoine  par  l'habitude  de  passer  toujours  de 
père  en  fils.  Son  projet  de  libérer  peu  à  peu  toutes 
les  charges  de  cour  et  de  guerre,  pour  en  ôter  à 
toujours  la  vénalité,  n'étoit  pas  favorable  aux  bre- 
vets de  retenue  ni  aux  survivances,  qui  ne  laissoient 
rien  aux  jeunes  gens  à  prétendre  ni  à  désirer. . 

Quant  à  la  guerre,  il  ne  pouvoit  goûter  l'ordre  du  t 
tableau  que  Louvois  a  introduit  pour  son  autorité 
particulière,  pour  confondre  qualité,  mérite  et 
néant,  et  pour  rendre  peuple  tout  ce  qui  sert.  Ce 
prince  regardoit  cette  invention  comme  la  destruc- 
tion de  l'émulation,  par  conséquent  du  désir  de 
s'appliquer,  d'apprendre,  et  de  faire,  comme  la  cause 
de  ces  immenses  promotions  qui  font  des  officiers 
généraux  sans  nombre,  qu'on  ne  peut  pour  la  plu- 
part employer  ni  récompenser,  et  parmi  lesquels  on 
en  trouve  si  peu  qui  aient  de  la  capacité  et  du  talent, 
ce  qui  remonte  enfin  jusqu'à  ceux  qu'il  faut  bien 
faire  maréchaux  de  France,  et  entre  ces  derniers 
jusqu'aux  généraux  des  armées,  et  dont  l'État 
éprouve  les  funestes  suites,  surtout  depuis  le  com- 
mencement de  ce  siècle,  parce  que  ceux  qui  ont 
précédé  cet  établissement  n'étoient  déjà  plus  ou 
hors  d'état  de  servir. 

Cette  grande  et  sainte  maxime  :  que  les  rois  sont 
faits  pour  leurs  peuples  et  non  les  peuples  pour  les 
rois  ni  aux  rois,  étoit  si  avant  imprimée  en  son  âme 


240  SAINT-SIMON  : 

qu'elle  lui  avoit  rendu  le  luxe  et  la  guerre  odieuse. 
C'est  ce  qui  le  faisoit  quelquefois  expliquer  trop 
vivement  sur  la  dernière,  emporté  par  une  vérité 
trop  dure  pour  les  oreilles  du  monde,  qui  a  fait 
quelquefois  dire  sinistrement  qu'il  n'aimoit  pas  la 
guerre.  Sa  justice  et  oit  munie  de  ce  bandeau  im- 
pénétrable qui  en  fait  toute  la  sûreté.  Il  se  donnoit 
la  peine  d'étudier  les  affaires  qui  se  présentoient  à 
juger  devant  le  roi  aux  conseils  de  finance  et  des 
dépêches  ;  et,  si  elles  étoient  grandes,  il  y  travail- 
loit  avec  les  gens  du  métier,  dont  il  puisoit  des  con- 
noissances,  sans  se  rendre  esclave  de  leurs  opinions. 
Il  communioit  au  moins  tous  les  quinze  jours  avec 
un  recueillement  et  un  abaissement  qui  frappoit, 
toujours  en  collier  de  l'ordre  et  en  rabat  et  man- 
teau court.  Il  voyoit  son  confesseur  jésuite  une  ou 
deux  fois  la  semaine,  et  quelquefois  fort  longtemps, 
ce  qu'il  abrégea  beaucoup  dans  la  suite,  quoiqu'il 
approchât  plus  souvent  de  la  communion. 

Sa  conversation  et  oit  aimable,  tant  qu'il  pouvoit 
solide,  et  par  goût  ;  toujours  mesurée  à  ceux  avec 
qui  il  parloit.  Il  se  délassoit  volontiers  à  la  prome- 
nade :  c'étoit  là  où  ses  [qualités]  paroissoient  le  plus. 
'S'il  s'y  trou  voit  quelqu'un  avec  qui  il  pût  parler  de 
sciences,  c'étoit  son  plaisir,  mais  plaisir  modeste,  et 
seulement  pour  s'amuser  et  s'instruire  en  dissertant 
quelque  peu,  et  en  écoutant  davantage.  Mais  ce 
qu'il  y  cherchoit  le  plus  c'étoit  l'utile,  des  gens  à  faire 
parler  sur  la  guerre  et  les  places,  sur  la  marine  et  le 
commerce,  sur  les  pays  et  les  cours  étrangères,  quel- 
quefois sur  des  faits  particuliers  mais  publics,  et 
sur  des  points  d'histoire  ou  des  guerres  passées  depuis 
longtemps.  Ces  promenades,  qui  l'instruisoient  beau- 
coup, lui  concilioient  les  esprits,  les  cœurs,  l'admira- 
tion, les  plus  grandes  espérances.  Il  avoit  mis  à  la 
place  des  spectacles,  qu'il  s'étoit  retranchés  depuis 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  241 

fort  longtemps,  un  petit  jeu  où  les  plus  médiocres 
bourses  pou  voient  atteindre,  pour  pouvoir  varier  et 
partager  l'honneur  de  jouer  avec  lui,  et  se  rendre 
cependant  visible  à  tout  le  monde.  Il  fut  toujours 
sensible  au  plaisir  de  la  table  et  de  la  chasse.  Il  se 
laissoit  aller  à  la  dernière  avec  moins  de  scrupule, 
mais  il  craignoit  son  foible  pour  l'autre,  et  il  y  étoit 
d'excellente  compagnie  quand  il  s'y  laissoit  aller. 

Il  connoissoit  le  roi  parfaitement,  il  le  respectoit, 
et  sur  la  fin  il  l'aimoit  en  fils,  et  lui  faisoit  une  cour 
attentive  de  sujet,  mais  qui  sentoit  quel  il  étoit. 
Il  cultivoit  Mme  de  Maintenon  avec  les  égards  que 
leur  situation  demandoit.  Tant  que  Monseigneur 
vécut,  il  lui  rendoit  tout  ce  qu'il  devoit  avec  soin. 
On  y  sentoit  la  contrainte,  encore  plus  avec  Mlle 
Choin,  et  le  malaise  avec  tout  cet  intérieur  de  Meu- 
don.  On  en  a  tant  expliqué  les  causes  qu'on  n'y 
reviendra  pas  ici.  Le  prince  admiroit,  autant  pour 
le  moins  que  tout  le  monde,  que  Monseigneur,  qui, 
tout  matériel  qu'il  étoit,  avoit  beaucoup  de  gloire, 
n'avoit  jamais  pu  s'accoutumer  à  Mme  de  Mainte- 
non,  ne  la  voyoit  que  par  bienséance,  et  le  moins 
encore  qu'il  pouvoit,  et  toutefois  avoit  aussi  en 
Mlle  Choin  sa  Maintenon  autant  que  le  roi  avoit 
la  sienne,  et  ne  lui  asservissoit  pas  moins  ses  en- 
fants que  le  roi  les  siens  à  Mme  de  Maintenon.  Il 
aimoit  les  princes  ses  frères  avec  tendresse,  et  son 
épouse  avec  la  plus  grande  passion.  La  douleur  de 
sa  perte  pénétra  ses  plus  intimes  moelles.  La  piété 
y  surnagea  par  les  plus  prodigieux  efforts.  Le  sacri- 
fice fut  entier,  mais  il  fut  sanglant.  Dans  cette  ter- 
rible affliction  rien  de  bas,  rien  de  petit,  rien  d'in- 
décent. On  voyoit  un  homme  hors  de  soi,  qui  s'ex- 
torquoit  une  surface  unie,  et  qui  y  succomboit. 
Les  jours  en  furent  tôt  abrégés.  Il  fut  le  même  dans 
sa  maladie.  Il  ne  crut  point  en  relever,  il  en  rai- 


242  SAINT-SIMON  : 


sonnoit  avec  ses  médecins  ;  dans  cette  opinion,  il 
ne  cacha  pas  sur  quoi  elle  étoit  fondée  ;  on  l'a  dit 
il  n'y  a  pas  longtemps,  et  tout  ce  qu'il  sentit  depuis 
le  premier  jour  jusqu'au  dernier  l'y  confirma  de  plus 
en  plus.  Quelle  épouvantable  conviction  de  la  fin 
de  son  épouse  et  de  la  sienne  !  mais,  grand  Dieu  ! 
quel  spectacle  vous  donnâtes  en  lui,  et  que  n'est- 
il  permis  encore  d'en  révéler  des  parties  également 
secrètes,  et  si  sublimes  qu'il  n'y  a  que  vous  qui  les 
puissiez  donner  et  en  connoître  tout  le  prix  !  quelle 
imitation  de  Jésus-Christ  sur  la  croix  !  on  ne  dit 
pas  seulement  à  l'égard  de  la  mort  et  des  souffrances, 
elle  s'éleva  bien  au-dessus.  Quelles  tendres,  mais 
tranquilles  vues  !  quel  surcroît  de  détachement  ! 
quels  vifs  élans  d'actions  de  grâces  d'être  préservé 
du  sceptre  et  du  compte  qu'il  en  faut  rendre  !  quelle 
soumission,  et  combien  parfaite  !  quel  ardent  amour 
de  Dieu  !  quel  perçant  regard  sur  son  néant  et  ses 
péchés  !  quelle  magnifique  idée  de  l'infinie  miséri- 
corde !  quelle  religieuse  et  humble  crainte  !  quelle 
tempérée  confiance  !  quelle  sage  paix  !  quelles  lec- 
tures !  quelles  prières  continuelles  !  quel  ardent 
désir  des  derniers  sacrements  !  quel  profond  recueil- 
lement !  quelle  invincible  patience  !  quelle  douceur, 
quelle  constante  bonté  pour  tout  ce  qui  l'approchoit  ! 
quelle  charité  pure  qui  le  pressoit  d'aller  à  Dieu  ! 
La  France  tomba  enfin  sous  ce  dernier  châtiment  ; 
Dieu  lui  montra  un  prince  qu'elle  ne  méritoit  pas. 
La  terre  n'en  étoit  pas  digne,  il  étoit  mûr  déjà  pour 
la  bienheureuse  éternité. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  243 

XXXII.  —  APRÈS  LA  MORT  DU  DAUPHIN 

J'ai  omis  ce  qui  se  passa  au  réveil  du  roi  à  la 
mort  de  Mgr  le  Dauphin,  parce  que  ce  ne  fut  que 
la  répétition  parfaite  de  ce  qui  s'y  passa  à  la  mort 
de  Mme  la  Dauphine,  qui  a  été  raconté.  Le  roi  em- 
brassa tendrement  M.  le  duc  de  Berry  à  plusieurs 
reprises,  lui  disant  :  «  Je  n'ai  donc  plus  que  vous.  » 
Ce  prince  étoit  fondu  en  larmes;  on  ne  peut  être 
plus  amèrement  ni  plus  longtemps  affligé  qu'il  le  fut. 
Mme  la  duchesse  de  Berry  n'osa  s'échapper.  Elle  tint 
assez  honnête  contenance.  Au  fond  sa  joie  étoit  ex- 
trême de  se  voir  elle  et  son  époux  les  premiers.  L'af- 
fliction et  l'horreur  de  ces  coups  redoublés  furent 
inconcevables  en  Espagne. 

A  la  mort  de  la  reine,  de  la  Dauphine  de  Bavière, 
de  Monsieur,  en  un  mot  à  toutes  ces  grandes  obsè- 
ques, excepté  à  la  mort  de  Monseigneur,  à  cause  de 
la  petite  vérole  qui  l'avoit  emporté,  tous  les  fils  de 
France  suivis  de  tous  les  princes  du  sang  et  de  tous 
les  ducs  avoient  été  en  cérémonie,  tous  ensemble, 
donner  l'eau  bénite  ;  et  pareillement  ensemble  les 
filles  et  petites-filles  de  France,  suivies  des  princesses 
du  sang  et  des  duchesses.  Les  cœurs  et  les  corps 
avoient  été  accompagnés  de  princes  du  sang  et  de 
ducs,  et  pour  les  princesses  de  beaucoup  de  princesses, 
de  duchesses  et  de  princesses  étrangères,  et  de  dames 
de  qualité  en  plusieurs  carrosses  ;  et  les  corps  avoient 
été  gardés  longtemps  avant  d'être  portés  à  Saint- 
Denis.  En  celles-ci,  quoique  doubles,  et  par  consé- 
quent plus  nombreuses  et  plus  solennelles,  puisqu'on 
devoit  faire  autant  pour  chaque  corps  que  s'il  n'y 
en  avoit  eu  qu'un,  et  que  cela  doubloit  tous  les  accom- 
pagnements, on  ne  fit  qu'une  légère  image  de  ce  qui 
s'étoit  toujours  pratiqué  pour  un  seul,  tant  pour  la 


244  SAINT-SIMON  : 

durée  de  la  garde  avant  le  transport,  que  pour  l'eau 
bénite  des  deux  corps  à  part,  et  pour  les  convois 
des  deux  coeurs  ensemble,  et  après  des  deux  corps 
ensemble.  Le  genre  de  ces  étranges  morts  en  fut 
en  gros  la  vraie  cause,  et  la  hâte  de  débarrasser 
le  roi  à  Versailles,  et  qu'il  eut  lui-même  de 
n'avoir  plus  à  ouïr  parler  de  choses  si  doulou- 
reuses, et  de  n'entretenir  pas  l'excitation  des 
propos,  fit  abréger  tout  et  diminuer  tout,  et  pour 
les  cérémonies  et  pour  le  nombre  des  personnes  qui 
y  dévoient  assister.  Il  n'y  parut  ni  fils  de  France  ni 
prince  du  sang,  mais  le  roi  ne  laissa  pas  d'avoir  soin, 
malgré  toute  sa  douleur  et  ses  poignantes  inquié- 
tudes, d'y  en  faire  jouer  le  personnage  à  ses  deux 
fils  naturels  :  l'un  au  convoi  des  corps,  l'autre  à 
l'eau  bénite  de  la  Dauphine,  à  la  suite  de  Madame 
et  de  M.  le  duc  d'Orléans  et  de  trois  princesses  du 
sang  seulement. 

C'est  la  première  fois  que  les  hommes  et  les 
femmes  aient  été  ensemble  donner  l'eau  bénite  en 
cérémonie.  M.  le  duc  d'Orléans  unique  en  retourna 
donner  en  cérémonie  au  Dauphin  ;  l'autre  avoit  été 
pour  la  Dauphine  seule  avant  que  le  corps  du 
Dauphin  fût  mis  auprès  du  sien.  C'étoit  séparé- 
ment à  M.  le  duc  et  à  Mme  la  duchesse  de  Berry  à 
conduire  les  eaux  bénites  ;  ils  dévoient  être  séparé- 
ment suivis  de  Madame  et  de  M.  le  duc  d'Orléans, 
de  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  de  tout  le  sang  royal, 
des  ducs  et  duchesses,  et  depuis  un  temps  de  la 
maison  de  Lorraine.  Jusqu'alors  cela  s'étoit  passé 
ainsi  à  la  reine,  a  la  Dauphine  de  Bavière,  à  Monsieur  ; 
je  ne  doute  pas  aussi  à  sa  première  épouse.  Il  est 
vrai  qu'à  Monsieur,  sous  prétexte  de  cette  com- 
pétence des  ducs  avec  la  maison  de  Lorraine  que  le 
roi  aimoit  tant,  il  ne  voulut  pas  qu'aucun  d'eux  y 
allât  en  cérémonie  ;  mais  leurs  femmes  y  furent  avec 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  245 

les  princesses  du  sang,  à  la  suite  de  Mme  la  ducnesse 
de  Bourgogne,  où  il  se  passa  ce  que  j'ai  raconté 
alors.  Le  cortège  des  deux  cœurs  fut  mêlé,  et  tout  aussi 
court  et  singulier  :  trois  princesses  du  sang  pour 
l'un,  ce  devoit  être  une  fille  de  France  avec  elles,  et 
des  duchesses  avec  pour  l'autre  au  lieu  d'un  fils 
de  France,  de  deux  princes  du  sang  et  de  quelques 
ducs,  M.  du  Maine  unique  ;  au  convoi  des  corps, 
M.  le  duc  d'Orléans  seul  de  tout  le  sang  royal,  avec 
un  mélange  de  charges  pour  tout  accompagnement 
dans  le  carrosse  où  il  étoit,  et  deux  ducs,  dont  l'un 
encore  étoit  premier  gentilhomme  de  la  chambre 
et  en  avoit  servi  en  ces  cérémonies,  l'autre  pouvoit 
être  regardé  comme  menin.  Pour  la  Dauphine, 
quatre  princesses  du  sang,  sans  fille  ni  petite-fille 
de  France,  et  sans  duchesses  ni  Lorraines  ni  dames 
de  qualité,  et  un  seul  carrosse  après  le  leur,  pour  les 
dames  du  palais.  Rien  ne  fut  jamais  si  court,  ni 
si  baroque,  jusque-là  que  la  maison  même  de  la 
Dauphine  ni  les  menins  ne  donnèrent  point  d'eau 
bénite  en  cérémonie,  c'est-à-dire  un  premier  gentil- 
homme de  la  chambre  à  la  tête  des  menins,  la  dame 
d'honneur  à  la  tête  des  dames  de  Mme  la  Dauphine, 
et  le  chevalier  d'honneur  à  la  tête  des  officiers  pre- 
miers et  principaux  de  la  maison.  A  l'égard  de 
Monseigneur,  pour  lequel  il  ne  s'observa  pas  la  moin- 
dre cérémonie,  la  petite  vérole  dont  il  mourut  en 
fut  la  juste  raison. 

Pour  comble  de  singularité,  le  roi  qui  avoit  voulu, 
à  la  mort  de  Monseigneur,  que  les  personnes  qui 
drapent  lorsqu'il  drape,  drapassent  quoiqu'il  ne 
portât  point  ce  deuil,  ne  voulut  point  que  personne 
drapât  pour  M.  [le  Dauphin]  et  Mme  la  Dauphine, 
excepté  M.  le  duc  et  Mme  la  duchesse  de  Berry. 
Comme  leur  maison  drapoit  à  cause  d'eux,  cela  fit 
une  question  sur  Mme  de  Saint-Simon,   qui  pré- 


246  SAINT-SIMON  : 

tendoit  ne  point  draper,  et  eux  désiroient  qu'elle 
drapât,  et  s'appuyoient  sur  l'exemple  des  duchesses 
de  Ventadour  et  de  Brancas,  chez  Madame.  On  y 
répondoit  que  celles-là,  étant  séparées  de  corps  et 
de  biens  d'avec  leurs  maris,  avoient  leurs  équipages 
à  elles,  au  lieu  que  Mme  de  Saint-Simon  et  moi 
vivions  et  avions  toujours  vécu  ensemble,  qui  est  le 
cas  que  les  équipages  de  la  femme  appartiennent 
au  mari.  Là-dessus,  grande  négociation.  Ils  prenoient 
cette  draperie  à  l'honneur.  M.  [le  duc]  et  Mme  la 
duchesse  de  Berry  nous  la  demandèrent  avec  tant 
d'instance,  par  amitié,  comme  une  chose  qui  les 
touchoit  sensiblement,  qu'il  fallut  enfin  avoir  cette 
complaisance.  Tellement  que  notre  maison  fut  mi- 
partie  :  tout  ce  qui  étoit  à  moi  ou  en  commun  sans 
deuil,  et  en  noir  tout  ce  qui  étoit  à  Mme  de  Saint- 
Simon,  ce  qui  étoit  fort  ridicule. 

M.  de  Beauvilliers  étoit  malade  dans  son  lit  à 
Versailles,  et  il  étoit  à  sa  maison  de  la  ville  pour 
être  plus  en  repos  au  bas  de  la  rue  de  l'Orangerie. 
Il  seroit  difficile  de  comprendre  l'excès  de  sa  douleur, 
ni  la  grandeur  de  sa  piété,  de  sa  résignation,  de  son 
courage.  Je  n'ai  rien  vu  de  si  difficile  à  décrire,  de 
plus  impossible  à  atteindre,  de  comparable  à  ad- 
mirer. Le  jour  de  la  mort  de  notre  Dauphin,  je 
ne  sortis  qu'un  instant  de  chez  moi,  où  je  m'étois 
barricadé  pour  joindre  le  roi  à  sa  promenade  dans  les 
jardins,  qui  passa  l'après-dînée  à  portée  de  mon 
pavillon.  La  curiosité  y  eut  part.  Le  dépit  de  le  voir 
presqu'à  son  ordinaire  ne  put  soutenir  cette  pro- 
menade qu'un  instant.  On  emportoit  alors  le  corps  du 
Dauphin,  j'en  aperçus  de  loin  quelque  chose.  Je  me 
rejetai  chez  moi,  d'où  je  ne  sortis  presque  plus  du 
reste  du  voyage,  que  pour  aller  passer  les  après- 
dînées  auprès  du  duc  de  Beauvilliers,  enfermé  chez 
lux  où  il  ne  laissoit  entrer  presque  personne.  J'avoue 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  247 

que  je  faisois  le  détour  entre  le  canal  et  les  jardins  de 
Versailles,  pour  arriver  à  l'hôtel  de  Beauvilliers  par 
la  porte  de  l'Orangerie  qu'il  joignoit,  pour  me  dérober 
à  la  vue  de  ce  qui  paroissoit  de  funèbre,  dont  aucun 
devoir  ne  me  put  faire  approcher.  Je  conviens  de  la 
foiblesse.  Je  n'étois  soutenu  ni  de  la  piété  supérieure 
à  tout  du  duc  de  Beauvilliers,  ni  d'une  semblable 
à  celle  de  Mme  de  Saint-Simon,  qui  toutefois  n'en 
souffroient  pas  moins.  La  vérité  est  que  j'étois  au 
désespoir.  A  qui  saura  où  j'en  étois  arrivé,  cet  état 
paraîtra  moins  étrange  que  d'avoir  pu  supporter  un 
malheur  si  complet.  Je  l'essuyois  précisément  au 
même  âge  où  étoit  mon  père  quand  il  perdit  Louis 
XIII  ;  au  moins  en  avoit-il  grandement  joui,  et  moi, 
Gustavi  paululum  mellis,  et  ecce  morior  !  Ce  n' étoit 
pas  tout  encore. 

Il  y  avoit  dans  la  cassette  du  Dauphin  des  mé- 
moires qu'il  m'avoit  demandés.  Je  les  avois  faits  en 
toute  confiance,  lui  les  avoit  gardés  de  même.  J'y 
étois  donc  parfaitement  reconnoissable.  Il  y  en  avoit 
même  un  fort  long  de  ma  main,  qui  seul  eût  suffi 
pour  me  perdre  sans  espérance  de  retour  auprès  du 
roi.  On  n'imagine  point  de  pareilles  catastrophes.  Le 
roi  connoissoit  mon  écriture  ;  il  ne  connoissoit  pas 
de  même  ma  façon  de  penser,  mais  il  s'en  doutoit 
à  peu  près.  J'y  avois  donné  lieu  quelquefois,  et  de 
bons  amis  de  cour  y  avoient  suppléé  de  leur  mieux. 
Ce  péril  ne  laissoit  pas  de  regarder  assez  directement 
le  duc  de  Beauvilliers,  un  peu  plus  au  lointain  le  duc 
de  Chevreuse.  Le  roi  qui  par  ces  mémoires  m'auroit 
aussitôt  reconnu,  y  auroit  en  même  temps  décou- 
vert la  plus  libre  et  la  plus  entière  confiance  entre 
le  Dauphin  et  moi,  et  sur  des  chapitres  les  plus  im- 
portants, et  qui  lui  auroient  été  les  moins  agréables, 
et  il  ne  se  doutoit  seulement  pas  que  j'approchasse 
de  son  petit-fils  plus  que  tous  les  autres  courtisans. 


248  SAINT-SIMON  : 

Il  n'eût  pas  pu  croire,  intimement  lié  comme  il  me 
savoit  de  tout  temps  avec  le  duc  de  Beauvilliers, 
que  ce  commerce  intime  et  si  secret  d'affaires  se  fût 
établi  sans  lui  entre  le  Dauphin  et  moi,  et  toutefois 
il  falloit  que  lui-même  portât  au  roi  la  cassette  de 
ce  prince,  à  la  mort  duquel  du  Chesne  en  avoit  sur- 
le-champ  remis  la  clef  au  roi.  L'angoisse  étoit  donc 
cruelle,  et  il  y  avoit  tout  à  parier  que  j'en  serois 
perdu  et  chassé  pour  tout  le  règne  du  roi. 

Quel  contraste  des  cieux  ouverts  que  je  voyois 
sans  chimère,  et  de  ces  abîmes  qui  tout  à  coup  s'ou- 
vroient  sous  mes  pieds  !  Et  voilà  la  cour  et  le  monde  ! 
J'éprouvai  alors  le  néant  des  plus  désirables  fortunes 
par  un  sentiment  intime  qui  toutefois  marque  com- 
bien on  y  tient.  La  frayeur  de  l'ouverture  de  cette 
cassette  n'eut  presque  point  de  prise  sur  moi.  Il 
me  fallut  des  réflexions  pour  y  revenir  de  temps 
en  temps.  Les  regrets  de  ce  qui  m'échappoit,  plus 
sans  comparaison  qu'eux  la  vue  de  ce  que  perdoit 
la  France,  surtout  la  disparition  de  cet  incomparable 
Dauphin,  me  perçoit  le  cœur  et  suspendoit  toutes 
les  facultés  de  mon  âme.  Je  ne  voulus  longtemps  que 
m'enfuir  et  ne  revoir  jamais  la  figure  trompeuse  de 
ce  monde.  Même  après  que  je  me  fus  résolu  à  y 
demeurer,  la  situation  naturelle  où  j' et  ois  avec  M. 
le  duc  de  Berry  et  M.  le  duc  d'Orléans,  que  tant 
d'autres  des  plus  grands  eussent  si  chèrement 
achetée  dans  la  perspective  de  l'âge  du  roi  et  de 
celui  du  petit  Dauphin,  m'étoit  insipide,  je  n'oserois 
dire  pire,  par  la  comparaison  de  ce  qui  n' étoit  plus  ; 
et  ma  douleur  si  peu  capable  de  consolation  et  de 
raison  qu'elle  trahit  entièrement  tout  ce  que  j 'a vois 
caché  jusque-là  avec  tant  de  soin  et  de  politique, 
et  manifesta  malgré  moi  tout  ce  que  j'avois  perdu. 
Mme  de  Saint-Simon,  non  moins  sensible,  non  moins 
touchée,  aussi  peu  capable  de  le  dissimuler,  mais 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  249 

plus  sensée,  plus  forte,  et  toute  à  Dieu,  recevoit 
aussi  par  plus  de  liberté  d'esprit,  par  plus  de  mesure 
en  attaches,  par  la  plus  sage  prudence,  de  plus 
fortes  impressions  de  l'inquiétude  de  ces  papiers. 

Les  ducs  et  duchesses  de  Beauvilliers  et  de  Che- 
vreuse  étoient  uniques  dans  ce  secret,  et  les  uniques 
aussi  avec  qui  en  consulter.  M.  de  Beauvilliers  prit 
le  parti  de  ne  confier  la  cassette  à  personne,  quoique 
le  roi  en  eût  la  clef,  et  d'attendre  que  sa  santé  lui 
permît  de  la  porter  lui-même,  pour  essayer,  étant  avec 
lui,  de  dérober  ces  papiers  à  sa  vue  parmi  tous  les 
autres  de  quelque  manière  que  ce  fût.  Cette  mécanique 
étoit  difficile,  car  il  ne  sa  voit  pas  même  la  position 
de  ces  papiers  si  dangereux  parmi  les  autres  dans  la 
cassette,  et  cependant  c' étoit  la  seule  ressource.  Une 
si  terrible  incertitude  dura  plus  de  quinze  jours. 

Le  lundi,  dernier  février,  le  roi  vit  dans  son  cabinet 
sur  les  cinq  heures  le  duc  de  Beauvilliers  pour  la 
première  fois,  qui  n'avoit  pas  [été]  en  état  de  s'y 
rendre  plus  tôt.  Mon  logement  étoit  assez  près  du 
sien  et  de  plain-pied,  donnant  au  milieu  de  la  ga- 
lerie de  l'aile  neuve,  de  plain-pied  aussi  au  grand 
appartement  du  roi.  Le  duc  à  son  retour  entra  chez 
moi,  et  nous  dit,  à  Mme  de  Saint-Simon  et  à  moi, 
que  le  roi  lui  avoit  ordonné  de  lui  porter  le  lende- 
main au  soir  chez  Mme  de  Maintenon  la  cassette  du 
Dauphin,  et  nous  répéta  que,  sans  oser  ni  pouvoir 
répondre  de  rien,  il  seroit  bien  attentif  à  éviter,  s'il 
étoit  possible,  que  le  roi  vît  ce  qui  y  étoit  de  moi  ; 
et  nous  promit  de  revenir  le  lendemain  au  retour 
de  chez  Mme  de  Maintenon  nous  en  apprendre  des 
nouvelles.  On  peut  juger  s'il  fut  attendu,  et  à  portes 
bien  fermées.  Il  arriva,  et  avant  de  s'asseoir  nous 
fit  signe  de  n'avoir  plus  d'inquiétude.  Il  nous  conta 
que  tout  le  dessus  de  la  cassette,  et  assez  épaisse- 
ment,  s'étoit  heureusement  trouvé  rempli  d'un  fatras 


250  SAINT-SIMON 


! 


de  toutes  sortes  de  mémoires  et  de  projets  sur  les 
finances,  et  de  quelques  autres  d'intérieurs  de  pro- 
vince, qu'il  en  a  voit  lu  exprès  une  quantité  au  roi  pour 
le  lasser,  et  qu'il  y  avoit  réussi  tellement  qu'à  la  fin 
le  roi  s'étoit  contenté  d'en  entendre  les  titres,  et  que 
fatigué  de  ne  trouver  autre  chose,  s'étoit  persuadé 
que  le  fond  n'étoit  pas  plus  curieux,  avoit  dit  que  ce 
n'étoit  pas  la  peine  d'en  voir  davantage,  et  qu'il 
n'a  voit  qu'à  jeter  là  tous  ces  papiers  dans  le  feu. 
Le  duc  nous  assura  qu'il  ne  se  rétoit  pas  fait  dire 
deux  fois,  d'autant  qu'il  avoit  déjà  avisé  au  fond  un 
petit  bout  de  mon  écriture,  qu'il  avoit  promptement 
couvert  en  prenant  d'autres  papiers  pour  en  lire 
les  titres  au  roi,  et  qu'aussitôt  qu'il  lui  eût  lâché 
la  parole,  il  rejeta  confusément  dans  la  cassette  ce 
qu'il  en  avoit  tiré  de  papiers  et  mis  à  mesure  sur 
la  table,  et  avoit  été  secouer  la  cassette  derrière  le 
feu  entre  le  roi  et  Mme  de  Maintenon,  pris  bien 
garde  en  la  secouant  que  ce  mémoire  de  ma  main 
qui  étoit  grand  et  épais  fût  couvert  d'autres,  et 
qu'il  avoit  eu  grand  soin  d'empêcher  avec  les  pin- 
cettes qu'aucun  bout  ne  s'écartât,  et  de  voir  tout 
bien  brûlé  avant  de  quitter  la  cheminée.  Nous  nous 
embrassâmes  dans  le  soulagement  réciproque,  qui 
fut  proportionné  pour  ce  moment  au  péril  que  nous 
avions  couru. 


XXXIII.  —  LE    DUC    D'ORLÉANS    ACCUSÉ 
D'EMPOISONNEMENT 

Les  horreurs  qui  ne  se  peuvent  plus  différer  d'être 
racontées  glacent  ma  main.  Je  les  supprimerois  si 
la  vérité  si  entièrement  due  à  ce  qu'on  écrit,  si 
d'autres    horreurs    qui    ont    augmenté    celles    des 


! 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  251 

premières  s'il  est  possible,  si  la  publicité  qui  en  a 
retenti  dans  toute  l'Europe,  si  les  suites  les  plus 
importantes  auxquelles  elles  ont  donné  lieu,  ne  me 
forçoient  de  les  exposer  ici  comme  faisant  une 
partie  intégrante  et  des  plus  considérables  de  ce 
qui  s'est  passé  sous  mes  yeux.  La  maladie  de  la  Dau- 
phine,  subite,  singulière,  peu  connue  aux  médecins, 
et  très-rapide,  avoit  dans  sa  courte  durée  noirci  les 
imaginations  déjà  fort  ébranlées  par  l'avis  venu  à 
Boudin  si  peu  auparavant,  et  confirmé  par  celui  du 
roi  d'Espagne.  La  colère  du  roi  du  changement  de 
confesseur,  qui  se  seroit  durement  fait  sentir  à  la 
princesse  si  elle  eût  vécu,  céda  à  la  douleur  de  sa 
perte,  peut-être  mieux  à  celle  de  tout  son  amuse- 
ment et  de  tout  son  plaisir  ;  et  la  douleur  voulut 
être  éclaircie  de  la  cause  d'un  si  grand  malheur  pour 
tâcher  de  se  mettre  en  état  d'en  éviter  d'autres,  ou 
de  rentrer  en  repos  sur  l'inquiétude  qui  le  frappoit. 
La  Faculté  reçut  donc  de  sa  bouche  les  ordres  les 
plus  précis  là-dessus. 

Le  rapport  de  l'ouverture  du  corps  n'eut  rien 
de  consolant  :  nulle  cause  naturelle  de  mort,  mais 
d'autres  vers  les  parties  intérieures  de  la  tête,  voisines 
de  cet  endroit  fatal  où  elle  avoit  tant  souffert. 
Fagon  et  Boudin  ne  doutèrent  pas  du  poison,  et  le 
dirent  nettement  au  roi,  en  présence  de  Mme  de 
Maintenon  seule.  Boulduc  qui  m'assura  en  être  con- 
vaincu, et  le  peu  des  autres  à  qui  le  roi  voulut 
parler  et  qui  avoient  assisté  à  l'ouverture,  le  con- 
firmèrent par  leur  morne  silence.  Maréchal  fut  le 
seul  qui  soutînt  qu'il  n'y  avoit  de  marques  de  poi- 
son que  si  équivoques,  qu'il  avoit  ouvert  plusieurs 
corps  où  il  s'en  étoit  trouvé  de  pareilles,  et  sur  la 
mort  desquels  il  n'y  avoit  jamais  eu  le  plus  léger 
soupçon.  Il  m'en  parla  de  même,  à  moi  à  qui  il  ne 
cachoit  rien,  mais  il  ajouta  que  néanmoins,  à  ce  qu'il 


252  SAINT-SIMON  : 

avoit  vu,  il  ne  voudroit  pas  jurer  du  oui  ou  du 
non,  mais  que  c'étoit  assassiner  le  roi  et  le  faire 
mourir  à  petit  feu  que  de  nourrir  en  lui  une  opinion 
en  soi  désolante,  et  qui  pour  les  suites  et  pour  sa 
propre  vie  ne  lui  laisseroit  plus  aucun  repos.  En 
effet,  c'est  ce  qu'opéra  ce  rapport,  et  pour  assez 
longtemps.  Le  roi  outré  voulut  chercher  à  savoir 
d'où  le  coup  infernal  pou  voit  être  parti,  sans  pouvoir 
s'apaiser  par  tout  ce  que  Maréchal  lui  put  dire,  et  qui 
disputa  vivement  contre  Fagon  et  Boudin,  lesquels 
maintinrent  aussi  vivement  leurs  avis  en  ce  premier 
rapport,  et  n'en  démordirent  point  dans  la  suite. 
Boudin,  outré  d'avoir  perdu  sa  charge  et  une 
princesse  pleine  de  bontés  pour  lui,  même  de  confi- 
ance, et  ses  espérances  avec  elle,  répandit  comme 
un  forcené  qu'on  ne  pouvoit  pas  douter  qu'elle  ne 
fût  empoisonnée.  Quelques  autres,  qui  avoient  été 
à  l'ouverture,  le  dirent  à  l'oreille  à  leurs  amis;  en 
moins  de  vingt-quatre  heures  la  cour  et  Paris  en 
furent  remplis.  L'indignation  se  joignit  à  la  douleur 
de  la  perte  d'une  princesse  adorée,  et  à  l'une  et  à 
l'autre  la  frayeur  et  la  curiosité,  qui  furent  incon- 
tinent augmentées  par  la  maladie  du  Dauphin. 

L'espèce  de  la  maladie  du  Dauphin,  ce  qu'on  sut 
que  lui-même  en  avoit  cru,  le  soin  qu'il  eut  de  iaire 
recommander  au  roi  les  précautions  pour  la  con- 
servation de  sa  personne,  la  promptitude  et  la 
manière  de  sa  fin,  comblèrent  la  désolation  et  les 
affres,  et  redoublèrent  les  ordres  du  roi  sur  l'ouverture 
de  son  corps.  Elle  fut  faite  dans  l'appartement  du 
Dauphin  à  Versailles  comme  elle  a  été  marquée. 
Elle  épouvanta.  Ses  parties  nobles  se  trouvèrent  en 
bouillie  ;  son  cœur,  présenté  au  duc  d'Aumont  pour 
le  tenir  et  le  mettre  dans  le  vase,  n'avoit  plus  de 
consistance,  sa  substance  coula  jusqu'à  terre  entre 
leurs  mains  ;  le  sang  dissous,  l'odeur  intolérable  dans 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  253 

tout  ce  vaste  appartement.  Le  roi  et  Mme  de  Mainte- 
non  en  attendoient  le  rapport  avec  impatience.  Il 
leur  fut  fait  le  soir  même  chez  elle  sans  aucun  dé- 
guisement. 

Fagon,  Boudin,  quelques  autres  y  déclarèrent  le 
plus  violent  effet  d'un  poison  très-subtil  et  très- 
violent,  qui,  comme  un  feu  très-ardent,  avoit  con- 
sumé tout  l'intérieur  du  corps,  à  la  différence  de  la 
tête  qui  n'avoit  pas  été  précisément  attaquée,  et 
qui  seule  l'avoit  été  d'une  manière  très-sensible  en 
la  Dauphine.  Maréchal,  qui  avoit  fait  l'ouverture, 
s'opiniâtra  contre  Fagon  et  les  autres.  Il  soutint 
qu'il  n'y  avoit  aucunes  marques  précises  de  poison  ; 
qu'il  avoit  vu  des  corps  ouverts  à  peu  près  dans  le 
même  état,  dont  on  n'avoit  jamais  eu  de  soupçon  ; 
que  le  poison  qui  les  avoit  emportés,  et  tué  aussi  le 
Dauphin,  étoit  un  venin  naturel  de  la  corruption 
de  la  masse  du  sang  enflammé  par  une  fièvre  ardente 
qui  paroissoit  d'autant  moins  qu'elle  étoit  plus 
interne  ;  que  de  là  étoit  venue  la  corruption  qui 
avoit  gâté  toutes  les  parties,  et  qu'il  ne  falloit  point 
chercher  d'autres  causes  que  celles-là,  qui  et  oient 
celles  de  la  fin  très-naturelle  qu'il  avoit  vue  arriver 
à  plusieurs  personnes,  quoique  rarement  à  un  degré 
semblable,  et  qui  alors  n'alloit  que  du  plus  au  moins. 
Fagon  répliqua,  Boudin  aussi,  avec  aigreur  tous 
deux.  Maréchal  s'échauffa  à  son  tour,  et  maintint 
fortement  son  avis.  Il  le  conclut  par  dire  au  roi  et  à 
Mme  de  Maintenon,  devant  ces  médecins,  qu'il  ne 
disoit  que  la  vérité,  comme  il  l'avoit  vue  et  comme 
il  la  pensoit  ;  que  parler  autrement  c' étoit  vouloir 
deviner,  et  faire  en  même  temps  tout  ce  qu'il  falloit 
pour  faire  mener  au  roi  la  vie  la  plus  douloureuse, 
la  plus  méfiante  et  la  plus  remplie  des  plus  fâcheux 
soupçons,  les  plus  noirs  et  en  même  temps  les  plus 
inutiles  ;  et  que  c' étoit  effectivement  l'empoisonner. 


254  SAINT-SIMON  : 

Il  se  prit  après  à  l'exhorter,  pour  le  repos  et  la  pro- 
longation de  sa  vie,  à  secouer  des  idées  terribles  en 
elles-mêmes,  fausses  suivant  toute  son  expérience 
et  ses  connoissances,  et  qui  n'enfanteroient  que  les 
soucis  et  les  soupçons  les  plus  vagues,  les  plus  poi- 
gnants, les  plus  irrémédiables  ;  et  se  fâcha  fortement 
contre  ceux  qui  s'efforçoient  de  les  lui  inspirer. 

Il  me  conta  ce  détail  ensuite,  et  me  dit  en  même 
temps  que,  outre  qu'il  croyoit  que  la  mort  pouvoit 
être  naturelle,  quoique  véritablement  il  en  doutât 
à  tout  ce  qu'il  avoit  remarqué  d'extraordinaire  ; 
mais  qu'il  avoit  principalement  insisté  par  la  com- 
passion de  la  situation  de  coeur  et  d'esprit  où  l'opinion 
de  poison  alloit  jeter  le  roi,  et  par  l'indignation  d'une 
cabale  qu'il  voyoit  se  former  dans  l'intérieur,  dès 
la  maladie,  et  surtout  depuis  la  mort  de  Mme  la 
Dauphine,  pour  en  donner  le  paquet  à  M.  le  duc 
d'Orléans,  et  qu'il  m'en  avertissoit  comme  son  ami 
et  le  sien  ;  car  Maréchal  qui  étoit  effectif,  et  la 
probité,  et  la  vérité,  et  la  vertu  même,  étoit  d'ail- 
leurs grossier,  et  ne  sa  voit  ni  la  force  ni  la  mesure 
des  termes,  étant  d'ailleurs  tout  à  fait  respectueux 
et  parfaitement  éloigné  de  se  méconnoître. 

Je  ne  fus  pas  longtemps,  malgré  ma  clôture,  à 
apprendre  d'ailleurs  ce  qui  commençoit  à  percer 
sur  M.  le  duc  d'Orléans.  Ce  bruit  sourd,  secret,  à 
l'oreille,  n'en  demeura  pas  longtemps  dans  ces 
termes.  La  rapidité  avec  laquelle  il  remplit  la  cour, 
Paris,  les  provinces,  les  recoins  les  moins  fréquentés, 
le  fond  des  monastères  les  plus  séparés,  les  solitudes 
les  plus  inutiles  au  monde  et  les  plus  désertes,  enfin 
les  pays  étrangers  et  tous  les  peuples  de  l'Europe, 
me  retraça  celle  avec  laquelle  y  furent  si  subitement 
répandus  ces  noirs  attentats  de  Flandre,  contre 
l'honneur  de  celui  que  le  monde  entier  pleuroit 
maintenant.  La  cabale  d'alors,  si  bien  organisée,  par 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  255 

qui  tout  ce  qui  lui  convenoit  se  trouvoit  répandu 
de  toutes  parts,  en  un  instant,  avec  un  art  in- 
concevable, cette  cabale,  dis- je,  a  voit  été  frappée 
comme  on  Ta  vu,  et  son  détestable  héros  réduit  à 
l'aller  faire  en  Espagne.  Mais  pour  frappée,  quoique 
hors  de  mesure  et  d'espérance  par  tous  les  change- 
ments arrivés,  elle  n' et  oit  pas  dissipée.  M.  du  Maine 
et  ceux  qui  restoient  de  la  cabale  et  qui  continuoient 
de  figurer  comme  ils  pouvoient  à  la  cour,  Vaudemont, 
sa  nièce  d'Espinoy,  d'autres  restes  de  Meudon, 
vivoient.  Ils  espéroient  contre  toute  espérance  ;  ils 
se  roidissoient  contre  la  fortune  si  apparemment 
contraire.  Ils  en  saisirent  ce  funeste  retour,  ils  res- 
suscitèrent ;  et  avec  Mme  de  Main  tenon  à  leur  tête, 
que  ne  se  promirent-ils  point,  et,  en  effet,  jusqu'où 
n'allèrent-ils  pas  ? 

On  a  vu,  je  ne  dis  pas  les  desseins  du  Dauphin  à 
l'égard  des  bâtards,  parce  qu'ils  étoient  secrets, 
mais  combien  lui  et  son  épouse  avoient  désap- 
prouvé leur  grandeur,  jusque  sous  les  yeux  du  roi. 
Ni  l'un  ni  l'autre  ne  leur  avoient  pas  paru  plus 
favorables  depuis.  Le  duc  du  Maine  en  espéroit 
si  peu  qu'il  ne  s'étoit  point  approché  d'eux  ;  et  ni 
par  soi  ni  par  Mme  de  Maintenon  même,  dont  sa 
grandeur  étoit  l'ouvrage  et  qui  avoit  été  le  témoin 
affligé  et  embarrassé,  au  point  où  on  Fa  vu,  de 
leur  répugnance,  ni  par  le  roi  même  qui  l'avoit  si 
vivement  sentie,  et  si  humblement  soufferte  pour 
l'émousser,  il  n'avoit  osé  depuis  rien  tenter  auprès 
d'eux.  Quoique  en  médiocre  liaison  avez  son  frère, 
et  sur  cela  même,  mais  qui,  une  fois  fait,  avoit  le 
même  intérêt  que  lui  de  s'assurer  de  ne  pas  déchoir, 
et  qui,  bien  avec  le  Dauphin  et  la  Dauphine  par  le 
rapport  du  monde  et  des  parties,  étoit  fort  à  portée 
d'eux,  rien  par  là  n'avoit  été  essayé  là-dessus.  La 
duchesse  du  Maine,  plus  ardente   que  lui  sur  les 


256  SAINT-SIMON  : 


rangs,  s'il  étoit  possible,  ne  bougeoit  de  Sceaux  à 
faire  la  déesse,  et  ne  daignoit  pas  approcher  de  la 
cour. 

M.  du  Maine,  le  plus  timide  des  hommes,  quoique 
le  plus  grand  ouvrier  sous  terre,  vivoit  en  des  transes 
mortelles  pour  toutes  ses  grandeurs,  et  il  avoit  trop 
d'esprit  encore  pour  ne  pas  trembler  aussi  pour 
ses  énormes  établissements  peu  sûrs  à  lui  laisser,  si 
on  venoit  à  abattre  le  trône  qu'il  s' étoit  bâti.  Cepen- 
dant ses  enfants  croissoient,  le  roi  vieillissoit  ;  il  pâlis- 
soit  d'effroi  de  la  perspective  que  l'âge  du  roi  rendoit 
peu  éloignée,  et  que  les  transes  mortelles  de  tout 
son  être  lui  rapprochoient  encore  plus.  Il  n'avoit 
qui  que  ce  fût  auprès  du  Dauphin  et  de  la  Dauphine 
dont  il  pût  tirer  secours  dans  aucun  temps  ;  il  n'y 
voyoit  aucun  remède.  Leur  mort  fut  donc  pour  lui 
la  plus  parfaite  délivrance,  et  dans  la  même  mesure 
qu'elle  fut  pour  toute  la  France  le  malheur  le  plus 
comblé.  Quelle  étoile  !  mais  quel  coup  de  baguette  ! 
quel  subit  passage  des  terreurs  du  sort  d'Encelade 
à  la  ferme  espérance  de  celui  de  Phaéthon  et  de  le 
rendre  durable  !  Il  se  vivifia  donc  des  larmes  univer- 
selles, mais  en  maître  dans  les  arts  les  plus  ténébreux, 
je  ne  dirai  pas  les  plus  noirs,  parce  que  nulle  notion 
ne  m'en  est  revenue,  il  crut  qu'il  lui  importoit  de 
fixer  les  soupçons  sur  quelqu'un,  et  c'étoit  pour  lui 
coup  double  et  centuple  d'en  affubler  M.  le  duc 
d'Orléans. 

1  La  convalescence  de  la  disgrâce  de  ce  prince  auprès 
du  roi  encore  mal  affermie,  et  la  mort  des  princes  du 
sang  d'âge  à  représenter  et  à  parler,  lui  a  voient  valu 
ses  immenses  et  dernières  grandeurs.  En  accablant 
ce  même  prince  d'une  si  affreuse  calomnie,  et  venant 
à  bout  de  la  persuader  au  roi  et  au  monde,  il  comp- 
toit  bien  de  le  perdre  sans  retour  de  la  façon  la  plus 
odieuse  et  la  plus  ignominieuse  ;   et,   si  la  même 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  257 

baguette  qui  l'avoit  si  heureusement  défait  de  ce 
qu'il  redoutoit  le  plus  ne  lui  rendoit  pas  le  même 
service  à  l'égard  de  M.  le  duc  de  Berry,  il  avoit  lieu 
de  se  natter  que  ce  prince  ne  résisteroit  pas  à  l'opinion 
du  roi  ni  à  la  publique  ;  que  la  douleur  de  la  mort 
de  son  frère  lui  feroit  craindre  et  haïr  celui  qu'il 
en  croiroit  le  meurtrier;  et  cet  obstacle  rangé,  les 
moyens  ne  manqueroient  pas  de  circonvenir  ce  prince 
fait,  et  accessible  par  tant  de  côtés,  comme  il  l'étoit. 
Réduisant  M.  le  duc  d'Orléans  dans  une  situation 
aussi  cruelle,  sur  laquelle  il  se  proposoit  bien  d'entrer 
avec  Mme  sa  sœur  dans  ses  malheurs  et  de  lui  faire 
valoir  par  elle  son  assistance,  c'étoit  un  moyen  de  le 
tenir  de  court  et  de  parvenir  au  mariage  du  prince 
de  Dombes  avec  une  de  ses  filles,  sœur  de  Mme  la 
duchesse  de  Berry,  à  quoi  tous  ses  manèges  avoient 
jusqu'alors  échoué,  quoique  appuyés  des  plus  pas- 
sionnés désirs  de  Mme  la  duchesse  d'Orléans  ni  son 
adresse  à  éluder  sans  refuser. 

Parmi  les  princes  du  sang,  tous  gens  d'âge  à  comp- 
ter pour  rien,  le  duc  de  Chartres,  sous  l'aile  de  père 
et  de  mère,  étoit  d'août  1703  et  n'avoit  que  neuf  ans  ; 
M.  le  Duc  étoit  d'août  1692,  il  avoit  vingt  ans  ;  le 
comte  de  Charolois  de  juin  1700,  il  n'avoit  pas 
douze  ans  ;  le  comte  de  Clermont  de  juin  1709,  il 
n'avoit  que  trois  ans  ;  et  le  prince  de  Conti  de  juin 
1704,  qui  n'avoit  que  huit  ans.  Il  ne  pouvoit  donc 
avoir  à  compter  que  M.  le  Duc,  dont  à  vingt  ans  le 
roi  ne  faisoit  nul  compte,  et  devant  qui  ce  prince 
n'eût  pas  osé  souffler,  ni  Mme  la  Duchesse  non 
plus.  Mme  la  Princesse,  qui  n'eut  jamais  de  sens 
ni  d'esprit  que  pour  prier  Dieu,  trembloit  devant 
sa  fille,  la  duchesse  du  Maine  ;  elle  avoit  même 
remercié  le  roi  en  forme  de  ce  qu'il  avoit  fait  pour 
les  enfants  de  M.  du  Maine  ;  et  son  autre  fille,  Mme 
la  princesse  de  Conti,  avoit  passé  sa  vie  à  Paris 

9 


258  SAINT-SIMON 


dans  ses  affaires  domestiques,  qui  n'auroit  osé 
approcher  du  roi.  Mme  de  Vendôme  n'existoit  pas, 
ni  les  filles  de  Mme  la  Duchesse,  par  leur  âge,  à 
l'égard  du  roi.  C'étoit  donc  un  champ  libre  fait 
exprès  pour  M.  du  Maine.  Quel  parti  n'en  sut-il  pas 
tirer  ! 

Mme  de  Maintenon  n'avoit  des  yeux  que  pour  lui  ; 
en  lui  se  réunissoit  toute  sa  tendresse  par  la  perte 
de  sa  chère  Dauphine.  Sa  haine  pour  M.  le  duc 
d'Orléans  étoit  toujours  la  même,  on  en  a  vu  la 
cause  et  les  fruits.  Son  nourrisson  si  constamment 
aimé  n'eut  donc  pas  peine  à  lui  persuader  ce  qui 
flattoit  cette  haine,  ce  qui  établissoit  à  soi  toutes  ses 
espérances,  ou  à  se  porter  à  n'en  douter  pas  et  à  le 
faire  accroire  au  roi,  si  eux-mêmes  n'en  étoient  pas 
persuadés,  et  à  en  infatuer  le  monde.  On  ne  put  se 
méprendre  à  l'auteur  et  à  la  protectrice  de  ces 
horribles  bruits  ;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'en  cachèrent 
dans  l'intérieur.  Mme  de  Maintenon  se  fâcha  contre 
Maréchal  devant  le  roi.  Il  lui  échappa  qu'on  savoit 
bien  d'où  venoit  le  coup,  et  de  nommer  M.  le  duc 
d'Orléans.  Le  roi  y  applaudit  avec  horreur,  comme 
n'en  doutant  pas,  et  tous  deux  ne  parurent  pas 
trouver  bon  la  liberté  que  prit  Maréchal  de  se  récrier 
contre  cette  accusation.  M.  Fagon,  par  ses  coups  de 
tête,  approuvoit  cependant  cet  énorme  allégué  ;  et 
Boudin  fut  assez  forcené  pour  oser  dire  qu'il  n'y 
avoit  pas  à  douter  que  ce  ne  fût  ce  prince,  et  pour 
hocher  la  tête  impudemment  à  la  sortie  que  Maréchal 
eut  le  courage  de  lui  faire.  Telle  fut  la  scène  entière 
du  rapport  de  l'ouverture  du  Dauphin.  Le  duc  du 
Maine  s'en  expliqua  nombre  de  fois  dans  l'intérieur 
des  cabinets  du  roi  ;  et,  quoique  ce  ne  fût  pas  sans 
prendre  garde  aux  valets  devant  qui  il  parloit,  il  y 
en  eut  plus  d'un,  et  à  plus  d'une  reprise,  qui  le  dirent, 
et  par  qui  d'oreille  en  oreille  cela  se  répandit.  Bloin, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  259 

et  les  autres  de  l'intérieur  qui  lui  étoient  les  plus 
affîdés,  ne  craignirent  point  de  répandre  une  accusa- 
tion si  atroce,  comme  une  chose  dont  le  roi  ni  Mme 
de  Maintenon  ne  doutoient  point,  et  de  laquelle 
ils  étoient  convaincus  eux-mêmes,  avec  Fagon,  qui 
les  autorisa  par  l'obstination  de  son  silence,  et  par 
des  gestes  et  des  airs  éloquents  lorsqu'on  en  partait 
en  sa  présence,  et  de  Boudin  qui  s'en  fit  le  prédi- 
cateur également  infâme  et  hardi,  et  qui  tinrent  le 
reste  de  la  Faculté  de  si  court,  qu'aucun  n'osa  dire 
un  seul  mot  au  contraire. 

Cette  même  terreur  gagna  bientôt  toute  la  cour, 
dès  qu'elle  vit  tout  ce  qui  approchoit  le  plus  Mme 
de  Maintenon  déclamer  avec  d'autant  plus  de  force 
que  c'étoit  avec  un  air  d'horreur,  de  crainte,  de 
retenue  ;  et  tout  ce  peu  qui  tenoit  au  duc  et  à  la 
duchesse  du  Maine,  et  tout  Sceaux  et  jusqu'à  leurs 
valets,  en  parler  non-seulement  à  bouche  ouverte, 
mais  en  criant  vengeance  contre  M.  le  duc  d'Orléans, 
et  demandant  si  on  ne  la  feroit  point,  avec  un  air 
d'indignation  et  de  sécurité  la  plus  effrénée.  De 
là  tout  ce  qui  même  [étoit]  de  plus  élevé,  et  de  plus 
à  portée  de  vouloir  et  d'espérer  plaire,  prit  à  la 
cour  la  même  hardiesse  et  le  même  ton  ;  et  ce  fut 
la  même  opinion  et  les  mêmes  propos  à  la  mode  qu'en 
autre  genre  on  y  avoit  vus  si  répandus  et  si  domi- 
nants pendant  la  campagne  de  Lille  contre  le  prince 
qu'on  regrettoit  maintenant,  et  avec  ce  même  succès 
d'effroi  qui  écartoit  tous  contradicteurs  et  les 
réduisoit  au  silence.  Maréchal  qui  sagement  ne 
m'avoit  d'abord  averti  qu'à  demi,  voyant  le  com- 
mencement de  cette  tempête,  me  conta  le  détail 
de  ce  qui  s'étoit  passé  chez  Mme  de  Maintenon,  en 
présence  du  roi,  que  je  viens  de  rapporter. 

M.  le  duc  d'Orléans  avoit,  à  l'égard  des  deux 
pertes   qui   faisoient    couler   les   larmes   publiques, 


26o  SAINT-SIMON  : 

l'intérêt  le  plus  directement  contradictoire  à  celui 
du  duc  du  Maine  ;  et,  s'il  avoit  été  un  monstre  vomi 
de  l'enfer,  c'eût  été  le  grand  coup  pour  lui  de  se 
défaire  du  roi,  avec  lequel  il  ne  s'étoit  jamais  bien 
remis,  et  s'étoit  même  fort  gâté  depuis  le  mariage 
de  Mme  la  duchesse  de  Berry,  pour  faire  régner  ceux 
qu'on  regrettoit,  et  se  délivrer  de  la  puissance  de 
Mme  de  Maintenon,  son  implacable  ennemie,  qui  ne 
cessoit  de  lui  aliéner  le  roi,  et  de  lui  faire  tout  le  mal 
qui  lui  étoit  possible,  jusqu'à  lui  avoir  ôté,  même 
depuis  ce  mariage,  toute  considération  à  la  cour. 
Nous  ne  sommes  pas  encore  au  temps  de  faire  con- 
noître  ce  prince  ;  un  crayon  suffira  ici  par  rapport  à 
son  intérêt  et  aux  horreurs  d'une  accusation  si 
terriblement  inventée,  si  cruellement  répandue,  per- 
suadée et  soutenue  avec  tant  d'art,  et  un  art  si  peu 
inférieur  au  crime  qui  lui  fut  imputé,  et  dont  M. 
du  Maine  a  su  tirer  tous  les  avantages  qu'il  en  avoit 
attendus  jusqu'au  delà  de  ses  espérances,  et  qui 
eussent  mis  la  confusion  dans  l'Etat  s'ils  eussent 
été  prodigués  à  un  homme  moins  failli  de  cœur  et 
de  courage,  et  d'un  mérite  moins  universellement 
décrié  de  tous  points. 

Dans  tous  les  temps  le  Dauphin  avoit  goûté  M.  le 
duc  d'Orléans.  Dès  sa  jeunesse  le  duc  de  Chevreuse 
le  lui  avoit  fait  valoir,  parce  que  le  duc  de  Montfort, 
son  fils  aîné,  étoit  intimement  avec  M.  le  duc  d'Or- 
léans, et  que  M.  de  Chevreuse  lui-même  le  voyoit 
assez  souvent,  et  se  plaisoit  à  s'entretenir  avec  lui 
d'histoire,  mais  surtout  de  sciences,  souvent  de 
religion,  où  il  vouloit  le  ramener.  L'archevêque  de 
Cambrai  le  voyoit  aussi,  et  se  plaisoit  fort  avec  lui  ; 
et  réciproquement  M.  le  duc  d'Orléans  l'avoit  pris 
en  amitié,  et  en  telle  estime  qu'il  se  déclara  haute- 
ment pour  lui  lors  de  sa  disgrâce,  et  qu'il  ne  varia 
jamais  depuis  là-dessus.  Cela  lui  avoit  attaché  tout 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  261 

ce  petit  troupeau,  quoique  de  mœurs  si  différentes  ; 
et  on  sait  ce  que  ce  petit  troupeau  pouvoit  sur 
le  Dauphin,  très-particulièrement  l'archevêque  de 
Cambrai,  M.  de  Chevreuse  et  le  duc  de  Beauvilliers, 
qui  n'étant  qu'un  avec  eux  ne  pouvoit  être  différent 
d'eux  sur  M.  le  duc  d'Orléans.  Indépendamment 
de  ces  appuis,  ces  deux  princes  se  rencontroient 
souvent  chez  le  roi,  très-ordinairement  les  soirs 
chez  la  princesse  de  Conti,  où  ils  se  mett oient  en  un 
coin  à  parler  sciences,  et  on  n'en  pouvoit  parler 
plus  nettement,  plus  intelligiblement  ni  plus  agré- 
ablement que  faisoit  M.  le  duc  d'Orléans.  C'étoit 
donc  une  liaison  de  tous  les  temps  entre  eux  à  être 
bien  aises  de  se  rencontrer,  et  à  leur  aise  ensemble, 
autant  que  des  personnes  de  cette  élévation  et  de 
vie  aussi  différente  en  pouvoient  former.  Le  mariage 
du  Dauphin  et  l'union  de  ce  mariage  augmenta 
encore  la  liaison. 

La  Dauphine  étoit  fort  attachée  à  M.  et  à  Mme  de 
Savoie.  Elle  trouva  ici  Monsieur,  père  de  Mme  de 
Savoie,  et  de  M.  le  duc  d'Orléans.  Elle  et  Monsieur, 
comme  on  l'a  vu,  s'aimèrent  avec  tendresse  ;  et 
cette  affection  pour  mère  et  pour  grand-père  retomba 
sur  l'oncle,  en  qui  même  elle  se  piqua  toujours  de 
s'intéresser,  jusque  dans  les  temps  où  il  fut  le  plus 
mal  avec  le  roi  et  Mme  de  Maintenon,  qui  le  lui 
passoient  à  cause  de  l'étroite  proximité.  A  son  tour 
M.  le  duc  d'Orléans,  maltraité  de  Monseigneur  et  de 
toute  cette  pernicieuse  cabale  qui  le  gouvernoit, 
exactement  instruit  par  moi  en  Espagne,  où  il  étoit, 
de  tous  les  attentats  de  la  campagne  de  Lille,  prit 
hautement  à  son  retour  le  parti  du  prince  opprimé, 
et  ce  fut  un  nouveau  lien  entre  eux,  et  la  Dauphine 
en  tiers.  Peu  de  temps  après,  l'affaire  d'Espagne 
ayant  réduit  M.  le  duc  d'Orléans  aux  termes  les  plus 
dangereux  dont  Monseigneur  se  rendit  le  plus  ardent 


262  SAINT-SIMON  : 

promoteur,  il  trouva  dans  son  fils  une  ferme  résis- 
tance jusque  dans  le  conseil,  et  dans  sa  belle-fille  la 
plus  vive  protectrice  de  son  oncle,  quoiqu'elle  ne  pût 
ignorer  combien  elle  alloit  directement  en  cela  contre 
ce  que  vouloit  et  faisoit  Mme  de  Maintenon.  Dans  les 
suites  cette  princesse  le  gagna  pour  le  mariage  de  Mme 
la  duchesse  de  Berry,  et  le  roi  par  elle.  Sa  liaison 
personnelle  avec  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  déjà 
formée,  en  devint  intime,  et  ne  cessa  plus,  et  se 
resserra  de  plus  en  plus  avec  M.  le  duc  d'Orléans,  et 
entre  son  époux  et  le  même  prince. 

M.  de  Beauvilliers,  si  retenu  à  le  voir,  ne  rétoit  pas 
à  entretenir  une  amitié  qu'il  croyoit  si  utile  dans  la 
maison  royale,  jusque-là  que,  sur  les  fins,  il  m'avertit 
que  les  propos  licencieux  auxquels  M.  le  duc  d'Or- 
léans s'abandonnoit  quelquefois  en  présence  du 
Dauphin  ne  pou  voient  que  lui  nuire  et  l'éloigner  de 
lui,  et  de  lui  dire  franchement  d'y  prendre  garde 
comme  un  avis  de  sa  part,  à  qui  le  Dauphin  s'en  étoit 
ouvert.  Je  le  fis,  il  s'en  corrigea,  et  si  bien  qu'il  me 
revint  par  la  même  voie  que  cette  retenue  réussissoit 
fort  bien,  que  le  Dauphin  en  avoit  parlé  avec  satis- 
faction au  duc  de  Beauvilliers,  qui  me  chargea  de 
le  dire  à  M.  le  duc  d'Orléans  pour  le  soutenir  et 
l'encourager  dans  cette  attention.  Il  tenoit  donc 
immédiatement  au  Dauphin  par  un  goût  de  tous  les 
temps,  par  l'amusement  de  la  conversation  savante, 
par  ce  qui  tenoit  le  plus  intimement  au  Dauphin, 
par  une  conduite  sur  M.  de  Cambrai  écrite  dans  leur 
cœur  à  tous,  par  la  proximité  et  la  profession  pu- 
blique d'intérêt  en  lui  et  d'amitié  de  la  Dauphine  dans 
les  temps  les  plus  orageux,  et  réciproquement  par  son 
attachement  public  pour  eux  lors  des  attentats  de 
Flandre.  Il  y  tenoit  par  l'intimité  de  leurs  épouses, 
par  les  mêmes  iimis  et  les  mêmes  ennemis,  par  le 
mariage  de  Mme  la  duchesse  de  Berry  qui  fut  l'ou- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  263 

vrage  de  la  Dauphine,  par  la  haine  commune  de  Mme 
la  Duchesse  et  de  la  cabale  de  Meudon,  qui  les  vouloit 
tous  deux  anéantir,  en  un  mot  par  tous  les  liens  les 
plus  forts  et  les  plus  de  toutes  les  sortes  qui  peuvent 
former  et  serrer  les  unions  les  plus  étroites  et  les 
plus  intimes  ;  sans  jamais  de  contre-temps,  sans 
aucune  lacune,  et  sans  rien  même  qui  pût  y  apporter 
du  changement,  puisque  la  conduite  de  Mme  la 
duchesse  de  Berry  et  celle  de  M.  le  duc  d'Orléans  à 
cet  égard  n'y  avoit  pas  produit  le  plus  léger  re- 
froidissement. 

Je  ne  fais  que  montrer  et  parcourir  toutes  ces 
choses  et  ces  faits  pour  les  présenter  à  la  fois  sous  les 
yeux,  parce  qu'ils  se  trouvent  tous  racontés  épars, 
en  leur  temps,  en  ces  Mémoires.  Rassemblés  ici,  on 
voit  que  M.  le  duc  d'Orléans  avoit  pour  le  moins 
autant  et  aussi  certainement  tout  à  gagner  à  la  vie 
et  au  règne  du  Dauphin  et  de  la  Dauphine,  que  le 
duc  du  Maine  avoit  tout  à  en  craindre  et  à  y  perdre, 
et  ce  contraste  est  d'une  évidence  à  sauter  aux 
yeux.  Il  avoit  de  plus  les  jésuites  qui  faisoient  tous 
une  profession  ouverte  d'attachement  pour  lui,  quï^ 
la  lui  avoient  solidement  marquée  par  les  services 
hardis  que  le  P.  Tellier  lui  avoit  rendus  sur  le  mariage 
de  Mme  la  duchesse  de  Berry,  et  qui  étoient  payés 
pour  cela  par  la  protection  qu'il  leur  donnoit,  et 
par  la  feuille  des  nombreux  bénéfices  de  son  apanage, 
qui  tous,  à  l'exception  des  évêchés,  étoient  à  sa  nomi- 
nation. 

Que  l'on  compare  maintenant  ensemble  l'intérêt 
de  M.  le  duc  d'Orléans,  dont  le  rang  et  l'état,  au 
moins  de  lui  et  des  siens  ne  pouvoit  être  susceptible 
de  péricliter  en  aucun  cas  possible,  et  sans  charge 
ni  gouvernement  à  lui  ni  à  son  fils  ;  qu'on  le  compare 
à  l'intérêt  du  duc  du  Maine,  et  que  l'on  cherche  après 
l'empoisonneur.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Qu'on  se 


264  SAINT-SIMON 


souvienne  qu'il  n'avoit  pas  tenu  à  Monseigneur  de 
faire  couper  la  tête  à  M.  le  duc  d'Orléans,  et  combien 
il  en  a  voit  été  proche;  qu'on  se  souvienne  comment 
Monseigneur  ne  cessa  depuis  de  le  traiter  ;  et  qu'en 
même  temps  on  se  souvienne  des  larmes  et  des  san- 
glots cachés  dans  le  recoin  de  cet  arrière-cabinet  où 
je  surpris  M.  le  duc  d'Orléans  la  nuit  de  la  mort  de 
Monseigneur,  de  mon  étonnement  extrême,  de  la 
honte  que  j 'essayai  de  lui  en  faire,  et  de  ce  qu'il  m'y 
répondit.  Quel  contraste,  grand  Dieu  !  de  cette  dou- 
leur de  la  mort  d'un  ennemi  près  de  devenir  son 
maître,  avec  la  farce  que  M.  du  Maine  donna  à  ses 
intimes  au  fond  de  son  cabinet,  sortant  de  chez  le 
roi  qu'il  venoit  de  laisser  presque  à  l'agonie,  livré 
aux  remèdes  d'un  paysan  grossier,  que  M.  du  Maine 
contrefit  et  la  honte  de  Fagon,  avec  tant  de  naturel 
et  si  plaisant  que  les  éclats  de  rire  s'en  entendirent 
jusque  dans  la  galerie,  et  y  scandalisèrent  les  passants. 
C'est  un  fait  célèbre  et  bien  caractérisant  qui  trouvera 
son  détail  en  son  lieu,  si  j'ai  assez  de  vie  pour  pousser 
ces  Mémoires  jusqu'à  la  mort  du  roi. 

Mais  une  écorce  funeste  servit  bien  le  duc  du 
Maine,  qu'il  sut  puissamment  manier,  et  avec  un  art 
qui  lui  étoit  singulièrement  propre.  M.  le  duc 
d'Orléans,  marié  par  force,  instruit  de  l'indignité  de 
l'alliance  par  les  fureurs  de  Madame,  par  le  cri 
public,  jusque  par  la  foiblesse  de  Monsieur,  fit  en 
même  temps  ce  qu'on  appelle  son  entrée  dans 
le  monde.  Plus  son  éducation  avoit  été  jusqu'alors 
resserrée,  plus  il  chercha  à  s'en  dédommager.  Il 
tomba  dans  la  débauche,  il  préféra  les  plus  débordés 
pour  ses  parties  ;  sa  grandeur  et  sa  jeunesse  lui 
rirent  voir  tout  permis  ;  et  il  se  figura  de  réparer  aux 
yeux  du  monde  ce  qu'il  crut  y  avoir  perdu  par  son 
mariage,  en  méprisant  son  épouse,  et  en  se  piquant 
de  vivre  avec  et  comme  les  plus  effrénés.  De  là  le 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  265 

désir  de  l'irréligion  et»  l'extravagante  vanité  d'en 
faire  une  profession  ouverte  ;  de  là  un  ennui  extrême 
de  toute  autre  chose  que  débauche  éclatante  ;  les 
plaisirs,  ordinaires  et  raisonnables,  insipides  ;  l'oisi- 
veté profonde  à  la  cour,  où  il  ne  pouvoit  traîner  sa 
funeste  compagnie,  et  où  pourtant  il  falloit  bien 
qu'il  demeurât  souvent  ;  nul  entregent  pour  s'en 
attirer  d'autre,  et  dans  une  réciproque  contrainte 
avec  son  épouse  et  avec  tout  ce  qui  l'approchoit, 
qui  lui  faisoit  préférer  la  solitude  ;  et  cette  solitude, 
il  et  oit  trop  accoutumé  au  bruit  pour  la  pouvoir 
supporter. 

Jeté  par  là  dans  la  recherche  des  arts,  il  se  mit  à 
souffler,  non  pour  chercher  à  faire  de  l'or,  dont  il  se 
moqua  toujours,  mais  pour  s'amuser  des  curieuses 
opérations  de  la  chimie.  Il  se  fit  un  laboratoire  le 
mieux  fourni,  il  prit  un  artiste  de  grande  réputation, 
qui  s'appeloit  Humbert,  et  qui  n'en  avoit  pas  moins 
en  probité  et  en  vertu  qu'en  capacité  pour  son  mé- 
tier. Il  lui  vit  suivre  et  faire  plusieurs  opérations, 
il  y  travailla  avec  lui  ;  mais  tout  cela  très-publique- 
ment, et  il  en  raisonnoit  avec  tous  ceux  de  la  pro- 
fession de  la  cour  et  de  la  ville,  et  en  menoit  quel- 
quefois voir  travailler  Humbert  et  lui-même.  Il  s'é- 
toit  piqué  autrefois  d'avoir  cherché  à  voir  le  diable, 
quoiqu'il  avouât  qu'il  n'y  avoit  pu  réussir  ;  mais 
épris  de  Mme  d'Argenton,  et  vivant  avec  elle,  il  y 
trouva  d'autres  curiosités  trop  approchantes  et  su- 
jettes à  être  plus  sinistrement  interprétées.  On 
consulta  des  verres  d'eau  devant  lui  sur  le  présent 
et  sur  l'avenir.  J'en  ai  rapporté  des  choses  assez 
singulières,  qu'il  me  raconta  avant  d'aller  en  Italie, 
pour  me  contenter  ici  de  rappeler  seulement  ces 
malencontreux  passe-temps,  tout  éloignés  qu'ils  fus- 
sent de  la  plus  légère  idée  même  de  crime.  L'affaire 
d'Espagne  dont  il  n'étoit  jamais  bien  revenu  ;  les 


266  SAINT-SIMON  : 


bruits  affreux  de  lui  et  de  sa  fille  par  lesquels  on 
essaya  de  rompre  le  mariage  de  cette  princesse  avec 
M.  le  duc  de  Berry  près  d'être  déclaré  ;  la  publicité 
que  la  rage  de  cette  grande  affaire  leur  donna  en- 
suite, le  trop  peu  de  cas  que  l'un  et  l'autre  en  firent, 
et  le  trop  peu  de  ménagement  là-dessus  ;  enfin  jusqu'à 
l'horrible  opinion  prise  sur  Monsieur  de  la  mort 
de  sa  première  épouse,  et  que  M.  le  duc  d'Orléans 
étoit  le  fils  de  Monsieur  ;  tout  cela  forma  ce  groupe 
épouvantable  dont  ils  surent  fasciner  le  roi  et 
aveugler  le  public. 

Il  en  fut,  comme  je  l'ai  remarqué,  si  rapidement 
abreuvé  que,  dès  le  17  février,  que  M.  le  duc  d'Orléans 
fut  avec  Madame  donner  l'eau  bénite  à  la  Dauphine, 
la  foule  du  peuple  dit  tout  haut  toutes  sortes  de 
sottises  contre  lui  tout  le  long  de  leur  passage,  que 
lui  et  Madame  entendirent  très-distinctement,  sans 
oser  le  montrer,  mais  dans  la  peine,  l'embarras  et 
l'indignation  qui  se  peut  imaginer.  Il  y  eut  même 
lieu  de  craindre  pis  d'une  populace  excitée  et  cré- 
dule, lorsque,  le  21  février,  il  alla  seul  donner  l'eau 
bénite  au  Dauphin.  Aussi  essuya-t-il  sur  son  passage 
les  insultes  les  plus  atroces  d'un  peuple  qui  ne  se 
contenoit  pas,  qui  lançoit  tout  haut  les  discours 
les  plus  énormes,  qui  le  montroit  au  doigt  avec  les 
épithètes  les  plus  grossières,  que  personne  n'arrê- 
toit,  et  qui  croyoit  lui  faire  grâce  de  ne  se  pas  jeter 
sur  lui  et  le  mettre  en  pièces.  Ce  fut  la  même  chose 
au  convoi.  Les  chemins  retentissoient  de  cris  plus 
d'indignation  et  d'injures  que  de  douleur.  On  ne 
laissa  pas  de  prendre  sans  bruit  quelques  précautions 
dans  Paris  pour  empêcher  la  fureur  publique  dont 
les  bouillons  se  firent  craindre  en  divers  moments. 
Elle  s'en  dédommagea  par  les  gestes,  les  cris,  et  par 
tout  ce  qui  se  peut  d'atroce,  vomi  contre  M.  le  duc 
d'Orléans.   Vers  le   Palais-Royal,  devant  lequel  le 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  267 

convoi  passa,  le  redoublement  de  huées,  de  cris, 
d'injures,  fut  si  violent,  qu'il  y  eut  lieu  de  tout 
craindre  pendant  quelques  minutes. 


XXXIV  —  JOURNAL  DE  LA  MALADIE 
DU  ROI 

Le  vendredi  9  août,  le  P.  Tellier  répéta  le  roi 
longtemps  le  matin  sur  l'enregistrement  pur  et  simple 
de  la  constitution,  et  vit  là-dessus  le  premier  prési- 
dent et  le  procureur  général  qu'il  avoit  mandés  la 
veille.  Le  roi  courut  le  cerf  après  dîner  dans  sa 
calèche  qu'il  mena  lui-même  à  l'ordinaire  pour  la 
dernière  fois  de  sa  vie,  et  parut  très-abattu  au  re- 
tour. Il  eut  le  soir  grande  musique  chez  Mme  de 
Maintenon.  Le  samedi  10  août,  il  se  promena,  avant 
dîner,  dans  ses  jardins  à  Marly  ;  il  en  revint  à  Ver- 
sailles sur  les  six  heures  du  soir  pour  la  dernière 
fois  de  sa  vie,  et  ne  revoir  jamais  cet  étrange  ouvrage 
de  ses  mains.  Il  travailla  le  soir  chez  Mme  de  Main- 
tenon  avec  le  chancelier,  et  parut  fort  mal  à  tout 
le  monde.  Le  dimanche  n  août,  il  tint  le  conseil 
d'État,  s'alla  promener  l'après-dînée  à  Trianon  pour 
ne  plus  sortir  de  sa  vie.  Il  avoit  mandé  le  procureur 
général  avec  lequel  il  eut  une  forte  prise.  Il  en  avoit 
déjà  eu  une  avec  lui  en  présence  du  premier  prési- 
dent et  du  chancelier,  le  jeudi  précédent  à  Marly, 
sur  l'enregistrement  pur  et  simple  de  la  constitution. 
Il  trouva  le  procureur  général,  seul,  armé  des  mêmes 
raisons  et  de  la  même  fermeté.  Il  ne  se  sentoit  pas  en 
état  d'aller  lui-même  au  parlement  comme  il  V avoit 
annoncé.  Quoiqu'il  n'en  eût  pas  perdu  l'espérance, 
il  n'en  fut  que  plus  outré  contre  le  procureur  gêné- 


268  SAINT-SIMON  : 

rai,  jusqu'à  sortir  de  son  naturel,  et  en  venir  aux 
menaces  de  lui  ôter  sa  charge  en  lui  tournant  le 
dos.  Ce  fut  ainsi  que  finit  cette  audience  dont  ce 
magistrat  ne  fut  pas  plus  ébranlé. 

Le  lendemain  12  août,  il  prit  médecine  à  son 
ordinaire  et  vécut  à  son  ordinaire  aussi  de  ces 
jours-là.  On  sut  qu'il  se  plaignoit  d'une  sciatique 
à  la  jambe  et  à  la  cuisse.  Il  n'avoit  jamais  eu  de 
sciatique  ni  de  rhumatisme  ;  jamais  enrhumé,  et  il 
y  avoit  longtemps  qu'il  n'avoit  eu  de  ressentiment 
de  goutte.  Il  y  eut  le  soir  petite  musique  chez  Mme 
de  Maintenon,  et  ce  fut  la  dernière  fois  de  sa  vie 
qu'il  marcha. 

Le  mardi  13  août,  il  fit  son  dernier  effort  pour 
donner,  en  revenant  de  la  messe,  où  il  [se]  fit  por- 
ter, l'audience  de  congé,  debout  et  sans  appui,  à  ce 
prétendu  ambassadeur  de  Perse.  Sa  santé  ne  lui 
permit  pas  les  magnificences  qu'il  s'étoit  proposées 
comme  à  sa  première  audience  ;  il  se  contenta  de 
le  recevoir  dans  la  pièce  du  trône,  et  il  n'y  eut  rien 
de  remarquable.  Ce  fut  la  dernière  action  publique 
du  roi,  où  Pontchartrain  trompoit  si  grossièrement 
sa  vanité  pour  lui  faire  sa  cour.  Il  n'eut  pas  honte 
de  terminer  cette  comédie  par  la  signature  d'un 
traité  dont  les  suites  montrèrent  le  faux  de  cette 
ambassade.  Cette  audience,  qui  fut  assez  longue, 
fatigua  fort  le  roi.  Il  résista  en  rentrant  chez  lui  à 
l'envie  de  se  coucher  ;  il  tint  le  conseil  de  finance, 
dîna  à  son  petit  couvert  ordinaire,  se  fit  porter  chez 
Mme  de  Maintenon,  où  il  y  eut  petite  musique,  et, 
en  sortant  de  son  cabinet,  s'arrêta  pour  la  duchesse 
de  La  Rochefoucauld  qui  lui  présenta  la  duchesse 
de  La  Rocheguyon  sa  belle-fille,  qui  fut  la  dernière 
dame  qui  lui  ait  été  présentée.  Elle  prit  le  soir  son 
tabouret  au  souper  du  roi  qui  fut  le  dernier  de  sa 
vie  au  grand  couvert.  Il  avoit  travaillé  seul  chez  lui 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  269 

après  son  dîner  avec  le  chancelier.  Il  envoya  le  lende- 
main force  présents  et  quelques  pierreries  à  ce  bel 
ambassadeur  qu'on  mena  deux  jours  après  chez 
un  bourgeois  à  Chaillot,  et  à  peu  de  distance,  au 
Havre-de-Grâce,  où  il  s'embarqua.  Ce  fut  ce  même 
jour  que  la  princesse  des  Ursins,  effrayée,  comme 
on  l'a  dit,  de  l'état  du  roi,  partit  de  Paris  pour  gagner 
Lyon  en  diligence,  le  lendemain  mercredi,  veille  de 
l'Assomption. 

Il  y  avoit  plus  d'un  an  que  la  santé  du  roi  tom- 
boit.  Ses  valets  intérieurs  s'en  aperçurent  d'abord, 
et  en  remarquèrent  tous  les  progrès,  sans  que  pas 
un  osât  en  ouvrir  la  bouche.  Les  bâtards,  ou,  pour 
mieux  dire,  M.  du  Maine  le  voyoit  bien  aussi,  qui, 
aidé  de  Mme  de  Maintenon  et  de  leur  chancelier- 
secrétaire  d'État,  hâta  tout  ce  qui  le  regardoit. 
Fagon,  premier  médecin,  fort  tombé  de  corps  et 
d'esprit,  fut  de  tout  cet  intérieur  le  seul  qui  ne 
s'aperçut  de  rien.  Maréchal,  premier  chirurgien,  lui 
en  parla  plusieurs  fois,  et  fut  toujours  durement  re- 
poussé. Pressé  enfin  par  son  devoir  et  par  son  at- 
tachement, il  se  hasarda  un  matin  vers  la  Pente- 
côte d'aller  trouver  Mme  de  Maintenon.  Il  lui  dit 
ce  qu'il  voyoit,  et  combien  grossièrement  Fagon  se 
trompoit.  Il  l'assura  que  le  roi,  à  qui  il  avoit  tâté 
le  pouls  souvent,  avoit  depuis  longtemps  une  petite 
fièvre  lente,  interne  ;  que  son  tempérament  étoit 
si  bon,  qu'avec  des  remèdes  et  de  l'attention,  tout 
étoit  encore  plein  de  ressources,  mais  que,  si  on  lais- 
soit  gagner  le  mal,  il  n'y  en  auroit  plus.  Mme  de 
Maintenon  se  fâcha,  et  tout  ce  qu'il  remporta  de 
son  zèle  fut  de  la  colère.  Elle  lui  dit  qu'il  n'y  avoit 
que  les  ennemis  personnels  de  Fagon  qui  trouvas- 
sent ce  qu'il  lui  disoit  là  de  la  santé  du  roi,  sur 
laquelle  la  capacité,  l'application,  l'expérience  du 
premier  médecin  ne  se  pouvoit  tromper.     Le  rare  est 


27o  SAINT-SIMON  : 

que  Maréchal,  qui  avoit  autrefois  taillé  Fagon  de  la 
pierre,  avoit  été  mis  en  place  de  premier  chirurgien 
par  lui,  et  qu'ils  avoient  toujours  vécu  depuis  jus- 
qu'alors dans  la  plus  parfaite  intelligence.  Maréchal 
outré,  qui  me  l'a  conté,  n'eut  plus  de  mesures  à  pou- 
voir prendre,  et  commença  dès  lors  à  déplorer  la 
mort  de  son  maître.  Fagon,  en  effet,  étoit  en  science 
et  en  expérience  le  premier  médecin  de  l'Europe, 
mais  sa  santé  ne  lui  permettoit  plus  depuis  long- 
temps d'entretenir  son  expérience,  et  le  haut  point 
d'autorité  où  sa  capacité  et  sa  faveur  l'avoient  porté 
l'avoit  enfin  gâté.  Il  ne  vouloit  ni  raison  ni  réplique, 
et  [continuoit  de  conduire  la  santé  du  roi  comme  il 
avoit  fait  dans  un  âge  moins  avancé,  et  le  tua  par 
cette  opiniâtreté. 

La  goutte  dont  il  avoit  eu  de  longues  attaques 
avoit  engagé  Fagon  à  emmaillotter  le  roi,  pour  ainsi 
dire,  tous  les  soirs  dans  un  tas  d'oreillers  de  plume 
qui  le  faisoient  tellement  suer  toutes  les  nuits, 
qu'il  le  falloit  frotter  et  changer  tous  les  matins 
avant  que  le  grand  chambellan  et  les  premiers 
gentilshommes  de  la  chambre  entrassent.  Il  ne 
buvoit  depuis  longues  années,  au  lieu  du  meilleur  vin 
de  Champagne  dont  il  avoit  uniquement  usé  toute 
sa  vie,  que  du  vin  de  Bourgogne  avec  la  moitié 
d'eau,  si  vieux  qu'il  en  étoit  usé.  Il  disoit  quelquefois, 
en  riant,  qu'il  y  avoit  souvent  des  seigneurs  étrangers 
bien  attrapés  à  vouloir  goûter  du  vin  de  sa  bouche. 
Jamais  il  n'en  avoit  bu  de  pur  en  aucun  temps,  ni 
usé  de  nulle  sorte  de  liqueur,  non  pas  même  de  thé, 
café,  ni  chocolat.  A  son  lever  seulement,  au  lieu 
d'un  peu  de  pain,  de  vin  et  d'eau,  il  prenoit  depuis 
fort  longtemps  deux  tasses  de  sauge  et  de  véro- 
nique ;  souvent  entre  ses  repas  et  toujours  en  se 
mettant  au  lit  des  verres  d'eau  avec  un  peu  d'eau 
de  fleur  d'orange  qui  tenoient  chopine,  et  toujours 


LA  CQUR  DE  LOUIS  XIV  271 

à  la  glace  en  tout  temps  ;  même  les  jours  de  méde- 
cine il  y  bu  voit  et  toujours  aussi  à  ses  repas,  entre 
lesquels  il  ne  mangea  jamais  quoi  que  ce  fût,  que 
quelques  pastilles  de  cannelle  qu'il  mettoit  dans 
sa  poche  à  son  fruit  avec  force  biscotins  pour  ses 
chiennes  couchantes  de  son  cabinet. 

Comme  il  devint  la  dernière  année  de  sa  vie  de 
plus  en  plus  resserré,  Fagon  lui  faisoit  manger  à 
l'entrée  de  son  repas  beaucoup  de  fruits  à  la  glace, 
c'est-à-dire  des  mûres,  des  melons  et  des  figues, 
et  celles-ci  pourries  à  force  d'être  mûres,  et  à  son 
dessert  beaucoup  d'autres  fruits,  qu'il  finissoit  par 
une  quantité  de  sucreries  qui  surprenoit  toujours. 
Toute  l'année  il  mangeoit  à  souper  une  quantité 
prodigieuse  de  salade.  Ses  potages,  dont  il  mangeoit 
soir  et  matin  de  plusieurs,  et  en  quantité  de  cha- 
cun sans  préjudice  du  reste,  étoient  pleins  de  jus 
et  d'une  extrême  force,  et  tout  ce  qu'on  lui  servoit 
plein  d'épices,  au  double  au  moins  de  ce  qu'on  y 
en  met  ordinairement,  et  très-fort  d'ailleurs.  Cela 
et  les  sucreries  n'étoit  pas  de  l'avis  de  Fagon,  qui, 
en  le  voyant  manger,  faisoit  quelquefois  des  mines 
fort  plaisantes,  sans  toutefois  oser  rien  dire,  que 
par-ci  par-là,  à  Livry  et  à  Benoist,  qui  lui  répon- 
doient  que  c' et  oit  à  eux  à  faire  manger  le  roi,  et 
à  lui  à  le  purger.  Il  ne  mangeoit  d'aucune  sorte 
de  venaison  ni  d'oiseaux  d'eau,  mais  d'ailleurs  de 
tout,  sans  exception,  gras  et  rnaigre,  qu'il  fit  tou- 
jours, excepté  le  carême  que  quelques  jours  seule- 
ment, depuis  une  vingtaine  d'années.  Il  redoubla 
ce  régime  de  fruits  et  de  boisson  cet  été. 

A  la  fin,  ces  fruits  pris  après  son  potage  lui  noyè- 
rent l'estomac,  en  émoussèrent  les  digestifs,  lui 
ôtèrent  l'appétit,  qui  ne  lui-avoit  manqué  encore 
de  sa  vie,  sans  avoir  jamais  eu  ni  faim  ni  besoin  de 
manger,  quelque   tard   que   des   hasards   l'eussent 


272  SAINT-SIMON  : 

fait  dîner  quelquefois.  Mais  aux  premières  cuillerées 
de  potage,  l'appétit  s'ouvroit  toujours,  à  ce  que  je 
lui  ai  ouï  dire  plusieurs  fois,  et  il  mangeoit  si  pro- 
digieusement et  si  solidement  soir  et  matin,  et  si 
également  encore,  qu'on  ne  s'accoutumoit  point  à 
le  voir.  Tant  d'eau  et  tant  de  fruits,  sans  être  cor- 
rigés par  rien  de  spiritueux,  tournèrent  son  sang  en 
gangrène,  à  force  d'en  diminuer  les  esprits,  et  de 
l'appauvrir  par  ces  sueurs  forcées  des  nuits,  et 
furent  cause  de  sa  mort,  comme  on  le  reconnut  à 
l'ouverture  de  son  corps.  Les  parties  s'en  trouvè- 
rent toutes  si  belles  et  si  saines  qu'il  y  eut  lieu  de 
juger  qu'il  auroit  passé  le  siècle  de  sa  vie.  Son  esto- 
mac surtout  étonna,  et  ses  boyaux  par  leur  volume 
et  leur  étendue  au  double  de  l'ordinaire,  d'où  lui  vint 
d'être  si  grand  mangeur  et  si  égal.  On  ne  songea 
aux  remèdes  que  quand  il  n'en  fut  plus  temps, 
parce  que  Fagon  ne  voulut  jamais  le  croire  malade, 
et  que  l'aveuglement  de  Mme  de  Maintenon  fut 
pareil  là-dessus,  quoiqu'elle  eût  bien  su  prendre 
toutes  les  précautions  possibles  pour  Saint-Cyr  et 
pour  M.  du  Maine.  Parmi  tout  cela,  le  roi  sentit  son 
état  avant  eux,  et  le  disoit  quelquefois  à  ses  valets 
intérieurs.  Fagon  le  rassuroit  toujours  sans  lui  rien 
faire.  Le  roi  se  contentoit  de  ce  qu'il  lui  disoit  sans 
en  être  persuadé,  mais  son  amitié  pour  lui  le  re- 
tenoit,  et  Mme  de  Maintenon  encore  plus. 

Le  mercredi,  14  août,  il  se  fit  porter  à  la  messe 
pour  la  dernière  fois,  tint  conseil  d'État,  mangea 
gras,  et  eut  grande  musique  chez  Mme  de  Mainte- 
non. Il  soupa  au  petit  couvert  dans  sa  chambre, 
où  la  cour  le  vit  comme  à  son  dîner.  Il  fut  peu  dans 
son  cabinet  avec  sa  famille,  et  se  coucha  peu  après 
dix  heures.  ^- 

Le  jeudi,  fête  de  l'Assomption,  il  entendit  la 
messe  dans  son  lit.  La  nuit  avoit  été  inquiète  et  al- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  273 

térée.  Il  dîna  devant  tout  le  monde  dans  son  lit,  se 
leva  à  cinq  heures,  et  se  fit  porter  chez  Mme  de 
Maintenon,  où  il  eut  petite  musique.  Entre  sa  messe 
et  son  dîner  il  avoit  parlé  séparément  au  chance- 
lier, à  Desmarets,  à  Pontchartrain.  Il  soupa  et  se 
coucha  comme  la  veille.  Ce  fut  toujours  depuis  de 
même,  tant  qu'il  put  se  lever. 

Le  vendredi  16  août,  la  nuit  n'avoit  pas  été  meil- 
leure ;  beaucoup  de  soif  et  de  boisson.  Il  ne  fit  en- 
trer qu'à  dix  heures.  La  messe  et  le  dîner  dans  son 
lit  comme  toujours  depuis,  donna  audience  dans 
son  cabinet  à  un  envoyé  de  Wolfenbùttel,  se  fit 
porter  chez  Mme  de  Maintenon  ;  il  y  joua  avec  les 
dames  familières,  et  y  eut  après  grande  musique. 

Le  samedi  17  août,  la  nuit  comme  la  précédente. 
Il  tint  dans  son  lit  le  conseil  de  finances,  vit  tout 
le  monde  à  son  dîner,  se  leva  aussitôt  après,  donna 
audience  dans  son  cabinet  au  général  de  l'ordre  de 
Sainte-Croix  de  la  Bretonnerie,  passa  chez  Mme 
de  Maintenon,  où  il  travailla  avec  le  chancelier. 
Le  soir,  Fagon  coucha  pour  la  première  fois  dans 
sa  chambre. 

Le  dimanche  18  août  se  passa  comme  les  jours 
précédents.  Fagon  prétendit  qu'il  n'avoit  point  eu 
de  fièvre.  Il  tint  conseil  d'État  avant  et  après  son 
dîner,  travailla  après  sur  les  fortifications  avec  Pel- 
letier à  l'ordinaire,  puis  passa  chez  Mme  de  Main- 
tenon, où  il  y  eut  musique.  Ce  même  jour  le  comte 
de  Ribeira,  ambassadeur  extraordinaire  de  Portugal, 
dont  la  mère,  qui  étoit  morte,  étoit  sœur  du  prince 
et  du  cardinal  de  Rohan,  fit  à  Paris  son  entrée 
avec  une  magnificence  extraordinaire,  et  jeta  au 
peuple  beaucoup  de  médailles  d'argent  et  quelques- 
unes  d'or.  L'état  du  roi,  qui  montroit  manifeste- 
ment ne  pouvoir  plus  durer  que  peu  de  jours,  et 
dont   je   sa  vois   par   Maréchal   des   nouvelles   plus 


274  SAINT-SIMON  : 

sûres  que  celles  que  Fagon  se  vouloit  persuader  à 
soi  et  aux  autres,  me  fit  penser  à  Chamillart,  qui 
avoit,  en  sortant  de  place,  une  pension  du  roi  de 
soixante  mille  livres.  J'en  demandai  la  conservation 
et  l'assurance  à  M.  le  duc  d'Orléans,  et  je  l'obtins 
aussitôt  avec  la  permission  de  le  lui  mander  à  Paris. 
Il  y  étoit  fort  touché  de  la  maladie  du  roi,  et  fort 
peu  de  toute  autre  chose.  Il  ne  laissa  pas  d'être 
agréablement  surpris  de  ma  lettre,  et  d'être  bien 
sensible  à  un  soin  de  ma  part  qu'il  n'avoit  pas  eu 
pour  lui-même.  Il  m'envoya  une  lettre  de  remercî- 
ment  que  je  rendis  à  M.  le  duc  d'Orléans.  Je  n'ai 
rien  fait  qui  m'ait  donné  plus  de  plaisir.  La  chose 
demeura  secrète  jusqu'à  la  mort  du  roi  ;  je  ne  per- 
dis pas  de  temps  à  la  faire  déclarer  incontinent 
après  la  régence. 

Le  lundi  19  août,  la  nuit  fut  également  agitée, 
sans  que  Fagon  voulût  trouver  que  le  roi  eût  de  la 
fièvre.  Il  eut  envie  de  lui  faire  venir  des  eaux  de 
Bourbonne.  Le  roi  travailla  avec  Pontchartrain, 
eut  petite  musique  chez  Mme  de  Maintenon,  dé- 
clara qu'il  n'iroit  point  à  Fontainebleau,  et  dit  qu'il 
verroit  la  gendarmerie  le  mercredi  suivant  de  des- 
sus son  balcon.  Il  l'avoit  fait  venir  de  ses  quartiers 
pour  en  faire  la  revue  :  ce  ne  fut  que  ce  jour-là 
qu'il  vit  qu'il  ne  le  pourrait,  et  qu'il  se  borna  à 
la  regarder  dans  la  grande  cour  de  Versailles  par 
la  fenêtre.  Le  mardi  20  août,  la  nuit  fut  comme  les 
précédentes.  Il  travailla  le  matin  avec  le  chancelier  ; 
il  ne  voulut  voir  que  peu  de  gens  distingués  et  les 
ministres  étrangers  à  son  dîner,  qui  avoient,  et  ont 
encore,  le  mardi  fixé  pour  aller  à  Versailles.  Il  tint 
conseil  de  finances  ensuite,,  et  travailla  après  avec 
Desmarets  seul.  Il  ne  put  aller  chez  Mme  de  Main- 
tenon,  qu'il  envoya  chercher.  Mme  de  Dangeau  et 
Mme  de  Caylus  y  furent  admises  quelque  temps 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  275 

après  pour  aider  à  la  conversation.  Il  soupa  en  robe 
de  chambre  dans  son  fauteuil.  Il  ne  sortit  plus  de  son 
appartement,  et  ne  s'habilla  plus.  La  soirée  courte 
comme  les  précédentes.  Fagon  enfin  lui  proposa  une 
assemblée  des  principaux  médecins  de  Paris  et  de 
la  cour. 

Ce  même  jour,  Mme  de  Saint-Simon,  que  j'avois 
pressée  de  revenir,  arriva  des  eaux  de  Forges.  Le 
roi  entrant  après  souper  dans  son  cabinet  l'aper- 
çut. Il  fit  arrêter  sa  roulette,  lui  témoigna  beaucoup 
de  bonté  sur  son  voyage  et  son  retour,  puis  continua 
à  se  faire  pousser  par  Bloin  dans  l'autre  cabinet. 
Ce  fut  la  dernière  femme  de  la  cour  à  qui  il  ait 
parlé,  parce  que  je  ne  compte  pas  Mmes  de  Lévi, 
Dangeau,  Caylus  et  d'O  qui  étoient  les  familières 
du  jeu  et  des  musiques  chez  Mme  de  Maintenon,  et 
qui  vinrent  chez  lui  quand  il  ne  put  plus  sortir. 
Mme  de  Saint-Simon  me  dit  le  soir  qu'elle  n'auroit 
pas  reconnu  le  roi,  si  elle  l'avoit  rencontré  ailleurs 
que  chez  lui.  Elle  n'étoit  partie  de  Marly  pour  Forges 
que  le  6  juillet 

Le  mercredi  21  août,  quatre  médecins  virent  le 
roi,  et  n'eurent  garde  de  rien  dire  que  les  louanges 
de  Fagon,  qui  lui  fit  prendre  de  la  casse.  Il  remit 
au  vendredi  suivant  à  voir  la  gendarmerie  de  ses 
fenêtres,  tint  le  conseil  d'État  après  son  dîner,  tra- 
vailla ensuite  avec  le  chancelier.  Mme  de  Mainte- 
non  vint  après,  puis  les  dames  familières,  et  grande 
musique.  Il  soupa  en  robe  de  chambre  dans  son 
fauteuil.  Depuis  quelques  jours  on  commençoit  à 
s'apercevoir  qu'il  avoit  peine  à  manger  de  la  viande, 
et  même  du  pain,  dont  toute  sa  vie  il  avoit  très- 
peu  mangé,  et  depuis  très-longtemps  rien  que  la 
mie,  parce  qu'il  n' avoit  plus  de  dents.  Le  potage  en 
plus  grande  quantité,  les  hachis  fort  clairs,  et  les 
œufs  suppléoient,mais  il  mangeoit  fort  médiocrement. 


276  SAINT-SIMON  : 

Le  jeudi  22  août,  le  roi  fut  encore  plus  mal.  Il 
vit  les  quatre  autres  médecins  qui,  comme  les  quatre 
premiers,  ne  firent  qu'admirer  les  savantes  con- 
noissances  et  l'admirable  conduite  de  Fagon,  qui 
lui  fit  prendre  sur  le  soir  du  quinquina  à  l'eau,  et 
lui  destina  pour  la  nuit  du  lait  d'ânesse.  Ne  comp- 
tant plus  dès  la  veille  de  pouvoir  se  mettre  sur  un 
balcon  pour  voir  la  gendarmerie  dans  sa  cour,  il 
mit  à  profit  pour  le  duc  du  Maine  jusqu'à  sa  der- 
nière foiblesse.  Il  le  chargea  d'aller  faire  la  revue 
de  ce  corps  d'élite  en  sa  place,  avec  toute  son  auto- 
rité, pour  en  montrer  en  lui  les  prémices  aux  troupes, 
les  accoutumer  de  son  vivant  à  le  considérer  comme 
lui-même,  et  lui  donner  envers  eux  les  grâces  d'un 
compte  favorable  et  flatteur. 

Ce  même  jour,  jeudi  22  août,  que  le  duc  du  Maine 
fit  au  lieu  du  roi  la  revue  de  la  gendarmerie,  le  roi 
ordonna  à  son  coucher  au  duc  de  La  Rochefoucauld 
de  lui  faire  voir  le  lendemain  matin  des  habits 
pour  choisir  celui  qui  lui  conviendroit  en  quittant 
le  deuil  d'un  fils  de  Mme  la  duchesse  de  Lor- 
raine, qu'on  appeloit  le  prince  François,  qui  avoit 
vingt-six  ans  et  les  abbayes  de  Stavelo  et  de  Mal- 
médy.  On  voit  ici  combien  il  y  avoit  qu'il  ne  marchoit 
plus,  qu'il  ne  s'habilloit  plus  même  les  derniers  jours 
qu'il  se  fit  porter  chez  Mme  de  Maintenon,  qu'il  ne 
sortoit  de  son  lit  que  pour  souper  en  robe  de  chambre, 
que  les  médecins  couchoient  dans  sa  chambre  et  dans 
les  pièces  voisines,  enfin  qu'il  ne  pouvoit  plus  rien 
avaler  de  solide,  et  il  comptoit  encore,  comme  on  le 
voit  ici,  de  guérir,  puisqu'il  comptoit  de  s'habiller 
encore,  et  qu'il  voulut  se  choisir  un  habit  pour 
quand  il  le  pourroit  mettre.  Aussi  voit-on  la  même 
suite  de  conseils,  de  travail,  d'amusements  ;  c'est 
que  les  hommes  ne  veulent  point  mourir,  et  se  le 
dissimulent  tant  et  si  loin  qu'il  leur  est  possible. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  277 

Le  vendredi  23  août  se  passa  comme  les  précé- 
dents. Le  roi  travailla  le  matin  avec  le  P.  Tellier, 
puis  n'espérant  plus  pouvoir  voir  la  gendarmerie, 
il  la  renvoya  dans  ses  quartiers.  La  singularité  de 
ce  jour-là  fut  que  le  roi  ne  dîna  pas  dans  son  lit,  mais 
debout,  en  robe  de  chambre.  Il  s'amusa  après  avec 
Mme  de  Maintenon,  puis  avec  les  dames  familières. 
Pendant  tous  ces  temps-là  il  faut  se  souvenir  que 
les  courtisans  un  peu  distingués  entrèrent  à  ses  repas, 
ceux  qui  avoient  les  grandes  ou  les  premières  entrées 
à  sa  messe,  et  à  la  fin  de  son  lever,  et  au  commence- 
ment de  son  coucher,  M.  le  duc  d'Orléans  comme 
les  autres,  et  que  le  reste  des  journées  que  les  con- 
seils ou  les  ministres  laissoient  vide,  et  oit  rempli, 
comme  quand  il  étoit  debout,  par  ses  bâtards,  bien 
plus  M.  du  Maine  que  le  comte  de  Toulouse,  et  sou- 
vent M.  du  Maine  y  demeuroit  avec  Mme  de  Main- 
tenon  seule,  et  quelquefois  avec  les  dames  familières, 
entrant  et  sortant  toujours,  comme  à  son  ordinaire, 
par  le  petit  degré  du  derrière  des  cabinets,  en  sorte 
qu'on  ne  le  voyoit  jamais  entrer  ni  sortir,  ni  le  comte 
de  Toulouse  ;  Mme  de  Maintenon  et  les  dames  fami- 
lières toujours  par  les  antichambres  :  les  valets  in- 
térieurs étoient,  comme  à  l'ordinaire,  avec  le  roi, 
quand  il  n'y  avoit  que  ses  bâtards  ou  personne, 
mais  peu  lorsque  M.  du  Maine  étoit  seul  avec  lui. 

Le  vendredi  23  août,  la  nuit  fut  à  l'ordinaire, 
et  la  matinée  aussi.  [Le  roi]  travailla  avec  le  P. 
Tellier  qui  fit  inutilement  des  efforts  pour  faire 
nommer  aux  grands  et  nombreux  bénéfices  qui 
vaquoient,  c'est-à-dire  pour  en  disposer  lui-même, 
et  ne  les  pas  laisser  à  donner  par  M.  le  duc  d'Orléans. 
Il  faut  dire  tout  de  suite  que  plus  le  roi  empira,  plus 
le  P.  Tellier  le  pressa  là-dessus,  pour  ne  pas  laisser 
échapper  une  si  riche  proie,  ni  l'occasion  de  se  munir 
de.  créatures  afndées  avec  lesquelles  ses  marchés 


278  SAINT-SIMON  : 

étoient  faits,  non  en  argent,  mais  en  cabales.  Il  n'y 
put  jamais  réussir.  Le  roi  lui  déclara  qu'il  avoit  assez 
de  comptes  à  rendre  à  Dieu  sans  se  charger  encore 
de  ceux  de  cette  nomination,  si  prêt  à  paroître  de- 
vant lui,  et  lui  défendit  de  lui  en  parler  davantage. 
Il  dîna  debout  dans  sa  chambre  en  robe  de  chambre, 
y  vit  les  courtisans,  ainsi  qu'à  son  souper  de  même, 
passa  chez  lui  l'après-dînée  avec  ses  deux  bâtards, 
M.  du  Maine  surtout,  Mme  de  Maintenon  et  les  dames 
familières  ;  la  soirée  à  l'ordinaire.  Ce  fut  ce  même 
jour  qu'il  apprit  la  mort  de  Maisons,  et  qu'il  donna 
sa  charge  à  son  fils,  à  la  prière  du  duc  du  Maine. 

Il  ne  faut  pas  aller  plus  loin  sans  expliquer  la 
mécanique  de  l'appartement  du  roi,  depuis  qu'il  ne 
sort  oit  plus.  Toute  la  cour  se  tenoit  tout  le  jour  dans 
la  galerie.  Personne  ne  s'arrêtoit  dans  l'antichambre 
la  plus  proche  de  sa  chambre,  que  les  valets  fami- 
liers, et  la  pharmacie,  qui  y  faisoient  chauffer  ce 
qui  étoit  nécessaire  ;  on  y  passoit  seulement,  et  vite, 
d'une  porte  à  l'autre.  Les  entrées  passoient  dans 
les  cabinets  par  la  porte  de  glace  qui  y  donnoit  de 
la  galerie  qui  étoit  toujours  fermée,  et  qui  ne  s'ou- 
vroit  que  lorsqu'on  y  grattoit,  et  se  refermoit  à 
l'instant.  Les  ministres  et  les  secrétaires  d'État  y 
entroient  aussi,  et  tous  se  tenoient  dans  le  cabinet 
qui  joignoit  la  galerie.  Les  princes  du  sang,  ni  les 
princesses  filles  du  roi  n' entroient  pas  plus  avant, 
à  moins  que  le  roi  ne  les  demandât,  ce  qui  n'arri- 
voit  guère.  Le  maréchal  de  Villeroy,  le  chancelier, 
les  deux  bâtards,  M.  le  duc  d'Orléans,  le  P.  Tellier, 
le  curé  de  la  paroisse,  quand  Maréchal,  Fagon  et  les 
premiers  valets  de  chambre  n' étoient  pas  dans  la 
chambre,  se  tenoient  dans  le  cabinet  du  conseil, 
qui  est  entre  la  chambre  du  roi  et  un  autre  cabinet 
où  étoient  les  princes  et  princesses  du  sang,  les 
entrées  et  les  ministres. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  279 

Le  duc  de  Tresmes,  premier  gentilhomme  de  la 
chambre  en  année,  se  tenoit  sur  la  porte,  entre  les 
deux  cabinets,  qui  demeuroit  ouverte,  et  n'entroit 
dans  la  chambre  du  roi  que  pour  les  moments  de  son 
service  absolument  nécessaire.'  Dans  tout  le  jour 
personne  n'entroit  dans  la  chambre  du  roi  que  par  le 
cabinet  du  conseil,  excepté  ces  valets  intérieurs  ou 
de  la  pharmacie  qui  demeuroient  dans  la  première 
antichambre,  Mme  de  Maintenon  et  les  dames  fa- 
milières, et  pour  le  dîner  et  le  souper,  le  service  et 
les  courtisans  qu'on  y  laissoit  entrer.  M.  le  duc  d'Or- 
léans se  mesuroit  fort  à  n'entrer  dans  la  chambre 
qu'une  fois  ou  deux  le  jour  au  plus,  un  instant, 
lorsque  le  duc  de  Tresmes  y  entroit,  et  se  présentoit 
un  autre  instant  une  fois  le  jour  sur  la  porte  du 
cabinet  du  conseil  dans  la  chambre,  d'où  le  roi  le 
pou  voit  voir  de  son  lit.  Il  demandoit  quelquefois 
le  chancelier,  le  maréchal  de  Villeroy,  le  P.  Tellier, 
rarement  quelques  ministres,  M.  du  Maine  souvent, 
peu  le  comte  de  Toulouse,  point  d'autres,  ni  même 
les  cardinaux  de  Rohan  et  de  Bissy,  qui  étoient 
souvent  dans  le  cabinet  où  se  tenoient  les  entrées. 
Quelquefois,  lorsqu'il  et  oit  seul  avec  Mme  de  Main- 
tenon,  il  faisoit  appeler  le  maréchal  de  Villeroy,  ou 
le  chancelier,  ou  tous  les  deux,  et  fort  souvent  le 
duc  du  Maine.  Madame  ni  Mme  la  duchesse  de 
Berry  n'alloient  point  dans  ces  cabinets,  et  ne 
voy oient  presque  jamais  le  roi  dans  cette  maladie, 
et  si  elles  y  alloient,  c'étoit  par  les  antichambres, 
et  ressortoient  à  l'instant. 

Le  samedi  24,  la  nuit  ne  fut  guère  plus  mauvaise 
qu'à  l'ordinaire,  car  elles  l'étoient  toujours.  Mais  sa 
jambe  parut  considérablement  plus  mal,  et  lui  fit 
plus  de  douleur.  La  messe  à  l'ordinaire,  le  dîner  dans 
son  lit,  où  les  principaux  courtisans  sans  entrées  le 
virent  ;  conseil  de  finances  ensuite,  puis  il  travailla 


28o  SAINT-SIMON  : 

avec  le  chancelier  seul.  Succédèrent  Mme  de  Main- 
tenon  et  les  dames  familières.  Il  soupa  debout  en 
robe  de  chambre,  en  présence  des  courtisans,  pour  la 
dernière  fois.  J'y  observai  qu'il  ne  put  avaler  que  du 
liquide,  et  qu'il  avoit  peine  à  être  regardé.  Il  ne  put 
achever,  et  dit  aux  courtisans  qu'il  les  prioit  de  pas- 
ser, c'est-à-dire  de  sortir.  Il  se  fit  remettre  au  lit  ; 
on  visita  sa  jambe,  où  il  parut  des  marques  noires. 
Il  envoya  chercher  le  P.  Tellier,  et  se  confessa.  La 
confusion  se  mit  parmi  la  médecine.  On  avoit  tenté 
le  lait  et  le  quinquina  à  l'eau  ;  on  les  supprima  l'un 
et  l'autre  sans  savoir  que  faire.  Ils  avouèrent  qu'ils 
lui  croy oient  une  fièvre  lente  depuis  la  Pentecôte, 
et  s'excusoient  de  ne  lui  avoir  rien  fait  sur  ce  qu'il 
ne  vouloit  point  de  remèdes,  et  qu'ils  ne  le  croyoient 
pas  si  mal  eux-mêmes.  Par  ce  que  j'ai  rapporté  de  ce 
qui  s'étoit  passé  dès  avant  ce  temps-là  entre  Maré- 
chal et  Mme  de  Maintenon  là-dessus,  on  voit  ce  qu'on 
en  doit  croire. 

Le  dimanche  25  août,  fête  de  Saint-Louis,  la  nuit 
fut  bien  plus  mauvaise.  On  ne  fit  plus  mystère  du 
danger,  et  tout  de  suite  grand  et  imminent.  Néan- 
moins, il  voulut  expressément  qu'il  ne  fût  rien  changé 
à  l'ordre  accoutumé  de  cette  journée,  c'est-à-dire 
que  les  tambours  et  les  hautbois,  qui  s'étoient 
rendus  sous  ses  fenêtres,  lui  donnassent,  dès  qu'il 
fut  éveillé,  leur  musique  ordinaire,  et  que  les  vingt- 
quatre  violons  jouassent  de  même  dans  son  anti- 
chambre pendant  son  dîner.  II  fut  ensuite  en  par- 
ticulier avec  Mme  de  Maintenon,  le  chancelier  et  un 
peu  le  duc  du  Maine.  Il  y  avoit  eu  la  veille  du  papier 
et  de  l'encre  pendant  son  travail  tête  à  tête  avec  le 
chancelier  ;  il  y  en  eut  encore  ce  jour-ci,  Mme  de 
Maintenon  présente,  et  c'est  l'un  des^  deux  que  le 
chancelier  écrivit  sous  lui  son  codicille.  Mme  de 
Maintenon  et  M.  du  Maine,  qui  pensoit  sans  cesse 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  281 

à  soi,  ne  trouvèrent  pas  que  le  roi  eût  assez  fait  pour 
lui  par  son  testament  ;  ils  y  voulurent  remédier  par 
un  codicille,  qui  montra  également  l'énorme  abus 
qu'ils  firent  de  la  foiblesse  du  roi  dans  cette  ex- 
trémité, et  jusqu'où  l'excès  de  l'ambition  peut 
porter  un  homme.  Par  ce  codicille  le  roi  soumettoit 
toute  la  maison  civile  et  militaire  du  roi  au  duc  du 
Maine  immédiatement  et  sans  réserve,  et  sous  ses 
ordres  au  maréchal  de  Villeroy,  qui,  par  cette  dis- 
position, devenoient  les  maîtres  uniques  de  la  per- 
sonne et  du  lieu  de  la  demeure  du  roi  ;  de  Paris,  par 
les  deux  régiments  des  gardes  et  les  deux  compagnies 
des  mousquetaires  ;  de  toute  la  garde  intérieure  et 
extérieure  ;  de  tout  le  service,  chambre,  garde-robe, 
chapelle,  bouche,  écuries  ;  tellement  que  le  régent 
n'y  avoit  plus  l'ombre  même  de  la  plus  légère  auto- 
rité, et  se  trouvoit  à  leur  merci,  et  en  état  continuel 
d'être  arrêté,  et  pris,  toutes  les  fois  qu'il  auroit  plu 
au  duc  du  Maine. 

Peu  après  que  le  chancelier  fut  sorti  de  chez  le  roi, 
Mme  de  Maintenon,  qui  y  étoit  restée,  y  manda  les 
dames  familières,  et  la  musique  y  arriva  à  sept 
heures  du  soir.  Cependant  le  roi  s' étoit  endormi 
pendant  la  conversation  des  dames.  Il  se  réveilla  la 
tête  embarrassée,  ce  qui  les  effraya  et  leur  fit  appeler 
les  médecins.  Ils  trouvèrent  le  pouls  si  mauvais  qu'ils 
ne  balancèrent  pas  à  proposer  au  roi,  qui  revenoit 
cependant  de  son  absence,  de  ne  pas  différer  à 
recevoir  les  sacrements.  On  envoya  quérir  le  P.  Tel- 
lier,  et  avertir  le  cardinal  de  Rohan,  qui  étoit  chez 
lui  en  compagnie,  et  qui  ne  songeoit  à  rien  moins, 
et  cependant  on  renvoya  la  musique  qui  avoit 
déjà  préparé  ses  livres  et  ses  instruments,  et  les 
dames  familières  sortirent. 

Le  hasard  fit  que  je  passai  dans  ce  moment-là  la 
galerie  et  les  antichambres  pour  aller  de  chez  moi, 


282  SAINT-SIMON 

dans  l'aile  neuve,  dans  l'autre  aile  chez  Mme  la 
duchesse  d'Orléans,  et  chez  M.  le  duc  d'Orléans  après. 
Je  vis  'même  des  restes  de  musique  dont  je  crus  le 
gros  entré.  Comme  j'approchois  de  l'entrée  de  la  salle 
des  gardes,  Pernault,  huissier  de  l'antichambre,  vint 
à  moi  qui  me  demanda  si  je  sa  vois  ce  qui  se  passoit, 
et  qui  me  l'apprit.  Je  trouvai  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  au  lit,  d'un  reste  de  migraine,  environnée 
de  dames  qui  faisoient  la  conversation,  ne  pensant 
à  rien  moins.  Je  m'approchai  du  lit  et  dis  le  fait  à 
Mme  la  duchesse  d'Orléans  qui  n'en  voulut  rien  cro*ire, 
et  qui  m'assura  qu'il  y  avoit  actuellement  musique,  et 
que  le  roi  et  oit  bien  ;  puis,  comme  je  lui  a  vois  parlé 
bas,  elle  demanda  tout  haut  aux  dames  si  elles  en 
avoient  ouï  dire  quelque  chose.  Pas  une  n'en  savoit 
un  mot,  et  Mme  la  duchesse  d'Orléans  demeuroit 
rassurée.  Je  lui  dis  une  seconde  fois  que  j'étois  sûr 
de  la  chose,  et  qu'il  me  paroissoit  qu'elle  valoit  bien 
la  peine  d'envoyer  au  moins  aux  nouvelles,  et  en 
attendant  de  se  lever.  Elle  me  crut,  et  je  passai  chez 
M.  le  duc  d'Orléans,  que  j'avertis  aussi  ;  et  qui  avec 
raison  jugea  à  propos  de  demeurer  chez  lui,  puisqu'il 
n'étoit  point  mandé. 

En  un  quart  d'heure,  depuis  le  renvoi  de  la  musique 
et  des  dames,  tout  fut  fait.  Le  P.  Tellier  confessa  le 
roi,  tandis  que  le  cardinal  de  Rohan  fut  prendre 
le  saint  sacrement  à  la  chapelle,  et  qu'il  envoya 
chercher  le  curé  et  les  saintes  huiles.  Deux  aumôniers 
du  roi,  mandés  par  le  cardinal*  accoururent,  et 
sept  ou  huit  flambeaux  portés  par  des  garçons  bleus 
du  château,  deux  laquais  de  Fagon,  et  un  de  Mme  de 
Maintenon.  Ce  très-petit  accompagnement  monta 
chez  le  roi  par  le  petit  escalier  de  ses  cabinets,  à 
travers  desquels  le  cardinal  arriva  dans  sa  chambre. 
Le  P.  Tellier,  Mme  de  Maintenon,  et  une  douzaine 
d'entrées,  maîtres  ou  valets,  y  reçurent  ou  y  suivirent 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  283 

le  saint  sacrement.  Le  cardinal  dit  deux  mots  au  roi 
sur  cette  grande  et  dernière  action,  pendant  laquelle 
le  roi  parut  très-ferme,  mais  très-pénétré  de  ce  qu'il 
faisoit.  Dès  qu'il  eut  reçu  Notre-Seigneur  et  les  saintes 
huiles,  tout  ce  qui  étoit  dans  la  chambre  sortit  devant 
et  après  le  saint  sacrement  ;  il  n'y  demeura  que 
Mme  de  Maintenon  et  le  chancelier.  Tout  aussitôt, 
et  cet  aussitôt  fut  un  peu  étrange,  on  apporta  sur  le 
lit  une  espèce  de  livre  ou  de  petite  table  ;  le  chan- 
celier lui  présenta  le  codicille,  à  la  fin  duquel  il 
écrivit  quatre  ou  cinq  lignes  de  sa  main,  et  le  rendit 
après  au  chancelier. 

Le  roi  demanda  à  boire,  puis  appela  le  maréchal  de 
Villeroy  qui,  avec  très-peu  des  plus  marqués,  étoit 
dans  la  porte  de  la  chambre  au  cabinet  du  conseil, 
et  lui  parla  seul  près  d'un  quart  d'heure.  Il  envoya 
chercher  M.  le  duc  d'Orléans,  à  qui  il  parla  seul  aussi 
un  peu  plus  qu'il  n'avoit  fait  au  maréchal  de  Villeroy. 
Il  lui  témoigna  beaucoup  d'estime,  d'amitié,  de  con- 
fiance ;  mais  ce  qui  est  terrible,  avec  Jésus-Christ 
sur  les  lèvres  encore  qu'il  venoit  de  recevoir,  il 
l'assura  qu'il  ne  trouveroit  rien  dans  son  testament 
dont  il  ne  dût  être  content,  puis  lui  recommanda 
l'État  et  la  personne  du  roi  futur.  Entre  sa  com- 
munion et  l'extrême-onction  et  cette  conversation, 
il  n'y  eut  pas  une  demi-heure  ;  il  ne  pouvoit  avoir 
oublié  les  étranges  dispositions  qu'on  lui  avoit  ar- 
rachées avec  tant  de  peine,  et  il  venoit  de  retoucher 
dans  l'entre-deux  son  codicille  si  fraîchement  fait, 
qui  mettoit  le  couteau  dans  la  gorge  à  M.  le  duc 
d'Orléans,  dont  il  livroit  le  manche  en  plein  au  duc 
du  Maine.  Le  rare  est  que  le  bruit  de  ce  particulier, 
le  premier  que  le  roi  eût  encore  eu  avec  M.  le  duc 
d'Orléans,  fit  courir  le  bruit  qu'il  venoit  d'être  déclaré 
régent. 

Dès  qu'il  se  fut  retiré,  le  duc  du  Maine,  qui  étoit 


284  SAINT-SIMON  : 

dans  le  cabinet,  fut  appelé.  Le  roi  lui  parla  plus  d'un 
quart  d'heure,  puis  fit  appeler  le  comte  de  Toulouse 
qui  étoit  aussi  dans  le  cabinet,  lequel  fut  un  autre 
quart  d'heure  en  tiers  avec  le  roi  et  le  duc  du  Maine. 
II  n'y  avoit  que  peu  de  valets  des  plus  nécessaires  dans 
la  chambre  avec  Mme  de  Maintenon.  Elle  ne  s'ap- 
procha point  tant  que  le  roi  parla  à  M.  le  duc  d'Orléans. 
Pendant  tout  ce  temps-là,  les  trois  bâtards  du  roi,  les 
deux  fils  de  Mme  la  Duchesse  et  le  prince  de  Conti 
a  voient  eu  le  temps  d'arriver  dans  le  cabinet.  Après 
que  le  roi  eut  fini  avec  le  duc  du  Maine  et  le  comte 
de  Toulouse,  il  fit  appeler  les  princes  du  sang,  qu'il 
avoit  aperçus  sur  la  porte  du  cabinet,  dans  sa 
chambre,  et  ne  leur  dit  que  peu  de  chose  ensemble, 
et  point  en  particulier  ni  bas.  Les  médecins  s'avan- 
cèrent presque  en  même  temps  pour  panser  sa  jambe. 
Les  princes  sortirent,  il  ne  demeura  que  le  pur  né- 
cessaire et  Mme  de  Maintenon.  Tandis  que  tout  cela 
se  passoit,  le  chancelier  prit  à  part  M.  le  duc  d'Or- 
léans dans  le  cabinet  du  conseil,  et  lui  montra  le 
codicille.  Le  roi  pansé  sut  que  les  princesses  étoient 
dans  le  cabinet  ;  il  les  fit  appeler,  leur  dit  deux  mots 
tout  haut,  et,  prenant  occasion  de  leurs  larmes,  les 
pria  de  s'en  aller,  parce  qu'il  vouloit  reposer.  Elles 
sorties  avec  le  peu  qui  étoit  entré,  le  rideau  du  lit 
fut  un  peu  tiré  ;  et  Mme  de  Maintenon  passa  dans 
les  arrière-cabinets. 

Le  lundi  26  août  la  nuit  ne  fut  pas  meilleure.  Il 
fut  pansé,  puis  entendit  la  messe.  Il  y  avoit  le  pur 
nécessaire  dans  la  chambre,  qui  sortit  après  la  messe. 
Le  roi  fit  demeurer  les  cardinaux  de  Rohan  et  de 
Bissy.  Mme  de  Maintenon  resta  aussi  comme  elle 
demeuroit  toujours,  et  avec  elle  le  maréchal  de 
Villeroy,  le  P.  Tellier  et  le  chancelier.  Il  appela  les 
deux  cardinaux,  protesta  qu'il  mouroit  dans  la  foi  et 
la  soumission  à  l'Église,  puis  ajouta  en  les  regardant 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  285 

qu'il  étoit  fâché  de  laisser  les  affaires  de  l'Église 
en  l'état  où  elles  étoient,  qu'il  y  étoit  parfaitement 
ignorant  ;  qu'ils  savoient,  et  qu'il  les  en  attestoit, 
qu'il  n'y  a  voit  rien  fait  que  ce  qu'ils  a  voient  voulu  ; 
qu'il  y  avoit  fait  tout  ce  qu'ils  avoient  voulu  ;  que 
c' étoit  donc  à  eux  à  répondre  devant  Dieu  pour  lui 
de  tout  ce  qui  s'y  étoit  fait,  et  du  trop  ou  du  trop 
peu  ;  qu'il  protestoit  de  nouveau  qu'il  les  en  chargeoit 
devant  Dieu,  et  qu'il  en  avoit  la  conscience  nette, 
comme  un  ignorant  qui  s' étoit  abandonné  absolu- 
ment à  eux  dans  toute  la  suite  de  l'affaire.  Quel 
affreux  coup  de  tonnerre  !  mais  les  deux  cardi- 
naux n'étoient  pas  pour  s'en  épouvanter,  leur  calme 
étoit  à  toute  épreuve.  Leur  réponse  ne  fut  que 
sécurité  et  louanges  ;  et  le  roi  à  répéter  que,  dans 
son  ignorance,  il  avoit  cru  ne  pouvoir  mieux  faire 
pour  sa  conscience  que  de  se  laisser  conduire  en 
toute  confiance  par  eux,  par  quoi  il  étoit  déchargé 
devant  Dieu  sur  eux.  Il  ajouta  que,  pour  le  cardinal 
de  Noailles,  Dieu  lui  étoit  témoin  qu'il  ne  le  haïssoit 
point,  et  qu'il  avoit  toujours  été  fâché  de  ce  qu'il 
avoit  cru  devoir  faire  contre  lui.  A  ces  dernières 
paroles  Bloin,  Fagon,  tout  baissé  et  tout  courtisan 
qu'il  étoit,  et  Maréchal  qui  étoient  en  vue,  et  assez 
près  du  roi,  se  regardèrent  et  se  demandèrent  entre 
haut  et  bas  si  on  laisseroit  mourir  le  roi  sans  voir 
son  archevêque,  sans  marquer  par  là  réconciliation 
et  pardon,  que  c'étoit  un  scandale  nécessaire  à  le- 
ver. Le  roi,  qui  les  entendit,  reprit  la  parole  aussitôt, 
et  déclara  que  non-seulement  il  ne  s'y  sentoit  point 
de  répugnance,  mais  qu'il  le  désiroit. 

Ce  mot  interdit  les  deux  cardinaux  bien  plus  que 
la  citation  que  le  roi  venoit  de  leur  faire  devant 
Dieu  à  sa  décharge.  Mme  de  Maintenon  en  fut 
effrayée  ;  le  P.  Tellier  en  trembla.  Un  retour  de 
confiance  dans  le  roi,  un  autre  de  générosité  et  de 


286  SAINT-SIMON  : 

vérité  dans  le  pasteur,  les  intimidèrent.  Ils  redoutèrent 
les  moments  où  le  respect  et  la  crainte  fuient  si  loin 
devant  des  considérations  plus  prégnantes.  Le  si- 
lence régnoit  dans  ce  terrible  embarras.  Le  roi  le 
rompit  par  ordonner  au  chancelier  d'envoyer  sur-le- 
champ  chercher  le  cardinal  de  Noailles,  si  ces  mes- 
sieurs, en  regardant  les  cardinaux  de  Rohan  et  de 
Bissy,  jugeoient  qu'il  n'y  eût  point  d'inconvénient. 
Tous  deux  se  regardèrent,  puis  s'éloignèrent  jusque 
vers  la  fenêtre,  avec  le  P.  Tellier,  le  chancelier  et 
Mme  de  Maintenon.  Tellier  cria  tout  bas  et  fut  ap- 
puyé de  Bissy.  fMme  de  Maintenon  trouva  la  chose 
dangereuse  ;  Rohan,  plus  doux  et  plus  politique 
sur  le  futur,  ne  dit  rien  ;  le  chancelier  non  plus. 
La  résolution  enfin  fut  de  finir  la  scène  comme  ils 
l'avoient  commencée  et  conduite  jusqu'alors,  en  trom- 
pant le  roi  et  se  jouant  de  lui.  Ils  s'en  rapprochèrent 
et  lui  firent  entendre,  avec  force  louanges,  qu'il  ne 
falloit  pas  exposer  la  bonne  cause  au  triomphe  de 
ses  ennemis,  et  à  ce  qu'ils  sauraient  tirer  d'une  dé- 
marche qui  ne  partoit  que  de  la  bonne  volonté  du 
roi  et  d'un  excès  de  délicatesse  de  conscience  ; 
qu'ainsi  ils  approuvoient  bien  que  le  cardinal  de 
Noailles  eût  l'honneur  de  le  voir,  mais  à  condition 
qu'il  accepterait  la  constitution,  et  qu'il  en  donnerait 
sa  parole.  Le  roi  encore  en  cela  se  soumit  à  leur  avis, 
mais  sans  raisonner,  et  dans  le  moment  le  chan- 
celier écrivit  conformément,  et  dépêcha  au  cardinal 
de  Noailles. 

Dès  que  le  roi  eut  consenti,  les  deux  cardinaux  le 
flattèrent  de  la  grande  œuvre  qu'il  alloit  opérer 
(tant  leur  frayeur  fut  grande  qu'il  ne  revînt  à  le 
vouloir  voir  sans  condition,  dont  le  piège  étoit  si 
misérable  et  si  aisé  à  découvrir),  ou  en  ramenant 
le  cardinal  de  Noailles,  ou  en  manifestant  par  son 
refus  et  son  opiniâtreté  invincible  à  troubler  l'É- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  287 

glise,  et  son  ingratitude  consommée  pour  un  roi 
à  qui  il  devoit  tout,  et  qui  lui  tendoit  ses  bras  mou- 
rants. Le  dernier  arriva.  Le  cardinal  de  Noailles  fut 
pénétré  de  douleur  de  ce  dernier  comble  de  l'artifice. 
Il  avoit  tort  ou  raison  devant  tout  parti  sur  l'affaire 
de  la  constitution  ;  mais  quoi  qu'il  en  fût,  l'événe- 
ment de  la  mort  instante  du  roi  n'opéroit  rien  sur  la 
vérité  de  cette  matière,  ni  ne  pou  voit  opérer,  par 
conséquent,  aucun  changement  d'opinion.  Rien  de 
plus  touchant  que  la  conjoncture,  mais  rien  de  plus 
étranger  à  la  question,  rien  aussi  de  plus  odieux 
que  ce  piège  qui,  par  rapport  au  roi,  de  l'état  du- 
quel ils  achevèrent  d'abuser  si  indignement,  et  par 
rapport  au  cardinal  de  Noailles  qu'ils  voulurent 
brider  ou  noircir  si  grossièrement.  Ce  trait  énorme 
émut  tout  le  public  contre  eux,  avec  d'autant  plus 
de  violence,  que  l'extrémité  du  roi  rendit  la  liberté 
que  sa  terreur  avoit  si  longtemps  retenue  captive. 
Mais  quand  on  en  sut  le  détail,  et  l'apostrophe  du 
roi  aux  deux  cardinaux,  sur  le  compte  qu'ils  auroient 
à  rendre  pour  lui  de  tout  ce  qu'il  avoit  fait  sur  la 
constitution  et  le  détail  de  ce  qui  là  même  s'étoit 
passé,  tout  de  suite  sur  le  cardinal  de  Noailles, 
l'indignation  générale  rompit  les  digues,  et  ne  se  con- 
traignit plus  ;  personne  au  contraire  qui  blâmât  le 
cardinal  de  Noailles,  dont  la  réponse  au  chancelier 
fut  en  peu  de  mots  un  chef-d'œuvre  de  religion,  de 
douleur  et  de  sagesse. 

Ce  même  lundi,  26  août,  après  que  les  deux  car- 
dinaux furent  sortis,  le  roi  dîna  dans  son  lit  en 
présence  de  ce  qui  avoit  les  entrées.  Il  les  fit  ap- 
procher comme  on  desservoit,  et  leur  dit  ces  paroles 
qui  furent  à  l'heure  même  recueillies  :  «  Messieurs, 
je  vous  demande  pardon  du  mauvais  exemple  que 
je  vous  ai  donné.  J'ai  bien  à  vous  remercier  de  la 
manière  dont  vous  m'avez  servi,  et  de  l'attachement 


288  SAINT-SIMON  : 

et  de  la  fidélité  que  vous  m'avez  toujours  marqués. 
Je  suis  bien  fâché  de  n'avoir  pas  fait  pour  vous  ce 
que  j'aurois  bien  voulu  faire.  Les  mauvais  temps  en 
sont  cause.  Je  vous  demande  pour  mon  petit-fils  la 
même  application  et  la  même  fidélité  que  vous  avez 
eue  pour  moi.  C'est  un  enfant  qui  pourra  essuyer 
bien  des  traverses.  Que  votre  exemple  en  soit  un 
pour  tous  mes  autres  sujets.  Suivez  les  ordres  que 
mon  neveu  vous  donnera,  il  va  gouverner  le  royaume. 
J'espère  qu'il  le  fera  bien  ;  j'espère  aussi  que  vous 
contribuerez  tous  à  l'union,  et  que  si  quelqu'un  s'en 
écartoit,  vous  aideriez  à  le  ramener.  Je  sens  que  je 
m'attendris,  et  que  je  vous  attendris  aussi.  Je  vous 
en  demande  pardon.  Adieu,  messieurs,  je  compte 
que  vous  vous  souviendrez  quelquefois  de  moi.  » 

Un  peu  après  que  tout  le  monde  fut  sorti,  le  roi 
demanda  le  maréchal  de  Villeroy,  et  lui  dit  ces  mêmes 
paroles  qu'il  retint  bien,  et  qu'il  a  depuis  rendues  : 
«  Monsieur  le  maréchal,  je  vous  donne  une  nouvelle 
marque  de  mon  amitié  et  de  ma  confiance  en  mourant. 
Je  vous  fais  gouverneur  du  Dauphin,  qui  est  l'emploi 
le  plus  important  que  je  puisse  donner.  Vous  saurez 
par  ce  qui  est  dans  mon  testament  ce  que  vous 
aurez  à  faire  à  l'égard  du  duc  du  Maine.  Je  ne 
doute  pas  que  vous  ne  me  serviez  après  ma  mort 
avec  la  même  fidélité  que  vous  l'avez  fait  pendant 
ma  vie.  J'espère  que  mon  neveu  vivra  avec  vous 
avec  la  considération  et  la  confiance  qu'il  doit  avoir 
pour  un  homme  que  j'ai  toujours  aimé.  Adieu,  mon- 
sieur le  maréchal,  j'espère  que  vous  vous  souvien- 
drez de  moi.  » 

Le  roi,  après  quelque  intervalle,  fit  appeler  M.  le 
Duc  et  M.  le  prince  de  Conti,  qui  étoient  dans  les 
cabinets  ;  et  sans  les  faire  trop  approcher,  il  leur 
recommanda  l'union  désirable  entre  les  princes,  et 
de  ne  pas  suivre  les  exemples  domestiques  sur  les 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  289 

troubles  et  les  guerres.  Il  ne  leur  en  dit  pas  davantage  ; 
puis  entendant  des  femmes  dans  le  cabinet,  il  com- 
prit bien  qui  elles  étoient,  et  tout  de  suite^'leur 
manda  d'entrer.  C'étoit  Mme  la  duchesse  de  Berry, 
Madame,  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  et  les  princesses 
du  sang  qui  crioient,  et  à  qui  le  roi  dit  qu'il  ne  falloit 
point  crier  ainsi.  Il  leur  fit  des  amitiés  courtes,  dis- 
tingua Madame,  et  finit  par  exhorter  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  et  Mme  la  Duchesse  de  se  raccommoder. 
Tout  cela  fut  court,  et  il  les  congédia.  Elles  se  re- 
tirèrent par  les  cabinets  pleurant  et  criant  fort,  ce 
qui  fit  croire  au  dehors,  parce  que  les  fenêtres  du  ca- 
binet étoient  ouvertes,  que  le  roi  étoit  mort,  dont 
le  bruit  alla  à  Paris,  et  jusque  dans  les  provinces. 

Quelque  temps  après  il  manda  à  la  duchesse  de 
Ventadour  de  lui  amener  le  Dauphin.  Il  le  fit  ap- 
procher et  lui  dit  ces  paroles  devant  Mme  de  Main- 
tenon  et  le  très-peu  des  plus  intimement  privilégiés 
ou  valets  nécessaires  qui  les  recueillirent  :  «  Mon 
enfant,  vous  allez  être  un  grand  roi  ;  ne  m'imitez 
pas  dans  le  goût  que  j'ai  eu  pour  les  bâtiments,  ni 
dans  celui  que  j'ai  eu  pour  la  guerre  ;  tâchez,  au 
contraire,  d'avoir  la  paix  avec  vos  voisins.  Rendez 
à  Dieu  ce  que  vous  lui  devez  ;  reconnoissez  les  obli- 
gations que  vous  lui  avez,  faites-le  honorer  par  vos 
sujets.  Suivez  toujours  les  bons  conseils,  tâchez  de 
soulager  vos  peuples  ;  ce  que  je  suis  assez  mal- 
heureux pour  n'avoir  pu  faire.  N'oubliez  point  la 
reconnoissance  que  vous  avez  à  Mme  de  Ventadour. 
Madame,  s'adressant  à  elle,  que  je  l'embrasse,  et 
en  l'embrassant,  lui  dit  :  Mon  cher  enfant,  je  vous 
donne  ma  bénédiction  de  tout  mon  cœur.  »  Comme 
on  eut  ôté  le  petit  prince  de  dessus  le  lit  du  roi,  il  le 
redemanda,  l'embrassa  de  nouveau,  et,  levant  les 
mains  et  les  yeux  au  ciel,  le  bénit  encore.  Ce  spec- 
tacle fut  extrêmement  touchant  ;  la  duchesse  de 
10 


290  SAINT-SIMON  : 

Ventadour  se  hâta  d'emporter  le  Dauphin  et  de  le 
remener  dans  son  appartement. 

Après  une  courte  pause,  le  roi  fit  appeler  le  duc  du 
Maine  et  le  comte  de  Toulouse,  fit  sortir  tout  ce  peu 
qui  étoit  dans  sa  chambre  et  fermer  les  portes.  Ce 
particulier  dura  assez  longtemps.  Les  choses  remises 
dans  leur  ordre  accoutumé,  quand  il  eut  fait  avec 
eux,  il  envoya  chercher  M.  le  duc  d'Orléans  qui 
étoit  chez  lui.  Il  lui  parla  fort  peu  de  temps  et  le 
rappela  comme  il  sortoit  pour  lui  dire  encore  quel- 
que chose  qui  fut  fort  court.  Ce  fut  là  qu'il  lui  or- 
donna de  faire  conduire,  dès  qu'il  seroit  mort,  le  roi 
futur  à  Vincennes,  dont  l'air  est  bon,  jusqu'à  ce  que 
toutes  les  cérémonies  fussent  finies  à  Versailles  et  le 
château  bien  nettoyé  après,  avant  de  le  ramener  à 
Versailles,  où  il  destinoit  son  séjour.  Il  en  avoit  ap- 
paremment parlé  auparavant  au  duc  du  Maine 
et  au  maréchal  de  Villeroy,  car  après  que  M.  le 
duc  d'Orléans  fut  sorti,  il  donna  ses  ordres  pour 
aller  meubler  Vincennes,  et  mettre  ce  lieu  en  état 
de  recevoir  incessamment  son  successeur.  Mme  du 
Maine,  qui  jusqu'alors  n'avoit  pas  pris  la  peine  de 
bouger  de  Sceaux,  avec  ses  compagnies  et  ses  passe- 
temps,  étoit  arrivée  à  Versailles,  et  fit  demander  au 
roi  la  permission  de  le  voir  un  moment  après  ces 
ordres  donnés.  Elle  étoit  déjà  dans  l'antichambre  : 
elle  entra  et  sortit  un  moment  après. 

Le  mardi  27  août  personne  n'entra  dans  la 
chambre  du  roi  que  le  P.  Tellier,  Mme  de  Maintenon, 
et  pour  la  messe  seulement  le  cardinal  de  Rohan  et 
les  deux  aumôniers  de  quartier.  Sur  les  deux  heures, 
il  envoya  chercher  le  chancelier,  et,  seul  avec  lui 
et  Mme  de  Maintenon,  lui  fit  ouvrir  deux  cassettes 
pleines  de  papiers,  dont  il  lui  fit  brûler  beaucoup,  et 
lui  donna  ses  ordres  pour  ce  qu'il  voulut  qu'il  fît 
des  autres.   Sur  les  six  heures  du  soir,  il  manda 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  291 

encore  le  chancelier.  Mme  de  Maintenon  ne  sortit 
point  de  sa  chambre  de  la  journée,  et  personne  n'y 
entra  que  les  valets,  et  dans  des  moments,  l'appari- 
tion du  service  le  plus  indispensable.  Sur  le  soir,  il 
fit  appeler  le  P.  Tellier,  et  presque  aussitôt  après 
qu'il  lui  eut  parlé,  il  envoya  chercher  Pontchar train, 
et  lui  ordonna  d'expédier  aussitôt  qu'il  seroit  mort 
un  ordre  pour  faire  porter  son  cœur  dans  l'église  de 
la  maison  professe  des  jésuites  à  Paris,  et  l'y  faire 
placer  vis-à-vis  celui  du  roi  son  père,  et  de  la  même 
manière. 

Peu  après,  il  se  souvint  que  Cavoye,  grand  maré- 
chal des  logis  de  sa  maison,  n'avoit  jamais  fait  les 
logements  de  la  cour  à  Vincennes,  parce  qu'il  y  avoit 
cinquante  ans  que  la  cour  n'y  avoit  été  ;  il  indiqua 
une  cassette  où  on  trouveroit  le  plan  de  ce  château, 
et  ordonna  de  le  prendre  et  de  le  porter  à  Cavoye. 
Quelque  temps  après  ces  ordres  donnés,  il  dit  à 
Mme  de  Maintenon  qu'il  avoit  toujours  ouï  dire  qu'il 
et  oit  difficile  de  se  résoudre  à  la  mort  ;  que  pour  lui, 
qui  se  trouvoit  sur  le  point  de  ce  moment  si  redou- 
table aux  hommes,  il  ne  trouvoit  pas  que  cette  ré- 
solution fût  si  pénible  à  prendre.  Elle  lui  répondit 
qu'elle  l'étoit  beaucoup  quand  on  avoit  de  l'attache- 
ment aux  créatures,  de  la  haine  dans  le  cœur,  des 
restitutions  à  faire.  «  Ah  !  reprit  le  roi,  pour  des 
restitutions  à  faire,  je  n'en  dois  à  personne  comme 
particulier  ;  mais  pour  celles  que  je  dois  au  roy- 
aume, j'espère  en  la  miséricorde  de  Dieu.  »  La  nuit 
qui  suivi  fut  fort  agitée.  On  lui  voyoit  à  tous 
moments  joindre  les  mains,  et  on  l'entendoit  dire 
les  prières  qu'il  avoit  accoutumées  en  santé,  et  se 
frapper  la  poitrine  au  Confiteor. 

Le  mercredi  28  août,  il  fit  le  matin  une  amitié  à 
Mme  de  Maintenon  qui  ne  lui  plut  guère,  et  à  laquelle 
elle  ne  répondit  pas  un  mot.  Il  lui  dit  que  ce  qui  le 


292  SAINT-SIMON  : 

consoloit  de  la  quitter  étoit  l'espérance,  à  l'âge  où 
elle  étoit,  qu'ils  se  rejoindraient  bientôt.  Sur  les 
sept  heures  du  matin,  il  fit  appeler  le  P.  Tellier,  et 
comme  il  lui  parloit  de  Dieu,  il  vit  dans  le  miroir 
de  sa  cheminée  deux  garçons  de  sa  chambre  assis  au 
pied  de  son  lit  qui  pleuroient.  II  leur  dit  :  «  Pourquoi 
pleurez- vous  ?  est-ce  que  vous  m'avez  cru  immortel  ? 
Pour  moi,  je  n'ai  point  cru  l'être,  et  vous  avez  dû, 
à  l'âge  où  je  suis,  vous  préparer  à  me  perdre.  » 

Une  espèce  de  manant  provençal,  fort  grossier, 
apprit  l'extrémité  du  roi  en  chemin  de  Marseille  à 
Paris,  et  vint  ce  matin-ci  à  Versailles  avec  un  remède, 
qui,  disoit-il,  guérissoit  la  gangrène.  Le  roi  étoit  si 
mal,  et  les  médecins  tellement  à  bout,  qu'ils  y  con- 
sentirent sans  difficulté  en  présence  de  Mme  de 
Maintenon  et  du  duc  du  Maine.  Fagon  voulut  dire 
quelque  chose  ;  ce  manant,  qui  se  nommoit  Le 
Brun,  le  malmena  fort  brutalement,  dont  Fagon, 
qui  avoit  accoutumé  de  malmener  les  autres  et 
d'en  être  respecté  jusqu'au  tremblement,  demeura 
tout  abasourdi.  On  donna  donc  au  roi  dix  gouttes 
de  cet  élixir  dans  du  vin  d'Alicante,  sur  les  onze 
heures  du  matin.  Quelque  temps  après  il  se  trouva 
plus  fort,  mais  le  pouls  étant  retombé  et  devenu  fort 
mauvais,  on  lui  en  présenta  une  autre  prise  sur  les 
quatre  heures,  en  lui  disant  que  c'étoit  pour  le 
rappeler  à  la  vie.  Il  répondit  en  prenant  le  verre  où 
cela  étoit  :  «  A  la  vie  ou  à  la  mort  !  tout  ce  qui  plaira 
à  Dieu.  » 

Mme  de  Maintenon  venoit  de  sortir  de  chez  le  roi, 
ses  coiffes  baissées,  menée  par  le  maréchal  de  Ville- 
roy  par-devant  chez  elle  sans  y  entrer,  jusqu'au  bas 
du  grand  degré  où  elle  leva  ses  coiffes.  Elle  em- 
brassa le  maréchal  d'un  œil  fort  sec,  en  lui  disant  : 
«  Adieu,  monsieur  le  maréchal  !  »  monta  dans  un 
carrosse  du  roi  qui  la  servoit  toujours,  dans  lequel 


' 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  293 

Mme  de  Caylus  l'attendoit  seule,  et  s'en  alla  à 
Saint-Cyr,  suivie  de  son  carrosse  où  étoient  ses 
femmes.  Le  soir  le  duc  du  Maine  fit  chez  lui  une 
gorge  chaude  fort  plaisante  de  l'aventure  de  Fagon 
avec  Le  Brun.  On  reviendra  ailleurs  à  parler  de  sa 
conduite,  et  de  celle  de  Mme  de  Maintenon  et  du  P. 
Tellier  en  ces  derniers  jours  de  la  vie  du  roi.  Le 
remède  de  Le  Brun  fut  continué  comme  il  voulut, 
et  il  le  vit  toujours  prendre  au  roi.  Sur  un  bouillon 
qu'on  lui  proposa  de  prendre,  il  répondit  qu'il  ne 
falloit  pas  lui  parler  comme  à  un  autre  homme  ; 
que  ce  n'étoit  pas  un  bouillon  qu'il  lui  falloit,  mais 
son  confesseur  ;  et  il  le  fit  appeler.  Un  jour  qu'il 
revenoit  d'une  perte  de  connoissance,  il  demanda 
l'absolution  générale  de  ses  péchés  au  P.  Tellier,  qui 
lui  demanda  s'il  souffroit  beaucoup.  «  Eh  !  non, 
répondit  le  roi,  c'est  ce  qui  me  fâche,  je  voudrois 
souffrir  davantage  pour  l'expiation  de  mes  péchés.  » 
Le  jeudi  29  août  dont  la  nuit  et  le  jour  précédents 
avoient  été  si  mauvais,  l'absence  des  tenants  qui 
n'avoient  plus  à  besogner  au  delà  de  ce  qu'ils  avoient 
fait,  laissa  l'entrée  de  la  chambre  plus  libre  aux 
grands  officiers  qui  en  avoient  toujours  été  exclus. 
Il  n'y  avoit  point  eu  de  messe  la  veille,  et  on  ne 
comptoit  plus  qu'il  y  en  eût.  Le  duc  de  Charost,  le 
capitaine  des  gardes,  qui  s'étoit  aussi  glissé  dans  la 
chambre,  le  trouva  mauvais  avec  raison,  et  fit  de- 
mander au  roi  par  un  des  valets  familiers,  s'il  ne 
seroit  pas  bien  aise  de  l'entendre.  Le  roi  dit  qu'il  le 
désiroit  ;  sur  quoi  on  alla  quérir  les  gens  et  les 
choses  nécessaires,  et  on  continua  les  jours  suivants. 
Le  matin  de  ce  jeudi,  il  parut  plus  de  force,  et  quel- 
que rayon  de  mieux  qui  fut  incontinent  grossi,  et 
dont  le  bruit  courut  de  tous  côtés.  Le  roi  mangea 
même  deux  petits  biscuits  dans  un  peu  de  vin  d' Ali- 
cante  avec  une  sorte  d'appétit.  J'allai  ce  jour-là  sur 


294  SAINT-SIMON  : 

les  deux  heures  après  midi  chez  M.  le  duc  d'Orléans, 
dans  les  appartements  duquel  la  foule  étoit  au  point 
depuis  huit  jours,  et  à  toute  heure,  qu'exactement 
parlant,  une  épingle  n'y  seroit  pas  tombée  à  terre. 
Je  n'y  trouvai  qui  que  ce  soit.  Dès  qu'il  me  vit,  il 
se  mit  à  rire  et  à  me  dire  que  j' et  ois  le  premier 
homme  qu'il  eût  encore  vu  chez  lui  de  la  journée, 
qui,  jusqu'au  soir  fut  entièrement  déserte  chez  lui. 
Voilà  le  monde. 

Je  pris  ce  temps  de  loisir  pour  lui  parler  de  bien 
des  choses.  Ce  fut  où  je  reconnus  qu'il  n' étoit  plus 
le  même  pour  la  convocation  des  états  généraux, 
et  qu'excepté  ce  que  nous  avions  arrêté  sur  les 
conseils,  qui  a  été  expliqué  ici  en  son  temps,  il  n'y 
avoit  pas  pensé  depuis,  ni  à  bien  d'autres  choses, 
dont  je  pris  la  liberté  de  lui  dire  fortement  mon 
avis.  Je  le  trouvai  toujours  dans  la  même  réso- 
lution de  chasser  Desmare ts  et  Pontchartrain,  mais 
d'une  mollesse  sur  le  chancelier  qui  m'engagea  à 
le  presser  et  à  le  forcer  de  s'expliquer.  Enfin  il 
m'avoua  avec  une  honte  extrême  que  Mme  la  du- 
chesse d'Orléans,  que  le  maréchal  de  Villeroy  étoit 
allé  trouver  en  secret  même  de  lui,  l' avoit  pressé  de 
le  voir  et  de  s'accommoder  avec  lui  sur  des  choses 
fort  principales  auxquelles  il  vouloit  bien  se  prêter 
sous  un  grand  secret,  et  qui  l'embarrasseroient  péril- 
leusement  s'il  refusoit  d'y  entrer,  s'excusant  de  s'en 
expliquer  davantage  sur  le  secret  qu'elle  avoit  pro- 
mis au  maréchal,  et  sans  lequel  il  ne  se  seroit  pas 
ouvert  à  elle  ;  qu'après  avoir  résisté  à  le  voir,  il*  y 
avoit  consenti  ;  que  le  maréchal  étoit  venu  chez 
lui  ;  il  y  avoit  quatre  ou  cinq  jours,  en  grand  mys- 
tère, et  pour  prix  de  ce  qu'il  vouloit  bien  lui  ap- 
prendre et  faire,  il  lui  avoit  demandé  sa  parole  de 
conserver  le  chancelier  dans  toutes  ses  fonctions" 
de  chancelier  et  de  garde  des  sceaux,  moyennant 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  295 

la  parole  qu'il  avoit  du  chancelier,  dont  il  demeu- 
roit  garant,  de  donner  sa  démission  de  la  charge  de 
secrétaire  d'État,  dès  qu'il  l'en  feroit  rembourser 
en  entier  ;  qu'après  une  forte  dispute,  et  la  parole 
donnée  pour  le  chancelier,  le  maréchal  lui  avoit  dit 
que  M.  du  Maine  étoit  surintendant  de  l'éducation, 
et  lui  gouverneur  avec  toute  autorité  ;  qu'il  lui 
avoit  appris  après  le  codicille  et  ce  qu'il  portoit,  et 
que  ce  que  le  maréchal  vouloit  bien  faire  étoit  de 
n'en  point  profiter  dans  toute  son  étendue  ;  que 
cela  avoit  produit  une  dispute  fort  vive  sans  être 
convenus  de  rien,  quant  au  maréchal,  mais  bien 
quant  au  chancelier,  qui  là-dessus  l'en  avoit  remercié 
dans  le  cabinet  du  roi,  confirmé  la  parole  de  sa  dé- 
mission de  secrétaire  d'État  aux  conditions  susdites, 
et  pour  marque  de  reconnoissance  lui  avoit  là  même 
montré  le  codicille. 

J'avoue  que  je  fus  outré  d'un  commencement  si 
foible  et  si  dupe,  et  que  je  ne  le  cachai  pas  à  M.  le 
duc  d'Orléans,  dont  l'embarras  avec  moi  fut  ex- 
trême. Je  lui  demandai  ce  qu'il  avoit  fait  de  son  dis- 
cernement, lui  qui  n'avoit  jamais  mis  de  différence 
entre  M.  du  Maine  et  Mme  la  duchesse  d'Orléans, 
dont  il  m' avoit  tant  de  fois  recommandé  de  me 
défier  et  de  me  cacher,  et  si  souvent  répété  par  rap- 
port à  elle  que  nous  étions  dans  un  bois.  S'il  n'avoit 
pas  vu  le  jeu  joué  entre  M.  du  Maine  et  Mme  la 
duchesse  d'Orléans  pour  lui  faire  peur  par  le  maré- 
chal de  Villeroy,  découvrir  ce  qu'ils  auroient  à  faire, 
en  découvrant  comme  il  prendroit  la  proposition  et 
la  confidence  de  ce  qui  n'alloit  à  rien  moins  qu'à 
l'égorger,  et  ne  hasardant  rien  à  tenter  de  conserver 
à  si  bon  marché  leur  créature  abandonnée,  et  l'instru- 
ment pernicieux  de  tout  ce  qui  s' étoit  fait  contre  lui, 
et  dans  une  place  aussi  importante  dans  une  régence 
dont  ils  prétendoient  bien  ne  lui  laisser  que  l'ombre. 


296  SAINT-SIMON  : 

Cette  matière  se  discuta  longuement  entre  nous 
deux  ;  mais  la  parole  étoit  donnée.  Il  n'avoit  pas 
eu  la  force  de  résister  ;  et  avec  tant  d'esprit,  il  avoit 
été  la  dupe  de  croire  faire  un  bon  marché  par  une 
démission,  en  remboursant,  marché  que  le  chan- 
celier faisoit  bien  meilleur  en  s' assurant  du  rem- 
boursement entier  d'une  charge  qu'il  sentoit  bien 
qu'il  ne  se  pouvoit  jamais  conserver,  et  qui  lui  va- 
loit  la  sûreté  de  demeurer  dans  la  plus  importante 
place,  tandis  que  le  moindre  ordre  suffisoit  pour  lui 
faire  rendre  les  sceaux,  l'exiler  où  on  auroit  voulu, 
et  lui  supprimer  une  charge  qui,  comme  on  l'a  vu, 
ne  lui  coûtoit  plus  rien  depuis  que  le  roi  lui  en  avoit 
rendu  ce  qu'elle  avoit  été  payée,  lui  qui  sentoit  tout 
ce  qu'il  méritoit  de  M.  le  duc  d'Orléans,  et  qui  avec 
la  haine  et  le  mépris  de  la  cour,  et  du  militaire,  qu'il 
s'étoit  si  bien  et  si  justement  acquis,  n'avoit  plus 
ni  de  bouclier  ni  de  protection  après  le  roi,  du  mo- 
ment que  son  testament  seroit  tacitement  cassé, 
comme  lui-même  n'en  doutoit  pas.  Aux  choses  faites, 
il  n'y  a  plus  de  remède  ;  mais  je  conjurai  M.  le 
duc  d'Orléans  d'apprendre  de  cette  funeste  leçon 
à  être  en  garde  désormais  contre  les  ennemis  de 
toute  espèce,  contre  la  duperie,  la  facilité,  la  foi- 
blesse  surtout  de  sentir  l'affront  et  le  péril  du 
codicille,  s'il  en  souffroit  l'exécution  en  quoi  que  ce 
pût  être. 

Jamais  il  ne  me  put  dire  à  quoi  il  en  étoit  là- 
dessus  avec  le  maréchal  de  Villeroy.  Seulement  étoit- 
il  constant  qu'il  n'avoit  été  question  de  rien  par 
rapport  au  duc  du  Maine,  qui  par  conséquent  se 
comptoit  demeurer  maître  absolu  et  indépendant 
de  la  maison  du  roi  civile  et  militaire,  ce  qui  sub- 
sistant, peu  importoit  de  la  cascade  du  maréchal  de 
Villeroy,  sinon  au  maréchal,  mais  qui  faisoit  du  duc 
du  Maine  un  maire  du  palais,  et  de  M.  le  duc  d'Or- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  297 

léans  un  fantôme  de  régent  impuissant  et  ridicule, 
et  une  victime  sans  cesse  sous  le  couteau  du  maire 
du  palais.  Ce  prince,  avec  tout  son  génie,  n'en  avoit 
pas  tant  vu.  Je  le  laissai  fort  pensif  et  fort  repen- 
tant d'une  si  lourde  faute.  Il  reparla  si  ferme  à  Mme 
la  duchesse  d'Orléans  qu'ils  eurent  peur  qu'il  ne 
tînt  rien  pour  avoir  trop  promis.  Le  maréchal  mandé 
par  elle  fila  doux,  et  ne  songea  qu'à  bien  serrer  ce 
qu'il  avoit  saisi,  en  faisant  entendre  qu'à  son  égard 
il  ne  disputeroit  rien  qui  pût  porter  ombrage  ;  mais 
la  mesure  de  la  vie  du  roi  se  serroit  de  si  près  qu'il 
échappa  aisément  à  plus  d'éclaircissements,  et  que, 
par  ce  qu'il  s'étoit  passé  dans  le  cabinet  du  roi,  du 
chancelier  et  de  M.  le  duc  d'Orléans  immédiatement, 
la  bécasse  demeura  bridée  à  son  égard,  si  j'ose  me 
servir  de  ce  misérable  mot. 

Le  soir  fort  tard  ne  répondit  pas  à  l'applaudis- 
sement qu'on  avoit  voulu  donner  à  la  journée,  pen- 
dant laquelle  il  [le  roi]  avoit  dit  au  curé  de  Ver- 
sailles, qui  avoit  profité  de  la  liberté  d'entrer,  qu'il 
n' étoit  pas  question  de  sa  vie,  sur  [ce]  qu'il  lui  disoit 
que  tout  étoit  en  prières  pour  la  demander,  mais 
de  son  salut  pour  lequel  il  falloit  bien  prier.  Il  lui 
échappa  ce  même  jour,  en  donnant  des  ordres, 
d'appeler  le  Dauphin  le  jeune  roi.  Il  vit  un  mouve- 
ment dans  ce  qui  étoit  autour  de  lui.  «  Eh  pourquoi  ? 
leur  dit-il,  cela  ne  me  fait  aucune  peine.  »  Il  prit  sur 
les  huit  heures  du  soir  de  l'élixir  de  cet  homme  de 
Provence.  Sa  tête  parut  embarrassée  ;  il  dit  lui- 
même  qu'il  se  sent  oit  fort  mal.  Vers  onze  heures 
du  soir  sa  jambe  fut  visitée.  La  gangrène  se  trouva 
dans  tout  le  pied,  dans  le  genou,  et  la  cuisse  fort 
enflée.  Il  s'évanouit  pendant  cet  examen.  Il  s'étoit 
aperçu  avec  peine  de  l'absence  de  Mme  de  Main- 
tenon,  qui  ne  comptoit  plus  revenir.  Il  la  demanda 
plusieurs  fois  dans  la  journée  ;  on  ne  lui  put  cacher 


298  SAINT-SIMON  : 

son  départ.  Il  l'envoya  chercher  à  Saint-Cyr  ;  elle 
revint  le  soir. 

Le  vendredi  30  août,  la  journée  fut  aussi  fâcheuse 
qu'avoit  été  la  nuit,  un  grand  assoupissement,  et 
dans  les  intervalles  la  tête  embarrassée.  Il  prit  de 
temps  en  temps  un  peu  de  gelée  et  de  l'eau  pure, 
ne  pouvant  plus  souffrir  le  vin.  Il  n'y  eut  dans  sa 
chambre  que  les  valets  les  plus  indispensables  pour 
le  service,  et  la  médecine,  Mme  de  Maintenon  et 
quelques  rares  apparitions  du  P.  Tellier,  que  Bloin 
ou  Maréchal  envoyoient  chercher.  Il  se  tenoit  peu 
même  dans  les  cabinets,  non  plus  que  M.  du  Maine. 
Le  roi  revenoit  aisément  à  la  piété  quand  Mme  de 
Maintenon  ou  le  P.  Tellier  trouvoient  les  moments 
où  sa  tête  étoit  moins  embarrassée  ;  mais  ils  étoient 
rares  et  courts.  Sur  les  cinq  heures  du  soir,  Mme  de 
Maintenon  passa  chez  elle,  distribua  ce  qu'elle  avoit 
de  meubles  dans  son  appartement  à  son  domestique, 
et  s'en  alla  à  Saint-Cyr  pour  n'en  sortir  jamais. 

Le  samedi  31  août  la  nuit  et  la  journée  furent 
détestables.  Il  n'y  eut  que  de  rares  et  de  courts  in- 
stants de  connoissance.  La  gangrène  avoit  gagné  le 
genou  et  toute  la  cuisse.  On  lui  donna  du  remède 
du  feu  abbé  Aignan,  que  la  duchesse  du  Maine  avoit 
envoyé  proposer,  qui  étoit  un  excellent  remède 
pour  la  petite  vérole.  Les  médecins  consentoient  à 
tout,  parce  qu'il  n'y  avoit  plus  d'espérance.  Vers 
onze  heures  du  soir  on  le  trouva  si  mal  qu'on  lui 
dit  les  prières  des  agonisants.  L'appareil  le  rappela 
à  lui.  Il  récita  des  prières  d'une  voix  si  forte  qu'elle 
se  faisoit  entendre  à  travers  celle  du  grand  nombre 
d'ecclésiastiques  et  de  tout  ce  qui  étoit  entré.  A  la 
fin  des  prières,  il  reconnut  le  cardinal  de  Rohan,  et 
lui  dit  :  «  Ce  sont  là  les  dernières  grâces  de  l'Église.  » 
Ce  fut  le  dernier  homme  à  qui  il  parla.  Il  répéta 
plusieurs  fois  :  Nunc  et  in  hora  mortis,  puis  dit  : 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  299 

«  O  mon  Dieu,  venez  à  mon  aide,  hâtez-vous  de  me 
secourir  !  »  Ce  furent  ses  dernières  paroles.  Toute 
la  nuit  fut  sans  connoissance,  et  une  longue  ago- 
nie, qui  finit  le  dimanche  Ier  septembre  1715,  à 
huit  heures  un  quart  du  matin,  trois  jours  avant 
qu'il  eût  soixante-dix-sept  ans  accomplis,  dans  la 
soixante-douzième  année  de  son  règne. 

Il  se  maria  à  vingt-deux  ans,  en  signant  la  fa- 
meuse paix  des  Pyrénées  en  1660.  Il  en  avoit  vingt- 
trois,  quand  la  mort  délivra  la  France  du  cardinal 
Mazarin  ;  vingt-sept,  lorsqu'il  perdit  la  reine  sa 
mère  en  1666.  Il  devint  veuf  à  quarante-quatre  ans 
en  1683,  perdit  Monsieur  à  soixante-trois  ans  en 
1701,  et  survécut  tous  ses  fils  et  petits-fils,  excepté 
son  successeur,  le  roi  d'Espagne,  et  les  enfants  de 
ce  prince.  L'Europe  ne  vit  jamais  un  si  long  règne, 
ni  la  France  un  roi  si  âgé. 

Par  l'ouverture  de  son  corps  qui  fut  faite  par  Maré- 
chal, son  premier  chirurgien,  avec  l'assistance  et  les 
cérémonies  accoutumées,  on  lui  trouva  toutes  les 
parties  si  entières,  si  saines  et  tout  si  parfaitement 
conformé,  qu'on  jugea  qu'il  auroit  vécu  plus  d'un 
siècle  sans  les  fautes  dont  il  a  été  parlé  qui  lui 
mirent  la  gangrène  dans  le  sang.  On  lui  trouva 
aussi  la  capacité  de  l'estomac  et  des  intestins  double 
au  moins  des  hommes  de  sa  taille  ;  ce  qui  est  fort 
extraordinaire,  et  ce  qui  et  oit  cause  qu'il  étoit  si 
grand  mangeur  et  si  égal. 

Ce  fut  un  prince  à  qui  on  ne  peut  refuser  beau- 
coup de  bon,  même  de  grand,  en  qui  on  ne  peut 
méconnoître  plus  de  petit  et  de  mauvais,  duquel 
il  n'est  pas  possible  de  discerner  ce  qui  étoit  de  lui 
ou  emprunté  ;  et  dans  l'un  et  dans  l'autre  rien  de 
plus  rare  que  des  écrivains  qui  en  aient  été  bien  in- 
formés, rien  de  plus  difficile  à  rencontrer  que  des 
gens  qui  l'aient  connu  par  eux-mêmes  et  par  ex- 


300  SAINT-SIMON  : 

périence  et  capables  d'en  écrire,  en  même  temps 
assez  maîtres  d'eux-mêmes  pour  en  parler  sans 
haine  ou  sans  flatterie,  de  n'en  rien  dire  que  dicté 
par  la  vérité  nue  en  bien  et  en  mal.  Pour  la  première 
partie  on  peut  ici  compter  sur  elle  ;  pour  l'autre  on' 
tâchera  d'y  atteindre  en  suspendant  de  bonne  foi 
toute  passion. 


XXXV.  —  COMMENCEMENTS   DE 
LOUIS   XIV 

Il  ne  faut  point  parler  ici  des  premières  années  [de 
Louis  XIV].  Roi  presque  en  naissant,  étouffé  par 
la  politique  d'une  mère  qui  vouloit  gouverner,  plus 
encore  par  le  vif  intérêt  d'un  pernicieux  ministre, 
qui  hasarda  mille  fois  l'État  pour  son  unique  gran- 
deur, et  asservi  sous  ce  joug  tant  que  vécut  son 
premier  ministre,  c'est  autant  de  retranché  sur  le 
règne  de  ce  monarque.  Toutefois  il  pointoit  sous 
ce  joug.  Il  sentit  l'amour,  il  comprenoit  l'oisiveté 
comme  l'ennemie  de  la  gloire;  il  avoit  essayé  de  foibles 
parties  de  main  vers  l'un  et  vers  l'autre  ;  il  eut  assez 
de  sentiment  pour  se  croire  délivré  à  la  mort  de  Ma- 
zarin,  s'il  n'eut  pas  assez  de  force  pour  se  délivrer 
plus  tôt.  C'est  même  un  des  beaux  endroits  de  sa 
vie,  et  dont  le  fruit  a  été  du  moins  de  prendre  cette 
maxime,  que  rien  n'a  pu  ébranler  depuis,  d'abhorrer 
tout  premier  ministre,  et  non  moins  tout  ecclésias- 
tique dans  son  conseil.  Il  en  prit  dès  lors  une 
autre,  mais  qu'il  ne  put  soutenir  avec  la  même  fer- 
meté, parce  qu'il  ne  s'aperçut  presque  pas  dans 
l'effet  qu'elle  lui  échappât  sans  cesse,  ce  fut  de  gou- 
verner par  lui-même,  qui  fut  la  chose  dont  il  se 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  301 

piqua  le  plus,  dont  on  le  loua  et  le  flatta  davantage, 
et  qu'il  exécuta  le  moins. 

Né  avec  un  esprit  au-dessous  du  médiocre,  mais 
un  esprit  capable  de  se  former,  de  se  limer,  de  se 
raffiner,  d'emprunter  d'autrui  sans  imitation  et  sans 
gêne,  il  profita  infiniment  d'avoir  toute  sa  vie  vécu 
avec  les  personnes  du  monde  qui  toutes  en  avoient 
le  plus,  et  des  plus  différentes  sortes,  en  hommes  et 
en  femmes  de  tout  âge,  de  tout  genre  et  de  tous 
personnages. 

S'il  faut  parler  ainsi  d'un  roi  de  vingt-trois  ans, 
sa  première  entrée  dans  le  monde  fut  heureuse  en 
esprits  distingués  de  toute  espèce.  Ses  ministres  au 
dedans  et  au  dehors  étoient  alors  les  plus  forts  de 
l'Europe,  ses  généraux  les  plus  grands,  leurs  seconds 
les  meilleurs,  et  qui  sont  devenus  des  capitaines  en 
leur  école,  et  leurs  noms  aux  uns  et  aux  autres  ont 
passé  comme  tels  à  la  postérité  d'un  consentement 
unanime.  Les  mouvements  dont  l'Etat  avoit  été  si 
furieusement  agité  au  dedans  et  au  dehors,  depuis  la 
mort  de  Louis  XIII,  avoient  formé  quantité  d'hommes 
qui  composoient  une  cour  d'habiles  et  d'illustres  per- 
sonnages et  de  courtisans  raffinés. 

La  maison  de  la  comtesse  de  Soissons,  qui,  comme 
surintendante  de  la  maison  de  la  reine,  logeoit  à 
Paris  aux  Tuileries,  où  étoit  la  cour,  qui  y  régnoit 
par  un  reste  de  la  splendeur  du  feu  cardinal  Mazarin, 
son  oncle,  et  plus  encore  par  son  esprit  et  son  adresse, 
en  étoit  devenue  le  centre,  mais  fort  choisi.  C  étoit 
où  se  rendoit  tous  les  jours  ce  qu'il  y  avoit  de  plus 
distingué  en  hommes  et  en  femmes,  qui  rendoit  cette 
maison  le  centre  de  la  galanterie  de  la  cour,  et  des 
intrigues  et  des  menées  de  l'ambition,  parmi  les- 
quelles la  parenté  influoit  beaucoup,  autant  comptée, 
prisée  et  respectée  lors  qu'elle  est  maintenant  oubliée. 
Ce  fut  dans  cet  important  et  brillant  tourbillon  où 


302  SAINT-SIMON  : 

le  roi  se  jeta  d'abord,  et  où  il  prit  cet  air  de  politesse 
et  de  galanterie  qu'il  a  toujours  su  conserver  toute 
sa  vie,  qu'il  a  si  bien  su  allier  avec  la  décence  et  la 
majesté.  On  peut  dire  qu'il  étoit  fait  pour  elle,  et 
qu'au  milieu  de  tous  les  autres  hommes,  sa  taille,  son 
port,  les  grâces,  la  beauté,  et  la  grande  mine  qui 
succéda  à  la  beauté,  jusqu'au  s  n  de  sa  voix  et  à 
l'adresse  et  la  grâce  naturelle  et  majestueuse  de  toute 
sa  personne,  le  faisoient  distinguer  jusqu'à  sa  mort 
comme  le  roi  des  abeilles  ;  et  que,  s'il  ne  fût  né 
que  particulier,  il  auroit  eu  également  le  talent  des 
fêtes,  des  plaisirs,  de  la  galanterie,  et  de  faire  les  plus 
grands  désordres  d'amour.  Heureux  s'il  n'eût  eu  que 
des  maîtresses  semblables  à  Mme  de  La  Vallière, 
arrachée  à  elle-même  par  ses  propres  yeux,  honteuse 
de  l'être,  encore  plus  des  fruits  de  son  amour  re- 
connus et  élevés  malgré  elle,  modeste,  désintéressée, 
douce,  bonne  au  dernier  point,  combattant  sans  cesse 
contre  elle-même,  victorieuse  enfin  de  son  désordre 
par  les  plus  cruels  effets  de  l'amour  et  de  la  jalousie, 
qui  furent  tout  à  la  fois  son  tourment  et  sa  ressource, 
qu'elle  sut  embrasser  assez  au  milieu  de  ses  douleurs 
pour  s'arracher  enfin,  et  se  consacrer  à  la  plus  dure 
et  la  plus  sainte  pénitence  !  Il  faut  donc  avouer  que 
le  roi  fut  plus  à  plaindre  que  blâmable  de  se  livrer 
à  l'amour,  et  qu'il  mérite  louange  d'avoir  su  s'en 
arracher  par  intervalles  en  faveur  de  la  gloire. 

Les  intrigues  et  les  aventures  que,  tout  roi  qu'il 
étoit,  il  essuya  dans  ce  tourbillon  de  la  comtesse  de 
Soissons,  lui  firent  des  impressions  qui  devinrent  fu- 
nestes, pour  avoir  été  plus  fortes  que  lui.  L'esprit, 
la  noblesse  de  sentiments,  se  sentir,  se  respecter, 
avoir  le  cœur  haut,  être  instruit,  tout  cela  lui  devint 
suspect  et  bientôt  haïssable.  Plus  il  avança  en  âge, 
plus  il  se  confirma  dans  cette  aversion.  Il  la  poussa 
jusque   dans  ses  généraux   et  dans  ses  ministres, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  303 

laquelle  dans  eux  ne  fut  contre-balancée  que  par  le 
besoin,  comme  on  le  verra  dans  la  suite.  Il  vouloit 
régner  par  lui-même.  Sa  jalousie  là-dessus  alla  sans 
cesse  jusqu'à  la  foiblesse.  Il  régna  en  effet  dans  le 
petit  ;  dans  le  grand  il  ne  put  y  atteindre  ;  et  jusque 
dans  le  petit  il  fut  souvent  gouverné.  Son  premier 
saisissement  des  rênes  de  l'empire  fut  marqué  au  coin 
d'une  extrême  dureté,  et  d'une  extrême  duperie. 
Fouquet  fut  le  malheureux  sur  qui  éclata  la  pre- 
mière ;  Colbert  fut  le  ministre  de  l'autre  en  saisissant 
seul  toute  l'autorité  des  finances,  et  lui  faisant  ac- 
croire qu'elle  passoit  toute  entre  ses  mains,  par  les 
signatures  dont  il  l'accabla  à  la  place  de  celles  que 
faisoit  le  surintendant,  dont  Colbert  supprima  la 
charge  à  laquelle  il  ne  pouvoit  aspirer. 

La  préséance  solennellement  cédée  par  l'Espagne, 
et  la  satisfaction  entière  qu'elle  fit  de  l'insulte  faite 
à  cette  occasion  par  le  baron  de  Vatteville,  au  comte 
depuis  maréchal  d'Estrades,  ambassadeur  des  deux 
couronnes  à  Londres,  et  l'éclatante  raison  tirée  de 
l'insulte  faite  au  duc  de  Créqui,  ambassadeur  de 
France,  par  le  gouvernement  de  Rome,  par  les  pa- 
rents du  pape  et  par  les  Corses  de  sa  garde,  furent 
les  prémices  de  ce  règne  par  soi-même. 


XXXVI.  —  APOGÉE  DU  RÈGNE 

Bientôt  après,  la  mort  du  roi  d'Espagne  fit  saisir 
à  ce  jeune  prince  avide  de  gloire  une  occasion  de 
guerre,  dont  les  renonciations  si  récentes,  et  si  soi- 
gneusement stipulées  dans  le  contrat  de  mariage  de 
la  reine,  ne  purent  le  détourner.  Il  marcha  en  Flandre; 
ses  conquêtes  y  furent  rapides  ;  le  passage  du  Rhin 


304  SAINT-SIMON  : 

fut  signalé  ;  la  triple  alliance  de  l'Angleterre,  la 
Suède  et  la  Hollande,  ne  fit  que  l'animer.  Il  alla  pren- 
dre en  plein  hiver  toute  la»  Franche-Comté,  qui  lui 
servit  à  la  paix  d'Aix-la-Chapelle  à  conserver  des 
conquêtes  de  Flandre  en  rendant  la  Franche-Comté. 

Tout  et  oit  florissant  dans  l'État,  tout  y  étoit  riche. 
Colbert  avoit  mis  les  finances,  la  marine,  le  com- 
merce, les  manufactures,  les  lettres  même,  au  plus 
haut  point  ;  et  ce  siècle,  semblable  à  celui  d'Auguste, 
produisoit  à  l'envi  des  hommes  illustres  en  tout 
genre,  jusqu'à  ceux  même  qui  ne  sont  bons  que  pour 
les  plaisirs. 

Le  Tellier  et  Louvois  son  fils,  qui  avoient  le  dé- 
partement de  la  guerre,  frémissoient  des  succès  et 
du  crédit  de  Colbert,  et  n'eurent  pas  de  peine  à 
mettre  en  tête  au  roi  une  guerre  nouvelle,  dont  les 
succès  causèrent  une  telle  frayeur  à  l'Europe  que  la 
France  ne  s'en  a  pu  remettre,  et  qu'après  y  avoir 
pensé  succomber  longtemps  depuis,  elle  en  sentira 
longtemps  le  poids  et  les  malheurs.  Telle  fut  la  véri- 
table cause  de  cette  guerre  de  Hollande  à  laquelle 
le  roi  se  laissa  pousser,  et  que  son  amour  pour  Mme 
de  Montespan  rendit  si  funeste  à  son  État  et  à  sa 
gloire.  Tout  conquis,  tout  pris,  et  Amsterdam  prête 
à  lui  envoyer  ses  clefs,  le  roi  cède  à  son  impatience, 
quitte  l'armée,  vole  à  Versailles,  et  détruit  en  un 
instant  tout  le  succès  de  ses  armes.  Il  répara  cette 
flétrissure  par  une  seconde  conquête  de  la  Franche- 
Comté,  en  personne,  qui  pour  cette  fois  est  demeurée 
à  la  France. 

En  1676,  le  roi  retourna  en  Flandre,  prit  Condé  ; 
et  Monsieur,  Bouchain.  Les  armées  du  roi  et  du 
prince  d'Orange  s'approchèrent  si  près  et  si  subite- 
ment qu'elles  se  trouvèrent  en  présence,  et  sans 
séparation,  auprès  de  la  censé  d'Heurtebise.  Il  fut 
donc  question  de  décider  si  on  donneroit  bataille,  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  305 

de  prendre  son  parti  sur-le-champ.  Monsieur  n'avoit 
pas  encore  joint  de  Bouchain,  mais  le  roi  et  oit  sans 
cela  supérieur  à  l'armée  ennemie.  Les  maréchaux  de 
Schomberg,  Humières,  La  Feuillade,  Lorges,  etc., 
s'assemblèrent  à  cheval  autour  du  roi,  avec  quelques- 
uns  des  plus  distingués  d'entre  les  officiers  généraux 
et  des  principaux  courtisans,  pour  tenir  une  espèce 
de  conseil  de  guerre.  Toute  l'armée  crioit  au  combat, 
et  tous  ces  messieurs  voyoient  bien  ce  qu'il  y  avoit 
à  faire,  mais  la  personne  du  roi  les  embarrassoit,  et 
bien  plus  Louvois,  qui  connoissoit  son  maître,  et  qui 
cabaloit  depuis  deux  heures  que  l'on  commençoit 
d'apercevoir  où  les  choses  en  pourroient  venir.  Lou- 
vois, pour  intimider  la  compagnie,  parla  le  premier 
en  rapporteur  pour  dissuader  la  bataille.  Le  maré- 
chal d' Humières,  son  ami  intime  et  avec  une  grande 
dépendance,  et  le  maréchal  de  Schomberg,  qui  le 
ménageoit  fort,  furent  de  son  avis.  Le  maréchal  de 
La  Feuillade,  hors  de  mesure  avec  Louvois,  mais 
favori  qui  ne  connoissoit  pas  moins  bien  de  quel 
avis  il  falloit  être,  après  quelques  propos  douteux, 
conclut  comme  eux.  M.  de  Lorges,  inflexible  pour  la 
vérité,  touché  de  la  gloire  du  roi,  sensible  au  bien 
de  l'État,  mal  avec  Louvois  comme  le  neveu  favori 
de  M.  de  Turenne  tué  l'année  précédente,  et  qui 
venoit  d'être  fait  maréchal  de  France,  malgré  ce 
ministre,  et  capitaine  des  gardes  du  corps,  opina  de 
toutes  ses  forces  pour  la  bataille,  et  il  en  déduisit 
tellement  les  raisons,  que  Louvois  même  et  les 
maréchaux  demeurèrent  sans  repartie.  Le  peu  de 
ceux  de  moindre  grade  c[ui  parlèrent  après  osèrent 
encore  moins  déplaire  à  Louvois  ;  mais,  ne  pouvant 
affaiblir  les  raisons  de  M.  le  maréchal  de  Lorges,  ils 
ne  rirent  que  balbutier.  Le  roi,  qui  écoutoit  tout,  prit 
encore  les  avis,  ou  plutôt  simplement  les  voix,  sans 
faire  répéter  ce  qui  avoit  été  dit  par  chacun,  puis, 


3o6  SAINT-SIMON  : 

avec  un  petit  mot  de  regret  de  se  voir  retenu  par  de 
si  bonnes  raisons,  et  du  sacrifice  qu'il  faisoit  de  ses 
désirs  à  ce  qui  étoit  de  l'avantage  de  l'État,  tourna 
bride,  et  il  ne  fut  plus  question  de  bataille. 

Le  lendemain,  et  c'est  de  M.  le  maréchal  de  Lorges 
que  je  le  tiens,  qui  étoit  la  vérité  même,  et  à  qui 
je  l'ai  ouï  raconter  plus  d'une  fois  et  jamais  sans 
dépit,  le  lendemain,  dis-je,  il  eut  occasion  d'envoyer 
un  trompette  aux  ennemis  qui  se  retiroient.  Ils  le 
gardèrent  un  jour  ou  deux  en  leur  armée.  Le  prince 
d'Orange  le  voulut  voir,  et  le  questionna  fort  sur  ce 
qui  avoit  empêché  le  roi  de  l'attaquer,  se  trouvant 
le  plus  fort,  les  deux  armées  en  vue  si  fort  l'une 
de  l'autre,  et  en  rase  campagne,  sans  quoi  que  ce  soit 
entre-deux.  Après  l'avoir  fait  causer  devant  tout  le 
monde,  il  lui  dit  avec  un  sourire  malin,  pour  montrer 
qu'il  étoit  tôt  averti,  et  pour  faire  dépit  au  roi,  qu'il 
ne  manquât  pas  de  dire  au  maréchal  de  Lorges  qu'il 
avoit  grande  raison  d'avoir  voulu,  et  si  opiniâtre- 
ment soutenu  la  bataille  ;  que  jamais  lui  ne  l' avoit 
manqué  si  belle,  ni  été  si  aise  que  de  s'être  vu  hors 
de  portée  de  la  recevoir  ;  qu'il  étoit  battu  sans  res- 
source et  sans  le  pouvoir  éviter  s'il  avoit  été  attaqué, 
dont  il  se  mit  en  peu  de  mots  à  déduire  les  raisons. 
Le  trompette,  tout  glorieux  d'avoir  eu  avec  le  prince 
d'Orange  un  si  long  et  si  curieux  entretien,  le  débita 
non-seulement  à  M.  le  maréchal  de  Lorges,  mais  au 
roi,  qui  à  la  chaude  le  voulut  voir,  et  de  là  aux 
maréchaux,  aux  généraux  et  à  qui  le  voulut  en- 
tendre, et  augmenta  ainsi  le  dépit  de  l'armée  et  en 
fit  un  grand  à  Louvois.  Cette  faute,  et  ce  genre  de 
faute,  ne  fit  que  trop  d'impression  sur  les  troupes,  et 
partout  excita  de  cruelles  railleries  parmi  le  monde 
et  dans  les  cours  étrangères.  Le  roi  ne  demeura 
guère  à  l'armée  depuis,  quoiqu'on  ne  fût  qu'au  mois 
de  mai.  Il  s'en  revint  trouver  sa  maîtresse. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  307 

L'année  suivante  il  retourna  en  Flandre,  il  prit 
Cambrai  ;  et  Monsieur  fit  cependant  le  siège  de 
Saint-Omer.  Il  fut  au-devant  du  prince  d'Orange 
qui  venoit  secourir  la  place,  lui  donna  bataille  près 
de  Cassel  et  remporta  une  victoire  complète,  prit 
tout  de  suite  Saint-Omer,  puis  alla  rejoindre  le  roi. 
Ce  contraste  fut  si  sensible  au  monarque  que  jamais 
depuis  il  ne  donna  d'armée  à  commander  à  Monsieur. 
Tout  l'extérieur  fut  parfaitement  gardé,  mais  dès  ce 
moment  la  résolution  fut  prise,  et  toujours  depuis 
bien  tenue. 

L'année  d'après  le  roi  fit  en  personne  le  siège  de 
Gand,  dont  le  projet  et  l'exécution  fut  le  chef-d'œuvre 
de  Louvois.  La  paix  de  Nimègue  mit  fin  cette  année 
à  la  guerre  avec  la  Hollande,  l'Espagne,  etc.  ;  et  au 
commencement  de  l'année  suivante,  avec  l'empereur 
et  l'empire.  L'Amérique,  l'Afrique,  l'Archipel,  la  Si- 
cile ressentirent  vivement  la  puissance  de  la  France  ; 
et  en  1684  Luxembourg  fut  le  prix  des  retardements 
des  Espagnols  à  satisfaire  à  toutes  les  conditions  de 
la  paix.  Gênes  bombardée  se  vit  forcée  à  venir  de- 
mander la  paix  par  son  doge  en  personne  accompagné 
de  quatre  sénateurs,  au  commencement  de  l'année 
suivante.  Depuis,  jusqu'en  1688,  le  temps  se  passa 
dans  le  cabinet  moins  en  fêtes  qu'en  dévotion  et  en 
contrainte.  Ici  finit  l'apogée  de  ce  règne,  et  ce  comble 
de  gloire  et  de  prospérité.  Les  grands  capitaines,  les 
grands  ministres  au  dedans  et  au  dehors  n'étoient 
plus,  mais  il  en  restoit  les  élèves.  Nous  en  allons  voir 
le  second  âge  qui  ne  répondra  guère  au  premier,  mais 
qui  en  tout  fut  encore  plus  différent  du  dernier. 

La  guerre  de  1688  eut  une  étrange  origine,  dont 
l'anecdote,  également  certaine  et  curieuse,  est  si 
propre  à  caractériser  le  roi  et  Louvois  son  ministre 
qu'elle  doit  tenir  place  ici.  Louvois,  à  la  mort  de 
Colbert,  avoit  eu  sa  surintendance  des  bâtiments. 


3o8  SAINT-SIMON  : 

Le  petit  Trianon  de  porcelaine,  fait  autrefois  pour 
Mme  de  Montespan,  ennuyoit  le  roi,  qui  vouloit 
partout  des  palais.  Il  s'amusoit  fort  à  ses  bâtiments. 
Il  avoit  aussi  le  compas  dans  l'œil  pour  la  justesse, 
les  proportions,  la  symétrie,  mais  le  goût  n'y  répon- 
doit  pas,  comme  on  le  verra  ailleurs.  Ce  château  ne 
faisoit  presque  que  sortir  de  terre,  lorsque  le  roi 
s'aperçut  d'un  défaut  à  une  croisée  qui  s'achevoit 
de  former,  dans  la  longueur  du  rez-de-chaussée. 
Louvois,  qui  naturellement  étoit  brutal,  et  de  plus 
gâté  jusqu'à  souffrir  difficilement  d'être  repris  par 
son  maître,  disputa  fort  et  ferme,  et  maintint  que 
la  croisée  étoit  bien.  Le  roi  tourna  le  dos,  et  s'alla 
promener  ailleurs  dans  le  bâtiment. 

Le  lendemain  il  trouve  Le  Nôtre,  bon  architecte, 
mais  fameux  par  le  goût  des  jardins  qu'il  a  com- 
mencé à  introduire  en  France,  et  dont  il  a  porté  la 
perfection  au  plus  haut  point.  Le  roi  lui  demanda 
s'il  avoit  été  à  Trianon.  Il  répondit  que  non.  Le  roi 
lui  expliqua  ce  qui  l'avoit  choqué,  et  lui  dit  d'y 
aller.  Le  lendemain  même  question,  même  réponse  ; 
le  jour  d'après  autant.  Le  roi  vit  bien  qu'il  n'osoit 
s'exposer  à  trouver  qu'il  eût  tort,  ou  à  blâmer 
Louvois.  Il  se  fâcha,  et  lui  ordonna  de  se  trouver  le 
lendemain  à  Trianon  lorsqu'il  y  iroit,  et  où  il  feroit 
trouver  Louvois  aussi.  Il  n'y  eut  plus  moyen  de 
reculer. 

Le  roi  les  trouva  le  lendemain  tous  deux  à  Trianon. 
Il  y  fut  d'abord  question  de  la  fenêtre.  Louvois  dis- 
puta, Le  Nôtre  ne  disoit  mot.  Enfin  le  roi  lui  ordonna 
d'aligner,  de  mesurer,  et  de  dire  après  ce  qu'il  auroit 
trouvé.  Tandis  qu'il  y  travailloit,  Louvois,  en  furie 
de  cette  vérification,  grondoit  tout  haut,  et  soutenoit 
avec  aigreur  que  cette  fenêtre  était  en  tout  pareille 
aux  autres.  Le  roi  se  taisoit  et  attendoit,  mais  il 
soufïroit.  Quand  tout  fut  bien  examiné,  il  demanda 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  309 

à  Le  Nôtre  ce  qui  en  étoit  ;  et  Le  Nôtre  à  balbutier. 
Le  roi  se  mit  en  colère,  et  lui  commanda  de  parler 
net.  Alors  Le  Nôtre  avoua  que  le  roi  avoit  raison,  et 
dit  ce  qu'il  avoit  trouvé  de  défaut.  Il  n'eut  pas 
plutôt  achevé  que  le  roi,  se  tournant  à  Louvois,  lui 
dit  qu'on  ne  pouvoit  tenir  à  ses  opiniâtretés,  que 
sans  la  sienne  à  lui,  on  auroit  bâti  de  travers,  et 
qu'il  auroit  fallu  tout  abattre  aussitôt  que  le  bâti- 
ment auroit  été  achevé.  En  un  mot,  il  lui  lava  forte- 
ment la  tête. 

Louvois,  outré  de  ïa  sortie,  et  de  ce  que  courtisans, 
ouvriers  et  valets  en  avoient  été  témoins,  arrive  chez 
lui  furieux.  Il  y  trouva  Saint-Pouange,  Villacerf,  le 
chevalier  de  Nogent,  les  deux  Tilladet,  quelques 
autres  féaux  intimes,  qui  furent  bien  alarmés  de  le 
voir  en  cet  état.  «  C'en  est  fait,  leur  dit-il,  je  suis 
perdu  avec  le  roi,  à  la  façon  dont  il  vient  de  me 
traiter  pour  une  fenêtre.  Je  n'ai  de  ressource  qu'une 
guerre  qui  le  détourne  de  ses  bâtiments  et  qui  me 
rende  nécessaire,  et  par....  il  l'aura.  »  En  effet,  peu  de 
mois  après  il  tint  parole,  et  malgré  le  roi  et  les  autres 
puissances  il  la  rendit  générale.  Elle  ruina  la  France 
au  dedans,  ne  l' étendit  point  au  dehors,  malgré  la 
prospérité  de  ses  armes,  et  produisit  au  contraire  des 
événements  honteux. 

Celui  de  tous  qui  porta  le  plus  à  plomb  sur  le  roi 
fut  sa  dernière  campagne  qui  ne  dura  pas  un  mois. 
Il  avoit  en  Flandre  deux  armées  formidables,  supé- 
rieures du  double  au  moins  à  celle  de  l'ennemi,  qui 
n'en  avoit  qu'une.  Le  prince  d'Orange  étoit  campé  à 
l'abbaye  de  Parc,  le  roi  n'en  étoit  qu'à  une  lieue, 
et  M.  de  Luxembourg  avec  l'autre  armée  à  une  demi- 
lieue  de  celle  du  roi,  et  rien  entre  les  trois  armées. 
Le  prince  d'Orange  se  trouvoit  tell  ment  enfermé 
qu'il  s'estimoit  sans  ressource  dans  les  retranche- 
ments, qu'il  fit  relever  à  la  hâte  autour  de  son  camp, 


3io  SAINT-SIMON  : 


et  si  perdu  qu'il  le  manda  à  Vaudemont,  son  ami 
intime,  à  Bruxelles,  par  quatre  ou  cinq  fois,  et  qu'il 
ne  voyoit  nulle  sorte  d'espérance  de  pouvoir  échapper, 
ni  sauver  son  armée.  Rien  ne  la  séparoit  de  celle  du 
roi  que  ces  mauvais  retranchements,  et  rien  de  plus 
aisé  ni  de  plus  sûr  que  de  le  forcer  avec  l'une  des  deux 
armées,  et  de  poursuivre  la  victoire  avec  l'autre  toute 
fraîche,  et  qui  toutes  deux  étoient  complètes,  indé- 
pendamment l'une  de  l'autre,  en  équipages  de  vivres 
et  d'artillerie  à  profusion. 

On  étoit  aux  premiers  jours  de  juin  ;  et  que  ne 
promettoit  pas  une  telle  victoire  au  commencement 
d'une  campagne  !  Aussi  l'étonnement  fut-il  extrême 
et  général  dans  toutes  les  trois  armées,  lorsqu'on  y 
apprit  que  le  roi  se  retiroit,  et  faisoit  deux  gros 
détachements  de  presque  toute  l'armée  qu'il  com- 
mandoit  en  personne  :  un  pour  l'Italie,  l'autre  pour 
l'Allemagne  sous  Monseigneur.  M.  de  Luxembourg 
qu'il  manda  le  matin  de  la  veille  de  son  départ  pour 
lui  apprendre  ces  nouvelles  dispositions,  se  jeta  à 
genoux,  et  tint  les  siens  longtemps  embrassés  pour 
l'en  détourner,  et  pour  lui  remontrer  la  facilité,  la 
certitude  et  la  grandeur  du  succès,  en  attaquant  le 
prince  d'Orange.  Il  ne  réussit  qu'à  importuner,  d'au- 
tant plus  sensiblement,  qu'il  n'y  eut  pas  un  mot  à 
lui  opposer.  Ce  fut  une  consternation  dans  les  deux 
armées  qui  ne  se  peut  représenter.  On  a  vu  que  j'y 
étois.  Jusqu'aux  courtisans,  si  aises  d'ordinaire  de 
retourner  chez  eux,  ne  purent  contenir  leur  douleur. 
Elle  éclata  partout  aussi  librement  que  la  surprise, 
et  à  l'une  et  à  l'autre  succédèrent  de  fâcheux  raison- 
nements. 

Le  roi  paitit  le  lendemain  pour  aller  rejoindre 
Mme  de  Maintenon  et  les  dames,  et  retourna  avec 
elles  à  Versailles,  pour  ne  plus  revoir  la  frontière  ni 
d'armées  que  pour  le  plaisir  en  temps  ne  paix. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  311 

La  victoire  de  Neerwinden,  que  M.  de  Luxembourg 
remporta  six  semaines  après  sur  le  prince  d'Orange, 
que  la  nature,  prodigieusement  aidée  de  l'art  en  une 
seule  nuit  avoit  furieusement  retranché,  renouvela 
d'autant  plus  les  douleurs  et  les  discours,  qu'il  s'en 
falloit  tout  que  le  poste  de  l'abbaye  de  Parc  ressem- 
blât à  celui  de  Neerwinden  ;  presque  tout  que  nous 
eussions  lès  mêmes  forces,  et  plus  que  tout  que, 
faute  de  vivres  et  d'équipages  suffisants  d'artillerie, 
cette  victoire  pût  être  poursuivie. 

Pour  achever  ceci  tout  à  la  fois,  on  sut  que  le 
prince  d'Orange,  averti  du  départ  du  roi,  avoit 
mandé  à  Vaudemont  qu'il  en  avoit  l'avis  d'une  main 
toujours  bien  avertie,  et  qui  ne  lui  en  avoit  jamais 
donné  de  faux,  mais  que  pour  celui-là  il  ne  pouvoit 
y  ajouter  foi,  ni  se  livrer  à  l'espérance  :  et  par  un 
second  courrier,  que  l'avis  étoit  vrai,  que  le  roi  partoit, 
que  c'étoit  à  son  esprit  de  vertige  et  d'aveuglement 
qu'il  devoit  uniquement  une  si  inespérée  délivrance. 
Le  rare  est  que  Vaudemont,  établi  longtemps  depuis 
en  notre  cour,  l'a  souvent  conté  à  ses  amis,  même  à 
ses  compagnies,  et  jusque  dans  le  salon  de  Marly. 

La  paix  qui  suivit  cette  guerre,  et  après  laquelle 
le  roi  et  l'Etat  aux  abois  soupiroient  depuis  long- 
temps, fut  honteuse.  Il  fallut  en  passer  par  où  M. 
de  Savoie  voulut,  pour  le  détacher  de  ses  alliés, 
et  reconnoître  enfin  le  prince  d'Orange  pour  roi 
d'Angleterre,  après  une  si  longue  suite  d'efforts, 
de  haine  et  de  mépris  personnels,  et  recevoir  en- 
core Portland,  son  ambassadeur,  comme  une  es- 
pèce de  divinité.  Notre  précipitation  nous  coûta 
Luxembourg  ;  et  l'ignorance  militaire  de  nos  pléni- 
potentiaires, qui  ne  fut  point  éclairée  du  cabinet, 
donna  aux  ennemis  de  grands  avantages  pour  for- 
mer leur  frontière.  Telle  fut  la  paix  de  Ryswick, 
conclue  en  septembre  1697. 


312  SAINT-SIMON  : 

Le  repos  des  armes  ne  fut  guère  que  de  trois 
ans,  et  on  sentit  cependant  toute  la  douleur  des 
restitutions  de  pays  et  de  places  que  nous  avions 
conquis,  avec  le  poids  de  tout  ce  que  la  guerre 
avoit  coûté.  Ici  se  termine  le  second  âge  de  ce  règne. 

Le  troisième  s'ouvrit  par  un  comble  de  gloire  et 
de  prospérité  inouïe.  Le  temps  en  fut  momentané. 
Il  enivra  et  prépara  d'étranges  malheurs,  dont  l'is- 
sue a  été  une  espèce  de  miracle.  D'autres  sortes 
de  malheurs  accompagnèrent  et  conduisirent  le  roi 
au  tombeau,  heureux  s'il  n'eût  survécu  que  peu  de 
mois  à  l'avènement  de  son  petit-fils  à  la  totalité 
de  la  monarchie  d'Espagne,  dont  il  fut  d'abord  en 
possession  sans  coup  férir.  Cette  dernière  époque  est 
encore  si  proche  de  ce  temps  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de 
s'y  étendre.  Mais  ce  qui  a  été  retracé  du  règne  du 
feu  roi  étoit  nécessaire  pour  mieux  faire  entendre 
ce  qu'on  va  dire  de  sa  personne,  en  se  souvenant 
toutefois  de  ce  qui  s'en  trouve  épars  dans  ces  Mé- 
moires, et  ne  se  dégoûtant  pas  s'il  s'y  en  trouve 
quelques  redites,  nécessaires  pour  mieux  rassembler 
et  former  un  tout. 


XXXVII.  —  CARACTÈRE  DE  LOUIS  XIV 

Il  faut  encore  le  dire.  L'esprit  du  roi  étoit  au- 
dessous  du  médiocre,  mais  très-capable  de  se  former. 
Il  aima  la  gloire,  il  voulut  l'ordre  et  la  règle.  Il  étoit 
né  sage,  modéré,  secret,  maître  de  ses  mouvements 
et  de  sa  langue  ;  le  croira-t-on  ?  il  étoit  né  bon  et 
juste,  et  Dieu  lui  en  avoit  donné  assez  pour  être  un 
bon  roi,  et  peut-être  même  un  assez  grand  roi. 
Tout  le  mal  lui  vint  d'ailleurs.  Sa  première  éduca- 
tion fut  tellement  abandonnée,  que  personne  n'osoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  313 

approcher  de  son  appartement.  On  lui  a  souvent 
ouï  parler  de  ces  temps  avec  amertume,  jusque-là 
qu'il  racontoit  qu'on  le  trouva  un  soir  tombé  dans 
le  bassin  du  Palais- Royal  à  Paris,  où  la  cour  de- 
meurait alors. 

Dans  la  suite,  sa  dépendance  fut  extrême.  A  peine 
lui  apprit-on  à  lire  et  à  écrire,  et  il  demeura  telle- 
ment ignorant,  que  les  choses  les  plus  connues  d'his- 
toire, d'événements,  de  fortunes,  de  conduites,  de 
naissance,  de  lois,  il  n'en  sut  jamais  un  mot.  Il 
tomba,  par  ce  défaut,  et  quelquefois  en  public, 
dans  les  absurdités  les  plus  grossières. 

M.  de  La  Feuillade  plaignant  exprès  devant  lui 
le  marquis  de  Resnel,  qui  fut  tué  depuis  lieutenant 
général  et  mestre  de  camp  général  de  la  cavalerie, 
de  n'avoir  pas  été  chevalier  de  l'ordre  en  1661,  le 
roi  passa,  puis  dit  avec  mécontentement  qu'il  fal- 
loit  aussi  se  rendre  justice.  Resnel  étoit  Clermont- 
Gallerande  ou  d'Amboise,  et  le  roi,  qui  depuis  n'a 
été  rien  moins  que  délicat  là-dessus,  le  croyoit  un 
homme  de  fortune.  De  cette  même  maison  étoit 
Monglat,  maître  de  sa  garde-robe,  qu'il  traitoit  bien 
et  qu'il  fit  chevalier  de  l'ordre  en  1661,  qui  a  laissé 
de  très-bons  Mémoires.  Monglas  avoit  épousé  la 
fille  du  fils  du  chancelier  de  Cheverny.  Leur  fils 
unique  porta  toute  sa  vie  le  nom  de  Cheverny,  dont 
il  avoit  la  terre.  Il  passa  sa  vie  à  la  cour,  et  j'en  ai 
parlé  quelquefois,  ou  dans  les  emplois  étrangers. 
Ce  nom  de  Cheverny  trompa  le  roi,  il  le  crut  peu 
de  chose  ;  il  n'avoit  point  de  charge,  et  ne  put  être 
chevalier  de  l'ordre.  Le  hasard  détrompa  le  roi  à 
la  fin  de  sa  vie.  Saint-Herem  avoit  passé  la  sienne 
grand  louvetier,  puis  gouverneur  et  capitaine  de 
Fontainebleau,  il  ne  put  être  chevalier  de  l'ordre. 
Le  roi,  qui  le  sa  voit  beau-frère  de  Courtin,  con- 
seiller d'Etat,  qu'il  connoissoit,  le  crut  par  là  fort 


3i4  SAINT-SIMON  : 

Deu  de  chose.  II  étoit  Montmorin,  et  le  roi  ne  le  sut 
que  fort  tard  par  M.  de  La  Rochefoucauld.  Encore 
lui  fallut-il  expliquer  quelles  et  oient  ces  maisons, 
que  leur  nom  ne  lui  apprenoit  pas. 

Il  sembleroit  à  cela  que  le  roi  auroit  aimé  la 
grande  noblesse,  et  ne  lui  en  vouloit.  pas  égaler 
d'autre  ;  rien  moins.  L'éloignement  qu'il  avoit  pris 
de  celle  des  sentiments,  et  sa  foi  blesse  pour  ses 
ministres,  qui  haïssoient  et  rabaissoient,  pour  s'é- 
lever, tout  ce  qu'ils  n'étoient  pas  et  ne  pouvoient 
pas  être,  lui  avoit  donné  le  même  éloignement  pour 
la  naissance  distinguée.  Il  la  craignoit  autant  que 
l'esprit  ;  et  si  ces  deux  qualités  se  trouvoient  unies 
dans  un  même  sujet  et  qu'elles  lui  fussent  con- 
nues, c'en  étoit  fait. 

Ses  ministres,  ses  généraux,  ses  maîtresses,  ses 
courtisans  s'aperçurent,  bientôt  après  qu'il  fut  le 
maître,  de  son  foible  plutôt  que  de  son  goût  pour 
la  gloire.  Ils  le  louèrent  à  l'envi  et  le  gâtèrent.  Les 
louanges,  disons  mieux,  la  flatterie  lui  plaisoit  à 
tel  point,  que  les  plus  grossières  étoient  bien  reçues, 
les  plus  basses  encore  mieux  savourées.  Ce  n'étoit 
que  par  là  qu'on  s'approchoit  de  lui,  et  ceux  qu'il 
aima  n'en  furent  redevables  qu'à  heureusement 
rencontrer,  et  à  ne  se  jamais  lasser  en  ce  genre. 
C'est  ce  qui  donna  tant  d'autorité  à  ses  ministres, 
par  les  occasions  continuelles  qu'ils  avoient  de  l'en- 
censer, surtout  de  lui  attribuer  toutes  choses,  et  de 
les  avoir  apprises  de  lui.  La  souplesse,  la  bassesse, 
l'air  admirant,  dépendant,  rampant,  plus  que  tout 
l'air  de  néant  sinon  par  lui,  étoient  les  uniques  voies 
de  lui  plaire.  Pour  peu  qu'on  s'en  écartât,  on  n'y 
revenoit  plus,  et  c'est  ce  qui  acheva  la  ruine  de 
Louvois. 

Ce  poison  ne  fit  que  s'étendre.  Il  parvint  jusqu'à 
un  comble  incroyable  dans  un  prince  qui   n'étoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  315 

pas  dépourvu  d'esprit  et  qui  avoit  de  l'expé- 
rience. Lui-même,  sans  avoir  ni  voix  ni  musique, 
chantoit  dans  ses  particuliers,  les  endroits  les  plus 
à  sa  louange  des  prologues  des  opéras.  On  l'y  voyoit 
baigné,  et  jusqu'à  ses  soupers  publics  au  grand 
couvert,  où  il  y  avoit  quelquefois  des  violons,  il 
chantonnoit  entre  ses  dents  les  mêmes  louanges 
quand  on  jouoit  des  airs  qui  étoient  faits  dessus. 

De  là  ce  désir  de  gloire  qui  l'arrachoit  par  inter- 
valles à  l'amour  ;  de  là  cette  facilité  à  Louvois  de 
l'engager  en  de  grandes  guerres,  tantôt  pour  cul- 
buter Colbert,  tantôt  pour  se  maintenir  ou  s'ac- 
croître, et  de  lui  persuader  en  même  temps  qu'il 
étoit  plus  grand  capitaine  qu'aucun  de  ses  géné- 
raux, et  pour  les  projets  et  pour  les  exécutions,  en 
quoi  les  généraux  l'aidoient  eux-mêmes  pour  plaire 
au  roi.  Je  dis  les  Condé,  les  Turenne,  et  à  plus  forte 
raison  tous  ceux  qui  leur  ont  succédé.  Il  s'approprioit 
tout  avec  une  facilité  et  une  complaisance  admirable 
en  lui-même,  et  se  croyoit  tel  qu'ils  le  dépeignoient 
en  lui  parlant.  De  là  ce  goût  de  revues,  qu'il  poussa 
si  loin,  que  ses  ennemis  Tappeloient  «  le  roi  des 
revues,  »  ce  goût  des  sièges  pour  y  montrer  sa  bra- 
voure à  bon  marché,  s'y  faire  retenir  à  force,  étaler 
sa  capacité,  sa  prévoyance,  sa  vigilance,  ses  fatigues, 
auxquelles  son  corps  robuste  et  admirablement  con- 
formé, étoit  merveilleusement  propre,  sans  souffrir 
de  la  faim,  de  la  soif,  du  froid,  du  chaud,  de  la  pluie, 
ni  d'aucun  mauvais  temps.  Il  étoit  sensible  aussi  à 
entendre  admirer,  le  long  des  camps,  son  grand  air 
et  sa  grande  mine,  son  adresse  à  cheval  et  tous  ses 
travaux.  C'étoit  de  ses  campagnes  et  de  ses  troupes 
qu'il  entretenoit  le  plus  ses  maîtresses,  quelquefois 
ses  courtisans.  Il  parloit  bien,  en  bons  termes,  avec 
justesse  ;  il  faisoit  un  conte  mieux  qu'homme  du 
monde,  et  aussi  bien  un  récit.  Ses  discours  les  plus 


3i6  SAINT-SIMON  : 

communs  n' et  oient  jamais  dépourvus  d'une  natu- 
relle et  sensible  majesté. 

Son  esprit,  naturellement  porté  au  petit,  se  plut 
en  toutes  sortes  de  détails.  Il  entra  sans  cesse  dans 
les  derniers  sur  les  troupes  :  habillements,  arme- 
ments, évolutions,  exercices,  disciplines,  en  un  mot, 
toutes  sortes  de  bas  détails.  Il  ne  s'en  occupoit  pas 
moins  sur  ses  bâtiments,  sa  maison  civile,  ses  ex- 
traordinaires de  bouche  ;  il  croyoit  toujours  ap- 
prendre quelque  chose  à  ceux  qui  en  ces  genres-là 
en  sa  voient  le  plus,  qui  de  leur  part  recevoient  en 
novices  des  leçons  qu'ils  sa  voient  par  cœur  il  y 
avoit  longtemps.  Ces  pertes  de  temps,  qui  parois- 
soient  au  roi  avec  tout  le  mérite  d'une  application 
continuelle,  étoient  le  triomphe  de  ses  ministres, 
qui  avec  un  peu  d'art  et  d'expérience  à  le  tourner, 
faisoient  venir  comme  de  lui  ce  qu'ils  vouloient 
eux-mêmes  et  qui  conduisoient  le  grand  selon  leurs 
vues  et  trop  souvent  selon  leur  intérêt,  tandis 
qu'ils  s'applaudissoient  de  le  voir  se  noyer  dans 
ces  détails. 

La  vanité  et  l'orgueil,  qui  vont  toujours  crois- 
sant, qu'on  nourrissoit  et  qu'on  augmentoit  en  lui 
sans  cesse,  sans  même  qu'il  s'en  aperçût,  et  jusque 
dans  les  chaires  par  les  prédicateurs  en  sa  présence, 
devinrent  la  base  de  l'exaltation  de  ses  ministres  par- 
dessus toute  autre  grandeur.  Il  se  persuadoit  par 
leur  adresse  que  la  leur  n' et  oit  que  la  sienne,  qui, 
au  comble  en  lui,  ne  se  pouvoit  plus  mesurer,  tandis 
qu'en  eux  elle  l'augmentoit  d'une  manière  sensible, 
puisqu'ils  n'étoient  rien  par  eux-mêmes,  et  utile 
en  rendant  plus  respectables  les  organes  de  ces 
commandements,  qui  les  faisoient  mieux  obéir.  De 
là  les  secrétaires  d'État  et  les  ministres  successive- 
ment à  quitter  le  manteau,  puis  le  rabat,  après 
l'habit   noir,   ensuite  l'uni,   le  simple,   le   modeste, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  317 

afin  de  s'habiller  comme  des  gens  de  qualité  ;  de 
là  à  en  prendre  les  manières,  puis  les  avantages,  et 
par  échelons  admis  à  manger  avec  le  roi  ;  et  leurs 
femmes,  d'abord  sous  des  prétextes  personnels, 
comme  Mme  Colbert  longtemps  avant  Mme  de  Lou- 
vois,  enfin,  des  années  après  elle,  toutes  à  titre  de 
droit  des  places  de  leur  mari,  manger  et  entrer  dans 
les  carrosses,  et  n'être  en  rien  différentes  des  femmes 
de  la  première  qualité. 

De  ce  degré,  Louvois,  sous  divers  prétextes,  ôta 
les  honneurs  civils  et  militaires  dans  les  places  et 
dans  les  provinces  à  ceux  à  qui  on  ne  les  avoit 
jamais  disputés,  et  [en  vint]  à  cesser  d'écrire  mon- 
seigneur aux  mêmes,  comme  il  avoit  toujours  été 
pratiqué.  Le  hasard  m'a  conservé  trois  [lettres]  de 
M.  Colbert,  lors  contrôleur  général,  ministre  d'Etat 
et  secrétaire  d'État,  à  mon  père  à  Blaye,  dont  la 
suscription  et  le  dedans  le  traitent  de  monseigneur, 
et  que  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  à  qui  je  les  mon- 
trai, vit  avec  grand  plaisir  M.  de  Turenne,  dans 
l'éclat  où  il  étoit  alors,  sauva  le  rang  de  prince  de 
l'écriture,  c'est-à-dire  sa  maison  qui  l'avoit  eu  par 
le  cardinal  Mazarin,  et  conséquemment  les  maisons 
de  Lorraine  et  de  Savoie,  car  les  Rohan  ne  l'ont 
jamais  pu  obtenir,  et  c'est  peut-être  la  seule  chose 
où  ait  échoué  la  beauté  de  Mme  de  Soubise.  Ils 
ont  été  plus  heureux  depuis.  M.  de  Turenne  sauva 
aussi  les  maréchaux  de  France  pour  les  honneurs 
militaires  ;  ainsi  pour  sa  personne  il  conserva  les 
deux.  Incontinent  après,  Louvois  s'attribua  ce  qu'il 
venoit  d'ôter  à  bien  plus  grand  que  lui,  et  le  com- 
muniqua aux  autres  secrétaires  d'État.  Il  usurpa 
les  honneurs  militaires,  que  ni  les  troupes,  ni  qui 
que  ce  soit,  n'osa  refuser  à  sa  puissance  d'élever  et 
de  perdre  qui  bon  lui  sembloit  ;  et  il  prétendit  que 
tout  ce  qui  n'étoit  point  duc  et  officier  de  la  cou- 


318  SAINT-SIMON  : 

ronne,  ou  ce  qui  n'avoit  point  le  rang  de  prince 
étranger  ni  le  tabouret  de  grâce,  lui  écrivît  mon- 
seigneur, et  lui  leur  épondre  dans  la  souscription  : 
très-humble  et  très-affectionné  serviteur,  tandis  que  le 
dernier  maître  des  requêtes,  ou  conseiller  au  par- 
lement, lui  écrivoit  monsieur,  sans  qu'il  ait  jamais 
prétendu  changer  cet  usage. 

Ce  fut  d'abord  un  grand  bruit  :  les  gens  de  la 
première  qualité,  les  chevaliers  de  l'ordre,  les  gou- 
verneurs et  les  lieutenants  généraux  des  provinces,  et, 
à  leur  suite,  les  gens  de  moindre  qualité,  et  lieute- 
nants généraux  des  armées  se  trouvèrent  infiniment 
offensés  d'une  nouveauté  si  surprenante  et  si  étrange. 
Les  ministres  avoient  su  persuader  au  roi  l'abaisse- 
ment de  tout  ce  qui  étoit  élevé,  et  que  leur  refuser 
ce  traitement,  c'étoit  mépriser  son  autorité  et  son 
service,  dont  ils  et  oient  les  organes,  parce  que  d'ail- 
leurs, et  par  eux-mêmes,  ils  n' et  oient  rien.  Le  roi, 
séduit  par  ce  reflet  prétendu  de  grandeur  sur  lui-même, 
s'expliqua  si  durement  à  cet  égard,  qu'il  ne  fut  plus 
question  que  de  ployer  sous  ce  nouveau  style,  ou 
de  quitter  le  service,  et  de  tomber  en  même  temps, 
ceux  qui  quittoient,  et  ceux  qui  ne  ser voient  pas 
même,  dans  la  disgrâce  marquée  du  roi,  et  sous  la 
persécution  des  ministres,  dont  les  occasions  se  ren- 
controient  à  tous  moments. 

Plusieurs  gens  distingués  qui  ne  servoient  point, 
et  plusieurs  gens  de  guerre  du  premier  mérite  et 
des  premiers  grades,  aimèrent  mieux  renoncer  à 
tout  et  perdre  leur  fortune,  et  la  perdirent  en  effet, 
et  la  plupart  pis  encore  ;  et  dans  la  suite  assez 
prompte,  peu  à  peu  personne  ne  fit  plus  aucune 
difficulté  là-dessus. 

De  là  l'autorité  personnelle  et  particulière  des  mi- 
nistres montée  au  comble,  jusqu'en  ce  qui  ne  re- 
gardoit  ni  les  ordres  ni  le  service  du  roi,  sous  l'ombre 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  319 

que  c'étoit  la  sienne  ;  de  là  ce  degré  de  puissance 
qu'ils  usurpèrent  ;  de  là  leurs  richesses  immenses, 
et  les  alliances  qu'ils  firent  tous  à  leur  choix. 

Quelque  ennemis  qu'ils  fussent  les  uns  des  autres, 
l'intérêt  commun  les  rallioit  chaudement  sur  ces 
matières,  et  cette  splendeur  usurpée  sur  tout  le 
reste  de  l'État  dura  autant  que  dura  le  règne  de 
Louis  XIV.  Il  en  tiroit  vanité,  il  n'en  étoit  pas  moins 
jaloux  qu'eux  ;  il  ne  vouloit  de  grandeur  que  par 
émanation  de  la  sienne.  Toute  autre  lui  étoit  devenue 
odieuse.  Il  avoit  sur  cela  des  contrariétés  qui  ne  se 
comprenoient  pas,  comme  si  les  dignités,  les  charges, 
les  emplois  avec  leurs  fonctions,  leurs  distinctions, 
leurs  prérogatives  n'émanoient  pas  de  lui  comme 
les  places  de  ministres  et  les  charges  de  secrétaire 
d'État  qu'il  comptoit  seules  de  lui,  lesquelles  pour 
cela  il  portoit  au  faîte,  et  abattoit  tout  le  reste  sous 
leurs  pieds. 

Une  autre  vanité  personnelle  l'entraîna  encore 
dans  cette  conduite.  Il  sentoit  bien  qu'il  pouvoit 
accabler  un  seigneur  sous  le  poids  de  sa  disgrâce, 
mais  non  pas  l'anéantir,  ni  les  siens,  au  lieu  qu'en 
précipitant  un  secrétaire  d'État  de  sa  place,  ou  un 
autre  ministre  de  la  même  espèce,  il  le  replongeoit 
lui  et  tous  les  siens  dans  la  profondeur  du  néant 
d'où  cette  place  l'avoit  tiré,  sans  que  les  richesses 
qui  lui  pourraient  rester  le  pussent  relever  de  ce 
non-être.  C'est  là  ce  qui  le  faisoit  se  complaire  à 
faire  régner  ses  ministres  sur  les  plus  élevés  de 
ses  sujets,  sur  les  princes  de  son  sang  en  autorité 
comme  sur  les  autres,  et  sur  tout  ce  qui  n'avoit  ni 
rang  ni  office  de  la  couronne,  en  grandeur  comme 
en  autorité  au-dessus  d'eux.  C'est  aussi  ce  qui  éloi- 
gna toujours  du  ministère  tout  homme  qui  pouvoit 
y  ajouter  du  sien  ce  que  le  roi  ne  pouvoit  ni  dé- 
truire ni  lui  conserver,  ce  qui  lui  auroit  rendu  un 


320  SAINT-SIMON  : 

ministre  de  cette  sorte  en  quelque  façon  redoutable 
et  continuellement  à  charge,  dont  l'exemple  du 
duc  de  Beauvilliers  fut  l'exception  unique  dans 
tout  le  cours  de  son  règne,  comme  il  a  été  remarqué 
en  parlant  de  ce  duc,  le  seul  homme  noble  qui  ait 
été  admis  dans  son  conseil  depuis  la  mort  du  car- 
dinal Mazarin  jusqu'à  la  sienne,  c'est-à-dire  pen- 
dant cinquante-quatre  ans  ;  car,  outre  ce  qu'il  y 
auroit  à  dire  sur  le  maréchal  de  Villeroy,  le  peu 
de  mois  qu'il  y  a  été  depuis  la  mort  du  duc  de 
Beauvilliers  jusqu'à  celle  du  roi  ne  peut  pas  être 
compté,  et  son  père  n'a  jamais  entré  dans  le  conseil 
d'État. 

De  là  encore  la  jalousie  si  précautionnée  des  mi- 
nistres, qui  rendit  le  roi  si  difficile  à  écouter  tout 
autre  qu'eux,  tandis  qu'il  s'applaudissoit  d'un 
accès  facile,  et  qu'il  croyoit  qu'il  y  alloit  de  sa 
grandeur,  de  la  vénération  et  de  la  crainte  dont  il 
se  complaisoit  d'accabler  les  plus  grands,  de  se 
laisser  approcher  autrement  qu'en  passant.  Ainsi 
le  grand  seigneur  comme  le  plus  subalterne  de  tous 
états,  parloit  librement  au  roi  en  allant  ou  revenant 
de  la  messe,  en  passant  d'un  appartement  à  un 
autre,  or.  allant  monter  en  carrosse  ;  les  plus  dis- 
tingués, même  quelques  autres,  à  la  porte  de  son 
cabinet,  mais  sans  oser  l'y  suivre.  C'est  à  quoi  se 
bornoit  la  facilité  de  son  accès.  Ainsi  on  ne  pouvoit 
s'expliquer  qu'en  deux  mots,  d'une  manière  fort 
incommode,  et  toujours  entendu  de  plusieurs  qui 
environnoient  le  roi,  ou,  si  on  étoit  plus  connu  de 
lui,  dans  sa  perruque,  ce  qui  n'étoit  guère  plus  avan- 
tageux. La  réponse  sûre  étoit  un  je  verrai,  utile  à 
la  vérité  pour  s'en  donner  le  temps,  mais  souvent 
bien  peu  satisfaisante,  moyennant  quoi  tout  passoit 
nécessairement  7  ar  les  ministres,  sans  qu'il  pût  y 
avoir  jamais  d'éclaircissement,  ce  qui  les  rendoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  321 

les  maîtres  de  tout,  et  le  roi  le  vouloit  bien,  ou  ne 
s'en  aperce  voit  pas. 

D'audiences  à  en  espérer  dans  son  cabinet,  rien 
n'étoit  plus  rare,  même  pour  les  affaires  du  roi  dont 
on  avoit  été  chargé.  Jamais,  par  exemple,  à  ceux 
qu'on  envoyoit  ou  qui  revenoient  d'emplois  étrangers, 
jamais  à  pas  un  officier  général,  si  on  en  excepte 
certains  cas  très-singuliers,  et  encore,  mais  très- 
rarement,  quelqu'un  de  ceux  qui  étoient  chargés 
de  ces  détails  de  troupes  où  le  roi  se  plaisoit  tant  ; 
de  courtes  aux  généraux  d'armée  qui  part  oient,  et 
en  présence  du  secrétaire  d'État  de  la  guerre,  de 
plus  courtes  à  leur  retour,  quelquefois  ni  en  partant, 
ni  en  revenant.  Jamais  de  lettres  d'eux  qui  allassent 
directement  au  roi  sans  passer  auparavant  par  le 
ministre,  si  on  en  excepte  quelques  occasions  in- 
finiment rares  et  momentanées,  et  le  seul  M.  de 
Turenne  sur  la  fin,  qui,  ouvertement  brouillé  avec 
Louvois,  et  brillant  de  gloire  et  de  la  plus  haute 
considération,  adressoit  ses  dépêches  au  cardinal  de 
Bouillon,  qui  les  remettoit  directement  au  roi,  qui 
n'en  étoient  pas  moins  vues  après  par  le  ministre, 
avec  lequel  les  ordres  et  les  réponses  étoient  con- 
certés. 

La  vérité  est  pourtant,  que,  quelque  gâté  que 
fût  le  roi  sur  sa  grandeur  et  sur  son  autorité  qui 
avoient  étouffé  toute  autre  considération  en  lui,  il 
y  avoit  à  gagner  dans  ses  audiences,  quand  on  pou- 
voit  tant  faire  que  de  les  obtenir,  et  qu'on  savoit 
s'y  conduire  avec  tout  le  respect  qui  étoit  dû  à  la 
royauté  et  à  l'habitude.  Outre  ce  que  j'en  ai  su 
d'ailleurs,  j'en  puis  parler  par  expérience.  On  a  vu 
en  leur  temps  ici  que  j'ai  obtenu,  et  même  usurpé 
[des  audiences],  et  forcé  le  roi  fort  en  colère  contre 
moi,  et  toujours  sorti,  lui  persuadé  et  content  de 
moi,  et  le  marquer  après  et  à  moi  et  à  d'autres, 
il 


322  SAINT-SIMON  : 

Je  puis  donc  aussi  parler  de  ces  audiences  qu'on 
en  avoit  quelquefois,  par  ma  propre  expérience. 

Là,  quelque  prévenu  qu'il  fût,  quelque  mécontente- 
ment qu'il  crût  avoir  lieu  de  sentir,  il  écoutoit  avec 
patience,  avec  bonté,  avec  envie  de  s'éclaircir  et 
de  s'instruire  ]  il  n'interrompoit  que  pour  y  par- 
venir. On  y  découvroit  un  esprit  d'équité  et  de 
désir  de  connoître  la  vérité,  et  cela  quoique  en 
colère  quelquefois,  et  cela  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 
Là,  tout  se  pouvoit  dire,  pourvu  encore  une  fois 
que  ce  fût  avec  cet  air  de  respect,  de  soumission, 
de  dépendance,  sans  lequel  on  se  seroit  encore  plus 
perdu  que  devant,  mais  avec  lequel  aussi,  en  disant 
vrai,  on  interrompoit  le  roi  à  son  tour,  on  lui  nioit 
crûment  des  faits  qu'il  rapportoit,  on  élevoit  le  ton 
au-dessus  du  sien  en  lui  parlant,  et  tout  cela  non- 
seulement  sans  qu'il  le  trouvât  mauvais,  mais  se 
louant  après  de  l'audience  qu'il  avoit  donnée,  et 
de  celui  qui  l 'avoit  eue,  se  défaisant  des  préjugés 
qu'il  avoit  pris,  ou  des  faussetés  qu'on  lui  avoit 
imposées,  et  le  marquant  après  par  ses  traitements. 
Aussi  les  ministres  avoient-ils  grand  soin  d'inspirer 
au  roi  l'éloignement  d'en  donner,  à  quoi  ils  réus- 
sirent comme  dans  tout  le  reste. 

C'est  ce  qui  rendoit  les  charges  qui  approchoient 
de  la  personne  du  roi  si  considérables,  et  ceux  qui 
les  possédoient  si  considérés,  et  des  ministres  mêmes, 
par  la  facilité  qu'ils  avoient  tous  les  jours  de  parler 
au  roi,  seuls,  sans  l'effaroucher  d'une  audience  qui 
et  oit  toujours  sue,  et  de  l'obtenir  sûrement,  et  sans 
qu'on  s'en  aperçût,  quand  ils  en  avoient  besoin. 
Surtout  les  grandes  entrées  par  cette  même  raison 
étoient  le  comble  des  grâces,  encore  plus  que  de  la 
distinction,  et  c'est  ce  qui,  dans  les  grandes  récom- 
penses des  maréchaux  de  Boufflers  et  de  Villars,  les 
fit  mettre  de  niveau  à  la  pairie  et  à  la  survivance  de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  323 

leurs  gouvernements  à  leurs  enfants  tous  jeunes, 
dans  le  temps  que  le  roi  n'en  donnoit  plus  à  personne. 

C'est  donc  avec  grande  raison  qu'on  doit  déplorer 
avec  larmes  l'horreur  d'une  éducation  uniquement 
dressée  pour  étouffer  l'esprit  et  le  cœur  de  ce  prince, 
le  poison  abominable  de  la  flatterie  la  plus  insigne 
que  le  déifia  dans  le  sein  même  du  christianisme,  et 
la  cruelle  politique  de  ses  ministres  qui  l'enferma, 
et  qui  pour  leur  grandeur,  leur  puissance  et  leur 
fortune  l'enivrèrent  de  son  autorité,  de  sa  grandeur, 
de  sa  gloire  jusqu'à  le  corrompre,  et  à  étouffer  en  lui, 
sinon  toute  la  bonté,  l'équité,  le  désir  de  connoître 
la  vérité  que  Dieu  lui  avoit  donné,  au  moins  l'émous- 
sèrent  presque  entièrement,  et  empêchèrent  sans 
cesse  qu'il  fît  aucun  usage  de  ces  vertus,  dont  son 
royaume  et  lui-même  furent  les  victimes. 

De  ces  sources  étrangères  et  pestilentielles  lui  vint 
cet  orgueil  [tel]  que  ce  n'est  point  trop  de  dire  que, 
sans  la  crainte  du  diable  que  Dieu  lui  laissa  jusque 
dans  ses  plus  grands  désordres,  il  se  seroit  fait  adorer 
et  auroit  trouvé  des  adorateurs  ;  témoin  entre  autres 
ces  monuments  si  outrés,  pour  en  parler  même  sobre- 
ment :  sa  statue  de  la  place  des  Victoires,  et  sa 
païenne  dédicace  où  j'étois,  où  il  prit  un  plaisir  si 
exquis  ;  et  de  cet  orgueil  tout  le  reste  qui  le  perdit, 
dont  on  vient  de  voir  tant  d'effets  funestes,  et  dont 
d'autres  plus  funestes  encore  se  vont  retrouver. 


XXXVIII.  —  INFLUENCE  DE  LOUVOIS 

Ce  même  orgueil,  que  Louvois  sut  si  bien  manier, 
épuisa  le  royaume  par  des  guerres  et  par  des  fortifi- 
cations  innombrables.   La  guerre  des  Pays-Bas,  à 


324  SAINT-SIMON  : 

l'occasion  de  la  mort  de  Philippe  IV  et  des  droits 
de  la  reine  sa  fille,  forma  la  triple  alliance.  La  guerre 
de  Hollande,  en  1670,  effraya  toute  l'Europe  pour 
toujours  par  le  succès  que  le  roi  y  eut,  et  qu'il 
abandonna  pour  l'amour.  Elle  fit  revivre  le  parti  du 
prince  d'Orange,  perdit  le  parti  républicain,  donna 
aux  Provinces-Unies  le  chef  le  plus  dangereux  par  sa 
capacité,  ses  vues,  sa  suite,  ses  alliances,  qui,  par  le 
superbe  refus  qu'il  fit  de  l'aînée  et  de  la  moins  hon- 
teuse des  bâtardes  du  roi,  le  piqua  au  plus  vif,  jusqu'à 
n'avoir  jamais  pu  se  l'adoucir  dans  la  suite  par  la 
longue  continuité  de  ses  respects,  de  ses  désirs,  de 
ses  démarches,  qui,  par  le  désespoir  de  ce  mépris, 
devint  son  plus  personnel  et  son  plus  redoutable 
ennemi,  et  qui  sut  en  tirer  de  si  prodigieux  avan- 
tages, quoique  toujours  malheureux  à  la  guerre 
contre  lui. 

Son  coup  d'essai  fut  la  fameuse  ligue  d'Augsbourg, 
qu'il  sut  former  de  la  terreur  de  la  puissance  de 
la  France,  qui  nourrissoit  chez  elle  un  plus  cruel  en- 
nemi. C'étoit  Louvois,  l'auteur  et  l'âme  de  toutes  ces 
guerres,  parce  qu'il  en  avoit  le  département,  et  parce 
que,  jaloux  de  Colbert,  il  le  vouloit  perdre  en  épui- 
sant les  finances,  et  le  mettant  à  bout.  Colbert,  trop 
foible  pour  pouvoir  détourner  la  guerre,  ne  voulut 
pas  succomber  ;  ainsi  à  bout  d'une  administration 
sage,  mais  forcée,  et  de  toutes  les  ressources  qu'il 
avoit  pu  imaginer,  il  renversa  enfin  ses  anciennes  et 
vénérables  barrières,  dont  la  ruine  devint  nécessaire- 
ment celle  de  l'État,  et  l'a  peu  à  peu  réduit  aux 
malheurs  qui  ont  tant  de  fois  épuisé  les  particuliers, 
après  avoir  ruiné  le  royaume.  C'est  ce  qu'opérèrent 
ces  places  et  ces  troupes  sans  nombre  qui  accablè- 
rent d'abord  les  ennemis,  mais  qui  leur  apprirent 
enfin  à  avoir  des  armées  aussi  nombreuses  que  les 
nôtres,  et  que  l'Allemagne  et  le  nord  étoient  inépui- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  325 

sables  d'hommes,  tandis  que  la  France  s'en  dé- 
peupla. 

Ce  fut  la  même  jalousie  qui  écrasa  la  marine  dans 
un  royaume  flanqué  des  deux  mers,  parce  qu'elle 
étoit  florissante  sous  Colbert  et  son  fils,  et  qui 
empêcha  l'exécution  du  sage  projet  d'un  port  à  la 
Hogue,  pour  s'assurer  d'une  retraite  dans  la  Manche, 
faute  énorme  qui  bien  des  années  après  coûta  à  la 
France,  au  même  lieu  de  la  Hogue,  la  perte  d'une 
nombreuse  flotte  qu'elle  avoit  enfin  remise  en  mer 
avec  tant  de  dépense,  qui  anéantit  la  marine,  et  ne 
lui  laissa  pas  le  temps,  après  avoir  été  si  chèrement 
relevée,  de  rétablir  son  commerce  éteint  dès  la 
première  fois  par  Louvois,  qui  est  la  source  des 
richesses  et  pour  ainsi  dire  l'âme  d'un  Etat  dans 
une  si  heureuse  position  entre  les  deux  mers. 

Cette  même  jalousie  de  Louvois  contre  Colbert 
dégoûta  le  roi  des  négociations  dont  le  cardinal  de 
Richelieu  estimoit  l'entretien  continuel  si  nécessaire, 
aussi  bien  que  la  marine  et  le  commerce,  parce  que 
tous  les  trois  étoient  entre  les  mains  de  Colbert  et 
de  Croissy,  son  frère,  à  qui  Louvois  ne  destinoit  pas 
la  dépouille  du  sage  et  de  l'habile  Pomponne,  quand 
il  se  réunit  à  Colbert  pour  le  faire  chasser. 

Ce  fut  donc  dans  cette  triste  situation  intérieure 
que  la  fenêtre  de  Trianon  fit  la  guerre  de  1688  ; 
que  Louvois  détourna  d'abord  le  roi  de  rien  croire 
des  avis  de  d'Avaux,  ambassadeur  en  Hollande,  et  de 
bien  d'autres  qui  mandoient  de  la  Haye  positive- 
ment, et  de  bien  d'autres  endroits,  le  projet  et  les 
préparatifs  de  la  révolution  d'Angleterre,  et  nos 
armes  de  dessus  les  Provinces-Unies  par  la  Flandre 
qui  en  auroient  arrêté  l'exécution  pour  les  porter 
sur  le  Rhin,  et  par  là  embarquer  sûrement  la  guerre. 
Louvois  frappa  ainsi  deux  coups  à  la  fois  pour  ses 
vues  personnelles   :   il  s'assura  par   cette  expresse 


326  SAINT-SIMON  : 

négligence  d'une  longue  et  forte  guerre  avec  la  Hol- 
lande et  l'Angleterre,  où  il  étoit  bien  assuré  que  la 
haine  invétérée  du  roi  pour  la  personne  du  prince 
d'Orange  ne  souffriroit  jamais  sa  grandeur  et  son 
établissement  sur  les  ruines  de  la  religion  catholique 
et  de  Jacques  II  son  ami  personnel,  tant  qu'il  pour- 
roit  espérer  de  renverser  l'un  et  de  rétablir  l'autre  ; 
et  en  même  temps  il  profitoit  de  la  mort  de  l'électeur 
de  Cologne,  qui  ouvroit  la  dispute  de  l'élection  en  sa 
place,  entre  le  prince  Clément  de  Bavière  son  neveu 
et  le  cardinal  de  Furstemberg  son  coadjuteur,  portés 
ouvertement  chacun  par  l'empereur  et  par  la  France, 
et  sous  ce  prétexte  persuade  au  roi  d'attaquer 
l'empereur  et  l'empire  par  le  siège  de  Philippsbourg, 
etc.  ;  et  pour  rendre  cette  guerre  plus  animée  et 
plus  durable,  fait  brûler  Worms,  Spire,  et  tout  le 
Palatinat  jusqu'aux  portes  de  Mayence  dont  il  fait 
emparer  les  troupes  du  roi.  Après  ce  subit  début,  et 
certain  par  là  de  la  plus  vive  guerre  avec  l'empereur, 
l'empire,  l'Angleterre  et  la  Hollande,  l'intérêt  par- 
ticulier de  la  faire  durer  lui  fit  changer  le  plan  de 
son  théâtre. 

Pousser  sa  pointe  en  Allemagne  dénuée  de  places 
et  pleine  de  princes  dont  les  médiocres  États  dépour- 
vus n' auraient  pu  la  soutenir,  le  menaçoit  de  ce 
côté  d'une  paix  trop  prompte,  malgré  la  fureur  qu'il 
y  avoit  allumée  par  ses  cruels  incendies.  La  Flandre, 
au  contraire,  étoit  hérissée  de  places,  où,  après  une 
déclaration  de  guerre  il  n' étoit  pas  aisé  de  péné- 
trer. Ce  fut  donc  de  la  Flandre  dont  il  persuada  au 
roi  de  faire  le  vrai  théâtre  de  la  guerre,  et  rien  en 
Allemagne  qu'une  guerre  d'observation  et  de  sub- 
sistance. Il  le  flatta  de  conquérir  des  places  en  per- 
sonne, et  de  châtier  une  autre  fois  les  Hollandois 
qui  venoient  de  mettre  le  prince  d'Orange  sur  le 
trône  du  roi  Jacques,  réfugié  en  France  avec  sa 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  327 

famille,  et  engagea  ainsi  une  guerre  à  ne  point  finir  ; 
tandis  qu'elle  eût  été  courte  au  moins  avec  l'em- 
pereur et  l'empire,  en  portant  brusquement  la  guerre 
dans  le  milieu  de  l'Allemagne,  et  demeurant  sur 
la  défensive  en  Flandre,  où  les  Hollandois,  contents 
de  leurs  succès  d'Angleterre,  n'auroient  pas  songé 
à  faire  des  progrès  parmi  tant  de  places. 

Mais  ce  ne  fut  pas  tout.  Louvois  voulut  être 
exact  à  sa  parole  :  la  guerre  qu'il  venoit  d'allumer 
ne  lui  suffit  pas  :  il  la  veut  contre  toute  l'Europe. 
L'Espagne  inséparable  de  l'empereur,  et  même  des 
Hollandois,  à  cause  de  la  Flandre  espagnole,  s'étoit 
déclarée  :  ce  fut  un  prétexte  pour  des  projets  sur  la 
Lombardie,  et  ces  projets  en  servirent  d'un  autre 
pour  faire  déclarer  le  duc  de  Savoie.  Ce  prince  ne 
désiroit  que  la  neutralité,  et  comme  le  plus  foible, 
de  laisser  passer  à  petites  troupes  limitées,  avec  ordre 
et  mesure,  ce  qu'on  auroit  voulu  par  son  pays  en 
payant.  Cela  étoit  bien  difficile  à  refuser  ;  aussi  Ca- 
tinat,  déjà  sur  la  frontière  avec  les  troupes  destinées 
à  ce  passage,  eut-il  ordre  d'entrer  en  négociation. 
Mais,  à  mesure  qu'elle  avançoit,  Louvois  demandoit 
davantage  et  envoyoit  d'un  courrier  à  l'autre  des 
ordres  si  contradictoires  que  M.  de  Savoie  ni  Catinat 
même  n'y  comprenoient  rien.  M.  de  Savoie  prit  le 
parti  d'écrire  au  roi  pour  lui  demander  ses  volontés 
à  lui-même  et  s'y  conformer. 

Ce  n'étoit  pas  le  compte  de  Louvois  qui  vouloit 
forcer  ce  prince  à  la  guerre.  Il  osa  supprimer  la 
lettre  au  roi,  et  faire  à  son  insu  des  demandes  si 
exorbitantes,  que  les  accorder  et  livrer  tous  ses  États 
à  la  discrétion  de  la  France  étoit  la  même  chose.  Le 
duc  de  Savoie  se  récria,  et  offensé  déjà  du  mépris 
de  ne  recevoir  point  de  réponse  du  roi,  à  lui  directe, 
il  se  plaignit  fort  haut.  Louvois  en  prit  occasion 
de  le  traiter  avec  insolence,  de  le  forcer  par  mille 


328  SAINT-SIMON  : 

affronts  à  plus  que  de  simples  plaintes,  et  là-dessus 
fit  agir  Catinat  hostilement,  qui  ne  pouvoit  com- 
prendre le  procédé  du  ministre,  qui,  sans  guerre  avec 
la  Savoie,  obtenoit  au  delà  de  ce  qu'il  se  pouvoit 
proposer. 

Pendant  cette  étrange  manière  de  négocier,  l'em- 
pereur, le  prince  d'Orange  et  les  Hollandois  qui  re- 
gardoient  avec  raison  la  jonction  du  duc  de  Savoie 
avec  eux  comme  une  chose  capitale,  surent  en  pro- 
fiter. Ce  prince  se  ligua  donc  avec  eux  par  force  et 
de  dépit,  et  devint  par  sa  situation  l'ennemi  de  la 
France  le  plus  coûteux  et  le  plus  redoutable,  et  c'est 
ce  que  Louvois  vouloit,  et  qu'il  sut  opérer. 

Tel  fut  l'aveuglement  du  roi,  telle  fut  l'adresse, 
la  hardiesse,  la  formidable  autorité  d'un  ministre  le 
plus  éminent  pour  les  projets  et  pour  les  exécutions, 
mais  le  plus  funeste  pour  diriger  en  premier  ;  qui, 
sans  être  premier  ministre,  abattit  tous  les  autres, 
sut  mener  le  roi  où  et  comme  il  voulut,  et  devint  en 
effet  le  maître.  Il  eut  la  joie  de  survivre  à  Colbert 
et  à  Seignelay,  ses  ennemis  et  longtemps  ses  rivaux. 
Elle  fut  de  courte  durée. 


XXXIX.  —  DISGRACE  DE  LOUVOIS 

L'épisode  de  la  disgrâce  et  de  la  fin  d'un  si  célèbre 
ministre  est  trop  curieuse  pour  devoir  être  oubliée, 
et  ne  peut  être  mieux  placée  qu'ici.  Quoique  je  ne 
fisse  que  poindre  lorsqu'elle  arriva,  et  poindre  encore 
dans  le  domestique,  j'en  ai  été  si  bien  informé  depuis 
que  je  ne  craindrai  pas  de  raconter  ici  ce  que  j'en  ai 
appris  des  sources,  et  dans  la  plus  exacte  vérité, 
parce  qu'elles  n'y  étoient  en  rien  intéressées. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  329 

La  fenêtre  de  Trianon  a  montré  un  échantillon  de 
l'humeur  de  Louvois  ;  à  cette  humeur  qu'il  ne  pou- 
voit  contraindre  se  joignoit  un  ardent  désir  de  la 
grandeur  et  de  la  prospérité  du  roi  et  de  sa  gloire, 
qui  étoit  le  fondement  et  la  plus  assurée  protection 
de  sa  propre  fortune,  et  de  son  énorme  autorité.  Il 
avoit  gagné  la  confiance  du  roi  à  tel  point  qu'il  eut 
la  confidence  de  l'étrange  résolution  d'épouser  Mme 
de  Main  tenon,  et  d'être  un  des  deux  témoins  de  la 
célébration  de  cet  affreux  mariage.  Il  eut  aussi  le 
courage  de  s'en  montrer  digne  en  représentant  au 
roi  quelle  seroit  l'ignominie  de  le  déclarer  jamais, 
et  de  tirer  de  lui  sa  parole  royale  qu'il  ne  le  déclare- 
roit  en  aucun  temps  de  sa  vie,  et  de  faire  donner  en 
sa  présence  la  même  parole  à  Harlay,  archevêque 
de  Paris,  qui,  pour  suppléer  aux  bans  et  aux  formes 
ordinaires,  devoit  aussi  comme  diocésain  être  présent 
à  la  célébration. 

Plusieurs  années  après,  Louvois  qui  étoit  toujours 
bien  informé  de  l'intérieur  le  plus  intime,  et  qui 
n'épargnoit  rien  pour  l'être  fidèlement  et  prompte- 
ment,  sut  les  manèges  de  Mme  de  Maintenon  pour 
se  faire  déclarer  ;  que  le  roi  avoit  eu  la  foiblesse  de 
le  lui  promettre,  et  que  la  chose  alloit  éclater.  Il 
mande  à  Versailles  l'archevêque  de  Paris,  et,  au 
sortir  de  dîner,  prend  des  papiers,  et  s'en  va  chez 
le  roi,  et  comme  il  faisoit  toujours,  entre  droit  dans 
les  cabinets.  Le  roi,  qui  alloit  se  promener,  sortoit 
de  sa  chaise  percée,  et  raccommodoit  encore  ses 
chausses.  Voyant  Louvois  à  heure  qu'il  ne  l'attendoit 
pas,  il  lui  demande  ce  qui  l'amène.  «  Quelque  chose 
de  pressé  et  d'important,  lui  répond  Louvois  d'un 
air  triste  qui  étonna  le  roi,  et  qui  l'engagea  à  com- 
mander à  ce  qui  étoit  toujours  là  de  valets  intérieurs 
de  sortir.  Ils  sortirent  en  effet  ;  mais  ils  laissèrent 
les  portes  ouvertes,  de  manière  qu'ils  entendirent 


330  SAINT-SIMON  : 

tout,  et  virent  aussi  tout  par  les  glaces  :  c'étoit  là 
le  grand  danger  des  cabinets. 

Eux  sortis,  Louvois  ne  feignit  point  de  dire  au 
roi  ce  qui  l'amenoit.  Ce  monarque  étoit  souvent  faux  ; 
mais  il  n'étoit  pas  au-dessus  du  mensonge.  Surpris 
d'être  découvert,  il  s'entortilla  de  foibles  et  trans- 
parents détours,  et,  pressé  par  son  ministre,  se  mit 
à  marcher  pour  gagner  l'autre  cabinet,  où  étoient 
les  valets,  et  se  délivrer  de  la  sorte  ;  mais  Louvois, 
qui  l'aperçoit,  se  jette  à  ses  genoux  et  l'arrête,  tire 
de  son  côté  une  petite  épée  de  rien  qu'il  portoit,  en 
présente  la  garde  au  roi,  et  le  prie  de  le  tuer  sur-le- 
champ  s'il  veut  persister  à  déclarer  son  mariage,  lui 
manquer  de  parole  ou  plutôt  à  soi-même,  et  se  cou- 
vrir aux  yeux  de  toute  l'Europe  d'une  infamie  qu'il 
ne  veut  pas  voir.  Le  roi  trépigne,  pétille,  dit  à  Louvois 
de  le  laisser.  Louvois  le  serre  de  plus  en  plus  par  les 
jambes,  de  peur  qu'il  ne  lui  échappe  ;  lui  représente 
l'horrible  contraste  de  sa  couronne,  et  de  la  gloire 
personnelle  qu'il  y  a  jointe,  avec  la  honte  de  ce 
qu'il  veut  faire,  dont  il  mourra  après  de  regret  et  de 
confusion,  en  un  mot  fait  tant  qu'il  tire  une  seconde 
fois  parole  du  roi  qu'il  ne  déclarera  j  amais  ce  mariage. 

L'archevêque  de  Paris  arrive  le  soir  ;  Louvois  lui 
conte  ce  qu'il  a  fait.  Le  prélat  courtisan  n'en  auroit 
pas  été  capable,  et  en  effet  ce  fut  une  action  qui  se 
peut  dire  sublime,  de  quelque  côté  qu'elle  puisse  être 
considérée,  surtout  dans  un  ministre  tout-puissant, 
qui  tenoit  si  fort  à  son  autorité  et  à  sa  place,  et,  par 
cela  même  qu'il  faisoit,  sentoit  tout  le  poids  de  celle 
de  Mme  de  Main  tenon,  conséquemment  tout  celui  de 
sa  haine,  s'il  étoit  découvert,  comme  il  avoit  trop 
de  connoissances  pour  se  flatter  que  son  action  lui 
demeurât  cachée.  L'archevêque,  qui  n'eut  qu'à  con- 
firmer le  roi  dans  sa  parole  commune  à  Louvois  et 
à  lui,  et  qui  venoit  d'être  réitérée  à  ce  ministre,  n'osa 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  331 

lui  refuser  une  démarche  si  honorable  et  sans  danger. 
Il  parla  donc  le  lendemain  matin  au  roi,  et  il  en  tira 
aisément  le  renouvellement  de  cette  parole. 

Celle  du  roi  à  Mme  de  Maintenon  n'avoit  point 
mis  de  délai  ;  elle  s'attendoit  à  tous  moments  d'être 
déclarée.  Au  bout  de  quelques  jours,  inquiète  de  ce 
que  le  roi  ne  lui  parloit  de  rien  là-dessus,  elle  se 
hasarda  de  lui  en  toucher  quelque  chose.  L'embarras 
où  elle  mit  le  roi  la  troubla  fort.  Elle  voulut  faire 
effort  ;  le  roi  coupa  court  sur  les  réflexions  qu'il 
avoit  faites,  les  assaisonna  comme  il  put,  mais  il 
finit  par  la  prier  de  ne  plus  penser  à  être  déclarée  et 
à  ne  lui  en  parler  jamais.  Apres  le  premier  boule- 
versement que  lui  causa  la  perte  d'une  telle  espérance, 
et  si  près  d'être  mise  à  effet,  son  premier  soin  fut  de 
rechercher  à  qui  elle  en  étoit  redevable.  Elle  n'étoit 
pas  de  son  côté  moins  bien  avertie  que  Louvois. 
Elle  apprit  enfin  ce  qui  s' étoit  passé,  et  quel  jour, 
entre  le  roi  et  son  ministre. 

On  ne  sera  pas  surpris  après  cela  si  elle  jura  sa 
perte  et  si  elle  ne  cessa  de  la  préparer,  jusqu'à  ce 
qu'elle  en  vint  à  bout  ;  mais  le  temps  n'y  étoit  pas 
propre.  Il  falloit  laisser  vieillir  l'affaire  avec  un  roi 
soupçonneux,  et  se  donner  le  loisir  des  conjectures 
pour  miner  peu  à  peu  son  ennemi,  qui  avoit  toute 
la  confiance  de-  son  maître,  et  que  la  guerre  lui  ren- 
doit  si  nécessaire. 

Le  personnage  qu'avoit  fait  l'archevêque  de  Paris 
ne  lui  échappa  pas  non  plus,  quelque  léger  qu'il  eût 
été,  et  même  après  coup  ;  et  c'est,  pour  le  dire  en 
passant,  ce  qui  creusa  peu  à  peu  la  disgrâce  qui 
s'augmenta  toujours,  dont  les  dégoûts  continuels  qui 
succédèrent  à  une  faveur  si  déclarée  et  si  longue, 
abrégèrent  peut-être  ses  jours,  qui  néanmoins  sur- 
passèrent de  trois  ans  ceux  de  Louvois. 

A  l'égard  de  ce  ministre,  dont  la  sultane  manquée 


332  SAINT-SIMON  : 

avoit  plus  de  hâte  de  se  délivrer,  elle  ne  manqua 
aucune  occasion  d'y  préparer  les  voies.  Celle  de  ces 
incendies  du  Palatinat  lui  fut  d'un  merveilleux  usage. 
Elle  ne  manqua  pas  d'en  peindre  au  roi  toute  la 
cruauté  ;  elle  n'oublia  pas  de  lui  en  faire  naître  les 
plus  grands  scrupules,  car  le  roi  en  étoit  lors  plus 
susceptible  qu'il  ne  l'a  été  depuis.  Elle  s'aida  aussi 
de  la  haine  qui  en  retomboit  à  plomb  sur  lui,  non 
sur  son  ministre,  et  des  dangereux  effets  qu'elle 
pouvoit  produire.  Elle  en  vint  à  bout  d'aliéner  fort 
le  roi  et  de  le  mettre  de  mauvaise  humeur  contre 
Louvois. 

Celui-ci,  non  content  des  terribles  exécutions  du 
Palatinat,  voulut  encore  brûler  Trêves.  Il  le  pro- 
posa au  roi  comme  plus  nécessaire  encore  que  ce 
qui  avoit  été  fait  à  Worms  et  à  Spire,  dont  les 
ennemis  auroient  fait  leurs  places  d'armes,  et  qui 
en  feroient  une  à  Trêves,  dans  une  position  à  notre 
égard  bien  plus  dangereuse.  La  dispute  s'échauffa 
sans  que  le  roi  pût  ou  voulût  être  persuadé.  On 
peut  juger  que  Mme  de  Maintenon  après  n'adoucit 
pas  les  choses. 

A  quelques  jours  de  là,  Louvois,  qui  avoit  le 
défaut  de  l'opiniâtreté,  et  en  qui  l'expérience  avoit 
ajouté  de  ne  douter  pas  d'emporter  toujours  ce 
qu'il  vouloit,  vint  à  son  ordinaire  travailler  avec 
le  roi  chez  Mme  de  Maintenon.  A  la  fin  du  travail, 
il  lui  dit  qu'il  avoit  bien  senti  que  le  scrupule  étoit 
la  seule  raison  qui  l'eût  retenu  de  consentir  à  une 
chose  aussi  nécessaire  à  son  service  que  l'étoit  le 
brûlement  de  Trêves  ;  qu'il  croyoit  lui  en  rendre 
un  essentiel  de  l'en  délivrer  en  s'en  chargeant  lui- 
même  ;  et  que,  pour  cela,  sans  lui  en  avoir  voulu 
reparler,  il  avoit  dépêché  un  courrier  avec  l'ordre 
de  brûler  Trêves  à  son  arrivée. 

Le  roi  fut  à  l'instant,  et  contre  son  naturel,  si 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  333 

transporté  de  colère,  qu'il  se  jeta  sur  les  pincettes 
de  la  cheminée,  et  en  alloit  charger  Louvois  sans 
Mme  de  Maintenon,  qui  se  jeta  aussitôt  entre-deux, 
en  s' écriant  :  «  Ah  !  sire,  qu'allez- vous  faire  ?  »  et 
lui  ôta  les  pincettes  des  mains.  Louvois  cependant 
gagnoit  la  porte.  Le  roi  cria  après  lui  pour  le  rap- 
peler, et  lui  dit,  les  yeux  étincelants  :  «  Dépêchez 
un  courrier  tout  à  cette  heure  avec  un  contre-ordre, 
et  qu'il  arrive  à  temps,  et  sachez  que  votre  tête 
en  répond,  si  on  brûle  une  seule  maison.  »  Louvois, 
plus  mort  que  vif,  s'en  alla  sur-le-champ. 

Ce  n' et  oit  pas  dans  l'impatience  de  dépêcher  le 
contre-ordre  ;  il  s' et  oit  bien  gardé  de  laisser  partir 
le  premier  courrier.  Il  lui  avoit  donné  ses  dépêches 
portant  l'ordre  de  l'incendie  ;  mais  il  lui  avoit  or- 
donné de  l'attendre  tout  botté  au  retour  de  son 
travail.  Il  n'avoit  osé  hasarder  cet  ordre  après  la 
répugnance  et  le  refus  du  roi  d'y  consentir,  et  il 
crut  par  cette  ruse  que  le  roi  pourroit  être  fâché,  mais 
que  ce  seroit  tout.  Si  la  chose  se  fût  passée  ainsi  par 
ce  piège,  il  faisoit  partir  le  courrier  en  revenant  chez 
lui.  II  fut  assez  sage  pour  ne  pas  commettre  à  le 
dépêcher  auparavant,  et  bien  lui  en  prit.  Il  n'eut 
que  la  peine  de  reprendre  ses  dépêches  et  de  faire 
débotter  le  courrier.  Il  passa  toujours  auprès  du 
roi  pour  parti,  et  le  second  pour  être  arrivé  assez  à 
temps  pour  empêcher  l'exécution. 

Après  une  aussi  étrange  aventure,  et  aussi  nou- 
velle au  roi,  Mme  de  Maintenon  eut  beau  jeu  con- 
tre le  ministre.  Une  seconde  action,  louable  encore, 
acheva  sa  perte.  Il  fit,  dans  l'hiver  de  1690  à  1691, 
le  projet  de  prendre  Mons  à  l'entrée  du  printemps, 
et  même  auparavant.  Comme  tout  ne  se  mesure 
que  par  comparaison,  les  finances,  abondantes  alors 
eu  égard  à  ce  qu'elles  ont  été  depuis,  mais  fort 
courtes   par  l'habitude   précédente   d'y   nager,  en- 


334  SAINT-SIMON  : 

gagèrent  Louvois  de  proposer  au  roi  de  faire  le 
voyage  de  Mons  sans  y  mener  les  dames.  Chamlay, 
qui  étoit  de  tous  les  secrets  militaires,  même  avec 
le  roi,  avertit  Louvois  de  prendre  garde  à  une  pro- 
position qui  offenseroit  Mme  de  Maintenon,  qui 
déjà  ne  l'aimoit  pas,  et  qui  avoit  assez  de  crédit 
pour  le  perdre.  Louvois  trouva  tant  de  dépense  et 
tant  d'embarras  au  voyage  des  dames,  qu'il  pré- 
féra le  bien  de  l'État  et  la  gloire  du  roi  à  son  propre 
danger,  et  le  siège  se  fit  par  le  roi,  qui  prit  la  place, 
et  les  dames  demeurèrent  à  Versailles,  où  le  roi  les 
revint  trouver  aussitôt  qu'il  eut  pris  Mons.  Mais 
comme  c'est  la  dernière  goutte  d'eau  qui  fait  ré- 
pandre le  verre,  un  rien  arrivé  à  ce  siège  consomma 
la  perte  de  Louvois. 

Le  roi,  qui  se  piquoit  de  savoir  mieux  que  per- 
sonne jusqu'aux  moindres  choses  militaires,  se 
promenant  autour  de  son  camp,  trouva  une  garde 
ordinaire  de  cavalerie  mal  placée,  et  lui-même  la 
replaça  autrement.  Se  promenant  encore  le  même 
jour  l'après-dînée,  le  hasard  fit  qu'il  repassa  de- 
vant cette  même  garde,  qu'il  trouva  placée  ailleurs. 
Il  en  fut  surpris  et  choqué.  Il  demanda  au  capitaine 
qui  l'avoit  mis  où  il  le  voyoit,  qui  répondit  que 
c'étoit  Louvois  qui  avoit  passé  par  là.  «  Mais,  reprit 
le  roi,  ne  lui  avez- vous  pas  dit  que  c'étoit  moi  qui 
vous  a  vois  placé  ?  —  Oui,  sire,  »  répondit  le  capi- 
taine. Le  roi  piqué  se  tourne  vers  sa  suite  et  dit  : 
«  N'est-ce  pas  là  le  métier  de  Louvois  ?  il  se  croit 
un  grand  homme  de  guerre  et  savoir  tout  ;  »  et  tout 
de  suite  replaça  le  capitaine  avec  sa  garde  où  il  l'avoit 
mis  le  matin.  C'étoit  en  effet  sottise  et  insolence  de 
Louvois,  et  le  roi  avoit  dit  vrai  sur  son  compte.  Mais 
il  en  fut  si  blessé  qu'il  ne  put  le  lui  pardonner,  et 
qu'après  sa  mort,  ayant  rappelé  Pomponne  dans 
son    conseil    d'État,    il    lui    conta   cette   aventure, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  335 

piqué  encore  de  la  présomption  de  Louvois,  et  je 
la  tiens  de  l'abbé  de  Pomponne. 

De  retour  de  Mons,  l'éloignement  du  roi  pour  lui 
ne  fit  qu'augmenter,  et  à  tel  point  que  ce  ministre 
si  présompteux,  et  qui  au  milieu  de  la  plus  grande 
guerre  se  comptoit  si  indispensablement  nécessaire, 
commença  à  tout  appréhender.  La  maréchale  de 
Rochefort,  qui  étoit  demeurée  son  amie  intime, 
étant  allée  avec  Mme  de  Blansac,  sa  fille,  dîner 
avec  lui  à  Meudon,  qui  me  l'ont  conté  toutes  les 
deux,  il  les  mena  à  la  promenade.  Ils  n'étoient 
qu'eux  trois  dans  une  petite  calèche  légère  qu'il 
menoit.  Elles  l'entendirent  se  parler  à  lui-même, 
rêvant  profondément,  et  se  dire  à  diverses  reprises  : 
«Le  feroit-il  ?  Le  lui  fera-t-on  faire?  non;  mais 
cependant...  non,  il  n'oseroit.  »  Pendant  ce  mono- 
logue il  alloit  toujours,  et  la  mère  et  la  fille  se  tai- 
soient,  et  se  poussoient,  quand  tout  à  coup  la  maré- 
chale vit  les  chevaux  sur  le  dernier  rebord  d'une 
pièce  d'eau,  et  n'eut  que  le  temps  de  se  jeter  en 
avant  sur  les  mains  de  Louvois  pour  arrêter  les 
rênes,  criant  qu'il  les  menoit  noyer.  A  ce  cri  et  ce 
mouvement,  Louvois  se  réveilla  comme  d'un  pro- 
fond sommeil,  recula  quelques  pas,  et  tourna, 
disant  qu'en  effet  il  revoit  et  ne  pensoit  pas  à  la 
voiture. 

Dans  cette  perplexité,  il  se  mit  à  prendre  des 
eaux  les  matins  à  Trianon.  Le  16  juillet  j'étois  à 
Versailles  pour  une  affaire  assez  sauvage,  dont  le 
roi  avoit  voulu  donner  tout  l'avantage  à  mon  père, 
qui  étoit  à  Blaye  avec  ma  mère,  contre  Sourdis,  qui 
commandoit  en  chef  en  Guyenne,  et  que  Louvois 
avoit  inutilement  soutenu.  Ce  nonobstant,  je  fus 
conseillé  de  l'aller  remercier,  et  j'en  reçus  autant 
de  compliments  et  de  politesses  que  s'il  avoit  bien 
servi  mon  père.  Ainsi  va  la  cour.  Je  ne  lui  avois 


336  SAINT-SIMON  : 

jamais  parlé.  Sortant  le  même  jour  du  dîner  du  roi, 
je  le  rencontrai  au  fond  d'une  très-petite  pièce  qui 
est  entre  la  grande  salle  des  gardes  et  ce  grand  salon 
qui  donne  sur  la  petite  cour  des  princes.  M.  de  Mar- 
san lui  parloit,  et  il  ail  oit  travailler  chez  Mme  de 
Maintenon  avec  le  roi,  qui  de  voit  se  promener  après 
dans  les  jardins  à  Versailles  à  pied,  où  les  gens  de 
la  cour  avoient  la  liberté  de  le  suivre.  Sur  les  quatre 
heures  après  midi  du  même  jour,  j'allai  chez  Mme 
de  Châteauneuf,  où  j'appris  qu'il  s'étoit  trouvé  un 
peu  mal  chez  Mme  de  Maintenon,  que  le  roi  l'avoit 
forcé  de  s'en  aller,  qu'il  étoit  retourné  à  pied  chez 
lui,  où  le  mal  avoit  subitement  augmenté  ;  qu'on 
s'étoit  hâté  de  lui  donner  un  lavement  qu'il  avoit 
rendu  aussitôt,  et  qu'il  étoit  mort  en  le  rendant, 
et  demandant  son  fils  Barbezieux,  qu'il  n'eut  pas 
le  temps  de  voir,  quoiqu'il  accourût  de  sa  chambre. 

On  peut  juger  de  la  surprise  de  toute  la  cour. 
Quoique  je  n'eusse  guère  que  quinze  ans,  je  voulus 
voir  la  contenance  du  roi  à  un  événement  de  cette 
qualité.  J'allai  l'attendre,  et  le  suivis  toute  sa  pro- 
menade. Il  me  parut  avec  sa  majesté  accoutumée, 
mais  avec  je  ne  sais  quoi  de  leste  et  de  délivré,  qui 
me  surprit  assez  pour  en  parler  après,  d'autant 
plus  que  j'ignorois  alors,  et  longtemps  depuis,  les 
choses  que  je  viens  de  décrire.  Je  remarquai  encore 
qu'au  lieu  d'aller  voir  ses  fontaines  et  de  diversi- 
fier sa  promenade,  comme  il  faisoit  toujours,  dans 
ces  jardins,  il  ne  fit  jamais  qu'aller  et  venir  le  long 
de  la  balustrade  de  l'orangerie,  et  d'où  il  voyoit, 
en  revenant  vers  le  château,  le  logement  de  la  sur- 
intendance où  Louvois  venoit  de  mourir,  qui  ter- 
minoit  l'ancienne  aile  du  château  sur  le  flanc  de 
l'orangerie,  et  vers  lequel  il  regarda  sans  cesse 
toutes  les  fois  qu'il  revenoit  vers  le  château. 

Jamais  le  nom  de  Louvois  ne  fut  prononcé,  ni 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  337 

pas  un  mot  de  cette  mort  si  surprenante  et  si  sou- 
daine, qu'à  l'arrivée  d'un  officier  que  le  roi  d'Angle- 
terre envoya  de  Saint-Germain,  qui  vint  trouver  le 
roi  sur  cette  terrasse,  et  qui  lui  rit  de  sa  part  un 
compliment  sur  la  perte  qu'il  venoit  de  faire.  «  Mon- 
sieur, lui  répondit  le  roi  d'un  air  et  d'un  ton  plus 
que  dégagés,  faites  mes  compliments  et  mes  remer- 
cîments  au  roi  et  à  la  reine  d'Angleterre,  et  dites- 
leur  de  ma  part  que  mes  affaires  et  les  leurs  n'en 
iront  pas  moins  bien.  »  L'officier  fit  une  révérence, 
et  se  retira,  l'étonnement  peint  sur  le  visage  et  dans 
tout  son  maintien.  J'observai  curieusement  tout  cela, 
et  que  les  principaux  de  ce  qui  étoit  à  sa  promenade 
s'interrogeoient  des  yeux  sans  proférer  une  parole. 

Barbezieux  avoit  eu  la  survivance  de  secrétaire 
d'État  dès  1685,  qu'il  n'avoit  pas  encore  dix-huit 
ans,  lorsque  son  père  la  fit  ôter  à  Courtenvaux  son 
aîné,  qu'il  en  jugea  incapable.  Ainsi  Barbezieux,  à 
la  mort  de  Louvois,  l'avoit  faite  sous  lui  en  ap- 
prenti commis  près  de  six  ans,  et  en  avoit  vingt-quatre 
à  sa  mort,  et  cette  mort  arriva  bien  juste  pour  sau- 
ver un  grand  éclat.  Louvois  étoit,  quand  il  mourut, 
tellement  perdu  qu'il  devoit  être  arrêté  le  lende- 
main et  conduit  à  la  Bastille.  Quelles  en  eussent 
été  les  suites  ?  C'est  ce  que  sa  mort  a  scellé  dans 
les  ténèbres,  mais  le  fait  de  cette  résolution  prise 
et  arrêtée  par  le  roi  est  certain,  je  l'ai  su  depuis  par 
des  gens  bien  informés  ;  mais  ce  qui  demeure  sans 
réplique,  c'est  que  le  roi  même  l'a  dit  à  Chamillart, 
lequel  me  i'a  conté.  Or  voilà  ce  qui  explique,  je 
pense,  ce  désinvolte  du  roi  le  jour  de  la  mort  de  ce 
ministre,  qui  se  trouvoit  soulagé  de  l'exécution  réso- 
lue pour  le  lendemain,  et  de  toutes  ses  importunes 
suites. 

Le  roi,  en  rentrant  de  la  promenade  chez  lui, 
envoya  chercher  Chamlay,  et  lui  voulut  donner  la 


338  SAINT-SIMON  : 

charge  de  secrétaire  d'État  de  Louvois,  à  laquelle 
est  attaché  le  département  de  la  guerre.  Chamlay 
remercia,  et  refusa  avec  persévérance.  Il  dit  au  roi 
qu'il  avoit  trop  d'obligation  à  Louvois,  à  son  ami- 
tié, à  sa  confiance,  pour  se  revêtir  de  ses  dépouilles 
au  préjudice  de  son  fils,  qui  en  avoit  la  survivance. 
Il  parla  de  toute  sa  force  en  faveur  de  Barbezieux, 
s'offrit  de  travailler  sous  lui  à  tout  ce  à  quoi  on  vou- 
droit  l'employer,  et  à  lui  communiquer  tout  ce  que 
l'expérience  lui  auroit  appris,  et  conclut  par  dé- 
clarer que,  si  Barbezieux  avoit  le  malheur  de  n'être 
pas  conservé  dans  sa  charge,  il  aimoit  mieux  la  voir 
en  quelques  mains  que  ce  fût  qu'entre  les  siennes, 
et  qu'il  n'accepteroit  jamais  celle  de  Louvois  et  de 
son  fils. 

Chamlay  étoit  un  fort  gros  homme,  blond  et 
court,  l'air  grossier  et  paysan,  même  rustre,  et 
rétoit  de  naissance,  avec  de  l'esprit,  de  la  poli- 
tesse, un  grand  et  respectueux  savoir-vivre  avec 
tout  le  monde,  bon,  doux,  affable,  obligeant,  désin- 
téressé, avec  un  grand  sens  et  un  talent  unique  à 
connoître  les  pays,  et  n'oublier  jamais  la  position 
des  moindres  lieux,  ni  le  cours  et  la  nature  du  plus 
petit  ruisseau.  Il  avoit  longtemps  servi  de  maréchal 
des  logis  des  armées,  où  il  fut  toujours  estimé  des 
généraux  et  fort  aimé  de  tout  le  monde.  Un  grand 
éloge  pour  lui  est  que  M.  de  Turenne  ne  put  et  ne 
voulut  jamais  s'en  passer  jusqu'à  sa  mort,  et  que, 
malgré  tout  l'attachement  qu'il  conserva  pour  sa 
mémoire,  M.  de  Louvois  le  mit  dans  toute  sa  con- 
fiance. M.  de  Turenne,  qui  l'a  voit  fort  vanté  au  roi, 
l'en  avoit  fait  connoître.  II  étoit  déjà  entré  dans  les 
secrets  militaires  ;  M.  de  Louvois  ne  lui  cacha  rien, 
et  y  trouva  un  grand  soulagement  pour  les  dispo- 
sitions et  les  marches  des  troupes  qu'il  destinoit 
secrètement    aux    projets    qu'il    vouloit    exécuter. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  339 

Cette  capacité,  jointe  à  sa  probité  et  à  la  facilité 
de  son  travail,  de  ses  expédients,  de  ses  res- 
sources, le  mirent  de  tout  avec  le  roi,  qui  l'employa 
même  en  des  négociations  secrètes  et  en  des 
voyages  inconnus.  Il  lui  fit  du  bien  et  lui  donna 
la  grand' croix  de  Saint-Louis.  Sa  modestie  ne  se 
démentit  jamais,  jusque-là  qu'il  fut  surpris  et  hon- 
teux de  l'applaudissement  que  reçut  la  belle  action 
qu'il  venoit  de  faire,  que  le  roi  ne  cacha  pas,  et  que 
Barbezieux,  à  qui  elle  valut  sa  charge,  prit  plaisir 
de  publier. 

On  sera  moins  surpris  dans  la  suite,  quand  le  roi 
et  Mme  de  Maintenon  seront  plus  développés,  de 
leur  voir  confier  à  un  homme  de  vingt-quatre  ans 
une  charge  si  importante,  au  milieu  d'une  guerre 
générale  avec  toute  l'Europe,  et  au  fils  de  ce  mi- 
nistre qu'ils  alloient  envoyer  à  la  Bastille  lorsque  sa 
mort  les  prévint.  Je  joins  ici  le  roi  et  Mme  de  Main- 
tenon  ensemble,  parce  que  ce  fut  elle  qui  perdit 
le  père,  elle  qui  fit  donner  la  charge  au  fils.  Le  roi, 
à  son  ordinaire,  passa  chez  elle  après  la  conversa- 
tion de  Chamlay,  et  ce  fut  ce  soir-là  même  que  la 
résolution  fut  prise  en  faveur  de  Barbezieux. 

La  soudaineté  du  mal  et  de  la  mort  de  Louvois 
fit  tenir  bien  des  discours,  bien  plus  encore  quand 
on  sut  par  l'ouverture  de  son  corps  qu'il  avoit  été 
empoisonné.  Il  étoit  grand  buveur  d'eau,  et  en 
avoit  toujours  un  pot  sur  la  cheminée  de  son  cabinet, 
à  même  duquel  il  bu  voit.  On  sut  qu'il  en  avoit  bu 
ainsi  en  sortant  pour  aller  travailler  avec  le  roi,  et 
qu'entre  sa  sortie  de  dîner  avec  bien  du  monde,  et 
son  entrée  dans  son  cabinet  pour  prendre  les  papiers 
qu'il  vouloit  porter  à  son  travail  avec  le  roi,  un 
frotteur  du  logis  étoit  entré  dans  ce  cabinet,  et  y 
étoit  resté  quelques  moments  seul.  Il  fut  arrêté  et 
mis  en  prison.  Mais  à  peine  y  eut-il  demeuré  quatre 


340  SAINT-SIMON  : 

jours,  et  la  procédure  commencée,  qu'il  fut  élargi 
par  ordre  du  roi,  ce  qui  avoit  déjà  été  fait  jeté  au 
feu,  et  défense  de  faire  aucune  recherche.  Il  devint 
même  dangereux  de  parler  là-dessus,  et  la  famille  de 
Louvois  étouffa  tous  ces  bruits,  d'une  manière  à  ne 
laisser  aucun  doute  que  l'ordre  très-précis  n'en  eût 
été  donné. 

Ce  fut  avec  le  même  soin  que  l'histoire  du  méde- 
cin, qui  éclata  peu  de  mois  après,  fut  aussi  étouffée, 
mais  dont  le  premier  cri  ne  se  put  effacer.  Le  hasard 
me  l'a  très-sincèrement  apprise  ;  elle  est  trop  singu- 
lière pour  s'en  tenir  à  ce  mot,  et  pour  ne  pas  finir 
par  elle  tout  le  curieux  et  l'intéressant  qui  vient 
d'être  raconté  sur  un  ministre  aussi  principal  que 
l'a  été  M.  de  Louvois. 

Mon  père  avoit  depuis  plusieurs  années  un  écuyer 
qui  étoit  un  gentilhomme  de  Périgord,  de  bon  lieu, 
de  bonne  mine,  fort  apparenté  et  fort  homme  d'hon- 
neur, qui  s'appeloit  Clérand.  Il  crut  faire  quelque 
fortune  chez  M.  de  Louvois  ;  il  en  parla  à  mon 
père  qui  lui  vouloit  du  bien,  et  qui  trouva  bon  qu'il 
le  quittât  pour  être  écuyer  de  Mme  de  Louvois, 
deux  ou  trois  ans  avant  la  mort  de  ce  ministre. 
Clérand  conserva  toujours  son  premier  attachement, 
et  nous  notre  amitié  pour  lui,  et  il  venoit  au  logis  le 
plus  souvent  qu'il  pouvoit.  Il  m'a  conté,  étant  tou- 
jours à  Mme  de  Louvois  depuis  la  mort  de  son  mari, 
que  Séron,  médecin  domestique  de  ce  ministre,  et 
qui  l'étoit  demeuré  de  M.  de  Barbezieux,  logé  dans 
sa  même  chambre  au  château  de  Versailles,  dans  la 
surintendance  que  Barbezieux  avoit  conservée  quoi- 
qu'il n'eût  pas  succédé  aux  bâtiments,  s'étoit  barri- 
cadé dans  cette  chambre,  seul,  quatre  ou  cinq  mois 
après  la  mort  de  Louvois  ;  qu'aux  cris  qu'il  y  fit  on 
étoit  accouru  à  sa  porte,  qu'il  ne  voulut  jamais 
ouvrir  ;   que  ces  cris  durèrent  presque  toute  la  jour- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  341 

née,  sans  qu'il  voulût  ouïr  parler  d'aucun  secours 
temporel  ni  spirituel,  ni  qu'on  pût  venir  à  bout 
d'entrer  dans  sa  chambre  ;  que  sur  la  fin  on  l'enten- 
dit s'écrier  qu'il  n'avoit  que  ce  qu'il  méritoit,  que 
ce  qu'il  a  voit  fait  à  son  maître  ;  qu'il  et  oit  un 
misérable  indigne  de  tout  secours  ;  et  qu'il  mourut 
de  la  sorte  en  désespéré  au  bout  de  huit  ou  dix 
heures,  sans  avoir  jamais  parlé  de  personne,  ni  pro- 
noncé un  seul  nom. 

A  cet  événement  les  discours  se  réveillèrent  '  à 
l'oreille,  il  n'étoit  pas  sûr  d'en  parler.  Qui  a  fait  faire 
le  coup  ?  c'est  ce  qui  est  demeuré  dans  les  plus 
épaisses  ténèbres.  Les  amis  de  Louvois  ont  cru 
l'honorer  en  soupçonnant  des  puissances  étrangères  ; 
mais  elles  auroient  attendu  bien  tard  à  s'en  défaire, 
si  quelqu'une  avoit  conçu  ce  détestable  dessein.  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  le  roi  en  étoit  entièrement 
incapable,  et  qu'il  n'est  entré  dans  l'esprit  de  qui 
que  ce  soit  de  l'en  soupçonner.  Revenons  mainte- 
nant à  lui. 


XL. —LOUIS  XIV  APRÈS   LA  PAIX 
DE    RYSWICK 

La  paix  de  Ryswick  sembloit  enfin  devoir  laisser 
respirer  la  France  ;  si  chèrement  achetée,  si  néces- 
sairement désirée  après  de  si  grands  et  de  si  longs 
efforts.  Le  roi  avoit  soixante  ans,  et  il  avoit,  à  son 
avis,  acquis  toute  sorte  de  gloire.  Ses  grands  mi- 
nistres étoient  morts  et  ils  n'avoient  point  laissé 
d'élèves.  Les  grands  capitaines  non-seulement  l'é- 
t  oient  aussi,  mais  ceux  qu'ils  avoient  formés  a  voient 
passé  de  même,  ou  n' étoient  plus  en  âge  ni  en  santé 
d'être  comptés  pour  une  nouvelle  guerre  ;  et  Louvois, 


342  SAINT-SIMON  : 

qui  avoit  gémi  avec  rage  sous  le  poids  de  ces  anciens 
chefs,  avoit  mis  bon  ordre  à  ce  qu'il  ne  s'en  formât 
plus  à  l'avenir  dont  le  mérite  pût  lui  porter  ombrage. 
Il  n'en  laissa  s'élever  que  de  tels  qu'ils  eussent  toujours 
besoin  de  lui  pour  se  soutenir.  Il  n'en  put  recueillir  le 
fruit;  mais  l'État  en  porta  toute  la  peine,  et  de  main 
en  main  la  porte  encore  aujourd'hui. 

A  peine  étoit-on  en  paix,  sans  avoir  eu  encore  le 
temps  de  la  goûter,  que  l'orgueil  du  roi  voulut  éton- 
ner l'Europe  par  la  montre  de  sa  puissance  qu'elle 
croyoit  abattue,  et  l'étonna  en  effet.  Telle  fut  la 
cause  de  ce  fameux  camp  de  Compiègne  où,  sous 
prétexte  de  montrer  aux  princes  ses  petits-fils  l'image 
de  la  guerre,  il  étala  une  magnificence  et  dans  sa 
cour  et  dans  toutes  ses  nombreuses  troupes  incon- 
nue aux  plus  célèbres  tournois,  et  aux  entrevues  des 
rois  les  plus  fameuses.  Ce  fut  un  nouvel  épuisement 
au  sortir  d'une  si  longue  et  rude  guerre.  Tous  les  corps 
s'en  sentirent  longues  années,  et  il  se  trouva  vingt 
ans  après  des  régiments  qui  en  étoient  encore  obérés  ; 
on  ne  touche  ici  qu'en  passant  ce  camp  trop  célèbre. 
On  s'y  est  étendu  en  son  temps.  On  ne  tarda  pas 
d'avoir  lieu  de  regretter  une  prodigalité  si  immense 
et  si  déplacée,  et  encore  plus  la  guerre  de  1688  qui 
venoit  de  finir,  au  lieu  d'avoir  laissé  le  royaume  se 
repeupler,  et  se  refaire  par  un  long  soulagement, 
remplir  cependant  les  coffres  du  roi  avec  lenteur,  et 
les  magasins  de  toute  espèce,  réparer  la  marine  et 
le  commerce,  laisser  par  les  années  refroidir  les 
haines  et  les  frayeurs,  séparer  peu  à  peu  des  alliés 
si  unis,  et  si  formidables  étant  ensemble,  et  donner 
lieu  avec  prudence,  en  profitant  des  divers  événe- 
ments entre  eux,  à  la  dissolution  radicale  d'une 
ligue  qui  avoit  été  si  fatale,  et  qui  pouvoit  devenir 
funeste.  L'état  de  la  santé  de  deux  princes  y  con- 
vioit  déjà  puissamment  :  dont  l'un  par  la  profondeur 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  343 

de  sa  sagesse,  de  sa  politique,  de  sa  conduite,  s'étoit 
acquis  assez  d'autorité  et  de  confiance  en  Europe 
pour  y  donner  le  branle  à  tout  ;  et  l'autre  souverain 
de  la  plus  vaste  monarchie,  qui  n'avoit  ni  oncles, 
ni  tantes,  ni  frères,  ni  sœurs,  ni  postérité.  En  effet, 
moins  de  quatre  ans  après  la  paix  de  Ryswick,  le 
roi  d'Espagne  mourut,  et  le  roi  Guillaume  n'en  pou- 
voit  presque  plus,  et  ne  le  survécut  guère. 

Ce  fut  alors  que  la  vanité  du  roi  mit  à  deux  doigts 
de  sa  perte  ce  grand  et  beau  royaume,  dans  les 
suites  de  ce  grand  événement  qui  fit  reprendre  les 
armes  à  toute  l'Europe.  C'est  ce  qu'il  faut  reprendre 
de  plus  loin. 

On  a  dit  que  le  roi  craignoit  l'esprit,  les  talents, 
l'élévation  des  sentiments,  jusque  dans  ses  géné- 
raux et  dans  ses  ministres.  C'est  ce  qui  ajouta  à  l'au- 
torité de  Louvois  un  moyen  si  aisé  d'écarter  des 
élévations  militaires  tout  mérite  qui  lui  pût  être 
suspect,  et  d'empêcher,  avec  l'adresse  qu'on  expli- 
quera plus  bas,  qu'il  se  formât  des  sujets  pour 
remplacer  les  généraux. 

A  considérer  ceux  qui  depuis  que  le  roi  se  fut 
rendu  suspect  l'esprit  et  le  mérite  au  temps  et  à 
l'occasion  qui  ont  été  rapportés,  on  ne  trouvera 
qu'un  bien  petit  nombre  de  courtisans  en  qui  l'esprit 
n'ait  pas  été  un  obstacle  à  la  faveur,  si  on  en  excepte 
ceux  qui,  personnages  ou  simples  courtisans,  l'avoient 
dompté  par  l'âge,  et  par  l'habitude  dans  les  premiers 
temps  qui  suivirent  la  mort  du  cardinal  Mazarin, 
et  qu'il  n'avoit  pas  choisis  ni  approchés  de  lui-même. 
M.  de  Vivonne,  avec  infiniment  d'esprit,  l'amusoit 
sans  se  pouvoir  faire  craindre.  Le  roi  en  faisoit 
volontiers  encore  cent  contes  plaisants.  D'ailleurs 
il  étoit  frère  de  Mme  de  Montespan,  et  c'étoit  un 
grand  titre,  quelque  opposé  que  le  frère  parût  à  la 
conduite  de  la  sœur,  et  de  plus  le  roi  l'avoit  trouvé 


344  SAINT-SIMON  : 

premier  gentilhomme  de  sa  chambre.  Il  trouva  de 
même  M.  de  Créqui  dans  la  même  charge,  qui  le 
soutint,  et  dont  la  vie  tout  occupée  de  plaisir,  de 
bonne  chère,  du  plus  gros  jeu,  rassuroit  le  roi,  dans 
l'habitude  de  familiarité  qu'il  avoit  prise  avec  lui 
de  jeunesse.  Le  duc  du  Lude,  aussi  premier  gentil- 
homme de  la  chambre  de  ces  premiers  temps,  tenoit 
par  les  modes,  le  bel  air,  la  galanterie,  la  chasse  ; 
et  au  fond,  pas  un  des  trois  n' avoit  rien  qui  pût  se 
faire  craindre  par  le  genre  de  leur  esprit,  quoiqu'ils 
en  eussent  beaucoup,  qui  ne  passa  jamais  celui  de 
bons  courtisans.  La  catastrophe  de  M.  de  Lauzun, 
dont  l'esprit  étoit  d'une  autre  trempe,  vengea  le  roi 
de  l'exception  ;  et  la  brillante  singularité  de  son 
retour  ne  lui  réconcilia  jamais  qu'en  apparence, 
comme  on  l'a  vu  par  ce  que  le  roi  en  dit,  lors  de  son 
mariage,  à  M.  le  maréchal  de  Lorges.  Des  ducs  de 
Chevreuse  et  de  Beauvilliers,  on  en  a  parlé  en  leur 
lieu.  Pour  tous  les  autres,  ils  lui  pesèrent  tellement 
à  la  fin  chacun,  qu'il  le  fit  sentir  à  la  plupart,  et 
qu'il  se  réjouit  de  leur  mort  comme  d'une  délivrance. 
Il  ne  put  s'empêcher  de  s'en  expliquer  sur  M.  de  La 
Feuillade,  et  sur  M.  de  Paris,  Harlay,  et  tout  retenu 
et  mesuré  qu'il  étoit,  il  lui  échappa  de  parler  à 
Marly  à  table,  et  tout  haut,  où  entre  autres  dames 
étoient  les  duchesses  de  Chevreuse  et  de  Beau- 
villiers, de  la  mort  de  Seignelay,  leur  frère,  et  de 
celle  de  Louvois,  comme  d'un  des  grands  soulage- 
ments qu'il  eût  reçus  de  sa  vie. 

Depuis  ceux-là,  il  n'en  eut  que  deux  d'un  esprit 
supérieur  :  le  chancelier  de  Pontchartrain,  qui  long- 
temps avant  sa  retraite  n'en  étoit  supporté  qu'avec 
peine,  et  dont  au  fond,  quoi  qu'il  en  voulût  montrer, 
il  étoit  aisé  de  voir  qu'il  fut  ravi  d'en  être  défait  ; 
et  Barbezieux,  dont  la  mort  si  prompte,  à  la  fleur  de 
l'âge  et  de  la  fortune,  fit  pitié  à  tout  le  monde.  On 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  345 

a  vu  en  son  lieu  que  dès  le  soir  même  le  roi  n'en  put 
contenir  sa  joie,  à  son  souper  public  à  Marly. 

Il  avoit  été  fatigué  de  la  supériorité  d'esprit  et 
de  mérite  de  ses  anciens  ministres,  de  ses  anciens 
généraux,  de  ce  peu  d'espèces  de  favoris  qui  en 
avoient  beaucoup.  Il  vouloit  primer  par  l'esprit,  par 
la  conduite  dans  le  cabinet  et  dans  la  guerre,  comme 
il  dominoit  partout  ailleurs.  Il  sentoit  qu'il  ne  l'avoit 
pu  avec  ceux  dont  on  vient  de  parler  ;  c'en  fut  assez 
pour  sentir  tout  le  soulagement  de  ne  les  avoir  plus, 
et  pour  se  bien  garder  d'en  choisir  en  leur  place  qui 
pussent  lui  donner  la  même  jalousie.  C'est  ce  qui 
le  rendit  si  facile  sur  les  survivances  de  secrétaire 
d'État,  tandis  qu'il  s'étoit  fait  une  loi  de  n'en  accorder 
de  pas  une  autre  charge,  et  qu'on  a  vu  des  novices 
et  des  enfants  même,  exercer,  et  quelquefois  en  chef, 
ces  importantes  fonctions,  tandis  que  pour  celles  des 
moindres  emplois,  ou  pour  ceux-là  mêmes  qui  n'a- 
voient  que  le  titre,  il  n'y  avoit  point  d'espérance. 
C'est  ce  qui  fit  que,  lorsque  les  emplois  de  secrétaires 
d'État  et  ceux  de  ministres  étoient  à  remplir,  il  ne 
consulta  que  son  goût,  et  qu'il  affecta  de  choisir  des 
gens  fort  médiocres.  Il  s'en  applaudissoit  même  jus- 
que-là qu'il  lui  échappoit  souvent  de  dire  qu'il  les 
prenoit  pour  les  former,  et  qu'il  se  piquoit  en  effet 
de  le  faire. 

Ces  nouveaux  venus  lui  plaisoient  même  à  titre 
d'ignorance,  et  s'insinuoient  d'autant  plus  auprès 
de  lui  qu'ils  la  lui  avouoient  plus  souvent,  qu'ils 
affectoient  de  s'instruire  de  lui  jusque  des  plus 
petites  choses.  Ce  fut  par  là  que  Chamillart  entra  si 
avant  dans  son  cœur  qu'il  fallut  tous  les  malheurs 
de  l'État  et  la  réunion  des  plus  redoutables  cabales 
pour  forcer  le  roi  à  s'en  priver,  toutefois  sans  cesser 
de  l'aimer  toujours,  et  de  lui  en  donner  des  marques 
en  toute  occasion  le  reste  de  sa  vie.  Il  fut  sur  le 


346  SAINT-SIMON  : 

choix  de  ses  généraux  comme  sur  celui  de  ses  minis- 
tres. Il  s'applaudissoit  de  les  conduire  de  son  cabinet  ; 
il  vouloit  qu'on  crût  que,  de  son  cabinet,  il  comman- 
doit  toutes  ses  armées.  Il  se  garda  bien  d'en  perdre 
la  jalouse  habitude,  que  Louvois  lui  avoit  inspirée, 
comme  on  le  verra  bientôt,  et  pourquoi,  dont  il  ne 
put  que  pour  des  moments  bien  rares  se  résoudre 
d'en  sacrifier  la  vanité  aux  inconvénients  continuels 
qui  sautoient  aux  yeux  de  tout  le  monde. 

Tels  étoient  la  plupart  des  ministres  et  tous  les 
généraux  à  l'ouverture  de  la  succession  d'Espagne. 
L'âge  du  roi,  son  expérience,  cette  supériorité,  non 
d'esprit  ni  de  capacité  ou  de  lumières,  mais  de  poids, 
et  de  poids  immense,  sur  des  conseillers  et  des  exé- 
cuteurs de  cette  sorte,  l'habitude  et  le  poison  du 
plus  mortel  encens,  confondit  dès  l'entrée  tous  les 
miracles  de  la  fortune.  La  monarchie  entière  d'Es- 
pagne tomba  sans  coup  férir  entre  les  mains  de  son 
petit-fils  ;  et  Puységur,  si  tard  devenu  maréchal  de 
France  en  1735,  eut  la  gloire  du  projet  et  de  l'exécu- 
tion de  l'occupation  de  toutes  les  places  espagnoles 
des  Pays-Bas,  toutes  au  même  instant,  toutes  sans 
brûler  une  amorce,  toutes  en  se  saisissant  et  dé- 
sarmant les  troupes  hollandoises,  qui  en  formoient 
presque  toutes  les  garnisons. 

Le  roi,  dans  l'ivresse  d'une  prospérité  si  surpre- 
nante, se  souvint  mal  à  propos  du  reproche  que  lui 
avoit  attiré  l'injustice  de  ses  guerres  ;  et  que,  de  la 
frayeur  qu'il  avoit  causée  à  l'Europe  s' étoient  formées 
ces  grandes  unions  sous  lesquelles  il  avoit  pensé 
succomber.  Il  voulut  éviter  ces  inconvénients  ;  et 
au  lieu  de  profiter  de  l'étourdissement  où  ce  grand 
événement  avoit  jeté  toutes  les  puissances,  priver 
les  Hollandois  de  tant  de  troupes  de  ces  nombreuses 
garnisons,  les  retenir  prisonniers,  forcer  les  armes 
à  la  main  toutes  ces  puissances  désarmées,  et  non 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  347 

encore  unies,  à  reconnoître  par  des  traités  formels 
le  duc  d'Anjou  pour  l'héritier  légitime  de  tous  les 
États  que  possédoit  le  feu  roi  d'Espagne,  et  dont  dès 
lors  le  nouveau  roi  se  trouvoit  entièrement  nanti, 
il  se  piqua  de  la  folle  générosité  de  laisser  aller  ces 
troupes  hollandoises,  et  se  reput  de  l'espérance  in- 
sensée que  les  traités,  sans  les  armes,  feroient  le 
même  effet.  Il  se  laissa  amuser  tant  qu'il  convint  à 
ses  ennemis  de  le  faire,  pour  se  donner  le  temps 
d'armer  et  de  s'unir  étroitement,  après  quoi  il  ne  fut 
plus  question  que  de  guerre  ;  et  le  roi,  bien  surpris, 
se  vit  réduit  à  la  soutenir  partout,  après  s'être  si 
grossièrement  mécompte. 

Il  l'entama  par  une  autre  lourdise  où  un  enfant 
ne  seroit  pas  tombé.  Il  la  dut  à  Chamillart,  au  maré- 
chal de  Villeroy  et  à  la  puissante  intrigue  des  deux 
filles  de  Mme  de  Lislebonne.  Ce  fut  l'entière  confiance 
en  Vaudemont,  leur  oncle,  l'ennemi  personnel  du 
roi,  autant  que  la  distance  le  pouvoit  permettre,  de 
l'insolence  duquel,  en  Espagne  et  en  Italie,  le  roi 
n'avoit  pas  dédaigné  autrefois  de  se  montrer  très- 
offensé,  et  jusqu'à  l'en  faire  sortir,  l'ami  confident 
du  roi  Guillaume,  le  plus  ardent  et  le  plus  personnel 
de  tous  les  ennemis  que  le  roi  s'étoit  faits,  et  gou- 
verneur du  Milanois  par  ce  même  roi  Guillaume  et 
par  la  plus  pressante  sollicitation  de  l'empereur 
Léopold  auprès  du  roi  d'Espagne  Charles  II,  enfin 
père  d'un  fils  unique,  qui  se  trouva,  dès  la  première 
hostilité  en  Italie,  la  seconde  personne  de  l'armée 
de  l'empereur,  et  qui  y  est  mort. 

Il  n'y  avoit  celui  qui  ne  vît  clairement  qu'il  étoit 
averti  de  tout  par  son  père.  La  trahison  dura  même 
après  que  ce  fils  fut  mort,  et  tant  qu'elle  fut  utile  à 
Vaudemont,  même  avec  grossièreté.  Jamais  le  roi, 
son  ministre,  ni  Villeroy,  son  général,  n'en  soup- 
çonnèrent la  moindre  chose  ;    jamais  la  faveur,  la 


348  SAINT-SIMON  : 

confiance,  les  préférences  pour  Vaudemont  ne  dimi- 
nuèrent ;  jamais  personne  assez  hardi  pour  oser 
ouvrir  les  yeux  là-dessus  au  roi,  ni  à  son  ministre. 
Catinat,  trahi  par  Vaudemont  et  par  M.  de  Savoie, 
y  flétrit  ses  lauriers,  et  le  maréchal  de  Villeroy, 
envoyé  en  héros  pour  réparer  ses  fautes,  tomba 
lourdement  dans  leurs  filets.  Le  duc  de  Vendôme, 
arrivé  comme  le  réparateur,  n'épargna  pas  M.  de 
Savoie,  mais  il  avoit  de  trop  fortes  raisons  de  ne 
toucher  pas  à  Vaudemont  ;  volonté  ou  duperie, 
peut-être  tous  les  deux,  de  franc  dessein  de  ne  rien 
apercevoir. 

La  foiblesse  du  roi  pour  plaire  à  Chamillart  sur  La 
Feuillade,  son  gendre,  duquel  il  avoit  été  si  éloigné, 
et  dont  il  avoit  voulu  empêcher  le  mariage,  le  fit  tout 
d'un  coup  général  d'armée,  et  lui  .confia  le  siège 
de  Turin,  c'est-à-dire  la  plus  importante  affaire  de 
l'État.  Tallard,  si  fait  pour  la  cour,  et  si  peu  pour 
tout  ce  qui  passe  la  petite  intrigue,  fut  défait  à 
Hochstedt,  sans  presque  aucune  perte  que  de  ceux 
qui  voulurent  bien  se  rendre.  Du  fond  de  l'empire 
une  armée  entière,  et  les  trois  quarts  de  l'autre  fut 
rechassée  au  deçà  du  Rhin,  où  tout  de  suite  elles 
virent  prendre  Landau.  Ce  malheur  avoit  été  pré- 
cédé de  la  délivrance  du  maréchal  de  Villeroy,  que 
le  roi  se  piqua  de  remettre  en  honneur.  Il  se  fit 
battre  à  Ramillies,  où,  sans  perte  à  peine  de  deux 
mille  hommes,  il  fut  rechassé  du  fond  des  Pays-Bas 
dans  le  milieu  des  nôtres,  sans  que  rien  le  pût  arrêter. 

Restoit  l'espérance  de  l'Italie,  où  M.  le  duc  d'Or- 
léans fut  enfin  relever  Vendôme,  mandé  pour  sau- 
ver les  débris  de  la  Flandre.  Mais  le  neveu  du  roi 
fut  muni  d'un  tuteur,  sans  l'avis  duquel  il  ne  pou- 
voit  rien  faire,  et  ce  tuteur  et  oit  une  linotte  qui 
lui-même  auroit  eu  grand  besoin  d'en  avoir  un.  Il 
n'eut  jamais  devant  les  yeux  que  la  crainte  de  La 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  349 

Feuillade  et  de  son  beau-père.  On  a  vu  dans  son 
lieu  à  quels  excès  ces  ménagements  le  portèrent, 
les  malheurs  prévus  et  disputés  par  le  jeune  prince, 
dépité  à  la  fin  jusqu'à  ne  vouloir  plus  se  mêler  de  rien, 
et  la  catastrophe  qui  suivit  de  si  près. 

Ainsi,  après  de  prodigieux  succès  de  toutes  les 
sortes,  l'infatigable  faveur  de  Villeroy,  celle  de 
Tallard,  la  constante  confiance  en  Vaudemont,  les 
folles  et  ignorantes  opiniâtretés  de  La  Feuillade, 
le  tremblant  respect  de  Marsin  pour  lui  jusqu'au 
bout,  coûtèrent  l'Allemagne,  les  Pays-Bas,  l'Italie 
en  trois  batailles,  qui,  toutes  les  trois  ensemble,  ne 
coûtèrent  pas  elles-mêmes  quatre  mille  morts. 

L'engouement  pour  Vendôme  et  ses  perverses  vues 
acheva  de  tout  perdre  en  Flandre. 

En  1706,  Tessé,  par  la  levée  du  siège  de  Barcelone 
dans  la  même  année  que  les  défaites  de  Ramillies 
et  de  Turin,  avoit  réduit  le  roi  d'Espagne  à  traverser 
du  Roussillon  en  Navarre  par  la  France,  et  à  voir 
l'archiduc  proclamé  dans  Madrid  en  personne.  Le 
duc  de  Berwick  y  rétablit  les  affaires,  M.  le  duc 
d'Orléans  ensuite.  Elles  s'y  perdirent  de  nouveau 
par  la  perte  de  la  bataille  de  Saragosse,  qui  ébranla 
une  autre  fois  le  trône  de  Philippe  V,  tandis  qu'on 
nous  enlevoit  les  places  en  Flandre,  et  que  la  fron- 
tière s'y  réduisoit  à  rien.  Qu'il  y  avoit  loin  des  portes 
d'Amsterdam  et  des  conquêtes  des  Pays-Bas  espa- 
gnols et  hollandois  à  cette  situation  terrible  ! 

Comme  un  malade  qui  change  de  médecins,  le  roi 
avoit  changé  ses  ministres,  donné  les  finances  à 
Desmarets,  enfin  la  guerre  à  Voysin.  Comme  les 
malades  aussi,  il  ne  s'en  trouvoit  pas  mieux.  La 
situation  des  affaires  étoit  alors  si  extrême,  que  le 
roi  ne  pouvoit  plus  soutenir  la  guerre,  ni  parvenir 
à  être  reçu  à  faire  la  paix.  Il  consentoit  à  tout  ; 
abandonner  l'Espagne,  céder  sur  ses  frontières  tout 


350  SAINT-SIMON  : 

ce  qu'on  voudrait  exiger.  Ses  ennemis  se  jouoient 
de  sa  mine,  et  ne  négocioient  que  pour  se  moquer. 
Enfin  on  a  vu  en  son  lieu  le  roi  aux  larmes  dans  son 
conseil,  et  Torcy  très-légèrement  parti  pour  aller 
voir  par  lui-même  à  la  Haye,  si,  et  de  quoi  on  pouvoit 
se  flatter.  On  a  vu  aussi  les  tristes  et  les  honteux 
succès  de  cette  tentative,  et  l'ignominie  des  con- 
férences de  Gertruydenberg  qui  suivirent,  où  sans 
parler  des  plus  que  très-étranges  restitutions,  on 
n'exigeoit  pas  moins  du  roi  que  de  donner  passage 
aux  armées  ennemies  au  travers  de  la  France  pour 
aller  chasser  son  petit-fils  d'Espagne,  avec  encore 
quatre  places  de  sûreté  en  France  entre  leurs  mains, 
dont  Cambrai,  Metz,  la  Rochelle,  et  je  crois  Bayonne, 
si  le  roi  n'aimoit  mieux  le  détrôner  lui-même  à  force 
ouverte,  et  encore  dans  un  temps  limité.  Voilà  où 
conduisit  l'aveuglement  des  choix,  l'orgueil  de  tout 
faire,  la  jalousie  des  anciens  ministres  et  capitaines, 
la  vanité  d'en  choisir  de  tels  qu'on  ne  pût  leur  rien 
attribuer,  pour  ne  partager  la  réputation  de  grand 
avec  personne,  la  clôture  exacte  qui,  fermant  tout 
accès,  jeta  dans  les  affreux  panneaux  de  Vaudemont, 
puis  de  Vendôme,  enfin  toute  cette  déplorable  façon 
de  gouverner  qui  précipita  dans  le  plus  évident  péril 
d'une  perte  entière,  et  qui  jeta  dans  le  dernier 
désespoir  ce  maître  de  la  paix  et  de  la  guerre,  ce 
distributeur  des  couronnes,  ce  châtieur  des  nations, 
ce  conquérant,  ce  grand  par  excellence,  cet  homme 
immortel  pour  qui  on  épuisoit  le  marbre  et  le  bronze, 
pour  qui  tout  étoit  à  bout  d'encens. 

Conduit  ainsi  jusqu'au  dernier  bord  du  précipice 
avec  l'horrible  loisir  d'en  reconnoître  toute  la  pro- 
fondeur, la  toute-puissante  main  qui  n'a  posé  que 
quelques  grains  de  sable  pour  bornes  aux  plus  furieux 
orages  de  la  mer,  arrêta  tout  d'un  coup  la  dernière 
ruine  de  ce  roi  si  présomptueux  et  si  superbe,  après 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  351 

lui  avoir  fait  goûter  à  longs  traits  sa  foiblesse,  sa 
misère,  son  néant.  Des  grains  de  sable  d'un  autre 
genre,  mais  grains  de  sable  par  leur  ténuité,  opé- 
rèrent ce  chef-d'œuvre.  Une  querelle  de  femme  chez 
la  reine  d'Angleterre  pour  des  riens  ;  de  là  une 
intrigue,  puis  un  désir  vague  et  informe  en  faveur 
de  son  sang,  détachèrent  l'Angleterre  de  la  grande 
alliance.  L'excès  du  mépris  du  prince  Eugène  pour 
nos  généraux  donna  lieu  à  ce  qui  se  peut  appeler 
pour  la  France  la  délivrance  de  Denain,  et  ce  combat 
si  peu  meurtrier  eut  de  telles  suites  qu'on  eut  enfin 
la  paix,  et  une  paix  si  différente  de  celle  qu'on  auroit 
ardemment  embrassée,  si  les  ennemis  avoient  daigné 
y  entendre  avant  cet  événement  ;  événement  dans 
lequel  on  ne  put  méconnoître  la  main  de  Dieu,  qui 
élève,  qui  abat,  qui  délivre,  comme  et  quand  il  lui 
plaît. 

Mais  toutefois  cette  paix  qui  coûta  bien  cher  à 
la  France,  et  à  l'Espagne  la  moitié  de  sa  monarchie, 
ce  fut  le  fruit  de  ce  qui  a  été  exposé,  et  depuis 
encore,  de  n'avoir  jamais  voulu  se  faire  justice  à  soi- 
même  dans  les  commencements  de  la  décadence  de 
nos  affaires,  avoir  toujours  compté  les  rétablir,  et 
n'avoir  jamais  voulu  alors,  comme  je  l'ai  rapporté 
en  son  lieu,  céder  un  seul  moulin  de  toute  la  mo- 
narchie d'Espagne  ;  autre  folie  dont  on  ne  tarda 
guère  à  se  bien  repentir,  et  de  gémir  sous  un  poids 
qui  se  fait  encore  sentir,  et  se  sentira  encore  long- 
temps par  ses  suites. 

Ce  peu  d'historique,  eu  égard  à  un  règne  si  long 
et  si  rempli,  est  si  lié  au  personnel  du  roi  qu'il  ne  se 
pouvoit  omettre  pour  bien  représenter  ce  monarque 
tel  qu'il  a  véritablement  été.  On  l'a  vu,  grand,  riche, 
conquérant,  arbitre  de  l'Europe,  redouté,  admiré 
tant  qu'ont  duré  les  ministres  et  les  capitaines  qui 
ont  véritablement  mérité  ce  nom.  A  leur  fin,  la  ma- 


352  SAINT-SIMON  : 

chine  a  roulé  quelque  temps  encore,  d'impulsion, 
et  sur  leur  compte.  Mais  tôt  après,  le  tuf  s'est 
montré,  les  fautes,  les  erreurs  se  sont  multipliées,  la 
décadence  est  arrivée  à  grands  pas,  sans  toutefois 
ouvrir  les  yeux  à  ce  maître  despotique  si  jaloux  de 
tout  faire  et  de  tout  diriger  par  lui-même,  et  qui 
sembloit  se  dédommager  des  mépris  du  dehors  par 
le  tremblement  que  sa  terreur  redoubloit  au  dedans. 
Prince  heureux  s'il  en  fut  jamais,  en  figure  unique, 
en  force  corporelle,  en  santé  égale  et  ferme,  et  presque 
jamais  interrompue,  en  siècle  si  fécond  et  si  libéral 
pour  lui  en  tous  genres  qu'il  a  pu  en  ce  sens  être 
comparé  au  siècle  d'Auguste  ;  en  sujets  adorateurs 
prodiguant  leurs  biens,  leur  sang,  leurs  talents,  la 
plupart  jusqu'à  leur  réputation,  quelques-uns  même 
leur  honneur,  et  beaucoup  trop  leur  conscience  et 
leur  religion  pour  le  servir,  souvent  même  seulement 
pour  lui  plaire.  Heureux  surtout  en  famille  s'il  n'en 
avoit  eu  que  de  légitime  ;  en  mère  contente  des 
respects  et  d'un  certain  crédit  ;  en  frère  dont  la  vie 
anéantie  par  de  déplorables  goûts,  et  d'ailleurs  futile 
par  elle-même,  se  noyoit  dans  la  bagatelle,  se  con- 
tent oit  d'argent,  se  retenoit  par  sa  propre  crainte  et 
par  celle  de  ses  favoris,  et  n'étoit  guère  moins  bas 
courtisan  que  ceux  qui  vouloient  faire  leur  fortune  ; 
une  épouse  vertueuse,  amoureuse  de  lui,  infatigable- 
ment patiente,  devenue  véritablement  Françoise, 
d'ailleurs  absolument  incapable  ;  un  fils  unique 
toute  sa  vie  à  la  lisière,  qui  à  cinquante  ans  ne  savoit 
encore  que  gémir  sous  le  poids  de  la  contrainte  et 
du  discrédit,  qui,  environné  et  éclairé  de  toutes 
parts,  n'osoit  que  ce  qui  lui  étoit  permis,  et  qui 
absorbé  dans  la  matière  ne  pouvoit  causer  la  plus 
légère  inquiétude  ;  en  petit-fils  dont  l'âge  et  l'ex- 
emple du  père,  les  brassières  dans  lesquelles  ils 
étoient  scellés,  rassuroient  contre  les  grands  talents 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  353 

de  l'aîné,  sur  la  grandeur  du  second  qui  de  son 
trône  reçut  toujours  la  loi  de  son  aïeul  dans  une 
soumission  parfaite,  et  sur  les  fougues  de  l'enfance 
du  troisième  qui  ne  tinrent  rien  de  ce  dont  elles 
avoient  inquiété  ;  un  neveu  qui,  avec  des  pointes 
de  débauches,  trembloit  devant  lui,  en  qui  son 
esprit,  ses  talents,  ses  velléités  légères  et  les  fous 
propos  de  quelques  débordés  qu'il  ramassoit,  dis- 
paroissoient  au  moindre  mot,  souvent  au  moindre 
regard.  Descendant  plus  bas,  des  princes  du  sang  de 
même  trempe,  à  commencer  par  le  grand  Condé, 
devenu  la  frayeur  et  la  bassesse  même,  jusque 
devant  les  ministres,  depuis  son  retour  à  la  paix  des 
Pyrénées  ;  M.  le  Prince  son  fils,  le  plus  vil  et  le 
plus  prostitué  de  tous  les  courtisans,  M.  le  Duc  avec 
un  courage  plus  élevé,  mais  farouche,  féroce,  par  cela 
même  le  plus  hors  de  mesure  de  pouvoir  se  faire 
craindre,  et  avec  ce  caractère,  aussi  timide  que  pas 
un  des  siens,  à  l'égard  du  roi  et  du  gouvernement  ; 
des  deux  princes  de  Conti  si  aimables,  l'aîné  mort 
sitôt,  l'autre  avec  tout  son  esprit,  sa  valeur,  ses 
grâces,  son  savoir,  le  cri  public  en  sa  faveur  jusqu'au 
milieu  de  la  cour,  mourant  de  peur  de  tout,  accablé 
sous  la  haine  du  roi,  dont  les  dégoûts  lui  coûtèrent 
enfin  la  vie. 

Les  plus  grands  seigneurs  lassés  et  ruinés  des 
longs  troubles,  et  assujettis  par  nécessité.  Leurs 
successeurs  séparés,  désunis,  livrés  à  l'ignorance,  au 
frivole,  aux  plaisirs,  aux  folles  dépenses,  et  pour 
ceux  qui  pensoient  le  moins  mal,  à  la  fortune,  et  dès 
lors  à  la  servitude  et  à  l'unique  ambition  de  la  cour. 
Des  parlements  subjugués  à  coups  redoublés,  appau- 
vris, peu  à  peu  l'ancienne  magistrature  éteinte  avec 
la  doctrine  et  la  sévérité  des  mœurs,  farcis  en  la 
place  d'enfants  de  gens  d'affaires,  de  sots  du  bel  air, 
ou  d'ignorants  pédants,  avares,  usuriers,  aimant  le 
12 


354  SAINT-SIMON  : 

sac,  souvent  vendeurs  de  la  justice,  et  de  quelques 
chefs  glorieux  jusqu'à  l'insolence,  d'ailleurs  vides  de 
tout.  Nul  corps  ensemble,  et  par  laps  de  temps, 
presque  personne  qui  osât  même  à  part  soi  avoir 
aucun  dessein,  beaucoup  moins  s'en  ouvrir  à  qui 
que  ce  soit.  Enfin  jusqu'à  la  division  des  familles  les 
plus  proches  parmi  les  considérables,  l'entière  mécon- 
noissance  des  parents  et  des  parentes,  si  ce  n'est  à 
porter  les  deuils  les  plus  éloignés,  peu  à  peu  tous 
les  devoirs  absorbés  par  un  seul  que  la  nécessité 
fit,  qui  fut  de  craindre  et  de  tâcher  à  plaire.  De  là 
cette  intérieure  tranquillité  jamais  troublée  que  par 
la  folie  momentanée  du  chevalier  de  Rohan,  frère 
du  père  de  M.  de  Soubise,  qui  la  paya  incontinent  de 
sa  tête,  et  par  ce  mouvement  des  fanatiques  des 
Cévennes  qui  inquiéta  plus  qu'il  ne  valut,  dura  peu 
et  fut  sans  aucune  suite,  quoique  arrivé  en  pleine 
et  fâcheuse  guerre  contre  toute  l'Europe. 

De  là  cette  autorité  sans  bornes  qui  put  tout  ce 
qu'elle  voulut,  et  qui  trop  souvent  voulut  tout  ce 
qu'elle  put,  et  qui  ne  trouva  jamais  la  plus  légère 
résistance,  si  on  excepte  des  apparences  plutôt  que 
des  réalités  sur  des  matières  de  Rome,  et  en  dernier 
lieu  sur  la  constitution.  C'est  là  ce  qui  s'appelle 
vivre  et  régner  ;  mais  il  faut  convenir  en  même 
temps  qu'en  glissant  sur  la  conduite  du  cabinet  et 
des  armées  jamais  prince  ne  posséda  l'art  de  régner 
à  un  si  haut  point.  L'ancienne  cour  de  la  reine  sa 
mère,  qui  excelloit  à  la  savoir  tenir,  lui  avoit  im- 
primé une  politesse  distinguée,  une  gravité  jusque 
dans  l'air  de  galanterie,  une  dignité,  une  majesté 
partout  qu'il  sut  maintenir  toute  sa  vie,  et  lors 
même  que  vers  sa  fin  il  abandonna  la  cour  à  ses 
propres  débris. 

Mais  cette  dignité,  il  ne  la  vouloit  que  pour  lui, 
et  que  par  rapport  à  lui  ;  et  celle-là  même  relative, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  355 

il  la  sapa  presque  toute  pour  mieux  achever  de 
ruiner  toute  autre  et  de  la  mettre  peu  à  peu,  comme 
il  fit,  à  l'unisson,  en  retranchant  tant  qu'il  put  toutes 
les  cérémonies  et  les  distinctions  dont  il  ne  retint 
que  l'ombre,  et  certaines  trop  marquées  pour  les 
détruire,  en  semant  même  dans  celles-là  des  zizanies 
qui  les  rendoient  en  partie  à  charge  et  en  partie 
ridicules.  Cette  conduite  lui  servit  encore  à  séparer, 
à  diviser,  à  affermir  la  dépendance  en  la  multipli- 
ant par  des  occasions  sans  nombre,  et  très-intéres- 
santes, qui,  sans  cette  adresse,  seroient  demeurées 
dans  les  règles,  et  sans  produire  de  disputes,  et  de 
recours  à  lui.  Sa  maxime  encore  n'étoit  que  de  les 
prévenir,  hors  des  choses  bien  marquées,  et  ne  les 
point  juger  ;  il  s'en  sa  voit  bien  garder  pour  ne  pas 
diminuer  ces  occasions  qu'il  se  croyoit  si  utiles. 
Il  en  usoit  de  même  à  cet  égard  pour  les  provinces  ; 
tout  y  devint  sous  lui  litigieux  et  en  usurpations,  et 
par  là  il  en  tira  les  mêmes  avantages. 


XLI.  —  DÉSORGANISATION  MILITAIRE 

Peu  à  peu  il  réduisit  tout  le  monde  à  servir  et  à 
grossir  sa  cour,  ceux-là  mêmes  dont  il  faisoit  le  moin- 
dre cas.  Qui  et  oit  d'âge  à  servir  n'osoit  différer 
d'entrer  dans  le  service.  Ce  fut  encore  une  autre 
adresse  pour  ruiner  les  seigneurs,  et  les  accoutumer 
à  l'égalité,  et  à  rouler  pêle-mêle  avec  tout  le  monde. 

Cette  invention  fut  due  à  lui  et  à  Louvois,  qui 
vouloit  régner  aussi  sur  toute  seigneurie,  et  la 
rendre  dépendante  de  lui,  en  sorte  que  les  gens  nés 
pour  commander  aux  autres  demeurèrent  dans  les 
idées  et  ne  se  trouvèrent  plus  dans  aucune  réalité. 


356  SAINT-SIMON  : 

Sous  prétexte  que  tout  service  militaire  est  hono- 
rable, et  qu'il  est  raisonnable  d'apprendre  à  obéir 
avant  que  de  commander,  il  assujettit  tout,  sans 
autre  exception  que  des  seuls  princes  du  sang,  à 
débuter  par  être  cadets  dans  ses  gardes  du  corps, 
et  à  faire  tout  le  même  service  des  simples  gardes 
du  corps,  dans  les  salles  des  gardes,  et  dehors,  hiver 
et  été,  et  à  l'armée.  Il  changea  depuis  cette  pré- 
tendue école  en  celle  des  mousquetaires,  quand  la 
fantaisie  de  ce  corps  lui  prit,  école  qui  n'étoit  pas 
plus  réelle  que  l'autre,  et  où,  comme  dans  la  première, 
il  n'y  avoit  dans  la  vérité  rien  du  tout  à  apprendre 
qu'à  se  gâter,  et  à  perdre  du  temps  ;  mais  aussi  on 
s'y  ployoit  par  force  à  y  être  confondu  avec  toute 
sorte  de  gens  et  de  toutes  les  espèces,  et  c'étoit  là 
tout  ce  que  le  roi  prétendoit  en  effet  de  ce  noviciat, 
où  il  f  alloit  demeurer  une  année  entière  dans  la  plus 
exacte  régularité  de  tout  cet  inutile  et  pédantesque 
service,  après  laquelle  il  falloit  essuyer  encore  une 
seconde  école,  laquelle  au  moins  en  pouvoit  être  une. 
C'étoit  une  compagnie  de  cavalerie  pour  ceux  qui 
vouloient  servir  dans  la  cavalerie,  et  pour  ceux  qui 
se  destinoient  à  l'infanterie,  une  lieutenance  dans 
le  régiment  du  roi,  duquel  le  roi  se  mêloit  immédi- 
atement, comme  un  colonel,  et  qu'il  avoit  exprès 
fort  distingué  de  tous  les  autres. 

C'étoit  une  autre  station  subalterne  où  le  roi 
retenoit  plus  ou  moins  longtemps  avant  d'accorder 
l'agrément  d'acheter  un  régiment  qui  lui  donnoit, 
et  à  son  ministre,  plus  ou  moins  lieu  d'exercer  grâce 
ou  rigueur,  selon  qu'il  vouloit  traiter  les  jeunes 
gens  sur  les  témoignages  qu'il  en  recevoit,  et  plus 
sous  main  qu'autrement,  ou  leurs  parents  encore, 
desquels  la  façon  d'être  avec  lui,  ou  avec  son  mi- 
nistre, influoit  entièrement  là-dessus.  Outre  l'ennui 
et  le  dépit  de  cet  état  subalterne,  et  la  naturelle 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  357 

jalousie  les  uns  des  autres  à  en  sortir  le  plus  tôt, 
c'est  qu'il  étoit  peu  compté  pour  obtenir  un  régi- 
ment, et  non  limité,  et  pour  rien  du  tout  en  soi-même, 
parce  qu'il  fut  établi  que  la  première  date  d'où 
l'avancement  dans  les  grades  militaires  seroit 
compté  étoit  celle  de  la  commission  de  mestre  de 
camp  ou  de  colonel. 

Au  moyen  de  cette  règle,  excepté  des  occasions 
rares  et  singulières,  comme  d'action  distinguée,  de 
porter  une  grande  nouvelle  de  guerre,  etc.,  il  fut 
établi  que  quel  qu'on  pût  être,  tout  ce  qui  servoit 
demeuroit,  quant  au  service  et  aux  grades,  dans 
une  égalité  entière. 

Cela  rendit  l'avancement  ou  le  retardement  d'avoir 
un  régiment  bien  plus  sensible,  parce  que  de  là 
dépendoit  tout  le  reste  des  autres  avancements, 
qui  ne  se  firent  plus  que  par  promotions  suivant 
l'ancienneté,  qu'on  appela  V ordre  du  tableau  ;  de  là 
tous  les  seigneurs  dans  la  foule  de  tous  les  officiers 
de  toute  espèce  ;  de  là  cette  confusion  que  le  roi 
désiroit  ;  de  là  peu  à  peu  cet  oubli  de  tous,  et, 
dans  tous,  de  toute  différence  personnelle  et  d'ori- 
gine, pour  ne  plus  exister  que  dans  cet  état  de  service 
militaire  devenu  populaire,  tout  entier  sous  la  main 
du  roi,  beaucoup  plus  sous  celle  de  son  ministre,  et 
même  de  ses  commis,  lequel  ministre  avoit  des  occa- 
sions continuelles  de  préférer  et  de  mortifier  qui  il 
vouloit,  dans  le  courant,  et  qui  ne  manquoit  pas  d'en 
préparer  avec  adresse  les  moyens  d'avancer  ses  pro- 
tégés, malgré  l'ordre  du  tableau,  et  d'en  reculer  de 
même  ceux  que  bon  lui  sembloit. 

Si  d'ennui,  de  dépit,  ou  par  quelque  dégoût  on 
quittoit  le  service,  la  disgrâce  étoit  certaine  ;  c'étoit 
merveille  si  après  des  années  redoublées  de  rebuts 
on  parvenoit  à  revenir  sur  l'eau.  A  l'égard  de  ce 
qui  n'étoit  point  de  la  cour,  et  même  du  commun, 


358  SAINT-SIMON  : 

outre  que  le  roi  y  tenoit  l'oeil  lui-même,  le  ministre 
de  la  guerre  en  faisoit  son  étude  particulière,  et  de 
ceux-là,  qui  quittoit,  étoit  assuré  lui  et  sa  famille 
d'essuyer  dans  sa  province  ou  dans  sa  ville  toutes 
les  mortifications,  et  souvent  les  persécutions  dont 
on  pou  voit  s'aviser,  dont  on  rendoit  les  intendants 
des  provinces  responsables,  et  qui  très-ordinaire- 
ment influoient  sur  les  terres  et  sur  les  biens. 

Grands  et  petits,  connus  et  obscurs,  furent  donc 
forcés  d'entrer  et  de  persévérer  dans  le  service, 
d'y  être  un  vif  peuple  en  toute  égalité,  et  dans  la 
plus  soumise  dépendance  du  ministre  de  la  guerre, 
et  même  de  ses  commis. 

J'ai  vu  Le  Guerchois,  mort  conseiller  d'État,  lors 
intendant  d'AIençon,  me  montrer,  à  la  Ferté,  un  ordre 
de  faire  recherche  des  gentilshommes  de  sa  géné- 
ralité qui  avoient  des  enfants  en  âge  de  servir  et 
qui  n'étoient  pas  dans  le  service,  de  les  presser  de 
les  y  mettre,  de  les  menacer  même,  et  de  doubler 
et  tripler  à  la  capitation  ceux  qui  n'obéiroient  pas, 
et  de  leur  faire  toutes  les  sortes  de  vexations  dont 
ils  seroient  susceptibles.  Ce  fut  à  l'occasion  d'un 
gentilhomme  qui  étoit  dans  le  cas,  et  pour  qui 
j'avois  de  l'amitié,  et  que  j'envoyai  chercher,  en 
effet,  pour  le  résoudre.  Le  Guerchois  fut  depuis  in- 
tendant à  Besançon,  et  il  fut  fait  conseiller  d'État 
dans  les  commencements  de  la  régence. 

Avant  de  finir  ce  qui  regarde  cette  politique  mili- 
taire, il  faut  voir  à  quel  point  Louvois  abusa  de  cette 
misérable  jalousie  du  roi  de  tout  faire  et  de  tout 
mettre  dans  sa  dépendance  immédiate,  pour  ranger 
tout  lui-même  sous  sa  propre  autorité,  et  comment 
sa  pernicieuse  ambition  a  tari  la  source  des  capi- 
taines en  tout  genre,  et  a  réduit  la  France  en  ce 
point  à  n'en  trouver  plus  chez  elle,  et  à  n'en  pou- 
voir plus  espérer  parce  que  des  écoliers  ne  peuvent 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  359 

apprendre  que  sous  des  maîtres,  et  qu'il  faut  que 
cette  soumission  se  suive  et  se  continue  de  main 
en  main,  attendu  que  la  capacité  ne  se  crée  point 
par  les  hommes. 

On  a  déjà  vu  les  funestes  obligations  de  la  France 
à  ce  pernicieux  ministre.  Des  guerres  sans  mesure 
et  sans  fin  pour  se  rendre  nécessaire,  pour  sa  gran- 
deur, pour  son  autorité,  pour  sa  toute-puissance. 
Des  troupes  innombrables,  qui  ont  appris  à  nos 
ennemis  à  en  avoir  autant,  qui,  chez  eux,  sont  in- 
épuisables, et  qui  ont  dépeuplé  le  royaume,  enfin 
la  ruine  des  négociations  et  de  la  marine,  de  notre 
commerce,  de  nos  manufactures,  de  nos  colonies, 
par  sa  jalousie  de  Colbert,  de  son  frère  et  de  son 
fils,  entre  les  mains  desquels  étoit  le  département 
de  ces  choses,  et  le  dessein  trop  bien  exécuté  de 
ruiner  la  France  riche  et  florissante  pour  culbuter 
Colbert.  Reste  à  voir  comment  il  a,  pour  être  pleine- 
ment maître,  arraché  les  dernières  racines  des  capi- 
taines en  France,  et  l'a  mise  radicalement  hors  de 
moyen  d'en  plus  porter. 

Louvois,  désespéré  du  joug  de  M.  le  Prince,  et 
de  M.  de  Turenne,  non  moins  impatient  du  poids 
de  leurs  élèves,  résolut  de  se  garantir  de  celui  de 
leurs  successeurs,  et  d'énerver  ces  élèves  mêmes. 
Il  persuada  au  roi  le  danger  de  ne  tenir  pas  par  les 
cordons  les  généraux  de  ses  armées,  qui,  ignorant 
les  secrets  du  cabinet,  et  préférant  leur  réputation 
à  toutes  choses,  pouvoient  ne  s'en  pas  tenir  au  plan 
convenu  avec  eux  avant  leur  départ,  profiter  des 
occasions,  faire  des  entreprises  dont  le  bon  succès 
troubleroit  les  négociations  secrètes,  et  les  mauvais 
feroient  un  plus  triste  effet  ;  que  c' étoit  à  l'expé- 
rience et  à  la  capacité  du  roi  de  régler  non-seule- 
ment les  plans  de  campagne  de  toutes  ses  armées, 
mais  d'en  conduire  le  cours  de  son  cabinet,  et  de  ne 


36o  SAINT-SIMON  : 

pas  abandonner  le  sort  de  ses  affaires  à  la  fantaisie 
de  ses  généraux,  dont  aucun  n'avoit  la  capacité, 
l'acquit  ni  la  réputation  de  M.  le  Prince  et  de  M.  de 
Turenne,  leurs  maîtres. 

Louvois  surprit  ainsi  l'orgueil  du  roi,  et,  sous  pré- 
texte de  le  soulager,  fit  les  plans  des  diverses  cam- 
pagnes, qui  devinrent  les  lois  des  généraux  d'armée, 
et  qui  peu  à  peu  ne  furent  plus  reçus  à  en  contre- 
dire aucun.  Par  même  adresse,  il  les  tint  tous  en 
brassière  pendant  le  cours  des  campagnes  jusqu'à 
n'oser  profiter  d'aucune  occasion,  sans  en  avoir 
envoyé  demander  la  permission  qui  s'échappoit 
presque  toujours  avant  d'en  avoir  reçu  la  réponse. 
Par  là  Louvois  devint  le  maître  de  porter  ou  non 
le  fort  de  la  guerre  où  il  voulut,  et  de  lâcher  ou 
retenir  la  bride  aux  généraux  d'armée  à  sa  volonté, 
par  conséquent  de  les  faire  valoir  ou  les  dépriser 
à  son  gré. 

Cette  gêne,  qui  justement  dépita  les  généraux 
d'armée,  causa  la  perte  des  plus  importantes  occa- 
sions, et  souvent  des  plus  sûr*es,  et  une  négligence 
qui  en  fit  manquer  beaucoup  d'autres. 

Ce  grand  pas  fait,  Louvois  inspira  au  roi  cet 
ordre  funeste  du  tableau,  et  ces  promotions  nom- 
breuses par  l'ancienneté,  qui  flatta  cette  superbe 
du  roi  de  rendre  toute  condition  simple  peuple, 
mais  qui  fit  aussi  à  la  longue  que  toute  émulation 
se  perdit,  parce  que,  dès  qu'il  fut  établi  qu'on  ne 
montoit  plus  qu'à  son  rang  à  moins  d'événements 
presque  uniques  auxquels  encore  il  falloit  que  la 
faveur  fût  jointe,  personne  ne  se  soucia  plus  de  se 
fatiguer  et  de  s'instruire,  également  sûr  de  n'avancer 
point  hors  de  son  rang,  et  d'avancer  aussi  par  sa 
date,  sans  une  disgrâce  qu'on  se  contentoit  à  bon 
marché  de  ne  pas  encourir. 

Cet  ordre  du  tableau,  établi  comme  on  l'a  vu,  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  361 

par  les  raisons  qui  ont  été  expliquées,  n'en  demeura 
pas  là.  Sous  prétexte  que  dans  une  armée  les  offi- 
ciers généraux  prennent   jour  à  leur  tour,   M.   de 
Louvois,  qui  vouloit  s'emparer  de  tout,  et  barrer 
toute  autre  voie  que  la  sienne  de  pouvoir  s'avancer, 
fit  retomber  cet  ordre  du  tableau  sur  les  généraux 
des  armées.  Jusqu'alors  ils  étoient  en  liberté  et  en 
usage  de  donner  à  qui  bon   leur   sembloit  les  dé- 
tachements gros  ou  petits  de  leurs  armées.  C'étoit 
à  eux,  suivant  la  force  et  la  destination  du  détache- 
ment,  de   choisir   qui   ils  vouloient   pour  le   com- 
mander, et  nul  officier  général  ni  particulier  n'étoit 
en  droit  d'y  prétendre.  Si  le  détachement  étoit  im- 
portant, le  général  prenoit  ce  qu'il  croyoit  de  meil- 
leur parmi  ses  officiers  généraux  pour  le  commander  ; 
s'il  étoit  moindre,  il  choisissoit  un  officier  de  moindre 
grade.    Parmi   ces   derniers,   les   généraux   d'armée 
avoient   coutume   d'essayer   de   jeunes   gens   qu'ils 
savoient  appliqués  et  amoureux  de  s'instruire.  Us 
voyoient  comment  ils  s'y  prenoient   à  mener  ces 
détachements,  et  les  leur  donnoient  plus  ou  moins 
gros,  et  une  besogne  plus  ou  moins  facile,  suivant 
qu'ils  avoient  déjà  montré  plus  ou  moins  de  capacité. 
C'est  ce  qui  faisoit  dire  à  M.  de  Turenne  qu'il  n'en 
estimoit  pas  moins  ceux  qui  avoient   été  battus  ; 
qu'au  contraire  on  n'apprenoit  bien  que  par  là  à 
prendre  son  parti   une  autre  fois,   et   qu'il  falloit 
l'avoir  été  deux  ou  trois  fois  pour  pouvoir  devenir 
quelque  chose.  Si  les  généraux  d'armée  reconnois- 
soient  par  ces  expériences  un  sujet  peu  capable,  ils 
le  laissoient  doucement  ;    s'ils  y  trouvoient  du  ta- 
lent et  de  la  ressource,  ils  le  poussoient.  Par  là  ils 
étoient  toujours  bien  servis.  Les  officiers  généraux 
et    particuliers   sentoient    que    leur    réputation   et 
leur  fortune  dépendoient  de   leur    application,  de 
leur    conduite,    de    leurs    actions  ;     que    la     dis- 


362  SAINT-SIMON  : 

tinction  journelle  y  étoit  attachée  par  la  préférence 
ou  par  le  délaissement  ;  tout  contribuoit  donc 
en  eux  à  l'émulation  de  s'appliquer,  d'apprendre, 
de  s'instruire  ;  et  c'étoit  parmi  les  jeunes  à  faire 
leur  cour  à  ceux  qui  étoient  les  plus  employés  pour 
être  reçus  par  eux  à  s'instruire,  et  à  s'en  laisser 
accompagner  dans  les  détachements  pour  les  voir 
faire  et  apprendre  sous  eux.  Telle  fut  l'école  qui  de 
plus  en  plus  gros  détachements,  qui  de  plus  en  plus 
de  besogne  importante,  conduisit  au  grand  les  élèves 
de  ces  écoles,  et  qui,  suivant  la  capacité,  forma  cette 
foule  d'excellents  officiers  généraux,  et  ce  petit 
nombre  de  grands  capitaines. 

Les  généraux  d'armée  qui  rendoient  compte 
d'eux  à  mesure  par  leurs  dépêches,  en  rendoient  un 
plus  étendu  à  leur  retour.  Tous  sentoient  le  besoin 
qu'ils  avoient  de  ces  témoignages  pour  leur  réputa- 
tion et  pour  leur  fortune  ;  tous  s'empressoient  donc 
de  les  mériter,  et  de  plaire,  c'est-à-dire  de  se  pré- 
senter à  tout,  et  de  soulager  et  d'aider,  chacun 
selon  sa  portée,  le  général  d'armée  sous  qui  ils 
servoient,  ou  l'officier  général  dans  le  corps  duquel 
ils  se  trouvoient  détachés.  Cela  opéroit  une  vo- 
lonté, une  application,  une  vigilance,  dont  le  total 
servoit  infiniment  au  général  et  au  succès  de  la 
campagne. 

Ceux  qui  se  distinguoient  le  plus  cheminoient 
aussi  à  proportion  ;  ils  devenoient  promptement 
lieutenants  généraux,  et  presque  tous  ceux  qui  sont 
parvenus  au  bâton  de  maréchal  de  France,  avant 
que  Louvois  le  procurât,  y  étoient  parvenus  avant 
quarante  ans.  L'expérience  a  appris  qu'ils  en 
étoient  bien  meilleurs,  et  suivant  le  cours  de  la  na- 
ture, ils  avoient  vingt-cinq  ou  trente  ans  à  employer 
leurs  talents  à  la  tête  des  armées.  Des  guerriers  de 
ce  mérite  ne  ployoient  pas  volontiers  sous  Louvois  ; 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  363 

aussi  les  détruisit-il,  et  avec  eux  leur  pépinière  ; 
ce  fut  par  ce  fatal  ordre  du  tableau. 

Il  avoit  déjà  réduit  les  généraux  d'armée  à  rece- 
voir de  sa  main  les  projets  de  campagne  comme 
venant  du  roi.  Il  les  avoit  exclus  d'y  travailler  sans 
lui,  et  de  s'expliquer  de  rien  avec  le  roi,  ni  le  roi  avec 
eux  qu'en  sa  présence,  tant  en  partant  qu'en  reve- 
nant ;  enfin  il  les  avoit  mis  à  la  lisière  peu  à  peu, 
de  plus  en  plus  resserrée,  à  n'oser  faire  un  pas,  ni 
presque  jamais  oser  profiter  de  l'occasion  la  plus 
glissante  de  la  main,  sans  ordre  ou  permission,  et 
les  avoit  réduits  sous  les  courriers  du  cabinet.  Il 
alla  plus  loin. 

If  fit  entendre  au  roi  que  l'emploi  de  commander 
une  armée  étoit  de  soi-même  assez  grand  pour  ne 
devoir  pas  chercher  à  le  rendre  plus  puissant  par  la 
facilité  de  s'attacher  des  créatures,  et  même  les  fa- 
milles de  ces  créatures  dont  ils  pouvoient  s'appuyer 
beaucoup  ;  que  ce  choix  de  faire  marcher  qui  ils 
vouloient  à  l'armée  étoit  nécessaire  avant  ce  sage 
établissement  de  l'ordre  du  tableau  qui  mettoit  tout 
en  la  main  de  Sa  Majesté  ;  mais  que  désormais,  l'ayant 
établi,  il  devoit  s'étendre  à  tout,  et  ne  plus  laisser 
de  choix  aux  généraux  d'armée  qui  devenoit  même 
injurieux  aux  officiers  généraux  et  particuliers, 
puisque  c'étoit  montrer  une  préférence  qui  ne  pou- 
voit  que  marquer  plus  de  confiance,  par  conséquent 
plus  d'estime  pour  l'un  que  pour  l'autre,  qui  n'étoit 
souvent  que  d'éloignement  ou  de  caprice  contre  l'un, 
de  fantaisie,  d'amitié,  ou  de  raison  personnelle  pour 
l'autre  ;  qu'il  falloit  donc  que  les  officiers  généraux 
et  particuliers  qui  prenoient  jour,  ou  qui  étoient  de 
piquet,  en  pareil  grade  les  uns  après  les  autres, 
suivant  leur  ancienneté,  marchassent  de  même 
pour  les  détachements,  sans  en  intervertir  l'ordre  à 
la  volonté  du  général,  et  ôter  par  cet  unisson  tout 


364  SAINT-SIMON  : 

lieu  aux  jalousies,  et  aux  généraux  de  pousser  et 
de  reculer  qui  bon  leur  sembloit. 

Le  goût  du  roi,  fort  d'accord  avec  les  vues  de  son 
ministre  qu'il  n'aperçut  pas,  embrassa  aisément  sa 
proposition.  Il  en  fit  une  règle  qui  a  toujours  depuis 
été  observée,  de  manière  que  si  un  général  d'armée 
a  un  détachement  délicat  à  faire,  il  est  forcé  de  le 
donner  au  balourd  qui  est  à  marcher,  et  s'il  s'en 
trouve  plusieurs  de  suite,  comme  cela  n'arrive  que 
trop  souvent,  il  faut  qu'il  en  essuie  le  hasard  ou  qu'il 
fatigue  ses  troupes  d'autant  de  détachements  inutiles 
qu'il  y  a  de  balourds  à  marcher,  jusqu'à  celui  qu'il 
veut  charger  du  détachement  important  ;  et  si  encore 
cela  se  trouvoit  un  peu  réitéré,  ce  seroient  des 
plaintes  et  des  cris  à  l'honneur  et  à  l'injustice,  dès 
que  cela  seroit  aperçu.  On  voit  assez  combien  cet 
inconvénient  est  important  pour  une  armée,  mais 
l'essentiel  est  que  cette  règle  est  devenue  la  perte 
de  l'école  de  la  guerre,  de  toute  instruction,  de  toute 
émulation.  Il  n'y  a  plus  où,  ni  de  quoi  apprendre,  plus 
d'intérêt  de  plaire  aux  généraux,  ni  de  leur  être 
d'aucune  utilité  par  son  application  et  sa  vigilance. 
Tout  est  également  sous  la  loi  de  l'ancienneté  ou  de 
l'ordre  du  tableau.  On  se  dit  qu'il  n'y  a  qu'à  dormir 
et  faire  rie  à  rac  son  service,  et  regarder  la  liste  des 
dates,  puisque  rien  n'avance  que  la  date  seule  qu'il 
n'y  a  qu'à  attendre  en  patience  et  en  tranquillité, 
sans  devoir  rien  à  personne,  ni  à  soi-même.  Voilà 
l'obligation  qu'a  la  France  à  Louvois  qui  a  sapé 
toute  formation  de  capitaines  pour  n'avoir  plus  à 
compter  avec  le  mérite,  et  que  l'incapacité  eût  un 
continuel  besoin  de  sa  protection  :  voilà  ce  que  le 
royaume  doit  à  l'aveugle  superbe  de  Louis  XIV. 

Les  promotions  introduites  achevèrent  de  tout 
défigurer  par  achever  de  tout  confondre  :  mérite, 
actions,    naissance,     contradictoire    de    tout     cela 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  365 

moyennant  le  tour  de  l'ancienneté,  et  les  rares  ex- 
ceptions que  Louvois  y  sut  bien  faire  dès  en  les  étab- 
lissant, pour  ceux  qu'il  voulut  avancer,  comme  aussi 
pour  ceux  qu'il  voulut  reculer  ou  dégoûter.  Le  pro- 
digieux nombre  de  troupes  que  le  roi  mettoit  en 
campagne  servit  à  grossir  et  à  multiplier  les  pro- 
motions ;  et  ces  promotions,  devenues  bien  plus 
fréquentes  et  bien  plus  nombreuses  depuis,  ont 
accablé  les  armées  d'un  nombre  sans  mesure  de  tous 
les  grades.  Un  autre  inconvénient  en  est  résulté  : 
c'est  qu'à  force  d'officiers  généraux  et  de  brigadiers, 
c'est  merveille  s'ils  marchent  chacun  trois  ou  quatre 
fois  dans  toute  une  campagne,  et  ce  n'en  est  pas 
une  s'ils  ne  marchent  qu'une  fois  ou  deux.  Or,  sans 
leçon,  sans  école,  quel  moyen  reste-t-il  d'apprendre 
et  de  se  former  que  de  se  trouver  souvent  en  besogne 
pour  s'instruire,  si  l'on  peut,  par  la  besogne  même, 
à  force  de  voir  et  de  faire  ?  et  ils  n'y  sont  jamais,  et 
ils  n'y  peuvent  être. 

Une  autre  chose  a  mis  le  comble  à  ce  désordre  et 
à  l'ignorance  de  la  guerre  :  ce  sont  les  troupes  d'élite. 
J'appelle  ainsi  dans  l'infanterie  les  régiments  des 
gardes  françoises  et  suisses,  et  le  régiment  du  roi  ; 
dans  la  cavalerie,  la  maison  du  roi  et  la  gendarmerie. 
Le  roi,  pour  les  distinguer,  y  a  confondu  tous  les 
grades,  et  y  a  fait  presque  dans  chaque  promotion 
une  fourmilière  d'officiers  généraux.  Les  officiers 
de  ces  corps  ne  peuvent  même  apprendre  le  peu 
que  font  les  autres,  parce  que,  tout  avancés  qu'ils 
sont,  ils  ne  font  jamais  que  le  service  de  lieutenant 
ou  de  capitaine  d'infanterie  et  de  cavalerie,  qui  est 
celui  de  l'intérieur  de  leurs  corps.  Si  on  les  fait 
servir  d'officiers  généraux,  ils  sautent  immédiate- 
ment à  ce  service  sans  en  avoir  vu  ni  appris  quoi  que 
ce  soit,  ni  du  service  encore  des  gardes  qui  sont 
entre-deux.  On  laisse  à  penser  de  celui  qu'ils  peu- 


366  SAINT-SIMON  : 

vent  rendre,  et  de  l'embarras  que  cette  multiplica- 
tion, qui  se  peut  dire  foule,  cause  dans  une  armée 
par  eux-mêmes  et  par  leurs  équipages. 

Et  après  tout  cela  on  est  surpris  d'avoir  tant  de 
maréchaux  de  France,  et  si  peu  à  s'en  servir,  et  dans 
une  immensité  d'officiers  généraux  un  nombre  si 
court  qui  sache  quelque  chose,  et  de  n'en  pouvoir 
discerner  aucun  à  mettre  en  chef,  ou  le  bâton  de 
maréchal  de  France  à  la  main,  qu'à  titre  de  son  an- 
cienneté. De  là  le  malheur  des  armées,  et  la  honte 
d'avoir  recours  à  des  étrangers  fort  nouveaux  pour 
les  commander,  et  sans  espérance  d'y  pouvoir  former 
personne.  Les  maîtres  ne  sont  plus,  les  écoles  sont 
éteintes,  les  écoliers  disparus,  et  avec  eux  tout 
moyen  d'en  élever  d'autres.  Mais  le  pouvoir  sans 
bornes  des  secrétaires  d'État  de  la  guerre,  qui  tous 
ont  bien  soutenu  là-dessus  les  errements  de  Louvois, 
est  un  dédommagement  que  qui  y  pourroit  chercher 
du  remède  trouve  apparemment  suffisant.  Le  roi  a 
craint  les  seigneurs  et  a  voulu  des  garçons  de  bou- 
tique ;  quel  est  le  seigneur  qui  eût  pu  porter  un 
coup  si  mortel  à  la  France  pour  son  intérêt  et  sa 
grandeur  ? 

Après  tant  de  montagnes  devenues  vallées  sous  le 
poids  de  Louvois,  il  trouva  encore  des  collines  à 
abattre  ;  un  souffle  de  sa  bouche  en  vint  à  bout. 
Les  régiments  étoient  sous  la  disposition  de  leurs 
colonels  dans  l'infanterie,  la  cavalerie,  les  dragons. 
Leur  fortune  dépendoit  de  les  tenir  complets,  bons, 
exacts  dans  le  service,  et  leur  honneur  de  les  avoir 
vaillants  et  bien  composés  ;  leur  estime  d'y  vivre 
avec  justice  et  désintéressement  ;  en  bons  pères  de 
famille  ;  et  l'intérêt  des  officiers,  de  leur  plaire  et 
d'acquérir  leur  estime,  puisque  leur  avancement  et 
tout  détail  intérieur  dépendoit  d'eux.  Aussi  étoit-ce 
aux  colonels  à  répondre  de  leurs  régiments  en  toutes 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  367 

choses,  et  ils  étoient  punis  de  leurs  négligences  et  de 
leurs  injustices,  s'il  s'en  trouvoit  dans  leur  conduite- 
Cette  autorité,  quoique  si  nécessaire  pour  le  bien  du 
service,  si  peu  étendue,  on  peut  ajouter  encore  si 
subalterne,  déplut  à  Louvois.  Il  voulut  l'ôter  aux 
colonels  et  l'usurper. 

Il  se  servit  pour  y  réussir  de  ce  foible  du  roi  pour 
tous  les  petits  détails,  m'entretint  de  ceux  des  troupes, 
des  inconvénients  qu'il  lui  forgea  de  les  laisser  à  la 
discrétion  des  colonels,  trop  nombreux  pour  pouvoir 
tenir  un  œil  sur  chacun  d'eux  aussi  ouvert  et  aussi 
vigilant  qu'il  seroit  nécessaire  ;  enfin  il  lui  proposa 
d'établir  des  inspecteurs  choisis  parmi  les  colonels 
les  plus  appliqués  et  les  plus  entendus  au  détail  des 
troupes,  qui  les  passeroient  en  revue  dans  les  dis- 
tricts qui  leur  seroient  distribués,  qui  examineroient 
la  conduite  des  colonels  et  des  officiers,  qui  rece- 
vraient leurs  plaintes,  et  celles  même  des  soldats 
cavaliers  et  dragons,  qui  entreroient  dans  les  détails 
pécuniaires  avec  autorité,  dans  celui  du  mérite,  du 
démérite,  du  service  de  chacun,  qui  examineroient 
et  régleroient  provisoirement  les  disputes,  et  ce  qui 
regarderoit  l'habillement  et  l'armement  sur  tout  le 
complet  ;  les  chevaux  et  leurs  équipages,  qui  ren- 
droient  un  compte  exact  de  toutes  ces  choses  deux 
ou  trois  fois  l'année  au  roi,  c'est-à-dire  à  lui-même, 
sur  lequel  on  régleroit  toutes  choses  avec  connois- 
sance  de  cause  dans  les  régiments,  et  on  connoîtroit 
exactement  le  service,  la  conduite  et  le  mérite,  l'esprit 
même  des  corps,  des  officiers  qui  les  composoient  et 
des  colonels,  pour  décider  avec  lumière  de  leur 
avancement,  de  leurs  punitions  et  de  leurs  récom- 
penses. 

Le  roi,  charmé  de  ces  nouveaux  détails  et  de  la 
connoissance  qu'il  alloit  acquérir  si  facilement  de 
cette  immensité  d'officiers  particuliers  qui  compo- 


368  SAINT-SIMON  : 

soient  toutes  ses  troupes,  donna  dans  le  piège,  et  en 
rendit  par  là  Louvois  le  maître  immédiat  et  despo- 
tique. Il  sut  choisir  les  inspecteurs  qui  lui  conve- 
noient;  c' étoient  des  grâces  de  plus  qu'il  se  donnoit 
à  répandre.  Dans  le  peu  qu'il  laissa  ces  inspecteurs 
rendre  compte  au  roi  pour  l'en  amuser,  et  les  auto- 
riser dans  les  commencements,  il  eut  grand  soin  de 
voir  tout  auparavant  avec  eux,  et  de  leur  faire  leur 
leçon,  qu'ils  étoient  d'autant  plus  obligés  de  suivre 
à  la  lettre,  qu'il  étoit  toujours  présent  au  compte 
qu'ils  rendoient  au  roi. 

En  même  temps  il  usa  d'une  autre  adresse  pour 
empêcher  que  les  inspecteurs  ne  pussent  lui  échapper. 
Sous  prétexte  de  l'étendue  des  frontières  et  des 
provinces  où  les  troupes  étoient  répandues  l'hiver, 
et  de  l'éloignement  des  différentes  armées,  l'été,  les 
unes  des  autres,  il  établit  un  changement  continuel 
des  mêmes  inspecteurs,  qui  ne  voyoient  jamais 
plusieurs  fois  de  suite  les  mêmes  troupes,  de  peur 
qu'ils  n'y  prissent  trop  d'autorité,  tellement  qu'ils 
ne  furent  utiles  qu'à  ôter  toute  autorité  aux  colonels, 
et  inutiles  pour  toute  autre  chose,  même  pour  l'exé- 
cution de  ce  qu'ils  avoient  ordonné  ou  réformé,  puis- 
qu'ils ne  pouvoient  le  voir  ni  le  suivre,  et  que  c'étoit 
à  un  autre  inspecteur  à  s'en  informer  qui  le  plus 
souvent  y  étoit  trompé,  ne  pouvoit  deviner  et  ordon- 
noit  tout  différemment. 

Ce  fut  un  cri  général  dans  les  troupes.  Les  colonels 
généraux  et  les  mestres  de  camp  généraux  de  la 
cavalerie  et  des  dragons,  surtout  le  commissaire 
général  de  la  cavalerie,  qui  en  étoit  l'inspecteur 
général,  en  perdirent  le  peu  d'autorité  qu'ils  avoient 
pu  sauver  des  mains  de  Louvois  qui  l'a  voit  presque 
tout  anéantie,  et  qui  par  ce  dernier  coup  en  fit  de 
purs  fantômes.  Les  colonels  ne  demeurèrent  guère 
autre  chose  ;    les  officiers  sensés  se  dégoûtèrent  de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  369 

dépendre  désormais  de  ces  espèces  de  passe-volants 
qui  ne  pou  voient  les  connoître  ;  d'autres  par  diverses 
raisons  furent  bien  aises  de  ne  plus  dépendre  de  leurs 
colonels. 

On  n'osa  rien  dans  cette  primeur  où  Louvois,  les 
yeux  ouverts  et  le  fouet  à  la  main,  châtioit  rude- 
ment le  moindre  air  de  murmure,  plus  encore  de 
dépit.  Mais  après  lui  on  commença  à  sentir  dans  les 
troupes  tout  le  faux  d'un  établissement  qui  ne  fit 
que  s'accroître  en  nombre,  et  diminuer  en  con- 
sidération. On  crut  y  remédier  en  faisant  des  officiers 
généraux  directeurs  de  cavalerie  et  d'infanterie,  avec 
les  inspecteurs  sous  eux.  Ce  ne  fut  que  plus  de  con- 
fusion dans  les  ordres  et  les  détails,  plus  de  cabales 
dans  les  régiments,  plus  de  négligence  dans  le  ser- 
vice. Les  colonels,  devenus  incapables  de  faire  ni 
bien  ni  mal,  furent  peu  comptés  dans  leurs  régi- 
ments, peu  en  état,  par  conséquent,  d'y  bien  faire 
faire  le  service,  et  les  plus  considérables  peu  en 
volonté  de  se  donner  une  peine  désagréable  et  infruc- 
tueuse. Sous  prétexte  de  l'avis  des  inspecteurs,  le 
bureau,  c'est-à-dire  le  ministre  de  la  guerre,  et  bien 
plus  ses  principaux  commis,  disposèrent  peu  à  peu 
des  emplois  des  régiments,  sans  nul  égard  pour  ceux 
que  les  colonels  proposoient,  tellement  que  le  dé- 
goût, la  confusion,  le  dérèglement,  le  désordre,  se 
glissèrent  dans  les  troupes,  où  ce  ne  fut  plus  que 
brigues,  souplesses,  souvent  querelles  et  divisions, 
toujours  mécontentements  et  dégoûts. 

C'est  ce  qui  a  comblé  les  désastres  de  nos  dernières 
guerres  ;  mais  à  quoi  l'autorité  et  l'intérêt  du  bureau 
empêchera  toujours  d'apporter  le  remède  unique, 
qui  seroit  de  remettre  les  choses  à  cet  égard  comme 
elles  étoient  avant  cette  destructive  invention.  Mais 
elle  fit  passer  toute  l'autorité  particulière  et  pour 
ainsi  dire  domestique,  entre  les  mains  de  Louvois. 


370  SAINT-SIMON  : 

Il  en  savoit  trop  pour  n'en  avoir  pas  senti  les  funestes 
conséquences,  mais  il  ne  songeoit  qu'à  lui,  et  ne 
souffrit  pas  longtemps  que  les  inspecteurs  rendissent 
compte  au  roi  ;  il  se  chargea  bientôt  de  le  faire  seul 
pour  eux  ;  et  ses  successeurs  ont  bien  su  se  main- 
tenir dans  cette  possession,  excepté  des  occasions 
fort  rares,  momentanées,  et  toujours  en  leur  pré- 
sence. 

Louvois  imagina  une  autre  nouveauté  pour  se 
rendre  encore  plus  puissant  et  plus  l'arbitre  des 
fortunes  militaires  :  ce  fut  le  grade  de  brigadier, 
inconnu  jusqu'à  lui  dans  nos  troupes,  et  avec  qui  on 
auroit  pu  se  passer  utilement  de  faire  connoissance. 
Les  autres  troupes  de  l'Europe  n'en  ont  eu  que 
depuis  fort  peu  de  temps.  L'ancien  des  colonels  de 
chaque  brigade  la  commandoit  ;  et  dans  les  détache- 
ments, les  plus  anciens  colonels  qui  s'y  trouvoient 
commandés  y  faisoient  le  service  qui  a  depuis  été 
attribué  à  ce  grade.  Il  est  donc  inutile  et  superflu, 
mais  il  servit  à  retarder  l'avancement  de  ce  premier 
grade  au-dessus  des  colonels,  par  conséquent  à 
Louvois  à  en  avoir  un  de  plus  à  avancer  ou  à  reculer 
qui  bon  lui  sembleroit,  et  dans  la  totalité  des  grades, 
à  rendre  le  chemin  plus  difficile  et  plus  long,  à 
arriver  plus  tard  à  celui  de  lieutenant  général,  et  à 
retarder  le  bâton  à  l'âge  plus  que  sexagénaire,  où 
alors  on  n'avoit  ni  l'acquis  ni  la  force  de  lutter  avec 
le  secrétaire  d'État,  ni  de  lui  faire  le  plus  léger 
ombrage. 

On  n'en  a  vu  depuis  d'exception  que  le  dernier 
maréchal  d'Estrées,  pour  la  marine,  par  un  hasard 
heureux  d'avoir  eu  de  bonne  heure  la  place  de  vice- 
amiral  de  son  père  ;  et  par  terre,  le  duc  de  Berwick, 
que  son  mérite  seul  n'eût  jamais  avancé  sans  la  tran- 
scendance de  sa  qualité  de  bâtard.  On  a  senti  et  on 
sentira  longtemps  encore  ce  que  valent  ces  gêné- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  371 

raux  sexagénaires,  et  des  troupes  abandonnées  à 
elles-mêmes  sous  le  nom  des  inspecteurs  et  sous  la 
férule  du  bureau,  c'est-à-dire  sous  l'ignorant  et  l'in- 
téressé despotisme  du  secrétaire  d'État  de  la  guerre, 
et  sous  celui  d'un  roi  trop  véritablement  muselé. 
Venons  maintenant  à  un  autre  genre  de  politique  de 
Louis  XIV. 


XLII.  —  COMMENCEMENT   DE  VERSAILLES 
ET   PROGRÈS   DU   DESPOTISME 

La  cour  fut  un  autre  manège  de  la  politique  du 
despotisme.  On  vient  de  voir  celle  qui  divisa,  qui 
humilia,  qui  confondit  les  plus  grands,  celle  qui  éleva 
les  ministres  au-dessus  de  tous,  en  autorité  et  en 
puissance  par-dessus  les  princes  du  sang,  en  grandeur 
même  par -dessus  les  gens  de  la  première  qualité, 
après  avoir  totalement  changé  leur  état.  Il  faut  mon- 
trer les  progrès  en  tous  ge  res  de  la  même  conduite 
dressée  sur  le  même  point  de  vue. 

Plusieurs  choses  contribuèrent  à  tirer  pour  tou- 
jours la  cour  hors  de  Paris,  et  à  la  tenir  sans  inter- 
ruption à  la  campagne.  Les  troubles  de  la  minorité, 
dont  cette  ville  fut  le  grand  théâtre,  en  avoient 
imprimé  au  roi  l'aversion,  et  la  persuasion  encore 
que  son  séjour  y  et  oit  dangereux,  et  que  la  résidence 
de  la  cour  ailleurs  rendroit  à  Paris  les  cabales  moins 
aisées  par  la  distance  des  lieux,  quelque  peu  éloignés 
qu'ils  fussent,  et  en  même  temps  plus  difficiles  à 
cacher  par  les  absences  si  aisées  à  remarquer.  Il  ne 
pouvoit  pardonner  à  Paris  sa  sortie  fugitive  de  cette 
ville  la  veille  des  Rois  (1649),  ni  de  l'avoir  rendue, 
•malgré  lui,  témoin  de  ses  larmes,  à  la  première  re- 
traite de  Mme  de  La  Vallière.  L'embarras  des  mai- 


372  SAINT-SIMON  : 

tresses,  et  le  danger  de  pousser  de  grands  scandales 
au  milieu  d'une  capitale  si  peuplée,  et  si  remplie  de 
tant  de  différents  esprits,  n'eut  pas  peu  de  part  à 
l'en  éloigner.  Il  s'y  trouvoit  importuné  de  la  foule 
du  peuple  à  chaque  fois  qu'il  sortoit,  qu'il  rentroit, 
qu'il  paroissoit  dans  les  rues  ;  il  ne  l' et  oit  pas  moins 
d'une  autre  sorte  de  foule  de  gens  de  la  ville,  et 
qui  n'étoit  pas  pour  l'aller  chercher  assidûment  plus 
loin.  Des  inquiétudes  aussi,  qui  ne  furent  pas  plutôt 
aperçues  que  les  plus  familiers  de  ceux  qui  étoient 
commis  à  sa  garde,  le  vieux  Noailles,  M.  de  Lauzun, 
et  quelques  subalternes,  firent  leur  cour  de  leur 
vigilance,  et  furent  accusés  de  multiplier  exprès  de 
faux  avis,  qu'ils  se  faisoient  donner  pour  avoir  occa- 
sion de  se  faire  valoir  et  d'avoir  plus  souvent  des 
particuliers  avec  le  roi  ;  le  goût  de  la  promenade  et 
de  la  chasse,  bien  plus  commodes  à  la  campagne 
qu'à  Paris,  éloigné  des  forêts  et  stérile  en  lieux  de 
promenades  ;  celui  des  bâtiments  qui  vint  après, 
et  peu  à  peu  toujours  croissant,  ne  lui  en  per- 
mettoit  pas  l'amusement  dans  une  ville  où  il  n'auroit 
pu  éviter  d'y  être  continuellement  en  spectacle  ; 
enfin  l'idée  de  se  rendre  plus  vénérable  en  se  dérobant 
aux  yeux  de  la  multitude,  et  à  l'habitude  d'en  être 
vu  tous  les  jours,  toutes  ces  considérations  fixèrent 
le  roi  à  Saint-Germain  bientôt  après  la  mort  de  la 
reine  sa  mère. 

Ce  fut  là  où  il  commença  à  attirer  le  monde  par 
les  fêtes  et  les  galanteries,  et  à  faire  sentir  qu'il 
vouloit  être  vu  souvent. 

L'amour  de  Mme  de  La  Vallière,  qui  fut  d'abord 
un  mystère,  donna  lieu  à  de  fréquentes  promenades 
à  Versailles,  petit  château  de  cartes  alors,  bâti  par 
Louis  XIII  ennuyé,  et  sa  suite  encore  plus,  d'y  avoir 
souvent  couché  dans  un  méchant  cabaret  à  rouliers- 
et  dans  un  moulin  à  vent,  excédés  de  ses  longues 


LA  COUR'  DE  LOUIS  XIV  373 

chasses  dans  la  forêt  de  Saint-Léger  et  plus  loin 
encore,  loin  alors  de  ces  temps  réservés  à  son  fils  où 
les  routes,  la  vitesse  des  chiens  et  le  nombre  gagé 
des  piqueurs  et  des  chasseurs  à  cheval  a  rendu  les 
chasses  si  aisées  et  si  courtes.  Ce  monarque  ne 
couchoit  jamais  ou  bien  rarement  à  Versailles  qu'une 
nuit,  et  par  nécessité  ;  le  roi  son  fils  pour  être  plus 
en  particulier  avec  sa  maîtresse,  plaisirs  inconnus 
au  juste,  au  héros,  digne  fils  de  saint  Louis,  qui 
bâtit  ce  petit  Versailles. 

Ces  petites  parties  de  Louis  XIV  y  rirent  naître 
peu  à  peu  ces  bâtiments  immenses  qu'il  y  a  faits  ; 
et  leur  commodité  pour  une  nombreuse  cour,  si 
différente  des  logements  de  Saint-Germain,  y  trans- 
porta tout  à  fait  sa  demeure  peu  de  temps  avant  la 
mort  de  la  reine.  Il  y  fit  des  logements  infinis,  qu'on 
lui  faisoit  sa  cour  de  lui  demander,  au  lieu  qu'à 
Saint-Germain,  presque  tout  le  monde  avoit  l'in- 
commodité d'être  à  la  ville,  et  le  peu  qui  étoit 
logé  au  château  y  étoit  étrangement  à  l'étroit. 

Les  fêtes  fréquentes,  les  promenades  particulières 
à  Versailles,  les  voyages  furent  des  moyens  que  le 
roi  saisit  pour  distinguer  et  pour  mortifier  en  nom- 
mant les  personnes  qui  à  chaque  fois  en  dévoient 
être,  et  pour  tenir  chacun  assidu  et  attentif  à  lui 
plaire.  Il  sentoit  qu'il  n'avoit  pas  à  beaucoup  près 
assez  de  grâces  à  répandre  pour  faire  un  effet  con- 
tinuel. Il  en  substitua  donc  aux  véritables  d'idéales, 
par  la  jalousie,  les  petites  préférences  qui  se  trou- 
voient  tous  les  jours,  et  pour  ainsi  dire,  à  tous 
moments,  par  son  art.  Les  espérances  que  ces  petites 
préférences  et  ces  distinctions  faisoient  naître,  et  la 
considération  qui  s'en  tiroit,  personne  ne  fut  plus 
ingénieux  que  lui  à  inventer  sans  cesse  ces  sortes 
de  choses.  Marly,  dans  la  suite,  lui  fut  en  cela  d'un 
plus  grand  usage,  et  Trianon  où  tout  le  monde,  à 


374  SAINT-SIMON  : 

la  vérité,  pouvoit  lui  aller  faire  sa  cour,  mais  où 
les  dames  avoient  l'honneur  de  manger  avec  Jui,  et 
où  à  chaque  repas  elles  étoient  choisies  ;  le  bougeoir 
qu'il  faisoit  tenir  tous  les  soirs  à  son  coucher  par  un 
courtisan  qu'il  vouloit  distinguer,  et  toujours  entre  les 
plus  qualifiés  de  ceux  qui  s'y  trouvoient,  qu'il  nommoit 
tout  haut  au  sortir  de  sa  prière.  Le  justaucorps  à  brevet 
fut  une  autre  de  ces  inventions.  Il  et  oit  bleu  doublé 
de  rouge  avec  les  parements  et  la  veste  rouge,  brodé 
d'un  dessin  magnifique  or  et  un  peu  d'argent,  par- 
ticulier à  ces  habits.  Il  n'y  en  avoit  qu'un  nombre, 
dont  le  roi,  sa  famille,  et  les  princes  du  sang  étoient  ; 
mais  ceux-ci,  comme  le  reste  des  courtisans,  n'en 
avoient  qu'à  mesure  qu'il  en  vaquoit.  Les  plus  dis- 
tingués de  la  cour  par  eux-mêmes  ou  par  la  faveur 
les  demandoient  au  roi,  et  c'étoit  une  grâce  que  d'en 
obtenir.  Le  secrétaire  d'État  ayant  la  maison  du  roi 
en  son  département  en  expédioit  un  brevet,  et  nul 
d'eux  n'étoit  à  portée  d'en  avoir.  Ils  furent  imaginés 
pour  ceux,  en  très-petit  nombre,  qui  avoient  la  liberté 
de  suivre  le  roi  aux  promenades  de  Saint-Germain 
à  Versailles  sans  être  nommés,  et  depuis  que  cela  cessa, 
ces  habits  ont  cessé  aussi  de  donner  aucun  privilège, 
excepté  celui  d'être  portés  quoiqu'on  fût  en  deuil  de 
cour  ou  de  famille,  pourvu  que  le  deuil  ne  fût  pas 
grand  ou  qu'il  fût  sur  ses  fins,  et  dans  les  temps 
encore  où  il  étoit  défendu  de  porter  de  l'or  et  de 
l'argent.  Je  ne  l'ai  jamais  vu  porter  au  roi,  à  Monsei- 
gneur ni  à  Monsieur,  mais  très-souvent  aux  trois 
fils  de  Monseigneur  et  à  tous  les  autres  princes  ;  et 
jusqu'à  la  mort  du  roi,  dès  qu'il  en  vaquoit  un, 
c'étoit  à  qui  l'auroit  entre  les  gens  de  la  cour  les 
plus  considérables,  et  si  un  jeune  seigneur  l'obte- 
noit  c'étoit  une  grande  distinction.  Les  différentes 
adresses  de  cette  nature  qui  se  succédèrent  les  unes 
aux  autres,  à  mesure  que  le  roi  avança  en  âge, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  375 

et  que  les  fêtes  changeoient  ou  diminuoient,  et  les 
attentions  qu'il  marquoit  pour  avoir  toujours  une 
cour  nombreuse,  on  ne  finirait  point  à  les  expliquer. 
Non-seulement  il  étoit  sensible  à  la  présence  con- 
tinuelle de  ce  qu'il  y  avoit  de  distingué,  mais  il 
l' étoit  aussi  aux  étages  inférieurs.  Il  regardoit  à 
droite  et  à  gauche  à  son  lever,  à  son  coucher,  à  ses 
repas,  en  passant  dans  les  appartements,  dans  ses 
jardins  de  Versailles,  où  seulement  les  courtisans 
avoient  la  liberté  de  le  suivre  ;  il  voyoit  et  remar- 
quoit  tout  le  monde,  aucun  ne  lui  échappoit,  jusqu'à 
ceux  qui  n'espéroient  pas  même  être  vus.  Il  distin- 
guoit  très-bien  en  lui-même  les  absences  de  ceux 
qui  étoient  toujours  à  la  cour,  celles  des  passagers 
qui  y  venoient  plus  ou  moins  souvent  ;  les  causes 
générales  ou  particulières  de  ces  absences,  il  les 
combinoit,  et  ne  perdoit  pas  la  plus  légère  occasion 
d'agir  à  leur  égard  en  conséquence.  C'étoit  un  démé- 
rite aux  uns,  et  à  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  distingué, 
de  ne  faire  pas  de  la  cour  son  séjour  ordinaire,  aux 
autres  d'y  venir  rarement,  et  une  disgrâce  sûre  pour 
qui  n'y  venoit  jamais,  ou  comme  jamais.  Quand  il 
s'agissoit  de  quelque  chose  pour  eux  :  «  Je  ne  le  con- 
nois  point,  »  répondoit-il  fièrement.  Sur  ceux  qui 
se  présentoient  rarement  :  «  C'est  un  homme  que  je 
ne  vois  jamais  ;  »  et  ces  arrêts-là  étoient  irrévocables. 
C'étoit  un  autre  crime  de  n'aller  point  à  Fontaine- 
bleau, qu'il  regardoit  comme  Versailles,  et  pour  cer- 
taines gens  de  ne  demander  pas  pour  Marly,  les  uns 
toujours,  les  autres  souvent,  quoique  sans  dessein  de 
les  y  mener,  les  uns  toujours  ni  les  autres  souvent  ; 
mais  si  on  étoit  sur  le  pied  d'y  aller  toujou~  s,  il  falloit 
une  excuse  valable  pour  s'en  dispenser,  hommes  et 
femmes  de  même.  Surtout  il  ne  pouvoit  souffrir  les 
gens  qui  se  plaisoient  à  Paris.  Il  supportoit  assez 
aisément  ceux  qui  aimoient  leur  campagne,  encore 


376  SAINT-SIMON  : 

y  falloit-il  être  mesuré  ou  avoir  pris  ses  précautions 
avant  d'y  aller  passer  un  temps  un  peu  long. 

Cela  ne  se  bornoit  pas  aux  personnes  en  charges, 
ou  familières,  ou  bien  traitées,  ni  à  celles  que  leur 
âge  ou  leur  représentation  marquoit  plus  que  les 
autres.  La  destination  seule  suffisoit  dans  les  gens 
habitués  à  la  cour.  On  a  vu  sur  cela,  en  son  lieu, 
l'attention  qu'eut  le  roi  à  un  voyage  que  je  fis  à 
Rouen  pour  un  procès,  tout  jeune  que  j'étois,  et  à 
m'y  faire  écrire  de  sa  part  par  Pontchartrain  pour 
en  savoir  la  raison. 

Louis  XIV  s'étudioit  avec  grand  soin  à  être  bien 
informé  de  ce  qui  se  passoit  partout,  dans  les  lieux 
publics,  dans  les  maisons  particulières,  dans  le  com- 
merce du  monde,  dans  le  secret  des  familles  et  des 
liaisons.  Les  espions  et  les  rapporteurs  étoient  infinis. 
Il  en  avoit  de  toute  espèce  :  plusieurs  qui  ignoraient 
que  leurs  délations  allassent  jusqu'à  lui,  d'autres 
qui  le  savoient,  quelques-uns  qui  lui  écrivoient 
directement  en  faisant  rendre  leurs  lettres  par  les 
voies  qu'il  leur  avoit  prescrites,  et  ces  lettres-là 
n' étoient  vues  que  de  lui,  et  toujours  avant  toutes 
autres  choses,  quelques-autres  enfin  qui  lui  parloient 
quelquefois  secrètement  dans  ces  cabinets,  par  les 
derrières.  Ces  voies  inconnues  rompirent  le  cou  à 
une  infinité  de  gens  de  tous  états,  sans  qu'ils  en 
aient  jamais  pu  découvrir  la  cause,  souvent  très- 
injustement,  et  le  roi  une  fois  prévenu  ne  revenoit 
jamais,  ou  si  rarement  que  rien  ne  l'étoit  davantage. 

Il  avoit  encore  un  défaut  bien  dangereux  pour 
les  autres,  et  souvent  pour  lui-même  par  la  privation 
de  bons  sujets.  C'est  qu'encore  qu'il  eût  la  mémoire 
excellente  et  pour  reconnoître  un  homme  du  commun 
qu'il  avoit  vu  une  fois,  au  bout  de  vingt  ans,  et  pour 
les  choses  qu'il  avoit  sues,  et  qu'il  ne  confondoit 
point,  il  n'étoit  pourtant  pas  possible  qu'il  se  sou- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  377 

vînt  de  tout,  au  nombre  infini  de  ce  qui  chaque  jour 
venoit  à  sa  connoissance.  S'il  lui  étoit  revenu  quelque 
chose  de  quelqu'un  qu'il  eût  oublié  de  la  sorte,  il  lui 
restoit  imprimé  qu'il  y  avoit  quelque  chose  contre 
lui,  et  c'en  étoit  assez  pour  l'exclure.  Il  ne  cédoit 
point  aux  représentations  d'un  ministre,  d'un  général, 
de  son  confesseur  même,  suivant  l'espèce  de  chose 
ou  de  gens  dont  il  s'agissoit.  Il  répondoit  qu'il  ne 
savoit  plus  ce  qui  lui  en  'étoit  revenu,  mais  qu'il 
étoit  plus  sûr  d'en  prendre  un  autre  dont  il  ne  lui 
fût  rien  revenu  du  tout. 

Ce  fut  à  sa  curiosité  que  les  dangereuses  fonctions 
du  lieutenant  de  police  furent  redevables  de  leur 
établissement.  Elles  allèrent  depuis  toujours  crois- 
sant. Ces  officiers  ont  tous  été  sous  lui  plus  craints, 
plus  ménagés,  aussi  considérés  que  les  ministres, 
jusque  par  les  ministres  mêmes,  et  il  n'y  avoit  per- 
sonne en  France,  sans  en  excepter  les  princes  du 
sang,  qui  n'eût  intérêt  de  les  ménager,  et  qui  ne  le 
fît.  Outre  les  rapports  sérieux  qui  lui  revenoient  par 
eux,  il  se  divertissoit  d'en  apprendre  toutes  les 
galanteries  et  toutes  les  sottises  de  Paris.  Pontchar- 
train,  qui  avoit  Paris  et  la  cour  dans  son  départe- 
ment, lui  faisoit  tellement  sa  cour  par  cette  voie 
indigne,  dont  son  père  étoit  outré,  qu'elle  le  soutint 
souvent  auprès  du  roi,  et  de  l'aveu  du  roi  même, 
contre  de  rudes  atteintes  auxquelles  sans  cela  il 
auroit  succombé,  et  on  l'a  su  plus  d'une  fois  par  Mme 
de  Maintenon,  par  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne, 
par  M.  le  comte  de  Toulouse,  par  les  valets  intérieurs. 

Mais  la  plus  cruelle  de  toutes  les  voies  par  laquelle 
le  roi  fut  instruit  bien  des  années,  avant  qu'on  s'en 
fût  aperçu,  et  par  laquelle  l'ignorance  et  l'impru- 
dence de  beaucoup  â,e  gens  continua  toujours  encore 
de  l'instruire,  fut  celle  de  l'ouverture  des  lettres. 
C'est  ce  qui  donna  tant  de  crédit  aux  Pajot  et  aux 


378  SAINT-SIMON  : 

Roullier  qui  en  avoient  la  ferme,  qu'on  ne  put  jamais 
ôter,  ni  les  faire  guère  augmenter  par  cette  raison 
si  longtemps  inconnue,  et  qui  s'y  enrichirent  si  énor- 
mément tous,  aux  dépens  du  public  et  du  roi  même. 

On  ne  sauroit  comprendre  la  promptitude  et  la 
dextérité  de  cette  exécution.  Le  roi  voyoit  l'extrait 
de  toutes  les  lettres  où  il  y  avoit  des  articles  que  les 
chefs  de  la  poste,  puis  le  ministre  qui  la  gouvernoit, 
jugeoient  devoir  aller  jusqu'à  lui,  et  les  lettres  entières 
quand  elles  en  valoient  la  peine  par  leur  tissu,  ou  par 
la  considération  de  ceux  qui  étoient  en  commerce. 
Par  là  les  gens  principaux  de  la  poste,  maîtres  et 
commis,  furent  en  état  de  supposer  tout  ce  qu'il  leur 
plut  et  à  qui  il  leur  plut  ;  et  comme  peu  de  chose 
perdoit  sans  ressource,  ils  n' avoient  pas  besoin  de 
forger  ni  de  suivre  une  intrigue.  Un  mot  de  mépris 
sur  le  roi  ou  sur  le  gouvernement,  une  raillerie,  en 
un  mot,  un  article  de  lettre  spécieux  et  détaché, 
noyoit  sans  ressource,  sans  perquisition  aucune,  et 
ce  moyen  étoit  continuellement  entre  leurs  mains. 
Aussi  à  vrai  et  à  faux  est-il  incroyable  combien  de 
gens  de  toutes  les  sortes  en  furent  plus  ou  moins 
perdus.  Le  secret  étoit  impénétrable,  et  jamais  rien 
ne  coûta  moins  au  roi  que  de  se  taire  profondément 
et  de  dissimuler  de  même. 

Ce  dernier  talent,  il  le  poussa  souvent  jusqu'à  la 
fausseté,  mais  avec  cela  jamais  de  mensonge,  et  il 
se  piquoit  de  tenir  parole.  Aussi  ne  la  donnoit-il 
presque  jamais.  Pour  le  secret  d'autrui,  il  le  gardoit 
aussi  religieusement  que  le  sien.  Il  étoit  même  flatté 
de  certaines  confessions  et  de  certaines  confidences 
et  même  confiance  ;  et  il  n'y  avoit  maîtresse,  mi- 
nistre ni  favori  qui  pût  y  donner  atteinte,  quand  le 
secret  les  auroit  même  regardés* 

On  a  su,  entre  beaucoup  d'autres,  l'aventure  fa- 
meuse d'une  femme  de  nom,  lequel  a  toujours  été 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  379 

pleinement  ignoré  et  jusqu'au  soupçon  même,  qui 
séparée  de  lieu  depuis  un  an  d'avec  son  mari,  se 
trouvant  grosse  et  sur  le  point  de  le  voir  arriver 
de  l'armée,  à  bout  enfin  de  tous  moyens,  fit  demander 
en  grâce  au  roi  une  audience  secrète,  dont  qui  que  ce 
soit  ne  put  s'apercevoir,  pour  l'affaire  du  monde  la 
plus  importante.  Elle  l'obtint.  Elle  se  confia  au  roi 
dans  cet  extrême  besoin,  et  lui  dit  que  c'étoit  comme 
au  plus  honnête  homme  de  son  royaume.  Le  roi  lui 
conseilla  de  profiter  d'une  si  grande  détresse  pour 
vivre  plus  sagement  à  l'avenir,  et  lui  promit  de  re- 
tenir sur-le-champ  son  mari  sur  la  frontière,  sous 
prétexte  de  son  service,  tant  et  si  longtemps  qu'il 
ne  pût  avoir  aucun  soupçon,  et  de  ne  le  laisser  revenir 
sous  aucun  prétexte.  En  effet,  il  en  donna  l'ordre 
le  jour  même  à  Louvois,  et  lui  défendit  non-seulement 
tout  congé,  mais  de  souffrir  qu'i  s'absentât  un  seul 
jour  du  poste  qu'il  lui  assignoit  pour  y  commander 
tout  l'hiver.  L'officier,  qui  étoit  distingué,  et  qui 
n'avoit  rien  moins  que  souhaité,  encore  moins  de- 
mandé, d'être  employé  l'hiver  sur  la  frontière,  et 
Louvois  ui  y  a  oit  aussi  peu  pensé,  furent  égale- 
ment surpris  et  fâchés.  Il  n'en  fallut  pas  moins  obéir 
à  la  lettre  et  sans  demander  pourquoi,  et  le  roi  n'en 
a  fait  l'histoire  que  bien  des  années  après  et  que 
lorsqu'il  fut  bien  sûr  que  les  gens  que  cela  regardoit 
ne  se  pouvoient  plus  démêler,  comme  en  effet  ils 
n'ont  jamais  pu  l'être,  pas  même  du  soupçon  le  plus 
vague  ni  le  plus  incertain. 


380  SAINT-SIMON  : 

XLIIL  —  MUNIFICENCE  ET  MAGNIFICENCE 
DE   LOUIS  XIV 

Jamais  personne  ne  donna  de  meilleure  grâce  et 
n'augmenta  tant  par  là  le  prix  de  ses  bienfaits.  Jamais 
personne  ne  vendit  mieux  ses  paroles,  son  souris 
même,  jusqu'à  ses  regards.  Il  rendit  tout  précieux 
par  le  choix  et  la  majesté,  à  qui  la  rareté  et  la 
breveté  de  ses  paroles  ajoutoit  beaucoup.  S'il  les 
adressoit  à  quelqu'un,  ou  de  question,  ou  de  choses 
indifférentes,  toute  l'assistance  le  regardoit  ;  c'étoit 
une  distinction  dont  on  s'entretenoit  et  qui  rendit 
toujours  une  sorte  de  considération.  Il  en  étoit  de 
même  de  toutes  les  attentions  et  les  distinctions,  et 
des  préférences,  qu'il  donnoit  dans  leurs  proportions. 
Jamais  il  ne  lui  échappa  de  dire  rien  de  désobligeant 
à  personne  ;  et  s'il  avoit  à  reprendre,  à  réprimander 
ou  à  corriger,  ce  qui  étoit  fort  rare,  c'étoit  toujours 
avec  un  air  plus  oa  moins  de  bonté,  presque  jamais 
avec  sécheresse,  jamais  avec  colère,  si  on  excepte 
l'unique  aventure  de  Courtenvaux,  qui  a  été  racontée 
en  son  lieu,  quoiqu'il  ne  fût  pas  exempt  de  colère  ; 
quelquefois  avec  un  air  de  sévérité. 

Jamais  homme  si  naturellement  poli,  ni  d'une 
politesse  si  fort  mesurée,  si  fort  par  degrés,  ni  qui 
distinguât  mieux  l'âge,  le  mérite,  le  rang,  et  dans 
ses  réponses,  quand  elles  passoient  le  «  Je  verrai,  » 
et  dans  ses  manières.  Ces  étages  divers  se  marquoient 
exactement  dans  sa  manière  de  saluer  et  de  recevoir 
les  révérences,  lorsqu'on  partoit  ou  qu'on  arrivoit. 
Il  étoit  admirable  à  recevoir  différemment  les  saluts 
à  la  tête  des  lignes  à  l'armée  ou  aux  revues.  Mais 
surtout  pour  les  femmes  rien  n'étoit  pareil.  Jamais 
il  n'a  passé  devant  la  moindre  coiffe  sans  soulever 
son  chapeau,  je  dis  aux  femmes  de  chambre,  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  381 

qu'il  connoissoit  pour  telles,  comme  cela  arrivoit 
souvent  à  Marly.  Aux  dames,  il  ôtoit  son  chapeau 
tout  à  fait,  mais  de  plus  ou  moins  loin  ;  aux  gens 
titrés,  à  demi,  et  le  tenoit  en  l'air  ou  à  son  oreille 
quelques  instants  plus  ou  moins  marqués.  Aux 
seigneurs,  mais  qui  l'étoient,  il  se  contentoit  de 
mettre  la  main  au  chapeau.  Il  1* ôtoit  comme  aux 
dames  pour  les  princes  du  sang.  S'il  abordoit  des 
dames,  il  ne  se  couvrait  qu'après  les  avoir  quittées. 
Tout  cela  n'étoit  que  dehors,  car  dans  la  maison  il 
n'étoit  jamais  couvert.  Ses  révérences,  plus  ou  moins 
marquées,  mais  toujours  légères,  avoient  une  grâce 
et  une  majesté  incomparables,  jusqu'à  sa  manière 
de  se  soulever  à  demi  à  son  souper  pour  chaque 
dame  assise  qui  arrivoit,  non  pour  aucune  autre, 
ni  pour  les  princes  du  sang  ;  mais  sur  les  fins  cela 
le  fatiguoit,  quoiqu'il  ne  l'ait  jamais  cessé,  et  les 
dames  assises  évitoient  d'entrer  à  son  souper  quand 
il  étoit  commencé.  C'étoit  encore  avec  la  même 
distinction  qu'il  recevoit  le  service  de  Monsieur,  et 
de  M.  le  duc  d'Orléans,  des  princes  du  sang  ;  à  ces 
derniers,  il  ne  faisoit  que  marquer,  à  Monseigneur  de 
même,  et  à  Mgrs  ses  fils  par  familiarité  ;  des  grands 
officiers,  avec  un  air  de  bonté  et  d'attention. 

Si  on  lui  faisoit  attendre  quelque  chose  à  son 
habiller,  c'étoit  toujours  avec  patience.  Exact  aux 
heures  qu'il  donnoit  pour  toute  sa  journée  ;  une 
précision  nette  et  courte  dans  ses  ordres.  Si  dans  les 
vilains  temps  d'hiver  qu'il  ne  pou  voit  aller  dehors, 
qu'il  passât  chez  Mme  de  Maintenon  un  quart  d'heure 
plus  tôt  qu'il  n'en  avoit  donné  l'ordre,  ce  qui  ne  lui 
arrivoit  guère,  et  que  le  capitaine  des  gardes  en 
quartier  ne  s'y  trouvât  pas,  il  ne  manquoit  point  de 
lui  dire  après  que  c'étoit  sa  faute  à  lui  d'avoir  pré- 
venu l'heure,  non  celle  des  capitaines  des  gardes  de 
l'avoir  manquée.    Aussi,    avec  cette    règle   qui  ne 


382  SAINT-SIMON  : 

manquent  jamais,  étoit-il  servi  avec  la  dernière 
exactitude,  et  elle  étoit  d'une  commodité  infinie 
pour  les  courtisans. 

Il  traitoit  bien  ses  valets,  surtout  les  intérieurs. 
C étoit  parmi  eux  qu'il  se  sentoit  le  plus  à  son  aise, 
et  qu'il  se  communiquoit  le  plus  familièrement,  sur- 
tout aux  principaux.  Leur  amitié  et  leur  aversion 
a  souvent  eu  de  grands  effets.  Ils  étoient  sans  cesse 
à  portée  de  rendre  de  bons  et  de  mauvais  offices; 
aussi  faisoient-ils  souvenir  de  ces  puissants  affranchis 
des  empereurs  romains,  à  qui  le  sénat  et  les  grands 
de  l'empire  faisoient  leur  cour,  et  ployoient  sous  eux 
avec  bassesse.  Ceux-ci,  dans  tout  ce  règne,  ne  furent 
ni  moins  comptés  ni  moins  courtisés.  Les  ministres 
même  les  plus  puissants  les  ménageoient  ouverte- 
ment ;  et  les  princes  du  sang,  jusqu'aux  bâtards, 
sans  parler  de  tout  ce  qui  est  inférieur,  en  usoient  de 
même.  Les  charges  des  premiers  gentilshommes  de 
la  chambre  furent  plus  qu'obscurcies  par  les  premiers 
valets  de  chambre,  et  les  grandes  charges  ne  se  sou- 
tinrent que  dans  la  mesure  que  les  valets  de  leur 
dépendance  ou  les  petits  officiers  très-subalternes 
approchoient  nécessairement  plus  ou  moins  du  roi 
L'insolence  aussi  étoit  grande  dans  la  plupart  d'eux , 
et  telle  qu'il  falloit  savoir  l'éviter,  ou  la  supporter 
avec  patience. 

Le  roi  les  soutenoit  tous,  et  il  racontoit  quelque- 
fois avec  complaisance  qu'ayant  dans  sa  jeunesse 
envoyé,  pour  je  ne  sais  quoi,  une  lettre  au  duc  de 
Montbazon,  gouverneur  de  Paris,  qui  étoit  en  une 
de  ses  maisons  de  campagne  près  de  cette  ville,  par 
un  de  ses  valets  de  pied,  il  y  arriva  comme  M.  de 
Montbazon  alloit  se  mettre  à  table,  qu'il  avoit  forcé 
ce  valet  de  pied  de  s'y  mettre  avec  lui,  et  le  con- 
duisit, lorsqu'il  le  renvoya,  jusque  dans  la  cour, 
parce  qu'il  étoit  venu  de  la  part  du  roi. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  383 

Il  ne  manquoit  guère  aussi  de  demander  à  ses 
gentilshommes  ordinaires,  quand  ils  revenoient  de 
sa  part  de  faire  des  compliments  de  conjouissance 
ou  de  condoléances  aux  gens  titrés,  hommes  et 
femmes,  mais  à  nuls  autres,  comment  ils  avoient 
été  reçus  ;  et  il  anroit  trouvé  bien  mauvais  qu'on 
ne  les  eût  pas  fait  asseoir,  et  conduits  fort  loin,  les 
hommes  en  carrosse. 

Rien  n'étoit  pareil  à  lui  aux  revues,  aux  fêtes,  et 
partout  où  un  air  de  galanterie  pouvoit  avoir  lieu 
par  la  présence  des  dames.  On  l'a  déjà  dit,  il  l'avoit 
puisée  à  la  cour  de  la  reine  sa  mère,  et  chez  la  com- 
tesse de  Soissons  ;  la  compagnie  de  ses  maîtresses 
l'y  avoit  accoutumé  de  plus  en  plus  ;  mais  toujours 
majestueuse,  quoique  quelquefois  avec  de  la  gaieté, 
et  jamais  devant  le  monde  rien  de  déplacé  ni  de 
hasardé  ;  mais  jusqu'au  moindre  geste,  son  marcher, 
son  port,  toute  sa  contenance,  tout  mesuré,  tout 
décent,  noble,  grand,  majestueux,  et  toutefois  très- 
naturel,  à  quoi  l'habitude  et  l'avantage  incompa- 
rable et  unique  de  toute  sa  figure  donnoit  une  grande 
facilité.  Aussi,  dans  les  choses  sérieuses,  les  audiences 
d'ambassadeurs,  les  cérémonies,  jamais  homme  n'a 
tant  imposé  ;  et  il  falloit  commencer  par  s'accou- 
tumer à  le  voir,  si  en  le  haranguant  on  ne  vouloit 
s'exposer  à  demeurer  court.  Ses  réponses  en  ces 
occasions  étoient  toujours  courtes,  justes,  pleines 
et  très-rarement  sans  quelque  chose  d'obligeant, 
quelquefois  même  de  flatteur,  quand  le  discours  le 
méritoit.  Le  respect  aussi  qu'apportoit  sa  présence 
en  quelque  lieu  qu'il  fût  imposoit  un  silence  et 
jusqu'à  une  sorte  de  frayeur. 

Il  aimoit  fort  l'air  et  les  exercices,  tant  qu'il  en 
put  faire.  Il  avoit  excellé  à  la  danse,  au  mail,  à  la 
paume.  Il  étoit  encore  admirable  à  cheval  à  son  âge. 
Il  aimoit  à  voir  faire  toutes  ces  choses  avec  grâce  et 


384  SAINT-SIMON  : 


.„ 


adresse.  S'en  bien  ou  mal  acquitter  devant  lui 
mérite  ou  démérite.  Il  disoit  que  de  ces  choses  qui 
n'étoient  point  nécessaires,  il  ne  s'en  falloit  pas 
mêler,  si  on  ne  les  faisoit  pas  bien.  Il  aimoit  fort  à 
tirer,  et  il  n'y  avoit  point  de  si  bon  tireur  que  lui, 
ni  avec  tant  de  grâces.  Il  vouloit  des  chiennes  cou- 
chantes, excellentes  ;  il  en  avoit  toujours  sept  ou 
huit  dans  ses  cabinets,  et  se  plaisoit  à  leur  donner 
lui-même  à  manger  pour  s'en  faire  connoître.  Il 
aimoit  fort  aussi  à  courre  le  cerf,  mais  en  calèche, 
depuis  qu'il  s'étoit  cassé  le  bras  en  courant  à  Fon- 
tainebleau, aussitôt  après  la  mort  de  la  reine.  Il 
étoit  seul  dans  une  manière  de  soufflet,  tiré  par 
quatre  petits  chevaux,  à  cinq  ou  six  relais,  et  il 
menoit  lui-même  à  toute  bride,  avec  une  adresse  et 
une  justesse  que  n'avoient  pas  les  meilleurs  cochers, 
et  toujours  la  même  grâce  à  tout  ce  qu'il  faisoit.  Ses 
postillons  étoient  des  enfants  depuis  neuf  ou  dix  ans 
jusqu'à  quinze,  et  il  les  dirigeoit. 

Il  aima  en  tout  la  splendeur,  la  magnificence,  la 
profusion.  Ce  goût  il  le  tourna  en  maxime  par  poli- 
tique, et  l'inspira  en  tout  à  sa  cour.  C'étoit  lui  plaire 
que  de  s'y  jeter  en  tables,  en  habits,  en  équipages, 
en  bâtiments,  en  jeu.  C'étoient  des  occasions  pour 
qu'il  parlât  aux  gens.  Le  fond  étoit  qu'il  tendoit  et 
parvint  par  là  à  épuiser  tout  le  monde  en  mettant  le 
luxe  en  honneur,  et  pour  certaines  parties  en  néces- 
sité, et  réduisit  ainsi  peu  à  peu  tout  le  monde  à 
dépendre  entièrement  de  ses  bienfaits  pour  subsister. 
Ii  y  trouvoit  encore  la  satisfaction  de  son  orgueil 
par  une  cour  superbe  en  tout,  et  par  une  plus  grande 
confusion  qui  anéantissoit  de  plus  en  plus  les  dis- 
tinctions naturelles. 

C'est  une  plaie  qui,  une  fois  introduite,  est  devenue 
le  cancer  intérieur  qui  ronge  tous  les  particuliers, 
parce  que  de  la  cour  il  s'est  promptement  com- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  385 

muniqué  à  Paris  et  dans  les  provinces  et  les  armées, 
où  les  gens  en  quelque  place  ne  sont  comptés  qu'à 
proportion  de  leur  table  et  de  leur  magnificence, 
depuis  cette  malheureuse  introduction  qui  ronge  tous 
les  particuliers,  qui  force  ceux  d'un  état  à  pouvoir 
voler,  à  ne  s'y  pas  épargner  pour  la  plupart,  dans 
la  nécessité  de  soutenir  leur  dépense  ;  et  par  la 
confusion  des  états,  que  l'orgueil,  que  jusqu'à  la 
bienséance  entretiennent,  qui  par  la  folie  du  gros 
va  toujours  en  augmentant,  dont  les  suites  sont  in- 
finies, et  ne  vont  à  rien  moins  qu'à  la  ruine  et  au 
renversement  général. 

Rien,  jusqu'à  lui,  n'a  jamais  approché  du  nombre 
et  de  la  magnificence  de  ses  équipages  de  chasse  et 
de  toutes  ses  autres  sortes  d'équipages.  Ses  bâti- 
ments, qui  les  pourroit  nombrer  ?  En  même  temps, 
qui  n'en  déplorera  pas  l'orgueil,  le  caprice,  le  mau- 
vais goût  ?  Il  abandonna  Saint-Germain,  et  ne  fit 
jamais  à  Paris  ni  ornement  ni  commodité,  que  le 
pont  Royal,  par  pure  nécessité,  en  quoi,  avec  son 
incomparable  étendue,  elle  est  si  inférieure  à  tant  de 
villes  dans  toutes  les  parties  de  l'Europe. 

Lorsqu'on  fit  la  place  de  Vendôme,  elle  étoit 
carrée.  M.  de  Louvois  en  vit  les  quatre  parements 
bâtis.  Son  dessein  étoit  d'y  placer  la  bibliothèque 
du  roi,  les  médailles,  le  balancier,  toutes  les  académies, 
et  le  grand  conseil  qui  tient  ses  séances  encore  dans 
une  maison  qu'il  loue.  Le  premier  soin  du  roi,  le 
jour  de  la  mort  de  Louvois,  fut  d'arrêter  ce  travail, 
et  de  donner  ses  ordres  pour  faire  couper  à  pans 
les  angles  de  la  place,  en  la  diminuant  d'autant,  de 
n'y  placer  rien  de  ce  qui  y  étoit  destiné,  et  de  n'y 
faire  que  des  maisons,  ainsi  qu'on  la  voit. 

Saint-Germain,  lieu  unique  pour  rassembler  les 
merveilles  de  la  vue,  l'immense  plain-pied  d'une 
forêt  toute  joignante,  unique  encore  par  la  beauté 
13 


386  SAINT-SIMON  : 

de  ses  arbres,  de  son  terrain,  de  sa  situation,  l'avan- 
tage et  la  facilité  des  eaux  de  source  sur  cette  élé- 
vation, les  agréments  admirables  des  jardins,  des 
hauteurs  et  des  terrasses,  qui  les  unes  sur  les  autres  ne 
pouvoient  si  aisément  conduire  dans  toute  l'étendue 
qu'on  auroit  voulu,  les  charmes  et  les  commodités 
de  la  Seine,  enfin,  une  ville  toute  faite  et  que  sa 
position  entretenoit  par  elle-même,  il  l'abandonna 
pour  Versailles,  le  plus  triste  et  le  plus  ingrat  de 
tous  les  lieux,  sans  vue,  sans  bois,  sans  eau,  sans 
terre,  parce  que  tout  y  est  sable  mouvant  ou  maré- 
cage, sans  air  par  conséquent  qui  n'y  peut  être  bon. 
Il  se  plut  à  tyranniser  la  nature,  à  la  dompter  à 
force  d'art  et  de  trésors.  Il  y  bâtit  tout  l'un  après 
l'autre,  sans  dessin  général  ;  le  beau  et  le  vilain 
furent  cousus  ensemble,  le  vaste  et  l'étranglé.  Son 
appartement  et  celui  de  la  reine  y  ont  les  der- 
nières incommodités,  avec  les  vues  de  cabinets  et 
de  tout  ce  qui  est  derrière  les  plus  obscures,  les  plus 
enfermées,  les  plus  puantes.  Les  jardins  dont  la  ma- 
gnificence étonne,  mais  dont  le  plus  léger  usage  re- 
bute, sont  d'aussi  mauvais  goût.  On  n'y  est  conduit 
dans  la  fraîcheur  de  l'ombre  que  par  une  vaste  zone 
torride,  au  bout  de  laquelle  il  n'y  a  plus,  où  que 
ce  soit,  qu'à  monter  et  à  descendre  ;  et  avec  la  col- 
line, qui  est  fort  courte j  se  terminent  les  jardins. 
La  recoupe  y  brûle  les  pieds,  mais  sans  cette  re- 
coupe on  y  enfonceroit  ici  dans  les  sables,  et  là 
dans  la  plus  noire  fange.  La  violence  qui  y  a  été 
faite  partout  à  la  nature  repousse  et  dégoûte  maigre 
soi.  L'abondance  des  eaux  forcées  et  ramassées  de 
toutes  parts  les  rend  vertes,  épaisses,  bourbeuses  ; 
elles  répandent  une  humidité  malsaine  et  sensible, 
une  odeur  qui  l'est  encore  plus.  Leurs  effets,  qu'il 
faut  pourtant  beaucoup  ménager,  sont  incompara- 
bles; mais  de  ce  tout,  il  résulte  qu'on  admire  et 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  387 

qu'on  fuit.  Du  côté  de  la  cour,  l'étranglé  suffoque, 
et  ses  vastes  ailes  s'enfuient  sans  tenir  à  rien.  Du 
côté  des  jardins,  on  jouit  de  la  beauté  du  tout  en- 
semble, mais  on  croit  voir  un  palais  qui  a  été  brûlé, 
où  le  dernier  étage  et  les  toits  manquent  encore. 
La  chapelle  qui  l'écrase,  parce  que  Mansart  vouloit 
engager  le  roi  à  élever  le  tout  d'un  étage,  a  de  par- 
tout la  triste  représentation  d'un  immense  cata- 
falque. La  main-d'œuvre  y  est  exquise  en  tout  genres, 
l'ordonnance  nulle,  tout  y  a  été  fait  pour  la  tribune, 
parce  que  le  roi  n'alloit  guère  en  bas,  et  celles  des 
côtés  sont  inaccessibles,  par  l'unique  défilé  qui  con- 
duit à  chacune.  On  ne  finiroit  point  sur  les  défauts 
monstrueux  d'un  palais  si  immense,  et  si  immensé- 
ment cher,  avec  ses  accompagnements  qui  le  sont 
encore  davantage. 

Orangerie,  potagers,  chenils,  grande  et  petite 
écuries  pareilles,  commun  prodigieux  ;  enfin  une 
ville  entière  où  il  n'y  avoit  qu'un  très-misérable 
cabaret,  un  moulin  à  vent,  et  ce  petit  château  de 
cartes  que  Louis  XIII  y  avoit  fait  pour  n'y  plus 
coucher  sur  la  paille,  qui  n'étoit  que  la  contenance 
étroite  et  basse  autour  de  la  cour  de  marbre,  qui 
en  faisoit  la  cour,  et  dont  le  bâtiment  du  fond 
n'avoit  que  deux  courtes  et  petites  ailes.  Mon  père 
Fa  vu  et  y  a  couché  maintes  fois.  Encore  ce  Ver- 
sailles de  Louis  XIV,  ce  chef-d'œuvre  si  ruineux 
et  de  si  mauvais  goût,  et  où  les  changements  entiers 
des  bassins  et  des  bosquets  ont  enterré  tant  d'or 
qui  ne  peut  paroître,  n'a-t-il  pu  être  achevé. 

Parmi  tant  de  salons  entassés  l'un  sur  l'autre,  il 
n'y  a  ni  salle  de  comédie,  ni  salle  de  banquets,  ni  de 
bal  ;  et  devant  et  derrière  il  reste  beaucoup  à  faire. 
Les  parcs  et  les  avenues,  tous  en  plants,  ne  peu- 
vent venir.  En  gibier,  il  faut  y  en  jeter  sans  cesse  ;  en 
rigoles  de  quatre  et  cinq  lieues  de  cours,  elle  sont 


388  SAINT-SIMON  ; 

sans  nombre;  en  murailles  enfin  qui,  par  leur  im- 
mense contour,  enferment  comme  une  petite  province 
du  plus  triste  et  du  plus  vilain  pays  du  monde. 

Trianon,  dans  ce  même  parc,  et  à  la  porte  de 
Versailles,  d'abord  maison  de  porcelaine  à  aller 
faire  des  collations,  agrandie  après  pour  y  pouvoir 
coucher,  enfin  palais  de  marbre,  de  jaspe  et  de  por- 
phyre avec  des  jardins  délicieux  ;  la  ménagerie  vis- 
à-vis,  de  l'autre  côté  de  la  croisée  du  canal  de  Ver- 
sailles, toute  de  riens  exquis,  et  garnie  de  toutes 
sortes  d'espèces  de  bêtes  à  deux  et  à  quatre  pieds 
les  plus  rares  ;  enfin  Clagny,  bâti  pour  Mme  de  Mon- 
tespan  en  son  propre,  passé  au  duc  du  Maine,  au 
bout  de  Versailles,  château  superbe  avec  ses  eaux, 
ses  jardins,  son  parc  ;  des  aqueducs  dignes  des  Ro- 
mains de  tous  les  côtés,  l'Asie  ni  l'antiquité  n'offrent 
rien  de  si  vaste,  de  si  muv.iplié,  de  si  travaillé,  de 
si  superbe,  de  si  rempli  de  monuments  les  plus 
rares  de  tous  les  siècles,  en  marbre  les  plus  exquis 
de  toutes  les  sortes,  en  bronzes,  en  peintures  ;  en 
sculptures,  ni  de  si  achevé  des  derniers. 

Mais  l'eau  manquoit  quoi  qu'on  pût  faire,  et  ces 
merveilles  de  l'art  en  fontaines  tarissoient,  comme  elles 
font  encore  à  tous  moments,  malgré  la  prévoyance 
de  ces  mers  de  réservoirs  qui  avoient  coûté  tant 
de  millions  à  établir  et  à  conduire  sur  le  sable 
mouvant  et  sur  la  fange.  Qui  l'auroit  cru  ?  ce  dé- 
faut devint  la  ruine  de  l'infanterie.  Mme  de  Main- 
tenon  régnoit,  on  parlera  d'elle  à  son  tour.  M.  de 
Louvois  alors  étoit  bien  avec  elle,  on  jouissoit  de 
la  paix.  Il  imagina  de  détourner  la  rivière  d'Eure, 
entre  Chartres  et  Maintenon,  et  de  la  faire  venir 
tout  entière  à  Versailles.  Qui  pourra  dire  l'or  et  les 
hommes  que  la  tentative  obstinée  en  coûta  pen- 
dant plusieurs  années,  jusque-là  qu'il  fut  défendu, 
sous  les  plus  grandes  peines,  dans  le  camp  qu'on 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  389 

y  avoit  établi  et  qu'on  y  tint  très-longtemps,  d'y 
parler  des  malades,  surtout  des  morts,  que  le  rude 
travail  et  plus  encore  l'exhalaison  de  tant  de  terres 
remuées  tuoient  ?  combien  d'autres  furent  des  an- 
nées à  se  rétablir  de  cette  contagion  !  combien  n'en 
ont  pu  reprendre  leur  santé  pendant  le  reste  de  leur 
vie  !  Et  toutefois  non-seulement  les  officiers  par- 
ticuliers, mais  les  colonels,  les  brigadiers,  et  ce 
qu'on  y  employa  d'officiers  généraux,  n'avoient  pas, 
quels  qu'ils  fussent,  la  liberté  de  s'en  absenter  un 
quart  d'heure,  ni  de  manquer  eux-mêmes  un  quart 
d'heure  de  service  sur  les  travaux.  La  guerre  enfin 
les  interrompit  en  1688,  sans  qu'ils  aient  été  repris 
depuis  ;  il  n'en  est  resté  que  d'informes  monuments 
qui  éterniseront  cette  cruelle  folie. 

A  la  fin,  le  roi,  lassé  du  beau  et  de  la  foule,  se 
persuada  qu'il  vouloit  quelquefois  du  petit  et  de  la 
solitude.  Il  chercha  autour  de  Versailles  de  quoi 
satisfaire  ce  nouveau  goût.  Il  visita  plusieurs  en- 
droits, il  parcourut  les  coteaux  qui  découvrent 
Saint-Germain  et  cette  vaste  plaine  qui  est  au  bas, 
où  la  Seine  serpente  et  arrose  tant  de  gros  lieux  et 
de  richesses  en  quittant  Paris.  On  le  pressa  de  s'arrê- 
ter à  Lucienne,  où  Cavoye  eut  depuis  une  maison 
dont  la  vue  est  enchantée,  mais  il  répondit  que  cette 
heureuse  situation  le  ruineroit,  et  que,  comme  il 
vouloit  un  rien,  il  vouloit  aussi  une  situation  qui 
ne  lui  permît  pas  de  songer  à  y  rien  faire. 

Il  trouva  derrière  Lucienne  un  vallon  étroit,  pro- 
fond, à  bords  escarpés,  inaccessible  par  ses  maré- 
cages, sans  aucune  vue,  enfermé  de  collines  de  toutes 
parts,  extrêmement  à  l'étroit,  avec  un  méchant  vil- 
lage sur  le  penchant  d'une  de  ces  collines  qui  s'appe- 
loit  Marly.  Cette  clôture  sans  vue,  ni  moyen  d'en 
avoir,  fit  tout  son  mérite.  L'étroit  du  vallon  où  on 
ne  se  pou  voit  étendre  y  en  ajouta  beaucoup.  Il  crut 


390  SAINT-SIMON  : 

choisir  un  ministre,  un  favori,  un  général  d'armée. 
Ce  fut  un  grand  travail  que  dessécher  ce  cloaque  de 
tous  les  environs  qui  y  jetoient  toutes  leurs  voiries 
et  d'y  apporter  des  terres.  L'ermitage  fut  fait.  Ce 
n'étoit  que  pour  y  coucher  trois  nuits,  du  mercredi 
au  samedi,  deux  ou  trois  fois  l'année,  avec  une  dou- 
zaine au  plus  de  courtisans  en  charges  les  plus  in- 
dispensables. 

Peu  à  peu  l'ermitage  fut  augmenté  ;  d'accroisse- 
ment en  accroissement  les  collines  taillées  pour  faire 
place  et  y  bâtir,  et  celle  du  bout  largement  empor- 
tée pour  donner  au  moins  une  échappée  de  vue  fort 
imparfaite.  Enfin,  en  bâtiments,  en  jardins,  en  eaux, 
en  aqueducs,  en  ce  qui  est  si  connu  et  si  curieux 
sous  le  nom  de  machine  de  Marly,  an  parc,  en  forêt 
ornée  et  renfermée,  en  statues,  en  meubles  pré- 
cieux, Marly  est  devenu  ce  qu'on  le  voit  encore  ; 
tout  dépouillé  qu'il  est  depuis  la  mort  du  roi.  En 
forêts  toutes  venues,  et  touffues  qu'on  y  a  appor- 
tées en  grands  arbres  de  Compiègne,  et  de  bien  plus 
loin  sans  cesse,  dont  plus  des  trois  quarts  mouroient, 
et  qu'on  remplaçoit  aussitôt  ;  en  vastes  espaces  de 
bois  épais  et  d'allées  obscures,  subitement  changées 
en  immenses  pièces  d'eau  où  on  se  promenoit  en 
gondoles,  puis  remises  en  forêts  à  n'y  pas  voir  le 
jour  dès  le  moment  qu'on  les  plantoit,  je  parle  de 
ce  que  j'ai  vu  en  six  semaines  ;  en  bassins  changés 
cent  fois  ;  en  cascades  de  même  à  figures  successives 
et  toutes  différentes  ;  en  séjours  de  carpes,  ornés 
de  dorures  et  de  peintures  les  plus  exquises,  à  peine 
achevées,  rechangées  et  rétablies  autrement  par  les 
mêmes  maîtres,  et  cela  une  infinité  de  fois  ;  cette 
prodigieuse  machine,  dont  on  vient  de  parler,  avec 
ses  immenses  aqueducs,  ses  conduites  et  ses  réser- 
voirs monstrueux,  uniquement  consacrée  à  Marly 
sans  plus  porter  d'eau  à  Versailles  ;  c'est  peu  de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  391 

dire  que  Versailles  tel  qu'on  l'a  vu  n'a  pas  coûté 
Marly. 

Que  si  on  y  ajoute  les  dépenses  de  ces  continuels 
voyages,  qui  devinrent  enfin  au  moins  égaux  aux 
séjours  de  Versailles,  souvent  presque  aussi  nom- 
breux, et  tout  à  la  fin  de  la  vie  du  roi  le  séjour  le 
plus  ordinaire,  on  ne  dira  point  trop  sur  Marly  seul 
en  comptant  par  milliards. 

Telle  fut  la  fortune  d'un  repaire  de  serpents  et  de 
charognes,  de  crapeaux  et  de  grenouilles,  unique- 
ment choisi  pour  n'y  pouvoir  dépenser.  Tel  fut  le 
mauvais  goût  du  roi  en  toutes  choses,  et  ce  plaisir 
superbe  de  forcer  la  nature,  que  ni  la  guerre  la  plus 
pesante,  ni  la  dévotion  ne  put  émousser. 

De  tels  excès  de  puissance,  et  si  mal  entendus, 
faut-il  passer  à  d'autres  plus  conformes  à  la  nature, 
mais  qui,  en  leur  genre,  furent  bien  plus  funestes  ? 
ce  sont  les  amours  du  roi.  Leur  scandale  a  rempli 
l'Europe,  a  confondu  la  France,  a  ébranlé  l'État, 
a  sans  doute  attiré  les  malédictions  sous  le  poids 
desquelles  il  s'est  vu  si  imminemment  près  du  der- 
nier précipice,  et  a  réduit  sa  postérité  légitime  à  un 
filet  unique  de  son  extinction  en  France.  Ce  sont  des 
maux  qui  se  sont  tournés  en  fléaux  de  tout  genre, 
et  qui  se  feront  sentir  longtemps,  Louis  XIV,  dans 
sa  jeunesse,  plus  fait  pour  les  amours  qu'aucun  de 
ses  sujets,  lassé  de  voltiger  et  de  cueillir  des  faveurs 
passagères,  se  fixa  enfin  à  La  Vallière.  On  en  sait 
les  progrès  et  les  fruits. 


XLIV.  —  AMOURS  DE  LOUIS  XIV 

Mme  de  Montespan  fut  celle  dont  la  rare  beauté 
le  toucha  ensuite,  même  pendant  le  règne  de  Mme 


392  SAINT-SIMON  : 

de  La  Vallière.  Elle  se'n  aperçut  bientôt,  elle  pressa 
vainement  son  mari  de  l'emmener  en  Guyenne  ; 
une  folle  confiance  ne  voulut  pas  l'écouter.  Elle  lui 
parloit  alors  de  bonne  foi.  A  la  fin  le  roi  en  fut 
écouté,  et  l'enleva  à  son  mari,  avec  cet  épouvan- 
table fracas  qui  retentit  avec  horreur  chez  toutes 
les  nations,  et  qui  donna  au  monde  le  spectacle 
nouveau  de  deux  maîtresses  à  la  fois.  Il  les  pro- 
mena aux  frontières,  aux  camps,  des  moments  aux 
armées,  toutes  deux  dans  le  carrosse  de  la  reine.  Les 
peuples  accourant  de  toutes  parts  se  montroient 
les  trois  reines,  et  se  demandoient  avec  simplicité 
les  uns  aux  autres  s'ils  les  avoient  vues. 

A  la  fin  Mme  de  Montespan  triompha,  et  disposa 
seule  du  maître  et  de  sa  cour,  avec  un  éclat  qui 
n'eut  plus  de  voile  ;  et  pour  qu'il  ne  manquât  rien 
à  la  licence  publique  de  cette  vie,  M.  de  Montespan, 
pour  en  avoir  voulu  prendre,  fut  mis  à  la  Bastille, 
puis  relégué  en  Guyenne,  et  sa  femme  eut  de  la 
comtesse  de  Soissons1,  forcée  par  sa  disgrâce,  la  dé- 
mission de  la  charge  créée  pour  elle  de  surintendante 
de  la  maison  de  la  reine,  à  laquelle  on  supposa  le 
tabouret  attaché,  parce  qu'ayant  un  mari  elle  ne 
pouvoit  être  faite  duchesse. 

On  vit  après  sortir  de  son  cloître  de  Fontevrault 
la  reine  des  abbesses,  qui,  chargée  de  son  voile  et 
de  ses  vœux,  avec  plus  d'esprit  et  de  beauté  encore 
que  Mme  de  Montespan  sa  sœur,  vint  jouir  de  la 
gloire  de  cette  Niquée,  et  être  de  tous  les  particu- 
liers du  roi  les  plus  charmants,  par  l'esprit  et  par 
les  fêtes,  avec  Mme  de  Thianges,  son  autre  sœur,  et 
l'élixir  le  plus  trayé  de  toutes  les  dames  de  la  cour. 

Les  grossesses  et  les  couches  furent  publiques. 
La  cour  de  Mme  de  Montespan  devint  le  centre  de 
la  cour,  des  plaisirs,  de  la  fortune,  de  l'espérance  et 

1  Olympe  Mancini. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  393 

de  la  terreur  des  ministres  et  des  généraux  d'armée,  et 
l'humiliation  de  toute  la  France.  Ce  fut  aussi  le  centre 
de  l'esprit,  et  d'un  tour  si  particulier,  si  délicat,  si 
fin,  mais  toujours  si  naturel  et  si  agréable,  qu'il  se 
faisoit  distinguer  à  son  caractère  unique. 

C'étoit  celui  de  ces  trois  sœurs,  qui  toutes  trois  en 
avoient  infiniment,  et  avoient  l'art  d'en  donner  aux 
autres.  On  sent  encore  avec  plaisir  ce  tour  char- 
mant et  simple  dans  ce  qui  reste  de  personnes  qu'elles 
ont  élevées  chez  elles  et  qu'elles  s'étoient  attachées  ; 
entre  mille  autres  on  les  distingueroit  dans  les  con- 
versations les  plus  communes. 

Mme  de  Fontevrault  étoit  celle  des  trois  qui  en 
avoit  le  plus  ;  c'étoit  peut-être  aussi  la  plus  belle. 
Elle  y  joignoit  un  savoir  rare  et  fort  étendu  :  elle 
sa  voit  bien  la  théologie  et  les  Pères,  elle  étoit  versée 
dans  l'Écriture,  elle  possédoit  les  langues  savantes, 
elle  parloit  à  enlever  quand  elle  traitoit  quelque 
matière.  Hors  de  cela  l'esprit  ne  se  pouvoit  cacher, 
mais  on  ne  se  doutoit  pas  qu'elle  sût  rien  de  plus 
que  le  commun  de  son  sexe.  Elle  excelloit  en  tous 
genres  d'écrire.  Elle  avoit  un  don  tout  particulier 
pour  le  gouvernement  et  pour  se  faire  adorer  de 
tout  son  ordre,  en  le  tenant  toutefois  dans  la  plus 
exacte  régularité.  Quoiqu'elle  eût  été.  faite  reli- 
gieuse plus  que  très-cavalièrement,  la  sienne  étoit 
pareille  dans  son  abbaye.  Ses  séjours  à  la  cour,  où  elle 
ne  sortoit  point  de  chez  ses  sœurs,  ne  donnèrent 
jamais  d'atteinte  à  sa  réputation  que  par  l'étrange 
singularité  de  voir  un  tel  habit  partager  une  faveur 
de  cette  nature  ;  et  si  la  bienséance  eût  pu  y  être 
en  soi,  il  se  pouvoit  dire  que,  dans  cette  cour  même, 
elle  ne  s'en  seroit  jamais  écartée. 

Mme  de  Thianges  dominoit  ses  deux  sœurs,  et  le 
roi  même  qu'elle  amusoit  plus  qu'elles.  Tant  qu'elle 
vécut,  elle  le  domina,  et  conserva,  même  après  l'ex- 


394  SAINT-SIMON  : 

pulsion  de  Mme  de  Montespan  hors  de  la  cour,  les 
plus  grandes  privances  et  des  distinctions  uniques. 

Pour  Mme  de  Montespan,  elle  et  oit  méchante, 
capricieuse,  avoit  beaucoup  d'humeur,  et  une  hau- 
teur en  tout  dans  les  nues  dont  personne  n'étoit 
exempt,  le  roi  aussi  peu  que  tout  autre.  Les 
courtisans  évitoient  de  passer  sous  ses  fenêtres, 
surtout  quand  le  roi  y  étoit  avec  elle.  Ils  di- 
soient que  c'étoit  passer  par  les  armes,  et  ce 
mot  passa  en  proverbe  à  la  cour.  Il  est  vrai 
qu'elle  n'épargnoit  personne,  très-souvent  sans  autre 
dessein  que  de  divertir  le  roi  ;  et  comme  elle  avoit 
infiniment  d'esprit,  de  tour  et  de  plaisanterie  fine, 
rien  n'étoit  plus  dangereux  que  les  ridicules  qu'elle 
donnoit  mieux  que  personne.  Avec  cela  elle  aimoit 
sa  maison  et  ses  parents,  et  ne  laissoit  pas  de  bien 
servir  les  gens  pour  qui  elle  avoit  pris  de  l'amitié. 
La  reine  supportoit  avec  peine  sa  hauteur  avec  elle, 
bien  différente  des  ménagements  continuels  et  des 
respects  de  la  duchesse  de  La  Vallière  qu'elle  aima 
toujours,  au  lieu  que  de  celle-ci  il  lui  échappoit  souvent 
de  dire  :  «  Cette  pute  me  fera  mourir.  »  On  a  vu  en 
son  temps  la  retraite,  l'austère  pénitence  et  la  pieuse 
fin  de  Mme  de  Montespan. 

Pendant  son  règne  elle  ne  laissa  pas  d'avoir  des 
jalousies.  Mlle  de  Fontange  plut  assez  au  roi  pour 
devenir  maîtresse  en  titre.  Quelque  étrange  que  fût 
ce  doublet,  il  n'étoit  pas  nouveau.  On  l'avoit  vu  de 
Mme  de  La  Vallière  et  de  Mme  de  Montespan,  à 
qui  celle-ci  ne  fit  que  rendre  ce  qu'elle  avoit  prêté 
à  l'autre.  Mais  Mme  de  Fontange  ne  fut  pas  si  heu- 
reuse ni  pour  le  vice,  ni  pour  la  fortune,  ni  pour  la 
pénitence.  Sa  beauté  la  soutint  un  temps,  mais  son 
esprit  n'y  répondit  en  rien.  Il  en  falloit  au  roi  pour 
l'amuser  et  le  tenir.  Avec  cela  il  n'eut  pas  le  loisir 
de  s'en  dégoûter  tout  à  fait.  Une  mort  prompte,  qui 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  395 

ne  laissa  pas  de  surprendre,  finit  en  bref  ces  nou- 
velles amours.  Presque  tous  ne  furent  que  passades. 

Un  seul  subsista  longtemps,  et  se  convertit  en 
affection  jusqu'à  la  fin  de  la  vie  de  la  belle  qui  sut 
en  tirer  les  plus  prodigieux  avantages  jusqu'au  tom- 
beau, et  en  laisser  à  ses  deux  fils  l'abominable  et 
magnifique  héritage,  qu'ils  surent  bien  faire  valoir. 
L'infâme  politique  du  mari,  qui  a  un  nom  propre 
en  Espagne  qui  veut  dire  cocu  volontaire  et  ne  s'y 
pardonne  jamais,  souffrit  volontiers  cet  amour,  et 
en  recueillit  des  fruits  immenses  en  se  confinant  à 
Paris,  servant  à  l'armée,  n'allant  presque  point  à  la 
cour,  faisant  obscurément  les  fonds,  et  distribuant 
tous  les  avantages  que  de  concert  avec  lui  sa  belle 
moitié  en  tiroit.  C'étoit  la  maréchale  de  Rochefort 
chez  qui  elle  alloit  attendre  l'heure  du  berger,  la- 
quelle l'y  conduisoit,  et  qui  me  l'a  conté  plus  d'une 
fois,  avec  des  contre-temps  qui  lui  arrivèrent,  mais 
qui  ne  firent  obstacle  à  rien,  et  ne  venoient  point 
du  mari,  qui  étoit  au  fond  de  sa  maison  à  Paris, 
qui,  sachant  et  conduisant  tout,  ignoroit  tout  avec 
le  plus  grand  soin,  et  changea  depuis  son  étroite 
maison  de  la  'place  Royale  pour  le  palais  des  Guise, 
dont  ils  ne  pourroient  reconnoître  l'étendue,  ni  la 
somptuosité  qu'il  a  prises  depuis  entre  ses  mains 
et  en  celles  de  ses  deux  fils.  La  même  politique  con- 
tinua le  mystère  de  cet  amour,  qui  ne  le  demeura 
que  de  nom,  et  tout  au  plus  en  très-fine  écorce.  Le 
mystère  le  fit  durer,  l'art  de  s'y  conduire  gagna  les 
plus  intéressées,  et  en  bâtit  la  plus  rapide  et  la  plus 
prodigieuse  fortune.  Le  même  art  le  soutint  toujours 
croissant,  et  sut,  quand  il  en  fut  encore  temps,  le 
tourner  en  amitié  et  en  considération  la  plus  dis- 
tinguée. 

Il  mit  les  enfants  de  cette  belle,  qui  étoit  pour- 
tant rousse,  en  situation  de  s'élever  et  de  s'enrichir 


396  SAINT-SIMON  : 

eux  et  les  leurs  de  plus  en  plus,  même  après  elle, 
de  parvenir  à  un  comble  de  tout,  dont  [après]  e 
jouit  avec  éclat  la  troisième  génération  aujourd'l 
dans  toute  son  étendue,  et  qui  a  mis  les  plus  < 
scurs  par  eux-mêmes  et  les  plus  ténébreux,  m 
de  leur  nom,  en  splendeur  inhérente.  C'est  sav 
tirer  plus  que  très-grand  parti  :  la  femme  de 
beauté  ;  le  mari  de  sa  politique  et  de  son  infam 
les  enfants  de  tous  les  moyens  mis  en  main  par 
tels  parents,  mais  toujours  comme  les  fils  de 
belle. 

Une  autre  tira  beaucoup  aussi  toute  sa  vie  de 
même  conduite,  mais  ni  la  beauté,  ni  l'art,  ni 
position  de  cette  belle,  ni  de  son  camard  et  bouf 
de  mari,  ne  permit  à  celle-ci  ni  la  durée,  ni  la  c< 
tinuité,  ni  rien  de  l'éclat  où  l'autre  parvint  et 
maintint,  et  qu'elle  rit  passer  à  ses  enfants,  peti 
enfants,  et  en  gros  à  tout  leur  nom.  Celle-ci  n'av 
qu'à  vouloir.  Quoique  le  commerce  fût  fini  dep 
très-longtemps,  et  que  les  ménagements  extér.e 
fussent  extrêmes,  on  connoissoit  son  pouvoir  à 
cour,  tout  y  étoit  en  respect  devant  elle.  Ministi 
princes  du  sang,  rien  ne  résistoit  à  ses  volontés.  ! 
billets  alloient  droit  au  roi,  et  les  réponses  toujo 
à  l'instant  du  roi  à  elle,  sans  que  personne  s'en  t.p 
çût.  Si  très-rarement,  par  cette  commodité  unie 
d'écriture,  elle  a  voit  à  parler  au  roi,  ce  qu'elle  é 
toit  autant  que  cela  étoit  possible,  elle  étoit  adn 
à  l'instant  qu'elle  le  vouloit.  C'étoit  toujours  à  i 
heures  publiques,  mais  dans  le  petit  cabinet  du  ] 
qui  étoit  et  est  encore  celui  du  conseil,  tous  de 
assis  au  fond,  mais  les  portes  dés  deux  côtés  absc 
ment  ouvertes,  affectation  qui  ne  se  pratiquoit  jam 
que  lorsqu'elle  étoit  avec  le  roi,  et  la  pièce  pul 
que  contiguë  à  ce  cabinet  pleine  de  tous  les  cou: 
sans.  Si  quelquefois  elle  ne  vouloit  dire  qu'un  m 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  397 

c'étoit  debout  à  la  porte,  en  dehors  du  même  cabinet, 
et  devant  tout  le  monde  qui,  aux  manières  du  roi 
de  l'aborder,  de  l'écouter,  de  la  quitter,  n'avoit  pas 
peine  à  remarquer  jusque  dans  les  derniers  temps 
de  sa  vie,  qui  finit  plusieurs  années  avant  celle  du 
roi,  qu'elle  ne  lui  étoit  pas  indifférente.  Elle  fut 
belle  jusqu'à  la  fin.  Une  fois  en  trois  ans  un  court 
voyage  à  Marly,  jamais  d'aucun  particulier  avec 
le  roi,  même  avec  d'autres  dames  ;  l'unisson  soi- 
gneusement gardé  avec  tout  le  reste  de  la  cour. 
Elle  y  étoit  presque  toujours,  et  souvent  au  souper 
du  roi,  où  il  ne  la  distingua  jamais  en  rien.  Telle 
étoit  la  convention  avec  Mme  de  Maintenon,  qui  de 
son  côté  contribua  en  récompense  à  tout  ce  qu'elle 
put  désirer.  Le  mari,  qui  l'a  survécue  de  quelques 
années,  presque  jamais  à  la  cour,  et  des  moments, 
vivoit  obscur  à  Paris,  enterré  dans  le  soin  de  ses 
affaires  domestiques  qu'il  entendoit  parfaitement, 
s'applaudissant  du  bon  sens  qui,  de  concert  avec  sa 
femme,  l'avoit  porté  à  tant  de  richesses,  d'établisse- 
ments et  de  grandeurs,  sous  les  rideaux  de  gaze  qui 
demeurèrent  rideaux,  mais  qui  ne  furent  rien  moins 
qu'impénétrables. 

Il  ne  faut  pas  oublier  la  belle  Ludre,  demoiselle 
de  Lorraine,  fille  d'honneur  de  Madame,  qui  fut 
aimée  un  moment  à  découvert.  Mais  cet  amour  passa 
avec  la  rapidité  d'un  éclair,  et  l'amour  de  Mme  de 
Montespan  demeura  le  triomphant. 


XLV.  —  MADAME  DE  MAINTENON 

Il   faut    passer   à  un   autre   genre   d'amour,   qui 
n'étonna  pas  moins  toutes  les  nations  que  celui-ci 


398  SAINT-SIMON  : 

les  avoit  scandalisées,  et  que  le  roi  emporta  tout 
entier  au  tombeau.  A  ce  peu  de  mots  qui  ne  recon- 
noîtroit  la  célèbre  Françoise  d'Aubigné,  marquise  de 
Maintenon,  dont  le  règne  permanent  n'a  pas  duré 
moins  de  trente-deux  ans.  Née  dans  les  îles  de 
l'Amérique  où  son  père,  peut-être  gentilhomme, 
étoit  allé  avec  sa  mère  chercher  du  pain,  et  que 
l'obscurité  y  a  étouffés,  revenue  seule  et  au  hasard 
en  France,  abordée  à  la  Rochelle,  recueillie  au  voi- 
sinage par  pitié  chez  Mme  de  Neuillant,  mère  de  la 
maréchale-duchesse  de  Navailles,  réduite  par  sa 
pauvreté  et  par  l'avarice  de  cette  vieille  dame  à 
garder  les  clefs  de  son  grenier  et  à  voir  mesurer  tous 
les  jours  l'avoine  à  ses  chevaux  ;  venue  à  Paris  à  sa 
suite,  jeune,  adroite,  spirituelle  et  belle,  sans  pain 
et  sans  parents,  d'heureux  hasards  la  firent  connoî- 
tre  au  fameux  Scarron.  Il  la  trouva  aimable,  ses 
amis  peut-être  encore  plus.  Elle  crut  faire  la  plus 
grande  fortune,  et  la  plus  inespérable  d'épouser  ce 
joyeux  et  savant  cul-de-jatte,  et  des  gens  qui 
avoient  peut-être  plus  besoin  de  femme  que  lui 
l'entêtèrent  de  faire  ce  mariage,  et  vinrent  à  boit 
de  lui  persuader  de  tirer  par  là  de  la  misère  cette 
charmante  malheureuse. 

Le  mariage  se  fit,  la  nouvelle  épouse  plut  à  toutes 
les  compagnies  qui  alloient  chez  Scarron.  Il  la  voyoit 
fort  bonne,  et  en  tous  genres  ;  c'étoit  la  mode  d'aller 
chez  lui,  gens  d'esprit,  gens  de  la  cour  et  de  la  ville, 
et  ce  qu'il  y  avoit  de  meilleur  et  de  plus  distingué, 
qu'il  n'étoit  pas  en  état  d'aller  chercher  hors  de 
chez  lui,  et  que  les  charmes  de  son  esprit,  de  son 
savoir,  de  son  imagination,  de  cette  gaieté  incom- 
parable parmi  ses  maux,  et  toujours  nouvelle,  cette 
rare  fécondité,  et  la  plaisanterie  du  meilleur  goût 
qu'on  admire  encore  dans  ses  ouvrages,  attiroient 
continuellement  chez  lui. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  399 

Mme  Scarron  fit  donc  là  des  connoissances  de 
toutes  les  sortes  qui  pourtant,  à  la  mort  de  son  mari, 
ne  l'empêchèrent  pas  d'être  réduite  à  la  charité  de 
la  paroisse  de  Saint-Eustache.  Elle  y  prit  une 
chambre  pour  elle  et  pour  une  servante  dans  une 
montée,  où  elle  vécut  très  à  l'étroit.  Ses  appas  élar- 
girent peu  à  peu  ce  mal-être.  Villars,  père  du  maréphal  ; 
Beuvron,  père  d'Harcourt  ;  les  trois  Villarceaux 
qui  demeurèrent  les  trois  tenants  ;  bien  d'autres 
l'entretinrent. 

Cela  la  remit  à  flot,  et  peu  à  peu  l'introduisit  à 
l'hôtel  d'Albret,  par  là  à  l'hôtel  de  Richelieu  et 
ailleurs  ;  ainsi  de  l'un  à  l'autre.  Dans  ces  maisons. 
Mme  Scarron  n'étoit  rien  moins  que  sur  le  pied  de 
compagnie.  Elle  y  étoit  à  tout  faire,  tantôt  à  de- 
mander du  bois,  tantôt  si  on  servirait  bientôt  ;  une 
autre  fois  si  le  carrosse  de  celui-ci  ou  de  celle-là 
étoit  revenu  ;  et  ainsi  de  mille  petites  commissions 
dont  l'usage  des  sonnettes,  introduit  longtemps  de- 
puis, a  ôté  l'importunité. 

C'est  dans  ces  maisons,  principalement  à  l'hôtel 
de  Richelieu,  beaucoup  plus  encore  à  l'hôtel  d'Albret 
où  le  maréchal  d'Albret  tenoit  un  fort  grand  état, 
où  Mme  Scarron  fit  la  plupart  de  ses  connoissances, 
dont  les  unes  lui  servirent  tant,  et  les  autres  leur 
devinrent  si  utiles.  Les  maréchaux  de  Villars  et 
d'Harcourt  par  leurs  pères,  et  avant  eux,  Villars, 
père  du  maréchal,  en  firent  leur  fortune  ;  la  du- 
chesse d'Arpajon,  sœur  de  Beuvron,  en  fut,  sans  l'a- 
voir pu  imaginer,  dame  d'honneur  de  Mme  la  Dau- 
phine  de  Bavière,  à  la  mort  de  la  duchesse  de  Riche- 
lieu, que  la  même  raison  avoit  faite  aussi  dame 
d'honneur  de  la  reine,  puis  par  confiance  de  Mme 
la  Dauphine  de  Bavière,  et  le  duc  de  Richelieu  che- 
valier d'honneur  pour  rien,  qui  en  eût  de  Dangeau 
cinq  cent  mille  livres,  à  qui  cette  charge  fit  la  for- 


400  SAINT-SIMON  : 

tune.  La  princesse  d'Harcourt,  fille  de  Brancas,  si 
connu  par  son  esprit  et  par  ses  rares  distractions 
qui  avoit  été  bien  avec  elle  ;  Villarceaux  et  Mont- 
chevreuil,  chevaliers  de  l'ordre  tous  deux,  au  pre- 
mier desquels  son  père  fit  passer  à  trente-cinq  ans 
le  collier  qui  lui  étoit  destiné,  et  nombre  d'autres  se 
sentirent  grandement  de  ces  premiers  temps.  Mais 
avant  d'aller  plus  loin,  il  faut  éclaircir  le  maréchal 
d'Albret  en  peu  de  mots. 

Charles  II  d'Albret,  comte  de  Dreux,  vicomte  de 
Tartas,  fils  de  Charles  Ier,  connétable  de  France, 
eut  d'Anne  d'Armagnac,  pour  cinquième  et  dernier 
fils,  Gilles  d'Albret,  seigneur  de  Castelmoron,  mort 
sans  enfants  d'Anne  d'Aiguillon  en  1479,  qui  de 
Jean  Le  Tellier  laissa  un  bâtard  nommé  Etienne 
qui  fut  légitimé  par  François  Ier  en  1527  et  sénéchal 
du  pays  de  Foix.  De  l'héritière  de  Miossens  il  laissa 
Jean-Baptiste  de  Miossens,  qui  fut  lieutenant  géné- 
ral d'Henri  d'Albret,  roi  de  Navarre,  en  ses  pays 
et  seigneuries,  et  qui  de  Suzanne,  fille  de  Pierre, 
seigneur  de  Busset,  bâtard  de  Bourbon  ;  évêque  de 
Liège,  laquelle  fut  gouvernante  de  notre  roi  Henri 
IV,  laissa  Henri-Baptiste  de  Miossens,  chevalier 
du  Saint-Esprit  en  1595,  et  gouverneur  et  sénéchal 
de  Navarre  et  Béarn,  qui  d'Antoinette  de  Pons,  fille 
du  comte  de  Marennes,  chevalier  du  Saint-Esprit, 
et  sœur  de  la  fameuse  marquise  de  Guerche ville, 
mère  du  duc  de  Liancourt,  eut  Henri,  comte  de 
Miossens,  qui  d'Anne  de  Pardaillan,  sœur  du  père 
de  M.  de  Montespan,  mari  de  la  maîtresse  de  Louis 
XIV,  eut  trois  fils  et  plusieurs  filles.  L'aîné  fut  le 
premier  mari  d'Anne  Poussard  qui  se  remaria  au  duc 
de  Richelieu,  et  mourut  dame  d'honneur  de  Mme 
la  Dauphine  de  Bavière,  sans  enfants  du  duc  de 
Richelieu,  mais  elle  avoit  eu  un  fils  de  son  premier 
mari.  Le  second  fut  le  maréchal  d'Albret  ;  le  troi- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  401 

sième,  aussi  comte  de  Miossens,  tué  en  duel  en 
1672  par  Saint-Léger-Corbon,  sans  enfants. 

Le  maréchal  d'Albret,  fort  dans  le  grand  monde 
et  les  intrigues  de  la  cour,  eut  la  compagnie  des 
gens  d'armes  de  la  garde,  et  fut  chargé  par  le  car- 
dinal Mazarin  de  la  conduite  de  M.  le  Prince,  M.  le 
prince  de  Conti  et  M.  de  Longueville,  du  Palais- 
Royal,  où  ils  furent  arrêtés,  à  Vincennes,  moyennant 
la  promesse  d'un  bâton  de  maréchal  de  France,  qu'il 
n'eut  pourtant  qu'à  force  de  menaces  en  1653.  Il 
avoit  été  fait  chevalier  du  Saint-Esprit  en  1661,  et  il 
eut  le  gouvernement  de  Guyenne  à  la  fin  de  1670. 
Sans  avoir  beaucoup  servi,  et  jamais  en  chef,  ce  fut 
un  homme  qui  par  son  esprit,  son  adresse,  sa  hardiesse 
et  sa  magnificence  se  fit  toujours  fort  compter.  Il 
n'avoit  qu'une  fille  unique  de  la  fille  de  Guénégaud, 
trésorier  de  l'épargne,  frère  du  secrétaire  d'État, 
qu'il  avoit  épousée.  Il  la  maria  au  fils  unique  de  son 
frère  aîné,  et  de  la  duchesse  de  Richelieu,  lequel  fut 
tué  en  galanterie,  et  sans  enfants,  en  1678;  et  sa 
veuve  qui  étoit  dame  du  palais  de  la  reine,  rut  depuis 
la  première  femme  du  comte  de  Marsan,  dont  elle 
s'amouracha,  et  qui  lui  donna  tout  son  bien. 

Le  maréchal  d'Albret  et  M.  et  Mme  de  Richelieu 
vécurent  toujours  dans  l'amitié  la  plus  intime.  Il 
vécut  de  même  avec  M.  de  Montespan,  son  cousin 
germain,  et  Mme  de  Montespan.  Mais  quand  celle-ci 
fut  maîtresse,  il  devint  son  conseil,  et  abandonna 
pour  elle  M.  de  Montespan,  par  où  il  se  maintint  en 
grand  crédit  jusqu'à  sa  mort,  qui  arriva  à  Bordeaux 
le  3  septembre  1676,  à  soixante-deux  ans,  où  il  n'y 
avoit  pas  longtemps  qu'il  étoit  allé. 

Il  avoit,  comme  on  l'a  vu  ailleurs,  marié  Mlles  de 
Pons,  ses  nièces  à  la  mode  de  Bretagne  :  l'une  à  son 
frère  cadet,  tué  en  duel  ;  l'autre  fort  belle  à  Heudi- 
court,  à  qui  il  fit  acheter  de  Saint-Herem  la  charge 


402  SAINT-SIMON  : 

de  grand  louvetier  pour  le  décrasser,  et  pour  que  sa 
femme  pût  paroître  à  la  cour  où  on  l'a  vue  vivre 
longtemps,  et  mourir  dans  la  faveur  et  les  privances 
de  Mme  de  Maintenon  et  du  roi,  et  faire  fort  étrange- 
ment dame  du  palais  Mme  de  Montgon,  sa  fille,  au 
mariage  de  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  laquelle 
avoit  été  toute  petite  élevée  avec  M.  du  Maine  et 
Mme  la  Duchesse,  et  logée  avec  eux,  lorsqu'ils  étoient 
cachés  à  Paris  sous  Mme  Scarron,  leur  gouvernante, 
qui  l' avoit  prise  pour  en  soulager  Mme  d'Heudicourt, 
sa  bonne  amie,  qui,  fille  et  mariée,  ne  bougeoit  de 
l'hôtel  d'Albret  où  Mme  Scarron  l' avoit  fort  courtisée, 
et  où  leur  liaison  intime  s'étoit  faite.  Revenons  à 
cette  heure  à  Mme  Scarron. 

Elle  dut  à  la  proche  parenté  du  maréchal  d'Albret 
et  de  M.  de  Montespan  l'introduction  décisive  à 
l'incroyable  fortune  qu'elle  fit  quatorze  ou  quinze 
ans  après.  M.  et  Mme  de  Montespan  ne  bougeoient 
de  chez  le  maréchal  d'Albret  qui  tenoit  à  Paris  la 
plus  grande  et  la  meilleure  maison,  où  abondoit  la 
compagnie  de  la  cour  et  de  la  ville  la  plus  distinguée 
et  la  plus  choisie.  Les  respects,  les  soins  de  plaire, 
l'esprit  et  les  agréments  de  Mme  Scarron  réussirent 
fort  auprès  de  Mme  de  Montespan.  Elle  prit  de 
l'amitié  pour  elle,  et\_quand  elle  eut  ses  premiers 
enfants  du  roi,  M.  du  Maine  et  Mme  la  Duchesse 
qu'on  voulut  cacher,  elle  lui  proposa  de  les  confier 
à  Mme  Scarron,  à  qui  on  donna  une  maison  au 
Marais  pour  y  loger  avec  eux,  et  de  quoi  les  entre- 
tenir et  les  élever  dans  le  dernier  secret.  Dans  les 
suites,  ces  enfants  furent  amenés  à  Mme  de  Mon- 
tespan, puis  montrés  au  roi,  et  de  là  peu  à  peu  tirés 
du  secret,  et  avoués.  Leur  gouvernante,  fixée  avec 
eux  à  la  cour,  y  plut  de  plus  en  plus  à  Mme  de 
Montespan,  qui  lui  fit  donner  par  le  roi  à  diverses 
reprises.  Lui,  au  contraire,  ne  la  pou  voit  souffrir  ; 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  403 

ce  qu'il  lui  donnoit  quelquefois,  et  toujours  peu, 
n'étoit  que  par  excès  de  complaisance,  et  avec  un 
regret  qu'il  ne  cachoit  pas. 

La  terre  de  Maintenon  étant  tombée  en  vente, 
la  proximité  de  Versailles  en  tenta  si  bien  Mme 
de  Montespan,  pour  Mme  Scarron,  qu'elle  ne  laissa 
point  de  repos  au  roi  qu'elle  n'en  eût  tiré  de  quoi 
la  faire  acheter  à  cette  femme,  qui  prit  alors  le  nom 
de  Maintenon,  ou  fort  peu  de  temps  après.  Elle  obtint 
aussi  de  quoi  en  raccommoder  le  château,  et  attaqua 
le  roi  encore  pour  donner  de  quoi  rajuster  le  jardin, 
car  MM.  d'Angennes  y  avoient  tout  laissé  ruiner. 

C'étoit  à  sa  toilette  où  cela  se  passoit,  et  où  le 
seul  capitaine  des  gardes  en  quartier  suivoit  le  roi. 
C'étoit  M.  le  maréchal  de  Lorges,  homme  le  plus  vrai 
qui  fut  jamais,  et  qui  m'a  souvent  conté  la  scène 
dont  il  fut  témoin  ce  jour-là.  Le  roi  fit  d'abord  la 
sourde  oreille,  puis  refusa.  Enfin  impatienté  de  ce 
que  Mme  de  Montespan  ne  démordoit  point  et  in- 
sistoit  toujours,  il  se  fâcha,  lui  dit  qu'il  n'avoit  déjà 
que  trop  fait  pour  cette  créature,  qu'il  ne  comprenoit 
pas  la  fantaisie  de  Mme  de  Montespan  pour  elle,  et 
son  opiniâtreté  à  la  garder,  après  tant  de  fois  qu'il 
l'avoit  priée  de  s'en  défaire  ;  qu'il  avouoit  pour  lui 
qu'elle  lui  étoit  insupportable,  et  que  pourvu  qu'on 
lui  promît  qu'il  ne  la  verroit  plus,  et  qu'on  ne  lui  en 
parleroit  jamais,  il  donnerait  encore,  quoique,  pour 
en  dire  la  vérité,  il  n'eût  déjà  que  beaucoup  trop 
donné  pour  une  créature  de  cette  espèce.  Jamais  M. 
le  maréchal  de  Lorges  n'a  oublié  ces  propres  paroles  ; 
et  à  moi  et  à  d'autres  il  les  a  toujours  rapportées 
précises  et  dans  le  même  ordre,  tant  il  en  fut  frappé 
alors,  et  bien  plus  à  tout  ce  qu'il  vit  depuis  de  si 
étonnant  et  de  si  contradictoire.  Mme  de  Montespan 
se  tut  bien  court,  et  bien  en  peine  d'avoir  trop 
pressé  le  roi. 


404  SAINT-SIMON  : 

M.  du  Maine  étoit  extrêmement  boiteux.  On  disoit 
que  c' étoit  d'être  tombé  d'entre  les  bras  d'une  nour- 
rice. Tout  ce  qu'on  lui  fit  n'ayant  pas  réussi,  on  prit 
le  parti  de  l'envoyer  chez  divers  artistes  en  Flandre 
et  ailleurs  dans  le  royaume,  puis  aux  eaux,  entre 
autres  à  Baréges.  Les  lettres  que  la  gouvernante 
écrivoit  à  Mme  de  Montespan,  pour  lui  rendre  compte 
de  ces  voyages,  et  oient  montrées  au  roi.  Il  les  trouva 
bien  écrites,  il  les  goûta,  et  les  dernières  commencè- 
rent à  diminuer  son  éloignement. 

Les  humeurs  de  Mme  de  Montespan  achevèrent 
l'ouvrage.  Elle  en  avoit  beaucoup,  elle  s'étoit  accou- 
tumée à  ne  s'en  pas  contraindre.  Le  roi  en  étoit 
l'objet  plus  souvent  que  personne  ;  il  en  étoit  encore 
amoureux,  mais  il  en  souffroit.  Mme  de  Main  tenon 
le  reprochoit  à  Mme  de  Montespan,  qui  lui  en  rendit 
de  bons  offices  auprès  du  roi.  Ces  soins  d'apaiser  sa 
maîtresse  lui  revinrent  aussi  d'ailleurs,  et  l'accoutu- 
mèrent à  parler  quelquefois  à  Mme  de  Maintenon, 
à  s'ouvrir  à  elle  de  ce  qu'il  désiroit  qu'elle  fît  auprès 
de  Mme  de  Montespan,  enfin  à  lui  conter  ses  chagrins 
contre  elle,  et  à  la  consulter  là-dessus. 

Admise  ainsi  peu  à  peu  dans  l'intime  confidence, 
et  sans  milieu,  de  l'amant  et  de  la  maîtresse,  et  par 
le  roi  même,  l'adroite  suivante  sut  la  cultiver,  et  fit 
si  bien  par  son  industrie,  que  peu  à  peu  elle  sup- 
planta Mme  de  Montespan,  qui  s'aperçut  trop  tard 
qu'elle  lui  étoit  devenue  nécessaire.  Parvenue  à  ce 
point,  Mme  de  Maintenon  fit  à  son  tour  ses  plaintes 
au  roi  de  tout  ce  qu'elle  avoit  à  souffrir  d'une  maî- 
tresse qui  l'épargnoit  si  peu  lui-même,  et  à  force  de 
se  plaindre  l'un  à  l'autre  de  Mme  de  Montespan, 
celle-ci  en  prit  tout  à  fait  la  place  et  se  la  sut  bien 
assurer. 

La  fortune,  pour  n'oser  nommer  ici  la  Providence, 
qui  préparoit  au  plus  superbe  des  rois  l'humiliation 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  405 

la  plus  profonde,  la  plus  publique,  la  plus  durable, 
la  plus  inouïe,  fortifia  de  plus  en  plus  son  goût 
pour  cette  femme  adroite  et  experte  au  métier,  que 
les  jalousies  continuelles  de  Mme  de  Montespan  ren- 
doient  encore  plus  solide,  par  les  sorties  fréquentes  que 
son  humeur  aigrie  lui  faisoit  faire  sans  ménagement 
sur  le  roi  et  sur  elle,  et  c'est  ce  que  Mme  de  Se  vigne 
sait  peindre  si  joliment  en  énigmes,  dans  ses  lettres 
à  Mme  de  Grignan,  où  elle  l'entretient  quelquefois 
de  ces  mouvements  de  cour,  parce  que  Mme  de 
Maintenon  avoit  été  à  Paris  assez  de  la  société  de 
Mme  de  Sévigné,  de  Mme  de  Coulange,  de  Mme  de 
La  Fayette,  et  qu'elle  commençoit  à  leur  faire  sentir 
son  importance.  On  y  voit  aussi  dans  le  même  goût 
des  traits  charmants  sur  la  faveur  voilée,  mais  bril- 
lante, de  Mme  de  Soubise. 

Cette  même  Providence,  maîtresse  absolue  des 
temps  et  des  événements,  les  disposa  encore,  en  sorte 
que  la  reine  vécut  assez  pour  laisser  porter  ce  goût 
à  son  comble,  et  point  assez  pour  le  laisser  refroidir. 
Le  plus  grand  malheur  qui  soit  donc  arrivé  au  roi, 
et  les  suites  doivent  faire  ajouter  à  l'État,  fut  la 
perte  si  brusque  de  la  reine,  par  l'ignorance  profonde 
et  l'opiniâtreté  du  premier  médecin  Daquin,  au  plus 
fort  de  ce  nouvel  attachement  enté  sur  le  dégoût  de 
la  maîtresse,  dont  les  humeurs  étoient  devenues  in- 
supportables, et  que  nulle  politique  n'avoit  pu 
arrêter.  Cette  beauté  impérieuse,  accoutumée  à 
dominer  et  à  être  adorée,  ne  pouvoit  résister  au 
désespoir  toujours  présent  de  la  décadence  de  son 
pouvoir  ;  et  ce  qui  la  jetoit  hors  de  toute  mesure, 
c' et  oit  de  ne  pouvoir  se  dissimuler  une  rivale  abjecte 
à  qui  elle  avoit  donné  du  pain,  qui  n'en  avoit  encore 
que  par  elle,  qui  de  plus,  lui  de  voit  cette  affection 
qui  devenoit  son  bourreau,  par  l'avoir  assez  aimée 
pour  n'avoir  pu  se  résoudre  à  la  chasser  tant  de  fois 


406  SAINT-SIMON  : 

que  le  roi  l'en  avoit  pressée,  une  rivale  encore  si 
au-dessous  d'elle  en  beauté,  et  plus  âgée  qu'elle 
de  plusieurs  années  ;  sentir  que  c'étoit  pour  cette 
suivante,  pour  ne  pas  dire  servante,  que  le  roi 
venoit  le  plus  chez  elle,  qu'il  n'y  cherchoit  qu'elle, 
qu'il  ne  pouvoit  dissimuler  son  malaise  lorsqu'il  ne 
l'y  trou  voit  pas  ;  et  le  plus  souvent  la  quitter  elle, 
pour  entretenir  l'autre  tête  à  tête  ;  enfin  avoir  à 
tous  moments  besoin  d'elle  pour  attirer  le  roi,  pour 
se  raccommoder  avec  lui  de  leurs  querelles,  pour  en 
obtenir  des  grâces  qu'elle  lui  demandoit.  Ce  fut  donc 
dans  des  temps  si  propices  à  cette  enchanteresse 
que  le  roi  devint  libre. 

Il  passa  les  premiers  jours  à  Saint-Cloud,  chez 
Monsieur,  d'où  il  alla  à  Fontainebleau,  où  il  passa 
tout  l'automne.  Ce  fut  là  où  son  goût,  piqué  par 
l'absence,  la  lui  fit  trouver  insupportable.  A  son 
retour  on  prétend,  car  il  faut  distinguer  le  certain 
de  ce  qui  ne  l'est  pas,  on  prétend,  dis-je,  que  le  roi 
parla  plus  librement  à  Mme  de  Maintenon,  et  qu'elle, 
osant  essayer  ses  forces,  se  retrancha  habilement 
sur  la  dévotion,  et  sur  la  pruderie  de  son  dernier 
état  ;  que  le  roi  ne  se  rebuta  point  ;  qu'elle  le 
prêcha  et  lui  fit  peur  du  diable,  et  qu'elle  ménagea 
son  amour  et  sa  conscience  l'un  par  l'autre  avec  un 
si  grand  art,  qu'elle  parvint  à  ce  que  nos  yeux  ont 
vu,  et  que  la  postérité  refusera  de  croire. 

Mais  ce  qui  est  très-certain,  et  bien  vrai,  c'est  que 
quelque  temps  après  le  retour  du  roi  de  Fontaine- 
bleau, et  au  milieu  de  l'hiver  qui  suivit  la  mort  de 
la  reine,  chose  que  la  postérité  aura  peine  à  croire, 
quoique  parfaitement  vraie  et  avérée,  le  P.  de  La 
Chaise,  confesseur  du  roi,  dit  la  messe  en  pleine 
nuit  dans  un  des  cabinets  du  roi  à  Versailles.  Bon- 
tems,  gouverneur  de  Versailles,  premier  valet  de 
chambre  en  quartier,  et  le  plus  confident  des  quatre, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  407 

servit  cette  messe  où  ce  monarque  et  la  Maintenon 
furent  mariésJ  en  présence  d'Harlay,  archevêque  de 
Paris,  comme  diocésain,  de  Louvois,  qui  tous  deux 
avoient,  comme  on  l'a  dit,  tiré  parole  du  roi  qu'il 
ne  déclareroit  jamais  ce  mariage,  et  de  Montchevreuil, 
uniquement  en  troisième,  parent,  ami,  et  du  même 
nom  de  Mornay  que  Villarceaux,  à  qui  autrefois  il 
prêtoit  sa  maison  de  Montchevreuil  tous  les  étés, 
sans  en  bouger  lui-même  avec  sa  femme,  où  Villar- 
ceaux entretenoit  cette  reine  comme  à  Paris,  et  où 
il  payoit  toute  la  dépense,  parce  que  son  cousin  étoit 
fort  pauvre,  et  qu'il  avoit  honte  de  ce  concubinage 
chez  lui  à  Villarceaux,  en  présence  de  sa  femme,  dont 
il  respectoit  la  patience  et  la  vertu. 

Mme  de  Maintenon,  n'osant  porter  les  armes  d'un 
tel  époux,  supprima  celles  de  son  premier  mari,  et 
ne  porta  plus  que  les  siennes  seules,  et  sans  corde- 
lière, imitant  à  meilleur  titre  Mme  de  Montespan 
depuis  ses  amours,  et  même  Mme  de  Thianges,  qui 
du  vivant  de  leurs  maris  quittèrent  leurs  armes  et 
leur  livrée  qu'elles  ne  reprirent  jamais,  et  portèrent 
toujours  depuis  celles  de  Rochechouart  seules.  On 
a  vu,  à  l'occasion  de  la  mort  du  duc  de  Créqui,  les 
prédictions  étonnantes  de  cette  épouvantable  for- 
tune. 

La  satiété  des  noces  ordinairement  si  fatale,  et  des 
noces  de  cette  espèce,  ne  fit  que  consolider  la  faveur 
de  Mme  de  Maintenon.  Bientôt  après  elle  éclata  par 
l'appartement  qui  lui  fut  donné  à  Versailles  au 
haut  du  grand  escalier,  vis-à-vis  de  celui  du  roi,  et 
de  plain-pied.  Depuis  ce  moment,  le  roi  y  alla  tous 
les  jours  de  sa  vie  passer  plusieurs  heures  à  Ver- 
sailles, et  en  quelque  lieu  qu'il  fût,  où  elle  fut  toujours 
logée  aussi  proche  de  lui,  et  de  plain-pied  autant 
qu'il  fut  possible. 

Les  suites,  les  succès,  l'entière  confiance,  la  rare 

1 


408  SAINT-SIMON  : 

dépendance,  la  toute-puissance,  l'adoration  publique, 
universelle,  les  ministres,  les  généraux  d'armée,  la 
famille  royale  la  plus  proche,  tout  en  un  mot  à  ses 
pieds  ;  tout  bon  et  tout  bien  par  elle,  tout  réprouvé 
sans  elle  ;  les  hommes,  les  affaires,  les  choses  ;  les 
choix,  les  justices,  les  grâces,  la  religion,  tout  sans 
exception  en  sa  main,  et  le  roi  et  l'Etat  ses  victimes  ; 
quelle  elle  fût,  cette  fée  incroyable,  et  comment  elle 
gouverna  sans  lacune,  sans  obstacle,  sans  nuage  le 
plus  léger,  plus  de  trente  ans  entiers,  et  même  trente- 
deux,  c'est  l'incomparable  spectacle  qu'il  s'agit  de  se 
retracer,  et  qui  a  été  celui  de  toute  l'Europe. 


XLVL  —  PORTRAIT   DE   MADAME 
DE  MAINTENON 

C'étoit  une  femme  de  beaucoup  d'esprit,  que  les 
meilleures  compagnies,  où  elle  avoit  d'abord  été 
soufferte,  et  dont  bientôt  elle  fit  le  plaisir,  avoient 
fort  polie  et  ornée  de  la  science  du  monde,  et  que 
la  galanterie  avoit  achevé  de  tourner  au  plus  agré- 
able. Ses  divers  états  l'avoient  rendue  flatteuse, 
insinuante,  complaisante,  cherchant  toujours  à  plaire. 
Le  besoin  de  l'intrigue,  toutes  celles  qu'elle  avoit 
vues,  en  plus  d'un  genre,  et  de  beaucoup  desquelles 
elle  avoit  été,  tant  pour  elle-même  que  pour  en  servir 
d'autres,  l'y  avoient  formée,  et  lui  en  avoient  donné 
le  goût,  l'habitude  et  toutes  les  adresses.  Une  grâce 
incomparable  à  tout,  un  air  d'aisance,  et  toutefois 
de  retenue  et  de  respect,  qui  par  sa  longue  bassesse 
lui  étoit  devenu  naturel,  aidoient  merveilleusement 
ses  talents,  avec  un  langage  doux,  juste,  en  bons 
termes,  et  naturellement  éloquent  et  court.  Son  beau 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  409 

temps,  car  elle  avoit  trois  ou  quatre  ans  plus  que  le 
roi,  avoit  été  celui  des  belles  conversations,  de  la 
belle  galanterie,  en  un  mot  de  ce  qu'on  appeloit  les 
ruelles,  lui  en  avoit  tellement  donné  l'esprit,  qu'elle 
en  retint  toujours  le  goût  et  la  plus  forte  teinture. 
Le  précieux  et  le  guindé  ajouté  à  l'air  de  ce  temps-là, 
qui  en  tenoit  un  peu,  s' et  oit  augmenté  par  le  vernis 
de  l'importance,  et  s'accrut  depuis  par  celui  de  la 
dévotion,  qui  devint  le  caractère  principal,  et  qui 
fit  semblant  d'absorber  tout  le  reste.  11  lui  étoit 
capital  pour  se  maintenir  où  il  l' avoit  portée,  et  ne 
le  fut  pas  moins  pour  gouverner.  Ce  dernier  point 
étoit  son  être  ;  tout  le  reste  y  fut  sacrifié  sans  ré- 
serve. La  droiture  et  la  franchise  étoient  trop  diffi- 
ciles à  accorder  avec  une  telle  vue,  et  avec  une  telle 
fortune  ensuite,  pour  imaginer  qu'elle  en  retînt  plus 
que  la  parure.  Elle  n' étoit  pas  aussi  tellement  fausse 
que  ce  fût  son  véritable  goût,  mais  la  nécessité  lui 
en  avoit  de  longue  main  donné  l'habitude,  et  sa 
j  légèreté  naturelle  la  faisoit  paroître  au  double  de 
fausseté  plus  qu'elle  n'en  avoit. 

Elle  n'avoit  de  suite  en  rien  que  par  contrainte  et 
par  force.  Son  goût  étoit  de  voltiger  en  connoissance 
et  en  amis  comme  en  amusements,  excepté  quelques 
amis  fidèles  de  l'ancien  temps  dont  on  a  parlé,  sur 
qui  elle  ne  varia  point,  et  quelques  nouveaux  des 
derniers  temps  qui  lui  étoient  devenus  nécessaires. 
A  l'égard  des  amusements,  elle  ne  les  put  guère  va- 
rier depuis  qu'elle  se  vit  reine.  Son  inégalité  tomba 
en  plein  sur  le  solide,  et  fit  par  là  de  grands  maux. 
Aisément  engouée,  elle  l' étoit  à  l'excès  ;  aussi  facile- 
ment déprise,  elle  se  dégoûtoit  de  même,  et  l'un  et 
l'autre  très-souvent  sans  cause  ni  raison. 

L'abjection  et  la  détresse  où  elle  avoit  si  long- 
temps vécu  lui  avoit  rétréci  l'esprit,  et  avili  le  cœur 
et  les  sentiments.  Elle  pensoit  et  sentoit  si  fort  en 


4io  SAINT-SIMON  : 

petit,  en  toutes  choses,  qu'elle  étoit  toujours  en  effet 
moins  que  Mme  Scarron,  et  qu'en  tout  et  partout 
elle  se  retrouvoit  telle.  Rien  n' étoit  si  rebutant  que 
cette  bassesse  jointe  à  une  situation  si  radieuse  ; 
rien  aussi  n' étoit  à  tout  bien  empêchement  si  diri- 
mant,  comme  rien  de  si  dangereux  que  cette  facilité 
à  changer  d'amitié  et  de  confiance. 

Elle  avoit  encore  un  autre  appât  trompeur.  Pour 
peu  qu'on  pût  être  admis  à  son  audience,  et  qu'elle 
y  trouvât  quelque  chose  à  son  goût,  elle  se  répandoit 
avec  une  ouverture  qui  surprenoit,  et  qui  ouvroit 
les  plus  grandes  espérances  ;  dès  la  seconde,  elle 
s'importunoit,  et  devenoit  sèche  et  laconique.  On  se 
creusoit  la  tête  pour  démêler  et  la  grâce  et  la  dis- 
grâce, si  subites  toutes  les  deux  ;  on  y  perdoit  son 
temps.  La  légèreté  en  étoit  la  seule  cause,  et  cette 
légèreté  étoit  telle  qu'on  ne  se  la  pouvoit  imaginer. 
Ce  n'est  pas  que  quelques-uns  n'aient  échappé  à 
cette  vâcillité  si  ordinaire,  mais  ces  personnes  n'ont 
été  que  des  exceptions,  qui  ont  d'autant  plus  con- 
firmé la  règle  qu'elles-mêmes  ont  éprouvé  force 
nuages  dans  leur  faveur,  et  que,  quelle  qu'elle  ait 
été,  c'est-à-dire  depuis  son  dernier  mariage,  aucune 
ne  l'a  approchée  qu'avec  précaution,  et  dans  l'in- 
certitude. 

On  peut  juger  des  épines  de  sa  cour,  qui  d'ailleurs 
étoit  presque  inaccessible  et  par  sa  volonté  et  par  le 
goût  du  roi,  et  encore  par  la  mécanique  des  temps 
et  des  heures,  d'une  cour  qui  toutefois  opéroit  une 
grande  et  intime  partie  de  toutes  choses,  et  qui 
presque  toujours  influoit  sur  tout  le  reste. 

Elle  eut  la  foiblesse  d'être  gouvernée  par  la  con- 
fiance, plus  encore  par  les  espèces  de  confessions,  et 
d'en  être  la  dupe  par  la  clôture  où  elle  s' étoit  ren- 
fermée. Elle  eut  aussi  la  maladie  des  directions,  qui 
lui  emporta  le  peu  de  liberté  dont  elle  pouvoit  jouir. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  411 

Ce  que  Saint-Cyr  lui  fit  perdre  de  temps  en  ce  genre 
est  incroyable  ;  ce  que  mille  autres  couvents  lui  en 
coûtèrent  ne  l'est  pas  moins.  Elle  se  croyoit  l'abbesse 
universelle,  surtout  pour  le  spirituel,  et  de  là  entre- 
prit des  détails  de  diocèses.  C'étoient  là  ses  occu- 
pations favorites.  Elle  se  figuroit  être  une  mère  de 
l'Église.  Elle  en  pesoit  les  pasteurs  du  premier  ordre, 
les  supérieurs  de  séminaires  et  de  communautés, 
les  monastères  et  les  filles  qui  les  conduisoient,  ou 
qui  y  étoient  les  principales.  De  là  une  mer  d'occu- 
pations frivoles,  illusoires,  pénibles,  toujours  trom- 
peuses, des  lettres  et  des  réponses  à  l'infini,  des 
directions  d'âmes  choisies,  et  toutes  sortes  de  puéri- 
lités qui  aboutissoient  d'ordinaire  à  des  riens,  quel- 
quefois aussi  à  des  choses  importantes,  et  à  de 
déplorables  méprises  en  décisions,  en  événements 
d'affaires,  et  en  choix. 

La  dévotion  qui  l'avoit  couronnée,  et  par  laquelle 
elle  sut  se  conserver,  la  jeta  par  art  et  par  goût 
de  régenter,  qui  se  joignit  à  celui  de  dominer,  dans 
ces  sortes  d'occupations  ;  et  l'amour- propre,  qui  n'y 
rencontroit  jamais  que  des  adulateurs,  s'en  nourris- 
soit.  Elle  trouva  le  roi  qui  se  croyoit  apôtre,  pour 
avoir  toute  sa  vie  persécuté  le  jansénisme,  ou  ce  qui 
lui  étoit  présenté  comme  tel.  Ce  champ  parut  propre 
à  Mme  de  Maintenon  à  repaître  ce  prince  de  son 
zèle,  et  à  s'introduire  dans  tout. 


XLVII.  —  POLITIQUE   RELIGIEUSE   DE 
LOUIS   XIV   ET  DE   Mme   DE   MAINTENON 

L'ignorance  la  plus  grossière  en  tous  genres  dans 
laquelle  on  avoit  eu  grand  soin  d'élever  le  roi,  et 


412  SAINT-SIMON  : 

par  divers  intérêts  de  l'entretenir  ensuite,  et  de 
lui  inculquer  de  bonne  heure  la  défiance  générale 
et  l'exacte  clôture  dans  lesquelles  il  s'est  barricadé 
sous  la  clef  de  ses  ministres,  et,  à  d'autres  égards, 
sous  celle  de  son  confesseur  et  de  ceux  qu'il  a  eu 
intérêt  de  lui  produire,  lui  avoit  fait  prendre  de 
bonne  heure  la  pernicieuse  habitude  de  prendre 
parti  sur  parole  dans  les  questions  de  théologie,  et 
entre  les  différentes  écoles  catholiques,  jusqu'à  en 
faire  sa  propre  affaire  à  Rome. 

La  reine  mère,  et  le  roi  bien  plus  qu'elle  dans  les 
suites,  séduits  par  les  jésuites,  s'étoient  laissé  per- 
suader par  eux  le  contradictoire  exact  et  précis  de 
la  vérité  :  savoir  que  toute  autre  école  que  la  leur 
en  vouloit  à  l'autorité  royale,  et  n'avoit  qu'un  es- 
prit d'indépendance  et  républicain.  Le  roi  là-dessus, 
ni  sur  bien  d'autres  choses,  n'en  savoit  pas  plus 
qu'un  enfant.  Les  jésuites  n'ignoroient  pas  à  qui 
ils  avoient  affaire.  Ils  étoient  en  possession  d'être 
les  confesseurs  du  roi,  et  les  distributeurs  des  béné- 
fices dont  ils  avoient  la  feuille  ;  l'ambition  des  cour- 
tisans et  la  crainte  que  ces  religieux  inspiroient  aux 
ministres  leur  donnoit  une  entière  liberté.  L'atten- 
tion si  vigilante  du  roi  à  se  tenir  toute  sa  vie  barri- 
cadé contre  tout  le  monde,  en  affaires,  leur  étoit 
un  rempart  assuré,  et  leur  donnoit  la  facilité  de  lui 
parler,  et  la  sécurité  d'y  être  seuls  reçus  sur  les 
choses  qui  regardoient  la  religion,  et  d'être  seuls 
écoutés.  Il  leur  fut  donc  aisé  de  le  préoccuper,  jusqu'à 
l'infatuation  la  plus  complète,  que  quiconque  parloit 
autrement  qu'eux  étoit  janséniste,  et  que  janséniste 
étoit  être  ennemi  du  roi  et  de  son  autorité,  laquelle 
étoit  la  partie  foible  et  sensible  du  roi  jusqu'à  l'in- 
croyable. Us  parvinrent  donc  à  disposer  en  plein  de 
lui  à  leur  gré,  et  par  conscience  et  par  jalousie  de 
son  autorité  sur  tout  ce  qui  regardoit  cette  affaire, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  413 

et  encore  sur  tout  ce  qui  y  avoit  le  moindre  trait, 
c'est-à-dire  sur  toutes  choses  et  gens  qu'il  leur  con- 
venoit  de  lui  montrer  par  ce  côté. 

C'est  par  où  ils  dissipèrent  ces  saints  solitaires, 
illustres,  que  l'étude  et  la  pénitence  avoient  assemblés 
à  Port-Royal,  qui  firent  de  si  grands  disciples,  et  à 
qui  les  chrétiens  seront  à  jamais  redevables  de  ces 
ouvrages  fameux  qui  ont  répandu  une  si  vive  et  si 
solide  lumière  pour  discerner  la  vérité  des  appa- 
rences, le  nécessaire  de  l'écorce,  en  faire  toucher  au 
doigt  l'étendue  si  peu  connue,  si  obscurcie,  et  d'ail- 
leurs si  déguisée,  éclairer  la  foi,  allumer  la  charité, 
développer  le  cœur  de  l'homme,  régler  ses  mœurs, 
lui  présenter  un  miroir  fidèle,  et  le  guider  entre  la 
juste  crainte  et  l'espérance  raisonnable.  C'étoit  donc 
à  en  poursuivre  jusqu'aux  derniers  restes,  et  par- 
tout, que  la  dévotion  du  roi  s'exerçoit,  et  celle  de 
Mme  de  Maintenon  conformée  sur  la  sienne,  lors- 
qu'un autre  champ  parut  plus  propre  à  présenter  à 
ce  prince. 

Le  jansénisme  commençoit  à  paroître  usé  ;  il  ne 
sembloit  plus  bon  aux  jésuites  qu'à  faute  de  mieux, 
et  au  besoin  ils  étoient  bien  sûrs  d'y  retrouver  long- 
temps de  quoi  glaner,  lorsque  après  quelque  inter- 
valle ils  lui  pourroient  rendre  quelques  grâces  de 
nouveauté.  Avec  de  telles  avances  pour  se  croire 
en  droit  de  commander  aux  consciences,  il  restoit 
peu  à  faire  pour  exciter  le  zèle  du  roi  contre  une 
religion  solennellement  frappée  des  plus  éclatants 
anathèmes  par  l'Église  universelle,  et  qui  s'en  et  oit 
elle-même  frappée  la  première  en  se  séparant  de  toute 
l'antiquité  sur  des  points  de  foi  fondamentaux. 

Le  roi  étoit  devenu  dévot,  et  dévot  dans  la  der- 
nière ignorance.  A  la  dévotion  se  joignit  la  politique. 
On  voulut  lui  plaire  par  les  endroits  qui  le  touchoi- 
ent  le  plus  sensiblement,  la  dévotion  et  l'autorité. 


4ï4  SAINT-SIMON  : 

On  lui  peignit  les  huguenots  avec  les  plus  noires 
couleurs  :  un  État  dans  un  État,  parvenu  à  ce 
point  de  licence  à  force  de  désordres,  de  révoltes,  de 
guerres  civiles,  d'alliances  étrangères,  de  résistances 
à  force  ouverte  contre  les  rois  ses  prédécesseurs,  et 
jusqu'à  lui-même  réduit  à  vivre  en  traités  avec  eux. 
Mais  on  se  garda  bien  de  lui  apprendre  la  source  de 
tant  de  maux,  les  origines  de  leurs  divers  degrés  et 
de  leurs  progrès,  pourquoi  et  par  qui  les  huguenots 
furent  premièrement  armés,  puis  soutenus,  et  sur- 
tout de  lui  dire  un  seul  mot  des  projets  de  si  longue 
main  pourpensés,  des  horreurs  et  des  attentats  de 
la  Ligue  contre  sa  couronne,  contre  sa  maison,  contre 
son  père,  son  aïeul  et  tous  les  siens. 

On  lui  voila  avec  autant  de  soin  ce  que  l'Évangile, 
et,  d'après  cette  divine  loi,  les  apôtres  et  tous  les 
Pères  à  leur  suite  enseignent  sur  la  manière  de 
prêcher  Jésus-Christ,  de  convertir  les  infidèles  et  les 
hérétiques,  et  de  se  conduire  en  ce  qui  regarde  la 
religion.  On  toucha  un  dévot  de  la  douceur  de  faire 
aux  dépens  d'autrui  une  pénitence  facile,  qu'on  lui 
persuada  sûre  pour  l'autre  monde.  On  saisit  l'or- 
gueil d'un  roi  en  lui  montrant  une  action  qui  passoit 
le  pouvoir  de  tous  ses  prédécesseurs,  en  lui  détour- 
nant les  yeux  de  tant  de  grands  exploits  personnels 
et  de  tant  de  hauts  faits  d'armes  pensés  et  résolus 
par  son  héroïque  père,  et  par  lui-même  exécutés  à 
la  tête  de  ses  troupes  avec  une  vaillance  qui  leur 
en  donnoit  et  qui  les  fit  vaincre  souvent  contre  toute 
apparence  dans  les  plus  grands  périls,  en  l'y  voyant 
à  leur  tête  aussi  exposé  qu'eux,  et  de  toute  la  con- 
duite de  ce  grand  roi,  qui  abattit  sans  ressource  ce 
grand  parti  huguenot,  lequel  avoit  soutenu  sa  lutte 
depuis  François  Ier  avec  tant  d'avantages,  et  qui, 
sans  la  tête  et  le  bras  de  Louis  le  Juste,  ne  seroit 
pas  tombé  sous  les  volontés  de  Louis  XIV,  Ce  prince 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  415 

étoit  bien  éloigné  d'arrêter  sa  vue  sur  un  si  solide 
emprunt. 

On  le  détermina,  lui  qui  se  piquoit  si  principale- 
ment de  gouverner  par  lui-même,  d'un  chef-d'œuvre 
tout  à  la  fois  de  religion  et  de  politique,  qui  faisoit 
triompher  la  véritable  par  la  ruine  de  toute  autre, 
et  qui  rendqit  le  roi  absolu  en  brisant  toutes  ses 
chaînes  avec  les  huguenots,  et  en  détruisant  à  jamais 
ces  rebelles,  toujours  prêts  à  profiter  de  tout  pour 
relever  leur  parti  et  donner  la  loi  à  ses  rois. 

Les  grands  ministres  n'étoient  plus  alors.  Le  Tel- 
lier  au  lit  de  la  mort,  son  funeste  fils  étoit  le  seul 
qui  restât  ;  car  Seignelay  ne  faisoit  guère  que  poindre. 
Louvois,  avide  de  guerre,  atterré  sous  le  poids  d'une 
trêve  de  vingt  ans,  qui  ne  faisoit  presque  que  d'être 
signée,  espéra  qu'un  si  grand  coup  porté  aux  hugue- 
nots remueroit  tout  le  protestantisme  de  l'Europe, 
et  s'applaudit  en  attendant  de  ce  que,  le  roi  ne 
pouvant  frapper  sur  les  huguenots  que  par  ses 
troupes,  il  en  seroit  le  principal  exécuteur,  et  par 
là  de  plus  en  plus  en  crédit.  L'esprit  et  le  génie  de 
Mme  de  Maintenon,  tel  qu'il  vient  d'être  représenté 
avec  exactitude,  n'étoit  rien  moins  que  propre  ni 
capable  d'aucune  affaire  au  delà  de  l'intrigue.  Elle 
n'étoit  pas  née  ni  nourrie  à  voir  sur  celles-ci  au  delà 
de  ce  qui  lui  en  étoit  présenté,  moins  encore  pour  ne 
pas  saisir  avec  ardeur  une  occasion  si  naturelle  de 
plaire,  d'admirer,  de  s'affermir  de  plus  en  plus  par  la 
dévotion.  Qui  d'ailleurs  eût  su  un  mot  de  ce  qui  ne 
se  délibéroit  qu'entre  le  confesseur,  le  ministre  alors 
comme  unique,  et  l'épouse  nouvelle  et  chérie  ;  et 
qui  de  plus  eût  osé  contredire  ?  C'est  ainsi  que  sont 
menés  à  tout,  par  une  voie  ou  par  une  autre,  les 
rois  qui,  par  grandeur,  par  défiance,  par  abandon 
à  ceux  qui  les  tiennent,  par  paresse  ou  par  orgueil, 
ne  se  communiquent  qu'à  deux  ou  trois  personnes, 


4i6  SAINT-SIMON  : 

et  bien  souvent  à  moins,  et  qui  mettent  entre  eux 
et  tout  le  reste  de  leurs  sujets  une  barrière  insur- 
montable. 

La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  sans  le  moindre 
prétexte  et  sans  aucun  besoin,  et  les  diverses  pro- 
scriptions plutôt  que  déclarations  qui  la  suivirent, 
furent  les  fruits  de  ce  complot  affreux  qui  dépeupla 
un  quart  du  royaume,  qui  ruina  son  commerce,  qui 
Taffoiblit  dans  toutes  ses  parties,  qui  le  mit  si  long- 
temps au  pillage  public  et  avoué  des  dragons,  qui 
autorisa  les  tourments  et  les  supplices  dans  lesquels 
ils  firent  réellement  mourir  tant  d'innocents  de  tout 
sexe  par  milliers,  qui  ruina  un  peuple  si  nombreux, 
qui  déchira  un  monde  de  familles,  qui  arma  les 
parents  contre  les  parents  pour  avoir  leur  bien  et 
les  laisser  mourir  de  faim  ;  qui  fit  passer  nos  manu- 
factures aux  étrangers,  fit  fleurir  et  regorger  leurs 
États  aux  dépens  du  nôtre  et  leur  fit  bâtir  de  nou- 
velles villes,  qui  leur  donna  le  spectacle  d'un  si 
prodigieux  peuple  proscrit,  nu,  fugitif,  errant  sans 
crime,  cherchant  asile  loin  de  sa  patrie  ;  qui  mit 
nobles,  riches  vieillards,  gens  souvent  très-estimés 
pour  leur  piété,  leur  savoir,  leur  vertu,  des  gens 
aisés,  foibles,  délicats,  à  la  rame,  et  sous  le  nerf  très- 
effectif  du  comité,  pour  cause  unique  de  religion  ; 
enfin  qui,  pour  comble  de  toutes  horreurs,  remplit 
toutes  les  provinces  du  royaume  de  parjures  et  de 
sacrilèges,  où  tout  retentissoit  de  hurlements  de 
ces  infortunées  victimes  de  Terreur,  pendant  que 
tant  d'autres  sacrifioient  leur  conscience  à  leurs 
biens  et  à  leur  repos,  et  achetoient  Tun  et  l'autre 
par  des  abjurations  simulées  d'où  sans  intervalle 
on  les  traînoit  à  adorer  ce  qu'ils  ne  croyoient  point, 
et  à  recevoir  réellement  le  divin  corps  du  Saint  des 
saints,  tandis  qu'ils  demeuroient  persuadés  qu'ils  ne 
mangeoient  que  du  pain  qu'ils  dévoient  encore  ab- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  417 

horrer.  Telle  fut  l'abomination  générale  enfantée 
par  la  flatterie  et  par  la  cruauté.  De  la  torture  à 
l'abjuration,  et  de  celle-ci  à  la  communion,  il  n'y 
avoit  pas  souvent  vingt-quatre  heures  de  distance, 
et  leurs  bourreaux  étoient  leurs  conducteurs  et  leurs 
témoins.  Ceux  qui,  par  la  suite,  eurent  l'air  d'être 
changés  avec  plus  de  loisir,  ne  tardèrent  pas,  par 
leur  fuite  ou  par  leur  conduite,  à  démentir  leur  pré- 
tendu retour. 

Presque  tous  les  évêques  se  prêtèrent  à  cette 
pratique  subite  et  impie.  Beaucoup  y  forcèrent  ;  la 
plupart  animèrent  les  bourreaux,  forcèrent  les  con- 
versions, et  ces  étranges  convertis  à  la  participation 
des  divins  mystères,  pour  grossir  le  nombre  de  leurs 
conquêtes,  dont  ils  envoyoient  les  états  à  la  cour 
pour  en  être  d'autant  plus  considérés  et  approchés 
des  récompenses. 

Les  intendants  des  provinces  se  distinguèrent  à 
l'envi  à  les  seconder,  eux  et  les  dragons,  et  à  se 
faire  valoir  aussi  à  la  cour  par  leurs  listes.  Le  très- 
peu  de  gouverneurs  et  de  lieutenants  généraux  de 
province  qui  s'y  trou  voient,  et  le  petit  nombre  de 
seigneurs  résidant  chez  eux,  et  qui  purent  trouver 
moyen  de  se  faire  valoir  à  travers  les  évêques  et  les 
intendants,  n'y  manquèrent  pas. 

Le  roi  recevoit  de  tous  les  côtés  des  nouvelles  et 
des  détails  de  ces  persécutions  et  de  toutes  ces  con- 
versions. C'étoit  par  milliers  qu'on  comptoit  ceux 
qui  a  voient  abjuré  et  communié  :  deux  mille  dans 
un  lieu,  six  mille  dans  un  autre,  tout  à  la  fois,  et 
dans  un  instant.  Le  roi  s'applaudissoit  de  sa  puis- 
sance et  de  sa  piété.  Il  se  croyoit  au  temps  de  la 
prédication  des  apôtres,  et  il  s'en  attribuoit  tout 
l'honneur.  Les  évêques  lui  écrivoient  des  panégy- 
riques ;  les  jésuites  en  faisoient  retentir  les  chaires 
et  les  missions.  Toute  la  France  étoit  remplie  d'hor- 
14 


41$  SAINT-SIMON  : 

reur  et  de  confusion,  et  jamais  tant  de  triomphes  et 
de  joie,  jamais  tant  de  profusion  de  louanges.  Le 
monarque  ne  doutoit  pas  de  la  sincérité  de  cette 
foule  de  conversions  ;  les  convertisseurs  avoient 
grand  soin  de  l'en  persuader  et  de  le  béatifier  par 
avance.  Il  avaloit  ce  poison  à  longs  traits.  Il  ne 
s'étoit  jamais  cru  si  grand  devant  les  hommes,  ni 
si  avancé  devant  Dieu  dans  la  réparation  de  ses 
péchés  et  du  scandale  de  sa  vie.  Il  n'entendoit  que 
des  éloges,  tandis  que  les  bons  et  vrais  catholiques 
et  les  saints  évêques  gémissoient  de  tout  leur  cœur 
de  voir  des  orthodoxes  imiter,  contre  les  erreurs 
et  les  hérétiques,  ce  que  les  tyrans  hérétiques  et 
païens  avoient  fait  contre  la  vérité,  contre  les  con- 
fesseurs et  contre  les  martyrs.  Ils  ne  se  pouvoient 
surtout  consoler  de  cette  immensité  de  parjures  et 
de  sacrilèges.  Ils  pleuroient  amèrement  l'odieux  du- 
rable et  irrémédiable  que  de  détestables  moyens  ré- 
pandoient  sur  la  véritable  religion,  tandis  que  nos 
voisins  exultoient  de  nous  voir  ainsi  nous  affoiblir 
et  nous  détruire  nous-mêmes,  profitoient  de  notre 
folie,  et  bâtissoient  des  desseins  sur  la  haine  que 
nous  nous  attirions  de  toutes  les  puissances  pro- 
testantes. 

Mais  à  ces  parlantes  vérités  le  roi  étoit  inaccessible. 
La  conduite  même  de  Rome  à  son  égard  ne  put  lui 
ouvrir  les  yeux  ;  de  cette  cour  qui  n'a  voit  pas  eu 
honte  autrefois  d'exalter  la  Saint-Barthélemi,  jus- 
qu'à en  faire  des  processions  publiques  pour  en 
remercier  Dieu,  et  jusqu'à  avoir  employé  les  plus 
grands  maîtres  à  peindre  dans  le  Vatican  cette 
action  exécrable. 

Odescalchi  occupoit  le  pontificat,  sous  le  nom 
d'Innocent  XI.  C'étoit  un  bon  évêque,  mais  un 
prince  très-incapable,  entièrement  autrichien,  et  ses 
ministres  de  même  génie.  La  grande  affaire  de  la 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  419 

régale  Tavoit  brouillé  avec  le  roi  dès  l'entrée  de 
son  pontificat.  Les  quatre  propositions  de  l'assem- 
blée du  clergé  de  1682  l'irritèrent  bien  davantage. 
Cette  main  basse  sur  les  huguenots  ne  put  tirer  de 
lui  la  moindre  approbation.  Il  s'en  tint  toujours  à 
l'attribuer  à  la  politique  pour  détruire  un  parti  qui 
avoit  tant  et  si  longtemps  agité  la  France,  et  l'affaire 
des  franchises  étant  survenue  après,  les  deux  cours 
se  portèrent  à  de  grandes  extrémités.  Par  l'événe- 
ment, et  sur  le  point  d'honneur  des  franchises,  et 
sur  le  point  si  capital  des  propositions  de  1682,  on 
ne  s'aperçut  que  trop  que  M.  de  Lyonne  n'étoit  plus, 
et  que  nous  étions  bien  éloignés  du  temps  de  la 
fameuse  affaire  des  Corses  et  du  traité  de  Pise. 

Le  magnifique  établissement  de  Saint-Cyr  suivit 
de  près  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Mme  de 
Montespan  avoit  bâti  à  Paris  une  belle  maison  de 
Filles  de  Saint- Joseph  qu'elle  avoit  fondée  pour  l'in- 
struction des  jeunes  filles,  et  leur  apprendre  toutes 
sortes  d'ouvrages,  dont  il  en  est  sorti  de  parfaite- 
ment beaux  en  toutes  sortes  d'ornements  d'église, 
et  d'autres  meubles  superbes  pour  le  roi,  et  pour 
qui  en  a  voulu  faire  faire  ;  et  c'est  dans  cette  maison 
que  Mme  de  Montespan  se  retira  lorsqu'elle  fut 
obligée  de  quitter  tout  à  fait  la  cour.  L'émulation 
porta  Mme  de  Maintenon  à  des  vues  plus  hautes 
et  plus  vastes,  qui,  en  gratifiant  la  pauvre  noblesse, 
l'en  pût  faire  regarder  comme  une  protectrice  en 
qui  toute  la  noblesse  de  voit  s'intéresser.  Elle  espéra 
s'aplanir  un  chemin  à  faire  déclarer  son  mariage,  en 
s 'illustrant  par  un  monument  dont  elle  pût  entretenir 
et  amuser  le  roi,  qui  l'amusât  elle-même,  et  qui  pût 
lui  servir  de  retraite  si  elle  avoit  le  malheur  de  perdre 
le  roi,  comme  il  arriva  en  effet.  La  riche  mense 
abbatiale  de  Saint-Denis,  qu'elle  fit  unir  à  Saint- 
Cyr,  diminua  d'autant  la  dépense  d'une  si  grande 


420  SAINT-SIMON  : 

fondation  aux  yeux  du  roi  et  du  public,  et  l'objet 
en  étoit  en  soi  si  utile  qu'il  ne  reçut  que  de  justes 
applaudissements. 

Sa  déclaration  étoit  toujours  son  plus  ardent 
désir.  L'opposition  que  Louvois  y  avoit  si  héroïque- 
ment mise  sur  le  point  d'éclater  le  perdit  bientôt 
après,  comme  on  l'a  vu,  et  l'archevêque  de  Paris 
avec  lui,  qui  s'y  étoit  associé.  Elle  n'éteignit  pas  pour 
cela  toute  son  espérance.  Elle  s'étoit  flattée  d'en 
avoir  jeté  les  fondements  sans  y  avoir  pu  penser 
alors  ;  car  ce  fut  du  vivant  de  la  reine  que,  pour 
se  recrépir  et  passer  l'éponge  sur  sa  première  vie, 
elle  fit  entendre  au  roi  modestement  sa  noblesse, 
puis  au  mariage  de  Monseigneur  l'importance  d'en- 
vironner la  Dauphine  de  personnes  sûres,  et  de  lui 
donner  à  elle-même  un  titre  auprès  d'elle,  qui  lui 
donnât  droit  et  moyen  d'y  veiller. 

C'est  ce  qui,  comme  on  l'a  vu,  y  fit  passer  Mme 
de  Richelieu  dame  d'honneur  de  la  reine,  moyen- 
nant la  charge  de  chevalier  d'honneur  à  son  mari, 
pour  l'exercer  et  la  vendre  après  tant  qu'il  pourroit 
sans  en  avoir  rien  payé,  qui  et  oient,  comme  on  l'a 
vu,  les  anciens  et  intimes  amis  de  Mme  de  Mainte- 
non,  laquelle  fut  faite  seconde  dame  d'atours  avec 
la  maréchale  de  Rochefort.  La  distance  étoit  étrange 
entre  les  deux  dames  d'atours  ;  il  n'en  falloit  qu'une  ; 
le  choix  de  la  seconde  indigna  tout  le  monde.  La 
première  étoit  de  longue  main  accoutumée  au  servage 
des  ministres  et  des  maîtresses,  et  ne  songea  qu'à 
plaire  à  ce  soleil  levant  dans  son  automne.  Elle  se 
flatta  aussi  de  succéder  à  la  duchesse  de  Richelieu, 
beaucoup  plus  âgée  qu'elle  et  infirme  ;  elle  y  fut 
trompée,  le  roi  voulut  une  duchesse.  On  a  vu  com- 
ment et  pourquoi  Mme  de  Maintenon  y  bombarda 
Mme  d'Arpajon,  à  l'étonnement  de  toute  la  cour,  et 
plus  de  la  duchesse  d'Arpajon  que  de  personne. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  421 

Malgré  tous  ces  entours,  la  fierté  allemande  séduisit 
l'esprit  et  le  plus  cher  intérêt  de  la  Dauphine.  Mon- 
seigneur qui  n'aimoit  point  Mme  de  Maintenon  ne 
contraignit  point  son  épouse.  Il  étoit  toujours  alors 
avec  la  princesse  de  Conti  qui  le  gouvernoit,  et  qui, 
fille  de  Mme  de  La  Vallière,  n'a  voit  rien  de  commun 
avec  les  enfants  de  Mme  de  Montespan,  ni  avec  leur 
gouvernante,  desquels  tous  elle  étoit  fort  éloignée. 
Elle  n'aimoit  pas  mieux  la  Dauphine,  dont  elle  crai- 
gnoit  la  concurrence  et  pis  dans  la  confiance  de  Mon- 
seigneur. Elle  ne  fut  donc  pas  fâchée  de  la  voir 
prendre  si  mal  avec  Mme  de  Maintenon,  et  se 
mettre  par  ses  manières  à  cet  égard  de  travers 
avec  le  roi,  et  perdre  toute  considération,  comme 
il  arriva.  Elle  fut  peu  comptée.  On  prétendit  que 
la  princesse  de  Conti  excessivement  parfumée  la 
vit  de  fort  près  et  longtemps,  comme  elle  venoit 
d'accoucher  de  M.  le  duc  de  Berry.  Quoi  qu'il 
en  soit,  sa  courte  vie  depuis  ne  fut  plus  qu'une 
maladie  continuelle,  plus  ou  moins  forte  j  et  sa  mort 
soulagea  mari,  beau-père,  et  plus  que  tous,  belle- 
mère,  qui,  quatorze  mois  après,  se  vit  aussi  délivrée 
de  Louvois. 

Ce  fut  pour  lors  que  l'espérance  d'être  déclarée 
reprit  toutes  ses  forces.  Monseigneur  et  Monsieur  y 
auroient  été  des  obstacles;  mais  ils  vivoient  dans 
une  telle  dépendance  du  roi  que  leur  considération 
n'étoit  comptée  pour  rien  à  cet  égard.  On  a 
vu  combien  le  bruit  fut  grand  que  la  déclara- 
tion du  mariage  étoit  imminente  lors  de  l'ouver- 
ture de  l'appartement  de  la  reine  demeuré  jusque- 
là  fermé,  depuis  que  la  Dauphine  y  étoit  morte  ; 
que  ce  fut  sous  prétexte  d'y  exposer  à  l'admiration 
de  la  cour  les  superbes  ornements  des  quatre  couleurs 
que  le  roi  envoyoit  à  l'église  de  Strasbourg,  et  le 
mot  étrange  à  bout  portant  que  Tonnerre,  évêque- 


422  SAINT-SIMON  : 

comte  de  Noyon,  lâcha  au  roi  en  plein  petit  couvert 
sur  cette  déclaration. 

Ce  fut  en  effet  alors  qu'elle  fut  sur  le  point  d'être 
faite.  Mais  le  roi,  plein  encore  de  ce  qui  lui  étoit 
arrivé  là-dessus,  consulta  le  célèbre  Bossuet,  évêque 
de  Meaux,  et  Fénelon,  archevêque  de  Cambrai,  qui 
l'en  dissuadèrent  l'un  et  l'autre,  et  qui,  cette  seconde 
fois,  firent  manquer  le  coup  pour  toujours.  L'arche- 
vêque étoit  déjà  mal  avec  Mme  de  Main  tenon  sur 
l'affaire  de  Mme  Guyon,  sans  espérance  de  retour,  à 
cause  de  Godet,  évêque  de  Chartres,  comme  on  l'a 
vu  en  son  temps,  mais  encore  alors  assez  entier 
auprès  du  roi,  où  il  ne  tarda  pas  d'être  perdu  sans 
ressource.  Bossuet  échappa  à  la  disgrâce  que  Mme 
de  Maintenon  n'entreprit  même  pas,  par  plusieurs 
raisons.  Godet,  qui  la  possédoit  absolument,  comme 
on  l'a  vu  ailleurs,  avoit  besoin  de  la  plume  et  du 
grand  nom  de  Bossuet  pour  pousser  Fénelon  à  bout. 
Bossuet  tenoit  au  roi  par  l'habitude  et  l'estime,  et 
par  être  entré  en  évêque  des  premiers  temps  dans  la 
confiance  la  plus  intime  du  roi  et  la  plus  secrète  dans 
les  temps  de  ses  désordres  ;  enfin  il  avoit  rendu  à 
Mme  de  Maintenon,  sans  que  ce  fût  son  objet,  le 
service  le  plus  sensible. 

C'étoit  un  homme  dont  l'honneur,  la  vertu,  la 
droiture  étoit  aussi  inséparable  que  la  science  et  la 
vaste  érudition.  Sa  place  de  précepteur  de  Monsei- 
gneur l'avoit  familiarisé  avec  le  roi,  qui  s'étoit  adressé 
plus  d'une  fois  à  lui  dans  les  scrupules  de  sa  vie. 
Bossuet  lui  avoit  souvent  parlé  là-dessus  avec  une 
liberté  digne  des  premiers  siècles  et  des  premiers 
évêques  de  l'Église.  Il  avoit  interrompu  le  cours  du 
désordre  plus  d'une  fois  ;  il  avoit  osé  poursuivre  le 
roi,  qui  lui  avoit  échappé.  Il  fit  à  la  fin  cesser  tout 
mauvais  commerce,  et  il  acheva  de  couronner  cette 
grande  œuvre  par  les  derniers  coups  qui  chassèrent 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  423 

pour  jamais  Mme  de  Montespan  de  la  cour.  Mme 
de  Maintenon,  au  centre  de  la  gloire,  ne  pouvoit 
goûter  de  repos  tant  qu'elle  y  voyoit  son  ancienne 
maîtresse  demeurante,  et  tous  les  jours  visitée  par 
le  roi.  C'étoit,  ce  lui  sembloit,  autant  de  temps  et  de 
reste  d'autorité  pris  sur  elle.  De  plus,  elle  ne  pouvoit 
éviter  de  lui  rendre,  sinon  d'anciens  respects,  au 
moins  de  grands  égards,  et  des  devoirs  apparents. 
Outre  qu'ils  la  faisoient  trop  souvenir  de  son  ancienne 
bassesse,  elle  en  éprouvoit  souvent  de  Mme  de 
Montespan  d'amères  et  de  bien  expresses  com- 
mémoraisons,  sans  ménagements.  Les  visites  jour- 
nelles  en  demi-public  du  roi  à  son  ancienne  maîtresse, 
toujours  entre  la  messe  et  le  dîner,  pour  les  ren- 
dre plus  nécessairement  courtes,  et  par  bienséance, 
faisoient  un  contraste  fort  ridicule  avec  son  assi- 
duité longue  de  tous  les  jours  chez  celle  qui  l'avoit 
servie,  et  chez  qui,  sans  nom  de  maîtresse  ni  d'épouse, 
étoit  le  creuset  de  la  cour  et  de  l'État.  Cette  sortie 
de  la  cour  de  Mme  de  Montespan,  pour  n'y  plus 
revenir,  fut  donc  une  grande  délivrance  pour  Mme 
de  Maintenon,  et  elle  n'ignora  pas  qu'elle  la  dut  à 
M.  de  Meaux  tout  entière,  qui  à  la  fin  lui  en  attira 
les  ordres  réitérés. 

Ce  fut  l'époque  de  l'union  si  parfaite  et  si  intime 
de  M.  du  Maine  et  de  Mme  de  Maintenon,  et  de  l'adop- 
tion qu'elle  en  fit,  qui  s'approfondit  et  se  consolida 
toujours  depuis  de  plus  en  plus,  qui  lui  fraya  le 
chemin  à  toutes  les  incroyables  grandeurs  où  de 
l'une  à  l'autre  il  parvint,  et  qui  enfin  l'auroit  mis 
sur  le  trône,  si  telle  avoit  pu  être  la  puissance  de 
son  ancienne  mie. 

Le  duc  du  Maine  étoit  trop  continuellement  dans 
l'intérieur  du  roi,  pour  ne  s'être  pas  aperçu  de  bonne 
heure  de  la  faveur  naissante  de  Mme  de  Maintenon, 
de  ses  progrès  rapides,  et  que  les  premiers  effets  n'en 


424  SAINT-SIMON  : 

pouvoient  être  que  la  disgrâce  de  Mme  de  Mon- 
tespan.  Personne  n'avoit  plus  d'esprit  que  le  duc  du 
Maine,  ni  d'art  caché  sous  toutes  les  sortes  de  grâces 
qui  peuvent  charmer,  avec  l'air  le  plus  naturel,  le  plus 
simple,  quelquefois  le  plus  naïf;  personne  ne  pre- 
noit  plus  aisément  toutes  sortes  de  formes  ;  personne 
ne  connoissoit  mieux  les  gens  qu'il  avoit  intérêt  de 
connoître  ;  personne  n'avoit  plus  de  tour,  de  manège, 
d'adresse  pour  s'insinuer  auprès  d'eux  ;  personne 
encore,  sous  un  extérieur  dévot,  solitaire,  philosophe, 
sauvage,  ne  cachoit  des  vues  plus  ambitieuses  ni 
plus  vastes,  que  son  extrême  timidité  de  plus  d'un 
genre  servoit  encore  à  couvrir.  On  a  vu  ailleurs  son 
caractère  ;  on  n'en  rappelle  ici  que  ce  qui  sert  à  la 
matière  que  l'on  traite,  sans  vouloir  s'en  écarter. 

Le  duc  du  Maine  s'aperçut  donc  de  bonne  heure 
des  épines  de  sa  position  entre  sa  mère  et  sa  gouver- 
nante, que  l'enlèvement  du  cœur  du  roi  rendoit  irré- 
conciliables. Il  sentit  en  même  temps  que  sa  mère 
ne  lui  seroit  qu'un  poids  fort  entravant,  tandis  qu'il 
pouvoit  tout  espérer  de  sa  gouvernante.  Le  sacrifice 
lui  en  fut  donc  bientôt  fait.  Il  entra  dans  tout  avec 
M.  de  Meaux  pour  hâter  la  retraite  de  sa  mère  ;  il 
se  fit  un  mérite  auprès  de  Mme  de  Maintenon 
de  presser  lui-même  Mme  de  Montespan  de  s'en 
aller  à  Paris  pour  ne  plus  revenir  à  la  cour  |  il 
se  chargea  de  lui  en  porter  l'ordre  du  roi,  et  à  la 
fin  l'ordre  très-positif  ;  il  s'en  acquitta  sans  ménage- 
ment ;  il  la  fit  obéir,  et  se  dévoua  par  là  Mme  de 
Maintenon  sans  réserve.  Il  fut  longtemps  très-mal 
avec  sa  mère,  qui  ne  le  vouloit  point  voir,  et  jamais 
depuis  il  n'y  fut  véritablement  bien.  Ce  fut  aussi  la 
moindre  de  ses  peines.  Il  eut  à  lui  celle  qui  régnoit, 
et  qui  régna  toujours,  et  il  l'eut  au  point  d'en  dis- 
poser toute  sa  vie,  et  que  toute  la  sienne  elle  ne  mit 
point  de  bornes  à  son  affection  pour  lui. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  425 

Ce  grand  pas  fait  de  l'expulsion  sans  retour  de 
Mme  de  Montespan,  Mme  de  Main  tenon  prit  un 
nouvel  éclat.  Ayant  manqué  pour  la  seconde  fois  la 
déclaration  de  son  mariage,  elle  comprit  qu'il  n'y 
avoit  plus  à  y  revenir,  et  eut  assez  de  force  sur  elle- 
même  pour  couler  doucement  par-dessus,  ^  et  ne  se 
pas  creuser  une  disgrâce  pour  n'avoir  pas  été  dé- 
clarée reine.  Le  roi,  qui  se  sentit  affranchi,  lui  sut  un 
gré  de  cette  conduite  qui  redoubla  pour  elle  son 
affection,  sa  considération,  sa  confiance.  Elle  eût 
peut-être  succombé  sous  le  poids  de  l'éclat  d<*  ce 
qu'elle  avoit  voulu  paroître,  elle  s'établit  de  plus 
en  plus  par  la  confirmation  de  sa  transparente 
énigme. 


XLVIIL  — LA  JOURNÉE  DE  MADAME 
DE  MAINTENON 

Mais  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que,  pour  en  user 
et  s'y  soutenir,  elle  n'eût  besoin  d'aucune  adresse. 
Son  règne,  au  contraire,  ne  fut  qu'un  continuel  ma- 
nège, et  celui  du  roi  une  perpétuelle  duperie.  Elle 
ne  voyoit  personne  chez  elle  en  visite,  et  n'en  ren- 
doit  jamais  aucune.  Cela  n'avoit  que  fort  peu  d'ex- 
ceptions. Elle  alloit  voir  la  reine  d'Angleterre  et  la 
recevoit  chez  elle,  quelquefois  chez  Mme  de  Mont- 
chevreuil,  sa  plus  intime  amie,  qui  alloit  très- 
ordinairement  chez  elle.  Depuis  sa  mort  elle  alla 
voir  quelquefois  M.  de  Montchevreuil,  mais  rare- 
ment, qui  entroit  chez  elle  toutes  les  fois  qu'il 
vouloit,  mais  des  instants.  Le  duc  de  Richelieu  eut 
toute  sa  vie  le  même  privilège.  Elle  alloit  quelque- 
fois encore  chez  Mme  de  Caylus,  sa  bonne  nièce,  qui 
étoit  souvent  chez  elle.  Si,  en  deux  ans  une  fois,  elle 


426  SAINT-SIMON  : 

alloit  chez  la  duchesse  du  Lude,  ou  quelque  femme 
aussi  marquée,  entre  trois  ou  quatre  au  plus,  c'étoit 
une  distinction  et  une  nouvelle,  quoiqu'il  ne  s'agît  que 
d'une  simple  visite.  Mme  d'Heudicourt,  son  ancienne 
amie,  alloit  aussi  chez  elle  à  peu  près  quand  elle  vou- 
loit,  et  sur  les  fins  le  maréchal  de  Villeroy ,  quelquefois 
Harcourt,  jamais  d'autres.  On  a  vu,  lors  du  brillant 
voyage  de  Mme  des  Ursins,  qu'elle  alloit  aussi  très- 
souvent  chez  elle  en  particulier  à  Marly  ;  et  Mme  de 
Maintenon  la  fut  voir  une  fois.  Jamais  elle  n'alloit 
chez  aucune  princesse  du  sang,  même  chez  Madame. 
Aucune  d'elles  aussi  n'alloit  chez  elle,  à  moins  que 
ce  ne  fût  par  audiences  ;  ce  qui  étoit  extrêmement 
rare  et  qui  faisoit  nouvelle.  Mais  si  elle  avoit  à  parler 
aux  filles  du  roi,  ce  qui  n'arrivoit  pas  souvent,  et 
presque  jamais  que  pour  leur  laver  la  tête,  elle  les 
envoyoit  chercher.  Elles  y  arrivoient  tremblantes, 
et  en  sortoient  en  pleurs.  Pour  le  duc  du  Maine,  les 
portes  tombèrent  toujours  devant  lui  en  quelque 
lieu  qu'il  fût  ;  et  depuis  le  mariage  du  duc  de  Noailles, 
il  la  voyoit  aussi  quand  il  vouloit,  son  père  avec 
ménagement,  sa  mère  fort  à  lèche-doigt  ;  le  roi  et 
elle  la  craignoient  et  ne  l'aimoient  point. 

Le  cardinal  de  Noailles,  jusqu'à  l'affaire  de  la 
constitution,  la  voyoit  règlement  en  particulier  le 
jour  qu'il  avoit  son  audience  du  roi,  une  fois  la 
semaine  ;  et  après,  le  cardinal  de  Bissy  à  peu  près 
tant  qu'il  voulut,  et  le  cardinal  de  Rohan  avec 
mesure.  Son  frère  tant  qu'il  vécut  la  désola.  Il  entroit 
chez  elle  à  toute  heure,  lui  tenoit  des  propos  de 
l'autre  monde,  et  lui  faisoit  souvent  des  sorties.  De 
crédit  avec  elle,  pas  le  moins  du  monde.  Sa  belle- 
sœur  ne  parut  jamais  à  la  cour  ni  dans  le  monde  ; 
Mme  de  Maintenon  la  traitoit  bien  par  pitié,  sans 
que  cela  allât  au  plus  petit  crédit  ;  mais  elle  dînoit 
quelquefois  avec  elle,  et  ne  la  laissoit  venir  à  Ver- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  427 

sailles  que  le  moins  qu'elle  pou  voit,  peut-être  deux 
ou  trois  fois  l'an  au  plus,  et  coucher  une  nuit.  Godet, 
évêque  de  Chartres,  et  Aubigny,  archevêque  de 
Rouen,  elle  ne  les  voyoit  qu'à  Saint-Cyr. 

Ses  audiences  étoient  pour  le  moins  aussi  difficiles 
à  obtenir  que  celles  du  roi  ;  et  le  peu  qu'elle  en 
accordoit,  presque  toutes  à  Saint-Cyr  où  on  alloit 
la  trouver  au  jour  et  heure  donnés.  On  l'attendoit 
à  Versailles  à  sortir  de  chez  elle  ou  à  y  rentrer,  quand 
on  avoit  un  mot  à  lui  dire,  gens  de  peu  et  même 
pauvres  gens,  et  personnes  considérables.  On  n'avoit 
là  qu'un  instant,  et  c'étoit  à  qui  le  saisiroit.  Les 
maréchaux  de  Villeroy,  Harcourt,  souvent  Tessé, 
quelquefois  dans  les  derniers  temps  M.  de  Vaude- 
mont,  lui  ont  parlé  de  la  sorte  ;  et  si  c'étoit  en  ren- 
trant chez  elle,  ils  ne  la  suivoient  pas  au  delà  de 
son  antichambre,  où  elle  coupoit  très-court  et  les 
laissoit.  Bien  d'autres  lui  ont  parlé  de  la  sorte.  Moi 
jamais  en  pas  un  lieu  que  ce  que  j'ai  rapporté.  Un 
très-petit  nombre  de  dames,  à  qui  le  roi  étoit  accou- 
tumé et  qui  étoient  de  ses  particuliers,  la  voyoient 
quelquefois  aux  heures  où  le  roi  n' étoit  pas,  et  rare- 
ment quelques-unes  dînoient  avec  elle. 

Ses  matinées,  qu'elle  commençoit  de  fort  bonne 
heure,  étoient  remplies  par  des  audiences  obscures 
de  charité  ou  de  gouvernement  spirituel  ;  quel- 
quefois par  quelques  ministres,  très-rarement  par 
quelques  généraux  d'armée  ;  encore  ces  derniers, 
quand  ils  avoient  un  rapport  particulier  à  elle, 
comme  les  maréchaux  de  Villars,  de  Villeroy, 
d' Harcourt  et  quelquefois  Tessé.  Assez  souvent,  dès 
huit  heures  du  matin  et  plus  tôt,  elle  alloit  chez 
quelque  ministre.  Rarement  elle  dînoit  chez  eux 
avec  leurs  femmes  et  une  compagnie  fort  trayée. 
C étoient  là  les  grandes  faveurs,  et  une  nouvelle, 
mais  qui  ne  menoient   à    rien  qu'à  de  l'envie  et  à 


428  SAINT-SIMON  : 

quelque  considération.  M.  de  Beauvilliers  fut  des 
premiers  et  des  plus  longtemps  favorisés  de  ces  dîners, 
et  fréquents,  comme  on  Ta  remarqué  ailleurs,  jusqu'à 
ce  que  Godet,  évêque  de  Chartres,  en  renversa  les 
escabelles,  et  arrêta  tout  court  les  progrès  de  Féne- 
lon  qui  s'étoit  fait  leur  docteur.  Les  ministres  chargés 
de  la  guerre,  surtout  des  finances,  furent  toujours 
ceux  à  qui  Mme  de  Maintenon  avoit  le  plus  affaire, 
et  qu'elle  cultiva.  Rarement,  et  plus  que  rarement, 
alla-t-elle  chez  les  autres,  mais  pour  affaires,  et 
souvent  d'État,  et  dès  le  matin,  sans  jamais  dîner 
chez  ces  derniers. 

L'ordinaire,  dès  qu'elle  étoit  levée,  c'étoit  de  s'en 
aller  à  Saint-Cyr,  et  d'y  dîner  dans  son  appartement 
seule,  ou  avec  quelque  favorite  de  la  maison,  d'y 
donner  des  audiences  le  moins  qu'elle  pou  voit,  d'y 
régenter  au  dedans,  d'y  gouverner  l'Église  au  dehors, 
d'y  lire  et  d'y  répondre  des  lettres,  d'y  gouverner 
des  monastères  de  filles  de  toutes  parts,  d'y  recevoir 
des  avis  et  des  lettres  d'espionnages,  et  de  revenir 
à  peu  près  justement  au  temps  que  le  roi  passoit 
chez  elle.  Devenue  plus  vieille  et  plus  infirme,  en 
arrivant  entre  sept  et  huit  heures  du  matin  à  Saint- 
Cyr,  elle  s'y  mettoit  au  lit  pour  se  reposer,  ou  faire 
quelque  remède. 

A  Fontainebleau,  elle  avoit  une  maison  à  la  ville, 
où  elle  alloit  souvent  pour  y  faire  les  mêmes  choses 
qu'à  SaintrCyr.  A  Marly,  elle  s'étoit  fait  accommoder 
un  petit  appartement  qui  avoit  une  fenêtre  dans  la 
chapelle.  Elle  en  faisoit  souvent  le  même  usage  que 
de  Saint-Cyr  ;  mais  cela  s'appeloit  le  repos,  et  ce 
repos  étoit  inaccessible,  sans  exception  que  de  Mme 
la  duchesse  de  Bourgogne. 

A  Marly,  à  Trianon,  à  Fontainebleau,  le  roi  alloit 
chez  elle  les  matins  des  jours  qu'il  n'y  avoit  point 
de  conseil,  et  qu'elle  n' étoit  pas  à  Saint-Cyr  ;    à 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  429 

Fontainebleau,  depuis  la  messe  jusqu'au  dîner,  quand 
le  dîner  n'étoit  pas  quelquefois  au  sortir  de  la  messe 
pour  aller  courre  le  cerf  ;  et  il  y  étoit  une  heure  et 
demie,  et  quelquefois  davantage.  A  Trianon  et  à 
Marly,  la  visite  duroit  beaucoup  moins,  parce  qu'en 
sortant  de  chez  elle  il  s'alloit  promener  dans  ses 
jardins.  Ces  visites  étoient  presque  toujours  tête  à 
tête,  sans  préjudice  de  celles  de  toutes  les  après- 
dînées,  qui  étoient  rarement  tête  à  tête  que  fort  peu 
de  temps,  parce  que  les  ministres  y  venoient  chacun 
à  son  tour  travailler  avec  le  roi.  Le  vendredi,  qu'il 
arrivoit  souvent  qu'il  n'y  en  avoit  point,  c'étoient 
les  dames  familières  avec  qui  il  jouoit,  ou  une  mu- 
sique ;  ce  qui  se  doubla  et  tripla  de  jours  tout  à  la 
fin  de  sa  vie. 

Vers  les  neuf  heures  du  soir,  deux  femmes  de 
chambre  venoient  déshabiller  •  Mme  de  Maintenon. 
Aussitôt  après,  son  maître  d'hôtel  et  un  valet  de 
chambre  apport  oient  son  couvert,  un  potage  et 
quelque  chose  de  léger.  Dès  qu'elle  avoit  achevé  de 
souper,  ses  femmes  la  mettoient  dans  son  lit,  et 
tout  cela  en  présence  du  roi  et  du  ministre,  qui  n'en 
discontinuoit  pas  son  travail,  et  qui  n'en  parloit  pas 
plus  bas,  ou,  s'il  n'y  en  avoit  point,  des  dames 
familières.  Tout  cela  gagnoit  dix  heures,  que  le  roi 
alloit  souper,  et  en  même  temps  on  tiroit  les  rideaux 
de  Mme  de  Maintenon. 

Dans  les  voyages,  c' étoit  la  même  chose.  Elle  par- 
toit  de  bonne  heure  avec  quelque  favorite,  comme 
Mme  de  Montchevreuil  toujours  tant  qu'elle  vécut, 
Mme  d'Heudicourt,  Mme  de  Dangeau,  Mme  de 
Caylus.  Un  carrosse  du  roi  la  menoit,  toujours 
affecté  pour  elle,  même  pour  aller  de  Versailles,  etc., 
à  Saint-Cyr  ;  et  des  Épinays,  écuyer  de  la  petite 
écurie,  la  mettoit  dans  le  carrosse  et  l'accompagnoit 
à  cheval  ;   c'étoit  sa  tâche  de  tous  les  jours.  Dans 


430  SAINT-SIMON  : 

les  voyages,  le  carrosse  de  Mme  de  Main  tenon  menoit 
ses  femmes  de  chambre,  et  suivoit  celui  du  roi  où 
elle  étoit.  Elle  s'arrangeoit  de  façon  que  le  roi,  en 
arrivant,  la  trouvoit  tout  établie  lorsqu'il  passoit 
chez  elle.  Partie  autorité,  partie  invention  de  seconde 
dame  d'atours  de  la  Dauphine  de  Bavière,  son 
carrosse  et  sa  chaise,  avec  ses  porteurs  ayant  sa 
livrée,  entroient  partout  comme  ceux  des  gens 
titrés. 

Reine  en  particulier,  à  l'extérieur  pour  le  ton,  le 
siège  et  la  place  en  présence  du  roi,  de  Monseigneur, 
de  Monsieur,  de  la  cour  d'Angleterre  et  de  qui  que 
ce  fût,  elle  étoit  très-simple  particulière  au  dehors, 
et  toujours  aux  dernières  places.  J'en  ai  vu  les  fins 
aux  dîners  du  roi  à  Marly,  mangeant  avec  lui  et  les 
dames,  et  à  Fontainebleau  en  grand  habit  chez  la 
reine  d'Angleterre,  comme  je  l'ai  remarqué  ailleurs, 
cédant  absolument  sa  place,  et  se  reculant  partout 
pour  les  femmes  titrées,  même  pour  des  femmes  de 
qualité  distinguées,  ne  se  laissant  jamais  forcer  par 
les  titrées,  mais  par  celles  de  qualité  ordinaire,  avec 
un  air  de  peine  et  de  civilité,  et  par  tous  ses  endroits 
polie,  affable,  parlante,  comme  une  personne  qui  ne 
prétend  rien  et  qui  ne  montre  rien,  mais  qui  im- 
posoit  fort,  à  ne  considérer  que  ce  qui  étoit  autour 
d'elle. 

Toujours  très-bien  mise,  noblement,  proprement, 
de  bon  goût,  mais  très-modestement  et  plus  vieille- 
ment  alors  que  son  âge.  Depuis  qu'elle  ne  parut  plus 
en  public,  on  ne  voyoit  que  coiffes  et  écharpe  noire 
quand  par  hasard  on  l'apercevoit. 

Elle  n'alloit  jamais  chez  le  roi  qu'il  ne  fût  malade, 
ou  que  les  matins  des  jours  qu'il  avoit  pris  médecine, 
et  à  peu  près  de  même  chez  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne,  jamais  ailleurs  pour  aucun  devoir. 

Chez  elle,  avec  le  roi,  ils  étoient  chacun  dans  leur 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  431 

fauteuil,  une  table  devant  chacun  d'eux,  aux  deux 
coins  de  la  cheminée,  elle  du  côté  du  lit,  le  roi  le  dos 
à  la  muraille  du  côté  de  la  porte  de  l'antichambre, 
et  deux  tabourets  devant  sa  table,  un  pour  le  mi- 
nistre qui  venoit  travailler,  l'autre  pour  son  sac.  Les 
jours  de  travail,  ils  n'étoient  seuls  ensemble  que  fort 
peu  de  temps  avant  que  le  ministre  entrât,  et  moins 
encore  fort  souvent  après  qu'il  étoit  sorti.  Le  roi 
passoit  à  une  chaise  percée,  revenoit  au  lit  de  Mme 
de  Maintenon,  où  il  se  tenoit  debout  fort  peu,  lui 
donnoit  le  bonsoir,  et  s'en  alloit  se  mettre  à  table. 
Telle  étoit  la  mécanique  de  chez  Mme  de  Maintenon. 
On  a  vu  sur  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  ce  qui 
l'y  regardoit,  tant  qu'elle  a  vécu. 

Pendant  le  travail,  Mme  de  Maintenon  lisoit  ou 
travailloit  en  tapisserie.  Elle  entendoit  tout  ce  qui 
se  passoit  entre  le  roi  et  le  ministre,  qui  parloient 
tout  haut.  Rarement  elle  y  mêloit  son  mot,  plus 
rarement  ce  mot  étoit  de  quelque  conséquence. 
Souvent  le  roi  lui  demandoit  son  avis.  Alors  elle 
répondoit  avec  de  grandes  mesures.  Jamais,  ou 
comme  jamais,  elle  ne  paroissoit  affectionner  rien, 
et  moins  encore  s'intéresser  pour  personne  ;  mais 
elle  étoit  d'accord  avec  le  ministre  qui  n'osoit  en 
particulier  ne  pas  convenir  de  ce  qu'elle  vouloit,  ni 
encore  moins  broncher  en  sa  présence.  Dès  qu'il 
s'agissoit  donc  de  quelque  grâce  ou  de  quelque  em- 
ploi, la  chose  étoit  arrêtée  entre  eux  avant  le  travail 
où  la  décision  s'en  devoit  faire,  et  c'est  ce  qui  la 
retardoit  quelquefois,  sans  que  le  roi  ni  personne  en 
sût  la  cause. 

Elle  mandoit  au  ministre  qu'elle  vouloit  lui  parler 
auparavant.  Il  n'osoit  mettre  la  chose  sur  le  tapis 
qu'il  n'eût  reçu  ses  ordres,  et  que  la  mécanique 
roulante  des  jours  et  des  temps  leur  eût  donné  le 
loisir  de  s'entendre.  Cela  fait,  le  ministre  proposoit 


432  SAINT-SIMON  : 

et  montroit  une  liste.  Si  de  hasard  le  roi  s'arrêtoit 
à  celui  que  Mme  de  Maintenon  vouloit,  le  ministre 
s'en  tenoit  là,  et  faisoit  en  sorte  de  n'aller  pas  plus 
loin.  Si  le  roi  s'arrêtoit  à  quelque  autre,  le  ministre 
proposoit  de  voir  ceux  qui  étoient  aussi  à  portée, 
laissoit  après  dire  le  roi,  et  en  profitoit  pour  exclure. 
Rarement  proposoit-il  expressément  celui  à  qui  il 
en  vouloit  venir,  mais  toujours  plusieurs  qu'il  tâchoit 
de  balancer  également  pour  embarrasser  le  roi  sur 
le  choix.  Alors  le  roi  lui  dëmandoit  son  avis,  il  par- 
couroit  encore  les  raisons  de  quelques-uns,  et  ap- 
puyoit  enfin  sur  celui  qu'il  vouloit.  Le  roi  presque 
toujours  balançoit,  et  dëmandoit  à  Mme  de  Mainte- 
non  ce  qu'il  lui  en  sembloit.  Elle  sourioit,  faisoit  l'in- 
capable, disoit  quelquefois  un  mot  de  quelque  autre, 
puis  revenoit,  si  elle  ne  s'y  étoit  pas  tenue  d'abord, 
sur  celui  que  le  ministre  avoit  appuyé,  et  déter- 
minoit  ;  tellement  que  les  trois  quarts  des  grâces 
et  des  choix,  et  les  trois  quarts  encore  du  quatrième 
quart  de  ce  qui  passoit  par  le  travail  des  ministres 
chez  elle,  c'étoit  elle  qui  en  disposoit.  Quelquefois 
aussi,  quand  elle  n'affectionnoit  personne,  c'étoit  le 
ministre  même,  avec  son  agrément  et  son  concours, 
sans  que  le  roi  en  eût  aucun  soupçon.  Il  croyoit  dis- 
poser de  tout  et  seul,  tandis  qu'il  ne  disposoit,  en 
effet,  que  de  la  plus  petite  partie,  et  toujours  encore 
par  quelque  hasard,  excepté  des  occasions  rares  de 
quelqu'un  qu'il  s'étoit  mis  dans  la  fantaisie,  ou  si 
quelqu'un  qu'il  vouloit  favoriser  lui  avoit  parlé  pour 
quelqu'un. 

En  affaires,  si  Mme  de  Maintenon  les  vouloit  faire 
réussir,  manquer,  ou  tourner  d'une  autre  façon, 
ce  qui  étoit  beaucoup  moins  ordinaire  que  ce  qui 
regardoit  les  emplois  et  les  grâces,  c'étoit  la  même 
intelligence  entre  elle  et  le  ministre,  et  le  même 
manège  à  peu  près.  Par  ce  détail,  on  voit  que  cette 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  433 

femme  habile  faisoit  presque  tout  ce  qu'elle  vouloit, 
mais  non  pas  tout,  ni  quand  et  comme  elle  vouloit. 

Il  y  avoit  une  autre  ruse  si  le  roi  s'opiniâtroit  : 
c'étoit  alors  d'éviter  la  décision  en  brouillant  et 
allongeant  la  matière,  en  en  substituant  une  autre 
comme  venant  à  propos  de  celle-là,  et  qui  la  dé- 
tournât, ou  en  proposant  quelque  éclaircissement 
à  prendre.  On  laissoit  ainsi  émousser  les  premières 
idées,  et  on  revenoit  une  autre  fois  à  la  charge  avec 
la  même  adresse,  qui  très-souvent  réussissoit.  C'é- 
toit encore  presque  la  même  chose  pour  charger  ou 
diminuer  les  fautes,  faire  valoir  les  lettres  et  les 
services,  ou  y  glisser  légèrement,  et  préparer  ainsi 
la  perte  ou  la  fortune. 

C'est  là  ce  qui  rendoit  ce  travail  chez  Mme  de  Main- 
tenon  si  important  pour  les  particuliers,  et  c'est  ce 
qui  rendoit  les  ministres  si  nécessaires  à  Mme  de 
Maintenon  à  avoir  dans  sa  dépendance.  C'est  aussi 
ce  qui  les  aida  puissamment  à  s'élever  à  tout,  et 
à  augmenter  sans  cesse  leur  crédit  et  leur  pouvoir, 
et  pour  eux  et  pour  les  leurs,  parce  que  Mme  de 
Maintenon  leur  faisoit  litière  de  toutes  ces  choses 
pour  se  les  attacher  entièrement. 

Quand  ils  et  oient  près  de  venir  travailler,  ou 
qu'ils  sortoient  de  chez  elle,  elle  prenoit  son  temps 
de  sonder  le  roi  sur  eux,  de  les  excuser  ou  de  les 
vanter,  de  les  plaindre  de  leur  grand  travail,  d'en 
exalter  le  mérite,  et  s'il  s'agissoit  de  quelque  chose 
pour  eux,  d'en  préparer  les  voies,  quelquefois  d'en 
rompre  la  glace,  sous  prétexte  de  leur  modestie  et 
du  service  du  roi  qui  demandoit  qu'ils  fussent  ex- 
cités à  le  soulager  et  à  faire  de  bien  en  mieux.  Ainsi 
c'étoit  entre  eux  un  cercle  de  besoins  et  de  services 
réciproques,  dont  le  roi  ne  se  doutoit  pas  le  moins 
du  monde.  Aussi  les  ménagements  entre  eux  étoient- 
ils  infinis  et  continuels. 


434  SAINT-SIMON 


Mais  si  Mme  de  Maintenon  ne  pouvoit  rien,  ou 
presque  rien,  sans  eux,  de  ce  qui  se  passoit  par  eux, 
eux  aussi  ne  pou  voient  se  maintenir  sans  elle,  beau- 
coup moins  malgré  elle.  Dès  qu'elle  se  voyoit  à  bout 
de  les  pouvoir  ramener  à  son  point  quand  ils  s'en 
étoient  écartés,  ou  qu'ils  étoient  tombés  en  dis- 
grâce auprès  d'elle,  leur  perte  étoit  jurée  ;  elle  ne 
les  manquoit  pas.  Il  lui  falloit  du  temps,  des  cou- 
leurs, des  souplesses,  quelquefois  beaucoup,  comme 
lorsqu'elle  perdit  Chamillart.  Louvois  y  avoit  suc- 
combé avant  lui.  Pontchartrain  ne  s'en  sauva  qu'à 
l'aide  de  son  esprit  qui  plaisoit  au  roi,  et  des  épines 
des  finances  pendant  la  guerre,  et  du  sens  et  de 
l'adresse  de  sa  femme  demeurée  longtemps  bien  avec 
Mme  de  Maintenon,  depuis  même  qu'il  y  fut  mal, 
enfin  par  la  porte  dorée  de  la  chancellerie  qui  s'ouvrit 
bien  à  propos  pour  lui.  Le  duc  de  Beauvilliers  y  pensa 
faire  naufrage  par  deux  fois  à  longue  distance  l'une 
de  l'autre,  et  n'en  auroit  pas  échappé  sans  deux  es- 
pèces de  miracles,  comme  on  l'a  vu  ici  en  son  temps. 

Si  les  ministres,  et  les  plus  accrédités,  en  étoient 
là  avec  Mme  de  Maintenon,  on  peut  juger  de  ce 
qu'elle  pouvoit  à  l'égard  de  toutes  les  autres  sortes 
de  personnes  bien  moins  à  portée  de  se  défendre,  et 
même  de  s'apercevoir.  Bien  des  gens  eurent  donc  le 
cou  rompu  sans  en  avoir  pu  imaginer  la  cause,  et 
se  donnèrent  bien  des  sortes  de  mouvements  pour 
la  découvrir,  et  pour  y  remédier,  et  très-inutile- 
ment. 

Le  court  et  rare  travail  des  généraux  d'armée  se 
passoit  ordinairement  les  soirs  en  sa  présence  et 
du  secrétaire  d'État  de  la  guerre.  Par  celui  de  Pont- 
chartrain, rempli  du  rapport  des  espionnages  et  des 
histoires  de  toute  espèce  de  Paris  et  de  la  cour, 
elle  étoit  à  portée  de  faire  beaucoup  de  bien  et  de 
mal.  Torcy  ne  travailloit  point  chez  elle,  et  ne  la 


. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  435 

voyoit  comme  jamais.  Aussi  ne  l'aimoit-elle  point, 
et  moins  encore  sa  femme,  dont  le  nom  d'Arnauld 
gâtoit  tout  leur  mérite.  Torcy  avoit  les  postes. 
C'étoit  par  lui  que  le  secret  en  passoit  au  roi  tête 
à  tête,  et  le  roi  souvent  en  portoit  des  morceaux  à 
lire  à  Mme  de  Maintenon  ;  mais  cela  n'avoit  point 
de  suite  ;  elle  n'en  savoit  que  par  lambeaux,  selon 
ce  que  le  roi  s'avisoit  de  lui  en  dire  ou  de  lui  en 
porter. 

Toutes  les  affaires  étrangères  passoient  au  con- 
seil d'État,  ou,  si  c'étoit  quelque  chose  de  pressé, 
Torcy  le  portoit  sur-le-champ  au  roi,  ainsi  à  des 
heures  rompues,  et  point  de  travail  réglé  et  par- 
ticulier avec  lui.  Mme  de  Maintenon  eût  fort  désiré 
ce  genre  de  travail  réglé  chez  elle,  pour  avoir  la 
même  influence  sur  les  affaires  d'État,  et  sur  ceux 
qui  s'en  mêloient,  comme  elle  l'a  voit  sur  les  autres 
parties.  Mais  Torcy  sut  bien  sagement  se  préserver 
de  ce  dangereux  piège.  Il  s'en  défendit  toujours, 
en  disant  modestement  qu'il  n'avoit  point  d'affaires 
pour  entretenir  ce  travail.  Ce  n'est  pas  que  le  roi 
ne  lui  dît  tout  là-dessus  ;  mais  elle  sentoit  toute 
la  différence  d'assister  à  un  travail  réglé  où  elle 
agissoit  avec  loisir,  adresse  et  mesures  prises,  ou 
d'être  obligée  de  prendre  son  parti  entre  le  roi  et 
elle  sur  ce  qu'il  lui  apprenoit  de  cette  matière,  et 
de  n'avoir  d'autre  ressource  qu'en  elle-même,  et 
d'aller  de  front  avec  lui,  si  elle  vouloit  une  chose 
plutôt  qu'une  autre,  nuire  aux  gens  à  découvert, 
ou  les  servir  de  même. 

Le  roi  y  étoit  même  fort  en  garde.  Il  lui  est  arrivé 
plusieurs  fois  que,  lorsqu'on  ne  s'y  prenoit  pas  avec 
assez  de  tour  et  de  délicatesse,  et  qu'il  apercevoit 
que  le  ministre  ou  le  général  d'armée  favorisoit  un 
parent  ou  un  protégé  de  Mme  de  Maintenon,  il  te- 
noit  ferme  contre,   pour  cela  même  ;   puis  disoit, 


436  SAINT-SIMON  : 

partie  fâché,  partie  se  moquant  d'eux  :  «  Un  tel  a 
bien  fait  sa  cour  ;  car  il  n'a  pas  tenu  à  lui  de  bien 
servir  un  tel,  parce  qu'il  est  parent  ou  protégé  de 
Mme  de  Maintenon.  »  Et  ces  coups  de  caveçon  la 
rendoient  très -timide  et  très -mesurée,  quand  il 
étoit  question  de  se  montrer  au  roi  à  découvert  sur 
quelque  chose  ou  sur  quelqu'un.  Aussi  répondoit- 
elle  toujours  à  quiconque  s'adressoit  à  elle,  même 
pour  les  moindres  choses,  qu'elle  ne  se  mêloit  de 
rien  ;  et  si  bien  rarement  elle  s'ouvroit  davantage 
et  que  la  chose  regardât  le  département  d'un  mi- 
nistre sur  lequel  elle  comptât,  elle  renvoyoit  à  lui 
et  promettoit  de  lui  en  parler.  Mais  encore  une  fois, 
rien  n'étoit  plus  rare.  On  ne  laissoit  pas  cependant 
d'aller  à  elle,  pour,  par  ce  devoir,  ne  l'avoir  pas 
contraire,  et  par  l'espérance  aussi  que,  nonobstant 
cette  réponse  banale,  elle  feroit  peut-être  ce  qu'on 
désiroit,  comme  cela  arrivoit  quelquefois. 

Il  y  avoit  peut-être  cinq  ou  six  personnes  au  plus 
de  tous  états,  desquelles  la  plupart  étoient  de  ces 
amis  de  son  ancien  temps,  à  qui  elle  répondoit  plus 
franchement,  quoique  toujours  foiblement  et  mesuré- 
ment,  et  pour  qui  en  effet  elle  agissoit  au  mieux 
qu'il  lui  étoit  possible  ;  ce  néanmoins  réussissant 
très-ordinairement  pour  eux,  elle  n'y  réussissoit  pas 
toujours. 

Ce  fut  par  le  désir  extrême  de  se  mêler  des  affaires 
étrangères,  comme  elle  se  mêloit  de  toutes  les  autres, 
et  l'impossibilité  d'en  attirer  le  travail  chez  elle, 
qu'elle  prit  le  parti,  qu'on  a  détaillé  en  son  temps, 
de  tous  les  manèges  par  lesquels  elle  rendit  la  prin- 
cesse des  Ursins  maîtresse  de  tout  en  Espagne,  et 
l'y  maintint  jusqu'à  la  paix  d'Utrecht,  aux  dépens 
de  Torcy  et  des  ambassadeurs  de  France  en  Espagne, 
c'est-à-dire,  comme  on  l'a  vu,  aux  dépens  de  l'Es- 
pagne et  de  la  France,  parce  que  Mme  des  Ursins 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  437 

eut  l'adresse  de  lui  faire  tout  passer  par  les  mains, 
et  de  lui  persuader  qu'elle  ne  gouvernoit  la  cour  et 
l'État  en  Espagne  que  sous  ses  ordres  et  par  ses 
volontés.  Revenons  un  moment  à  ces  coups  de  cave- 
çon  du  roi  dont  on  vient  de  parler. 

Le  Tellier,  dans  des  temps  bien  antérieurs,  et 
longtemps  avant  d'être  chancelier  de  France,  con- 
noissoit  bien  le  roi  là-dessus.  Un  de  ses  meilleurs 
amis,  car  il  en  avoit  parce  qu'il  savoit  en  avoir, 
l'avoit  prié  de  quelque  chose  qu'il  désiroit  fort  et 
qui  de  voit  être  proposé  dans  le  travail  particulier 
de  ce  ministre  avec  le  roi.  Le  Tellier  l'assura  qu'il 
y  feroit  tout  son  possible.  Son  ami  ne  goûta  point 
sa  réponse,  et  lui  dit  franchement  que  dans  la  place 
et  le  crédit  où  il  étoit,  ce  n'étoit  pas  de  celles-là 
qu'il  lui  f  alloit  donner.  «  Vous  ne  connoissez  pas  le 
terrain,  lui  répliqua  Le  Tellier.  De  vingt  affaires  que 
nous  portons  ainsi  au  roi,  nous  sommes  sûrs  qu'il 
en  passera  dix-neuf  à  notre  gré  ;  nous  le  sommes 
également  que  la  vingtième  sera  décidée  au  con- 
traire. Laquelle  des  vingt  sera  décidée  contre  notre 
avis  et  notre  désir,  c'est  ce  que  nous  ignorons  tou- 
jours, et  très-souvent  c'est  celle  où  nous  nous  inté- 
ressons le  plus.  Le  roi  se  réserve  cette  bisque  pour 
nous  faire  sentir  qu'il  est  le  maître  et  qu'il  gou- 
verne ;  et  si  par  hasard  il  se  présente  quelque  chose 
sur  quoi  il  s'opiniâtre,  et  qui  soit  assez  importante 
pour  que  nous  nous  opiniâtrions  aussi,  ou  par  la 
chose  même,  ou  pour  l'envie  que  nous  avons  qu'elle 
réussisse  comme  nous  le  désirons,  c'est  très-souvent 
alors,  dans  le  rare  que  cela  arrive,  une  sortie  sûre  ; 
mais,  à  la  vérité,  la  sortie  essuyée  et  l'affaire  man- 
quée,  le  roi,  content  d'avoir  montré  que  nous  ne 
pouvons  rien  et  peiné  de  nous  avoir  fâchés,  devient 
après  souple  et  flexible,  en  sorte  que  c'est  alors  le 
temps  où  nous  faisons  tout  ce  que  nous  voulons.  » 


438  SAINT-SIMON  : 

C'est,  en  effet,  comme  le  roi  se  conduisit  avec  ses 
ministres  toute  sa  vie,  toujours  parfaitement  gou- 
verné par  eux,  même  par  les  plus  jeunes  et  les  plus 
médiocres,  même  par  les  moins  accrédités  et  con- 
sidérés et  toujours  en  garde  pour  ne  l'être  point,  et 
toujours  persuadé  qu'il  réussissoit  pleinement  à  ne 
le  point  être. 

I  II  avoit  la  même  conduite  avec  Mme  de  Maintenon, 
à  qui  de  fois  à  autres  il  faisoit  des  sorties  terribles, 
et  dont  il  s'applaudissoit.  Quelquefois  elle  se  met- 
toit  à  pleurer  devant  lui,  et  elle  étoit  plusieurs  jours 
sur  de  véritables  épines.  Quand  elle  eut  mis  Fagon 
auprès  du  roi,  au  lieu  de  Daquin  qu'elle  fit  chasser, 
parce  qu'il  étoit  de  la  main  de  Mme  de  Montespan, 
et  pour  avoir'un  homme  tout  à  elle  et  de  beaucoup 
d'esprit,  qu'elle  s'étoit  attaché  dans  les  voyages  aux 
eaux  où  il  avoit  suivi  le  duc  du  Maine,  et  un  homme 
dont  elle  pût  tirer  un  continuel  parti  dans  cette 
place  intime  de  premier  médecin  qu'elle  voyoit  tous 
les  matins,  elle  faisoit  la  malade  quand  il  lui  arrivoit 
de  ces  scènes,  et  c'étoit  d'ordinaire  par  où  elle  les 
faisoit  finir  avec  plus  d'avantage. 

Ce  n'est  pas  que  cet  artifice,  ni  même  la  réalité 
la  plus  effective,  eût  aucun  pouvoir  d'ailleurs  de 
contraindre  le  roi  en  quoi  que  ce  pût  être.  C'étoit 
un  homme  uniquement  personnel,  et  qui  ne  comp- 
toit  tous  les  autres,  quels  qu'ils  fussent,  que  par 
rapport  à  soi.  Sa  dureté  là-dessus  étoit  extrême. 
Dans  les  temps  les  plus  vifs  de  sa  vie  pour  ses 
maîtresses,  leurs  incommodités  les  plus  opposées 
aux  voyages  et  au  grand  habit  de  cour,  car  les  dames 
les  plus  privilégiées  ne  paroissoient  jamais  autre- 
ment dans  les  carrosses  ni  en  aucun  lieu  de  cour, 
avant  que  Marly  eût  adouci  cette  étiquette,  rien, 
dis- je,  ne  les  en  pou  voit  dispenser.  Grosses,  malades, 
moins  de  six  semaines  après  leurs  couches,   dans 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  439 

d'autres  temps  fâcheux,  il  falloit  être  en  grand  habit, 
parées  et  serrées  dans  leurs  corps,  aller  en  Flandre 
et  plus  loin  encore,  danser,  veiller,  être  des  fêtes, 
manger,  être  gaies  et  de  bonne  compagnie,  changer 
de  lieu,  ne  paroître  craindre,  ni  être  incommodées  du 
chaud,  du  froid,  de  l'air,  de  la  poussière,  et  tout 
cela  précisément  aux  jours  et  aux  heures  marquées, 
sans  déranger  rien  d'une  minute. 

Ses  filles,  il  les  a  traitées  toutes  pareillement.  On 
a  vu  en  son  temps  qu'il  n'eut  pas  plus  de  ménage- 
ment pour  Mme  la  duchesse  de  Berry,  ni  même 
pour  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  quoi  que  Fagon, 
Mme  de  Maintenon,  etc.,  pussent  dire  et  faire 
(quoiqu'il  aimât  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne 
aussi  tendrement  qu'il  en  étoit  capable),  qui  toutes 
les  deux  s'en  blessèrent,  et  ce  qu'il  en  dit  avec  sou- 
lagement, quoiqu'il  n'y  eût  point  encore  d'enfants. 

Il  voyageoit  toujours  son  carrosse  plein  de  femmes  : 
ses  maîtresses,  après  ses  bâtardes,  ses  belles-filles, 
quelquefois  Madame,  et  des  dames  quand  il  y  avoit 
place.  Ce  n'étoit  que  pour  les  rendez-vous  de  chasse, 
les  voyages  de  Fontainebleau,  de  Chantilly,  de  Com- 
piègne,  et  les  vrais  voyages,  que  cela  étoit  ainsi. 
Pour  aller  tirer,  se  promener,  ou  pour  aller  coucher 
à  Marly  ou  à  Meudon,  il  alloit  seul  dans  une  calèche. 
Il  se  défioit  des  conversations  que  ses  grands  officiers 
auroient  pu  tenir  devant  lui  dans  son  carrosse  ;  et 
on  prétendoit  que  le  vieux  Charost,  qui  prenoit  volon- 
tiers ces  temps-là  pour  dire  bien  des  choses,  lui  avoit 
fait  prendre  ce  parti,  il  y  avoit  plus  de  quarante 
ans.  Il  convenoit  aussi  aux  ministres  qui,  sans  cela, 
auroient  eu  de  quoi  être  inquiets  tous  les  jours,  et  à 
la  clôture  exacte  qu'en  leur  faveur  lui-même  s'étoit 
prescrite,  et  à  laquelle  il  fut  si  exactement  fidèle. 
Pour  les  femmes,  ou  maîtresses  d'abord,  ou  filles 
ensuite,  et  le  peu  de  dames  qui  pouvoient  y  trouver 


440  SAINT-SIMON  : 

place,  outre  que  cela  ne  se  pouvoit  empêcher,  les 
occasions  en  étoient  restreintes  à  une  grande  rareté, 
et  le  babil  fort  à  craindre. 

Dans  ce  carrosse,  lors  des  voyages,  il  y  avoit  tou- 
jours beaucoup  de  toutes  sortes  de  choses  à  manger  : 
viandes,  pâtisseries,  fruits.  On  n'avoit  pas  sitôt  fait 
un  quart  de  lieue  que  le  roi  demandoit  si  on  ne  vou- 
loit  pas  manger.  Lui  jamais  ne  goût  oit  à  rien  entre 
ses  repas,  non  pas  même  à  aucun  fruit,  mais  il 
s'amusoit  à  voir  manger,  et  manger  à  crever.  Il  fal- 
loit  avoir  faim,  être  gaies,  et  manger  avec  appétit 
et  de  bonne  grâce,  autrement  il  ne  le  trouvoit  pas 
bon,  et  le  montroit  même  aigrement.  On  faisoit  la 
mignonne,  on  vouloit  faire  la  délicate,  être  du  bel 
air,  et  cela  n'empêchoit  pas  que  les  mêmes  dames  ou 
princesses  qui  soupoient  avec  d'autres  à  sa  table 
le  même  jour,  ne  fussent  obligées,  sous  les  mêmes 
peines,  d'y  faire  aussi  bonne  contenance  que  si  elles 
n'avoient  mangé  de  la  journée.  Avec  cela,  d'aucuns 
besoins  il  n'en  falloit  point  parler,  outre  que  pour 
des  femmes  ils  auroient  été  très-embarrassants  avec 
les  détachements  de  la  maison  du  roi,  et  les  gardes 
du  corps  devant  et  derrière  le  carrosse,  et  les  écuyers 
aux  portières,  qui  faisoient  une  poussière  qui  dévo- 
roit  tout  ce  qui  étoit  dans  le  carrosse.  Le  roi,  qui 
aimoit  l'air,  en  vouloit  toutes  les  glaces  baissées, 
et  auroit  trouvé  fort  mauvais  que  quelque  dame 
eût  tiré  le  rideau  contre  le  soleil,  le  vent  ou  le  froid. 
Il  ne  falloit  seulement  pas  s'en  apercevoir,  ni  d'au- 
cune autre  sorte  d'incommodité,  et  [le  roi]  alloit 
toujours  extrêmement  vite,  avec  des  relais  le  plus 
ordinairement.  Se  trouver  mal  étoit  un  démérite  à 
n'y  plus  revenir. 

J'ai  ouï  conter  à  la  duchesse  de  Chevreuse,  que  le 
roi  a  toujours  fort  aimée  et  distinguée,  et  qu'il  a, 
tant  qu'elle  l'a  pu,  voulu  avoir  toujours  dans  ses 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  441 

voyages  et  dans  ses  particuliers,  qu'allant  dans  son 
carrosse  avec  lui  de  Versailles  à  Fontainebleau,  il 
lui  prit  au  bout  de  deux  lieues  un  de  ces  besoins 
pressants  auxquels  on  ne  croit  pas  pouvoir  résister. 
Le  voyage  étoit  tout  de  suite,  et  le  roi  arrêta  en 
chemin,  pour  dîner  sans  sortir  de  son  carrosse.  Ces 
besoins,  qui  redoubloient  à  tous  moments,  ne  se 
faisoient  pas  sentir  à  propos,  comme  à  cette  dînée, 
où  elle  eût  pu  descendre  un  moment  dans  la  maison 
vis-à-vis.  Mais  le  repas,  si  ménagé  qu'elle  le  pût 
faire,  redoubla  l'extrémité  de  son  état.  Prête  par 
moments  à  être  forcée  de  l'avouer  et  de  mettre  pied 
à  terre,  prête  aussi  très-souvent  à  perdre  connois- 
sance,  son  courage  la  soutint  jusqu'à  Fontainebleau 
où  elle  se  trouva  à  bout.  En  mettant  pied  à  terre, 
elle  vit  le  duc  de  Beauvilliers,  arrivé  de  la  veille  avec 
les  enfants  de  France,  à  la  portière  du  roi.  Au  lieu 
de  monter  à  sa  suite,  elle  prit  le  duc  par  le  bras,  et 
lui  dit  qu'elle  alloit  mourir  si  elle  ne  se  soulageoit.  Ils 
traversèrent  un  bout  de  la  cour  Ovale,  et  entrèrent 
dans  la  chapelle  de  cette  cour,  qui  heureusement  se 
trouva  ouverte,  et  où  on  disoit  des  messes  tous  les 
matins.  La  nécessité  n'a  point  de  loi  ;  Mme  de  Che- 
vreuse  se  soulagea  pleinement  dans  cette  chapelle, 
derrière  le  duc  de  Beauvilliers  qui  en  tenoit  la  porte. 
Je  rapporte  cette  misère  pour  montrer  quelle  étoit 
la  gêne  qu'éprouvoit  journellement  ce  qui  appro- 
choit  le  roi  avec  le  plus  de  faveur  et  de  privance, 
car  c'étoit  alors  l'apogée  de  celle  de  la  duchesse  de 
Chevreuse.  Ces  choses  qui  semblent  des  riens,  et 
qui  sont  des  riens  en  effet,  caractérisent  trop  pour 
les  omettre.  Le  roi  avoit  quelquefois  des  besoins, 
et  ne  se  contraignoit  pas  de  mettre  pied  à  terre. 
Alors  les  dames  ne  bougeoient  de  carrosse. 

Mme   de   Maintenon,   qui   craignoit   fort   l'air  et 
bien  d'autres  incommodités,  ne  put  gagner  là-dessus 


442  SAINT-SIMON  : 

aucun  privilège.  Tout  ce  qu'elle  obtint,  sous  pré- 
texte de  modestie  et  d'autres  raisons,  fut  de  voya- 
ger à  part,  de  la  manière  que  je  l'ai  rapporté  ;  mais, 
en  quelque  état  qu'elle  fût,  il  falloit  marcher,  et 
suivre  à  point  nommé,  et  se  trouver  arrivée  et 
rangée  avant  que  le  roi  entrât  chez  elle.  Elle  fit  bien 
des  voyages  à  Marly  dans  un  état  à  ne  pas  faire 
marcher  une  servante.  Elle  en  fit  un  à  Fontaine- 
bleau qu'on  ne  savoit  pas  véritablement  si  elle  ne 
mourroit  pas  en  chemin.  En  quelque  état  qu'elle 
fût,  le  roi  alloit  chez  elle  à  son  heure  ordinaire,  et 
y  faisoit  ce  qu'il  avoit  projeté  ;  tout  au  plus  elle 
et  oit  dans  son  lit,  plusieurs  fois  y  suant  la  fièvre 
à  grosses  gouttes.  Le  roi  qui,  comme  on  l'a  dit, 
ai  moi  t  l'air,  et  qui  craignoit  le  chaud  dans  les 
chambres,  s'étonnoit  en  arrivant  de  trouver  tout 
fermé,  et  faisoit  ouvrir  les  fenêtres,  et  n'en  rabat- 
toit  rien,  quoiqu'il  la  vît  dans  cet  état,  et  jusqu'à 
dix  heures  qu'il  s'en  alloit  souper,  et  sans  considéra- 
tion pour  la  fraîcheur  de  la  nuit.  S'il  devoit  y  avoir 
musique,  la  fièvre,  le  mal  de  tête  n'empêchoit  rien  ; 
et  cent  bougies  dans  les  yeux.  Ainsi  le  roi  alloit  tou- 
jours son  train,  sans  lui  demander  jamais  si  elle 
n'en  étoit  point  incommodée. 

Les  gens  de  Mme  de  Maintenon,  car  tout  en  est 
curieux,  étoient  en  très-petit  nombre,  peu  répandus, 
modestes,  respectueux,  humbles,  silencieux,  et  ne 
s'en  firent  jamais  accroire.  C'étoit  l'air  de  la  maison, 
et  ils  n'y  seroient  pas  demeurés  sans  cela.  Ils  y 
faisoient  avec  le  temps  une  fortune  modérée,  suivant 
leur  état,  et  qui  ne  pouvoit  donner  d'envie  ni  occa- 
sion de  parler  ;  tous  demeuroient  dans  une  obscurité 
plus  ou  moins  aisée.  Ses  femmes  passoient  leur  vie 
enfermées  chez  elles.  Non-seulement  elle  ne  vouloit 
point  qu'elles  sortissent,  mais  elle  les  empêchoit  de 
recevoir  personne,  et  la  fortune  qu'elle  leur  faisoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  443 

étoit  courte  et  rare.  Le  roi  les  connoissoit  toutes  et 
tous  ;  il  étoit  familier  avec  eux,  et  y  causoit  sou- 
vent, lorsqu'il  passoit  quelquefois  chez  elle  avant 
qu'elle  y  fût  rentrée. 

Il  n'y  avoit  d'un  peu  distingué  que  cette  ancienne 
servante  du  temps  qu'après  la  mort  de  Scarron  elle 
étoit  à  la  charité  de  Saint-Eustache,  logée  dans  cette 
montée  où  cette  servante  faisoit  sa  chambre  et  son 
petit  pot-au-feu  dans  la  même  chambre.  Nanon  de 
ce  temps-là,  et  que  Mme  de  Maintenon  a  toujours 
appelée  ainsi,  qui  d'abord  avoit  été  son  unique 
domestique,  et  qui  l'avoit  constamment  suivie  et 
servie  dans  tous  ses  divers  états,  étoit  devenue  Mlle 
Balbien,  dévote  comme  elle,  et .  vieille.  Elle  étoit 
d'autant  plus  importante  qu'elle  avoit  toute  la  con- 
fiance domestique  de  Mme  de  Maintenon,  et  l'œil 
sur  ces  demoiselles  qu'on  a  vu  ailleurs  qui  se  succé- 
doient  de  Saint-Cyr  auprès  d'elle,  sur  ses  nièces,  et 
sur  Mme  la  duchesse  de  Bourgogne  même,  qui  ne 
l'ignoroit  pas,  et  qui  habilement,  sans  la  gâter,  en 
avoit  fait  sa  bonne  amie.  Elle  se  coiffoit  et  s'habil- 
loit  comme  sa  maîtresse  ;  elle  affectoit  d'en  tout 
imiter.  A  commencer  par  les  enfants  légitimes  et  les 
bâtards,  à  continuer  par  les  princes  du  sang  et  par 
les  ministres,  il  n'y  avoit  celui  ni  celle  qui  ne  la 
ménageât,  et  qui  ne  fût  en  contrainte,  et,  le  dirai- 
je,  en  respect  devant  elle.  S'en  servoit  qui  pouvoit 
pour  de  l'argent,  quoique  au  fond  elle  se  mêlât  de 
fort  peu  de  chose.  Elle  étoit  très-raisonnablement 
sotte  ;  et  n'étoit  méchante  que  rarement,  et  encore 
par  bêtise,  quoique  ce  fût  une  personne  toute  com- 
posée, toute  sur  le  merveilleux,  et  qui  ne  se  mon- 
trait presque  jamais.  On  en  a  pourtant  vu  un  échan- 
tillon à  propos  de  la  place  qu'eut  la  duchesse  du 
Lude,  que  quatre  heures  devant  le  roi  avoit  paru 
si  éloigné  de  lui  donner.  Sa  protection  pour  aller  à 


444  SAINT-SIMON  : 

Marly  ne  lui  fut  pas  infructueuse.  Elle  avoit  l'air  doux, 
humble,  empesé,  important,  et  toutefois  respectueux. 
On  l'a  dit,  Mme  de  Maintenon  étoit  particulière 
en  public  ;  hors  de  ses  yeux,  reine  ;  quelquefois 
même  sous  ses  yeux,  comme  à  l'attaque  de  Com- 
piègne  dont  il  a  été  parlé  ici  en  son  temps,  et  aux 
promenades  de  Marly,  quand  par  complaisance  elle 
en  faisoit  quelqu'une  où  le  roi  vouloit  lui  montrer 
quelque  chose  de  nouvellement  achevé.  Je  me  trouve, 
je  l'avoue,  entre  la  crainte  de  quelques  redites  et'celle 
de  ne  pas  expliquer  assez  en  détail  des  curiosités  que 
nous  regrettons  dans  toutes  les  histoires,  et  dans 
presque  tous  les  Mémoires  des  divers  temps.  On 
voudroit  y  voir  les  princes,  avec  leurs  maîtresses  et 
leurs  ministres,  dans  leur  vie  journalière.  Outre  une 
curiosité  si  raisonnable,  on  en  connoîtroit  bien  mieux 
les  mœurs  du  temps  et  le  génie  des  monarques,  celui 
de  leurs  maîtresses  et  de  leurs  ministres,  de  leurs 
favoris,  de  ceux  qui  les  ont  le  plus  approchés,  et  les 
adresses  qui  ont  été  employées  pour  les  gouverner 
ou  pour  arriver  aux  divers  buts  qu'on  s'est  proposés. 
Si  ces  choses  doivent  passer  pour  curieuses,  et  même 
pour  instructives  dans  tous  les  règnes,  à  plus  forte 
raison  d'un  règne  aussi  long  et  aussi  rempli  que  l'a 
été  celui  de  Louis  XIV,  et  d'un  personnage  unique 
dans  la  monarchie  depuis  qu'elle  est  connue,  qui  a, 
trente-deux  ans  durant,  revêtu  ceux  de  confidente, 
de  maîtresse,  d'épouse,  de  ministre,  et  de  toute- 
puissante,  après  avoir  été  si  longtemps  néant,  et 
comme  on  dit,  avoir  si  longtemps  et  si  publique- 
ment rôti  le  balai.  C'est  ce  qui  m'enhardit  sur  l'in- 
convénient des  redites.  Tout  bien  considéré,  j'estime 
qu'il  vaut  mieux  hasarder  qu'il  m'en  échappe  quel- 
qu'une que  de  ne  pas  mettre  sous  les  yeux  un  tout 
ensemble  si  intéressant.  Revenons  donc  un  moment 
sur  nos  pas. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  445 

Reine  dans  le  particulier,  Mme  de  Maintenon  n'é- 
toit  jamais  que  dans  un  fauteuil,  et  dans  le  lieu  le 
plus  commode  de  sa  chambre,  devant  le  roi,  de- 
vant toute  la  famille  royale,  même  devant  la  reine 
d'Angleterre.  Elle  se  levoit  tout  au  plus  pour  Mon- 
seigneur et  pour  Monsieur,  parce  qu'ils  alloient  rare- 
ment chez  elle  ;  M.  le  duc  d'Orléans,  ni  aucun  prince 
du  sang,  jamais  que  par  audiences,  et  comme 
jamais  ;  mais  Monseigneur,  Mgrs  ses  fils,  Monsieur 
et  M.  le  duc  de  Chartres,  toujours  en  partant  pour 
l'armée,  et  le  soir  même  qu'ils  en  arrivoient,  ou, 
s'il  étoit  trop  tard,  de  bonne  heure  le  lendemain. 
Pour  aucun  autre  fils  de  France,  leurs  épouses,  ou 
les  bâtards  du  roi,  elle  ne  se  levoit  point,  ni  pour 
personne,  sinon  un  peu  pour  les  personnes  ordinaires 
avec  qui  elle  n'avoit  point  de  familiarité,  et  qui  en 
obtenoient  des  audiences  ;  car  modeste  et  polie,  elle 
l'a  toujours  affecté  à  ces  égards-là. 

Presque  jamais  elle  n'appeloit  Mme  la  Dauphine 
que  mignonne,  même  en  présence  du  roi  et  des  dames 
familières  et  des  dames  du  palais,  et  cela  jusqu'à  sa 
mort,  et  quand  elle  parloit  d'elle  ou  de  Mme  la 
duchesse  de  Berry,  et  devant  les  mêmes,  jamais  elle 
ne  disoit  que  la  duchesse  de  Bourgogne  et  la  duchesse 
de  Berry,  ou  la  Dauphine,  très-rarement  Mme  la 
Dauphine,  et  de  même  le  duc  de  Bourgogne,  le  duc 
de  Berry,  le  Dauphin,  presque  jamais  M.  le  Dauphin  ; 
on  peut  juger  des  autres. 

On  a  vu  comment  elle  mandoit  les  princesses, 
légitimes  et  bâtardes,  comme  elle  leur  lavoit  la 
tête,  les  transes  avec  quoi  elles  venoient  à  ses 
ordres,  les  pleurs  avec  lesquels  elles  s'en  retour- 
noient, et  leurs  inquiétudes  tant  que  la  disgrâce 
duroit,  et  qu'il  n'y  avoit  que  Mme  la  duchesse  de 
Bourgogne  qui  eût  pris  le  dessus  avec  les  grâces 
nonpareilies  et  ce  soin  attentif  qu'on  en  a  vu  en 


446  SAINT-SIMON  : 

parlant  d'elle.  Elle  ne  l'appeloit  jamais  que  «  ma 
tante.  » 

Ce  qui  étonnoit  toujours,  c'étoient  les  promenades 
qu'on  vient  de  dire  qu'elle  faisoit  avec  le  roi  par 
excès  de  complaisance  dans  les  jardins  de  Marly. 
Il  auroit  été  cent  fois  plus  librement  avec  la  reine, 
et  avec  moins  de  galanterie.  Cet  oit  un  respect  le 
plus  marqué,  quoique  au  milieu  de  la  cour  et  en 
présence  de  tout  ce  qui  s'y  vouloit  trouver  des 
habitants  de  Marly.  Le  roi  s'y  croyoit  en  particulier, 
parce  qu'il  étoit  à  Marly.  Leurs  voitures  alloient 
joignant  à  côté  l'une  de  l'autre,  car  presque  jamais 
elle  ne  montoit  en  chariot  :  le  roi  seul  dans  e  sien, 
elle  dans  une  chaise  à  porteurs.  S'il  y  a  voit"  à  leur 
suite  Mme  la  Dauphine  ou  Mme  la  duchesse  de  Berry, 
ou  des  filles  du  roi,  elles  sui voient  ou  environnoient 
à  pied-,  ou  si  elles  montoient  en  chariot  avec  des 
dames,  c' étoit  pour  suivre,  et  à  distance,  sans  jamais 
doubler.  Souvent  le  roi  marchoit  à  pied  à  côté  de  la 
chaise.  A  tous  moments  il  ôtoit  son  chapeau  et  se 
baissoit  pour  parler  à  Mme  de  Maintenon,  ou  pour 
lui  répondre,  si  elle  lui  parloit,  ce  qu'elle  faisoit  bien 
moins  souvent  que  lui,  qui  avoit  toujours  quelque 
chose  à  lui  dire  ou  à  lui  faire  remarquer.  Comme 
elle  craignoit  l'air  dans  les  temps  même  les  plus 
beaux  et  les  plus  calmes,  elle  poussoit  à  chaque  fois 
la  glace  de  côté  de  trois  doigts,  et  la  refermoit  in- 
continent. Posée  à  terre  à  considérer  la  fontaine 
nouvelle,  c'étoit  le  même  manège.  Souvent  alors  la 
Dauphine  se  venoit  percher  sur  un  des  bâtons  de 
devant,  et  se  mettoit  de  la  conversation,  mais  la 
glace  de  devant  demeuroit  toujours  fermée.  A  la  fin 
de  la  promenade,  le  roi  conduisoit  Mme  de  Main- 
tenon  jusqu'auprès  du  château,  prenoit  congé  d'elle, 
et  continuoit  sa  promenade.  C'étoit  un  spectacle 
auquel  on  ne  pouvoit  s'accoutumer.  Ces  bagatelles 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  447 

échappent  presque  toujours  aux  Mémoires.  Elles 
donnent  cependant  plus  que  tout  l'idée  juste  de  tout 
ce  que  l'on  y  recherche,  qui  est  le  caractère  de  ce 
qui  a  été,  qui  se  présente  ainsi  naturellement  par 
les  faits. 

La  conduite  des  belles-petites-filles  du  roi  et  de  ses 
bâtardes,  les  ordres  à  y  mettre  et  à  y  donner,  les 
galanteries  et  la  dévotion,  ou  la  régularité  des  dames 
de  la  cour,  les  aventures  diverses,  le  maintien  des 
femmes  des  ministres,  et  celui  des  ministres  mêmes, 
les  espionnages  de  toutes  les  sortes  dont  la  cour 
étoit  pleine,  les  parties  qui  se  faisoient  de  ces  prin- 
cesses avec  les  jeunes  dames,  ou  celles  de  leur  âge, 
et  tout  ce  qui  s'y  passoit,  les  punitions  qui  alloient 
quelquefois  à  être  en  pénitence,  et  même  chassé  ; 
les  récompenses,  qui  étoient  la  distribution  arrêtée 
tout-  à  fait,  ou  plus  ou  moins  fréquente  des  distinc- 
tions, d'être  des  voyages  de  Marly,  ou  des  amuse- 
ments de  la  Dauphine,  toutes  ces  choses  entroient 
dans  les  occupations  de  Mme  de  Maintenon.  Elle  en 
amusoit  le  roi,  enclin  à  les  prendre  sérieusement  ; 
elles  étoient  utiles  à  entretenir  la  conversation,  à 
servir  ou  à  nuire,  et  à  prendre  de  loin  des  tournants 
auprès  du  roi  sur  bien  des  choses  qu'elle  y  savoit 
habilement  faire  entrer  de  droite  et  de  gauche. 

On  a  déjà  vu  qu'elle  répondoit  à  tout  ce  qui  avoit 
recours  à  elle  :  qu'elle  ne  se  mêloit  de  rien  ;  et  que 
ce  qui  l'approchoit  de  bien  près  n'avoit  pas  peu  à 
essuyer  de  cette  prodigieuse  inconstance  naturelle, 
qui,  sans  autre  cause,  changeoit  si  souvent  ses  goûts, 
ses  inclinations,  ses  volontés.  Les  remèdes  qu'on  y 
cherchoit  y  étoient  des  poisons.  L'unique  parti  à 
prendre  étoit  de  glisser,  de  se  tenir  plus  réservé, 
plus  à  l'écart,  comme  on  se  met  à  couvert  de  la 
pluie  en  se  détournant  un  peu  de  son  chemin.  Quel- 
quefois elle  se  rapprochoit  et  se  rouvroit  d'elle-même, 


448  SAINT-SIMON  : 

comme  d'elle-même  elle  s'étoit  fermée  et  éloignée, 
sinon  il  n'y  avoit  point  de  ressource  à  espérer.  Ces 
mutations  qui  étoient  également  en  gens  et  en  choses, 
étoient  accablantes  pour  les  ministres,  pour  les  per- 
sonnes qui  se  trouvoient  en  quelque  commerce 
d'affaires  avec  elle,  et  pour  les  femmes  dont  en  très- 
petit  nombre  et  très-rare  elle  s'étoit  imaginée  de 
vouloir  régler  la  conduite.  Ce  qui  lui  plaisoit  hier, 
pas  plus  loin  que  cela,  étoit  un  démérite  aujourd'hui. 
Ce  qu'elle  avoit  approuvé,  même  suggéré,  elle  le 
blâmoit  ensuite,  tellement  qu'on  ne  savoit  jamais 
si  on  étoit  digne  d'amour  ou  de  haine.  C'eût  été  se 
perdre  de  lui  montrer  en  excuse  cette  variation,  qui 
s'étendoit  sur  ces  personnes  choisies,  jusqu'à  leur 
manière  de  s'habiller  et  de  se  coiffer,  et  personne  de 
tout  ce  qui  à  divers  titres  l'a  approchée  de  près  n'a 
été  exempt,  plus  ou  moins,  de  ces  hauts  et  bas  in- 
supportables. La  domination  et  le  gouvernement 
furent  les  seules  choses  sur  lesquelles  elle  n'en  eut 
jamais. 


XLIX.— INFLUENCE  DE  Mme  DE  MAINTENON 
SUR  LA  POLITIQUE  RELIGIEUSE 

On  a  vu  avec  quelle  adresse  elle  [Mme  de  Main- 
tenon]  se  servit  de  la  princesse  des  Ursins  pour  se 
mêler  de  tout  ce  qui  regarda  la  cour  et  les  affaires 
d'Espagne,  et  les  ôter  de  la  main  de  Torcy  autant 
qu'elle  le  put  pour  avoir  échoué  à  faire  venir  tra- 
vailler chez  elle  ce  ministre,  comme  faisoient  les 
autres,  et  jusqu'à  quel  point  Mme  des  Ursins  en  sut 
profiter.  Les  affaires  ecclésiastiques  furent  de  même 
bien  longtemps  l'objet  de  son  envie.  Elle  leur  donna 
quelques  légères  atteintes  à  l'occasion  du  jansénisme 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  449 

et  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  comme  on 
l'a  vu,  mais  passagèrement,  et  on  n'a  fait  qu'effleurer 
ce  grand  objet,  qui  fut  la  cause  de  sa  préférence  pour 
le  duc  de  Noailles,  en  parlant  de  ce  mariage  en  son 
temps.  Il  faut  maintenant  expliquer  mieux  comment 
elle  réussit  enfin  à  entrer  aussi  dans  les  matières 
ecclésiastiques,  et  à  prendre  aussi  une  part  principale 
dans  cette  partie  du  gouvernement. 

Elle  vit  longtemps  avec  grande  amertume  le  P. 
de  La  Chaise  en  possession  de  tout  ce  ministère, 
non-seulement  avec  une  entière  indépendance  d'elle, 
mais  sans  aucuns  devoirs  de  sa  part,  et  elle  dans  une 
entière  ignorance  à  cet  égard.  L'éloignement  du  roi 
marqué  pour  Harlay,  archevêque  de  Paris,  après 
une  faveur  si  entière  et  si  longue,  avoit  satisfait  sa 
vengeance  :  on  en  a  vu  là  cause,  mais  non  ses  désirs. 
Le  confesseur  du  roi  n'en  étoit  devenu  que  plus 
maître  des  bénéfices,  et  de  tout  ce  qui  regardoit  les 
affaires  dont  l'archevêque  avoit  été  tout  à  fait  écarté. 
C'est  ce  qui  donna  si  peu  de  goût  à  Mme  de  Main- 
tenon  pour  le  mariage  de  sa  nièce  avec  le  petit-fils 
du  duc  de  La  Rochefoucauld,  qu'on  a  vu  que  le 
roi  vouloit  faire,  et  qui  en  valut  la  préférence  aux 
Noailles.  Je  n'assurerai  pas  que  ce  fut  dans  cette  vue 
éloignée  qu'elle  leur  aida  à  faire  nommer  le  frère 
du  maréchal-duc  de  Noailles,  à  l'archevêché  de  Paris, 
à  la  mort  d'Harlay,  en  août  1695,  chose  d'autant 
plus  difficile  que  les  jésuites  ne  l'aimoient  pas,  que 
le  roi  ne  le  connoissoit  comme  point,  parce  qu'il  ne 
venoit  presque  jamais  à  Paris,  et  encore  pour  des 
moments,  et  qu'il  fallut  le  porter  à  Paris  sans  au- 
cune participation  du  P.  de  La  Chaise. 

On  ne  put  même  l'y  bombarder  à  l'insu  du  con- 
fesseur, parce  qu'il  fallut  forcer  ce  prélat,  qui  non- 
seulement  fit  toute  la  résistance  qui  lui  fut  possible, 
mais  qui  affecta  de  se  rendre  suspect  du  côté  de  la 
15 


450  SAINT-SIMON 


doctrine.  Il  avoit  d'abord  été  nommé  à  l'évêché  de 
Cahors.  Quelques  mois  après  il  fut  transféré  à  Châlons. 
La  proximité  ni  la  dignité  de  ce  siège,  dont  l'évêque 
est  comte  et  pair  de  France,  ne  purent  le  résoudre 
à  quitter  l'épouse  à  laquelle  il  avoit  été  destiné  par 
son  sacre,  quoiqu'il  ne  pût  encore  l'avoir  connue  ; 
il  fallut  un  commandement  exprès  du  pape  pour  l'y 
obliger. 

Il  brilla  à  Châlons  avec  les  mœurs  d'un  ange,  par 
une  résidence  continuelle,  une  sollicitude  pastorale, 
douce,  appliquée,  instructive,  pleine  des  plus  grands 
exemples,  et  une  désoccupation  totale  de  tout  ce 
qui  n'étoit  point  de  son  ministère.  Le  crédit  de  sa 
famille  armée  d'une  si  grande  réputation  l'emporta 
sur  les  voies  ordinaires.  Il  réussit  à  Paris  comme  il 
avoit  fait  à  Châlons,  sans  être  ébloui  d'un  si  grand 
théâtre  ;  il  plut  extrêmement  au  roi  et  .à  Mme  de 
Maintenon,  et  pour  achever  ce  qui  le  regarde  ici 
personnellement,  il  ne  parut  ni  neuf  ni  embarrassé 
aux  affaires,  et  il  fit  admirer  ses  lumières,  son  savoir, 
et  ce  qui  est  fort  rare  en  même  temps  sa  modestie 
et  une  magnificence  convenable,  aux  assemblées  du 
clergé  où  il  présida  au  gré  du  clergé  et  de  la  cour. 
Enfin  il  fut  cardinal  en  1700  avec  la  même  répu- 
gnance qu'il  avoit  eue  à  changer  de  siège. 

Tant  de  vertus  reçurent  à  la  fin  la  récompense  que 
le  monde  leur  donne,  beaucoup  de  croix  et  de  tri- 
bulations qu'il  porta  avec  courage,  et  pour  le  bien 
de  l'Église  avec  trop  de  douceur,  d'équanimité,  de 
crainte  de  se  retrouver  soi-même,  de  ménagement 
et  de  charité  pour  ceux  qui  en  surent  étrangement 
profiter,  et  qui  ont  achevé  de  l'épurer  et  de  le 
sanctifier,  sans  avoir  pu  ébranler  son  âme,  ni  la 
pureté  de  ses  intentions  et  de  sa  doctrine.  Car  pour 
ses  dernières  années,  la  tête  n'y  et  oit  plus  ;  elle  avoit 
succombé  sous  le  poids   des   années,   des  travaux, 


. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  451 

de  la  persécution.  J'en  ai  été  le  témoin  oculaire,  et 
si  Dieu  m'en  accorde  le  temps,  je  ne  le  laisserai  pas 
ignorer  à  la  fin  de  ces  Mémoires,  quoique  cet  événe- 
ment outre-passe  les  bornes  que  je  m'y  suis  pro- 
posées. 

On  ne  répétera  pas  ce  qu'on  a  vu  sur  Godet, 
évêque  de  Chartres,  ni  même  sur  Bissy,  depuis  car- 
dinal. On  se  contentera  de  faire  souvenir  ici  que 
La  Chétardie  dont  on  a  parlé  au  long  aux  mêmes 
dernières  pages,  et  Bissy  alors,  n'étoient  pas  à  porté 
du  roi,  et  que  Godet,  qui  n'avoit  point  d'occasion 
ordinaire  d'approcher  du  roi,  ne  pouvoit  que  s'y 
présenter  de  front  et  à  découvert  bien  rarement, 
sur  chose  préparée  par  Mme  de  Maintenon.  Mais 
il  n'y  pouvoit  revenir  souvent,  ni  être  à  portée  de 
ces  puissants  moyens  d'insinuation  qui  opèrent  tout 
avec  de  la  suite  par  des  conversations  fréquentes 
sans  objet  apparent.  Le  P.  de  La  Chaise  les  a  voit 
tous,  et  se  gardoit  fort  d'être  emblé,  ni  même  écorné 
par  l'évêque  de  Chartres,  qui  lui  en  donnoit  pour- 
tant quelquefois,  et  dont  chaque  écorne  le  réveilloit 
et  le  rendoit  plus  attentif. 

Un  archevêque  de  Paris,  avec  la  grâce  du  choix 
tout  frais  et  de  la  nouveauté,  porté  par  sa  réputa- 
tion, par  une  famille  si  établie,  et  par  tout  l'art  de 
Mme  de  Maintenon  qui  tout  d'abord  comme  son 
ouvrage  l'avoit  pris  en  grand  goût,  étoit  un  instru- 
ment bien  plus  à  la  main  avec  un  jour  d'audience 
du  roi  réglé  par  semaine,  et  toujours  matière  à  la 
fournir,  et  même  à  la  redoubler  quand  il  en  avoit 
envie.  C'est  ce  qui  forma  cette  grande  faveur,  dont 
sa  droiture  et  ses  ménagements  de  conscience,  si  fort 
en  garde  contre  soi-même,  et  si  peu  contre  les  autres, 
perdirent  tous  les  avantages  dans  les  suites,  mais 
dont  Mme  de  Maintenon  sut  tirer  tous  les  siens  pour 
entrer  enfin  dans  les  matières  ecclésiastiques. 


452  SAINT-SIMON  : 

Elle  s'y  initia  par  l'affaire  de  M.  de  Cambrai  qui 
lia  si  étroitement  l'archevêque  de  Paris  avec  elle, 
et  avec  M.  de  Chartres.  Par  ce  moyen  elle  saisit 
auprès  du  roi  la  clef  de  la  seule  espèce  d'affaires  et 
de  grâces  où  jusqu'alors  elle  n'avoit  pu  donner  que 
de  légères  atteintes,  et  c'est  ce  qui  lui  fit  préférer  le 
neveu  de  l'archevêque  de  Paris  à  tout  autre  mariage, 
en  mars  1698.  Elle  fit,  comme  on  l'a  vu,  épouser  au 
roi  la  querelle  contre  M.  de  Cambrai  à  Rome,  jusqu'à 
en  faire  sa  propre  affaire  à  découvert,  et  par  là,  s'éta- 
blir de  plus  en  plus  dans  la  confiance  des  matières  de 
religion  qui  entraînoient  si  nécessairement  celles  des 
bénéfices,  et  les  moyens  d'avancer  et  de  reculer  qui 
bon  lui  sembloit. 

On  a  vu  que  M.  de  Chartres  étoit  passionné  sul- 
picien,  qu'il  logeoit  toujours  à  Paris  dans  ce  sémi- 
naire, qu'il  l'éleva  sur  les  ruines  de  celui  des  Mis- 
sions étrangères  de  Saint-Magloire,  et  des  pères  de 
l'Oratoire;  enfin  qu'il  se  substitua,  en  mourant, 
La  Chétardie,  curé  de  Saint-Sulpice,  auprès  de  Mme 
de  Maintenon,  qu'il  dirigea,  et  dont  il  eut  toute  la 
confiance. 

Il  faut  le  dire  encore,  la  crasse  ignorance  des 
sulpiciens,  leur  platitude  suprême,  leurs  sentiments 
follement  ultramontains,  ne  pouvoient  barrer  les 
vastes  desseins  des  jésuites,  et  ils  étoient  tout  ce 
qu'il  leur  falloit  pour  ruiner  l'élévation,  l'excellente 
morale,  le  goût  de  l'antiquité,  le  savoir  juste  et  exact 
qu'on  puisoit  chez  les  pères  de  l'Oratoire,  si  éloignés 
en  tout  des  sentiments  de  la  compagnie,  et  si  con- 
formes pour  le  gros  avec  l'Université,  et  les  restes 
précieux  du  fameux  Port-Royal,  dont  les  jésuites 
étoient  les  ennemis  et  les  persécuteurs.  Ils  en  ache- 
voient  ainsi  la  ruine  par  les  gens  dévoués  à  Rome  par 
une  conscience  stupide,  qui  mettoient  tout  le  mérite 
en  des  pratiques  basses,  vaines,  ridicules,  sous  le 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  453 

poids  desquelles  ils  abrutissoient  les  jeunes  gens  qui 
leur  étoient  confiés,  à  qui  ils  ne  pouvoient  rien 
apprendre,  parce  qu'eux-mêmes  ne  savoient  rien  du 
tout,  pas  même  vivre,  marcher,  ni  dire  quoi  que  ce 
soit  à  propos.  Aussi  la  vogue  des  prêtres  de  la 
Mission,  dont  l'institut  n'étoit  que  faire  le  caté- 
chisme dans  les  villages,  et  qui  ne  s'étoient  pas 
rendus  capables  de  mieux,  et  de  ceux  de  Saint- 
Sulpice  aussi  grossiers,  aussi  ignorants,  et  aussi 
ultramontains  les  uns  que  les  autres,  prit  le  grand 
vol,  parce  que  la  porte  des  bénéfices  fut  fermée  à  la 
fin  à  tout  ce  qui  n'étoit  pas  élevé  chez  eux. 

Mme  de  Maintenon,  séduite  par  La  Chétardie  et 
par  Bissy,  sur  les  mêmes  voies  dont  le  feu  évêque 
de  Chartres  l'avoit  de  longue  main  entêtée,  régnoit 
sur  ces  nouveaux  séminaires  de  mode.  Elle  en  étoit 
devenue  la  protectrice  déclarée  depuis  que  l'art  des 
jésuites  l'avoit  brouillée  sans  y  paraître  avec  les 
directeurs  des  Missions  étrangères  qui  avoient  été 
longtemps  ses  directeurs  à  elle-même,  auxquels  M. 
de  Chartres  succéda  auprès  d'elle,  lorsque  la  fameuse 
affaire  des  cérémonies  chinoises  et  indiennes  brouilla . 
les  Missions  étrangères  avec  les  jésuites  de  la  manière 
la  plus  éclatante  et  la  plus  irréconciliable.  Ce  n'est 
pas  que  les  jésuites  n'eussent  de  la  jalousie  de  cette 
basse  prêtraille  qui  usurpoit  trop  de  crédit  à  leur 
gré,  et  réciproquement  ceux-ci  des  jésuites,  mais 
ils  se  souffroient  et  vivoient  bien  ensemble  par  le 
besoin  qu'ils  avoient  les  uns  des  autres  dans  leur 
haine  commune  des  pères  de  l'Oratoire,  et  .du 
clergé  éclairé  qu'ils  taxoient  à  tout  hasard  de 
jansénisme. 

A  la  tête  de  ceux-ci  étoit  le  cardinal  de  Noailles 
qui  avoit  bien  la  science  des  saints,  mais  non  assez  de 
celle  des  hommes  pour  les  soutenir,  ni  pour  se  sou- 
tenir lui-même  ;  trop  de  droiture,  de  conscience,  de 


454  SAINT-SIMON  : 

piété  pour  prévoir,  ni  pour  remédier  après  avoir 
éprouvé. 

Bissy,  qui  de  loin,  et  dès  Toul,  a  voit  su  prendre 
ses  contours  secrets  par  les  jésuites,  par  Saint-Sul- 
pice,  par  M.  de  Chartres  qui  s'en  étoit  entêté,  et  qui 
le  laissa  à  Mme  de  Maintenon  comme  son  Elisée, 
alloit  au  grand,  et  sentit  le  besoin  qu'il  avoit  de 
quelque  grande  affaire  par  le  cours  et  les  intrigues  de 
laquelle  il  pût  se  rendre  le  maître  de  Mme  de  Main- 
tenon,  du  roi  par  elle,  et  par  un  concert  étroit  et 
secret,  ne  faire  qu'un  avec  les  jésuites  par  leur  besoin 
réciproque,  eux  de  lui  auprès  de  Mme  de  Maintenon, 
lui  d'eux  à  Rome,  et  gouverner  ainsi  toutes  les 
affaires  ecclésiastiques. 

La  frayeur  que  les  jésuites  a  voient  conçue  de 
l'élévation  du  cardinal  de  Noailles,  sans  eux,  de  sa 
laveur,  de  l'appui  qu'il  trou  voit  dans  sa  famille, 
s'étoit  tournée  en  fureur.  Leur  P.  Tellier,  que  Saint- 
Sulpice  avoit,  comme  on  l'a  vu,  fait  succéder  au 
P.  de  La  Chaise,  étoit  un  homme  bien  différent  de 
lui.  Il  ne  tarda  pas  à  sentir  ses  forces,  à  embarrasser 
dans  ses  toiles  le  cardinal  de  Noailles,  comme  une 
araignée  fait  une  mouche,  à  lui  susciter  mille  défen- 
sives, à  profiter  de  sa  vertu,  de  sa  candeur,  de  sa 
modération,  enfin,  à  le  pousser  jusqu'à  donner  fatale- 
ment les  mains  à  la  destruction  radicale  de  ce 
fameux  reste  de  Port- Royal  des  Champs,  qui  palpi- 
toit  encore,  dont  la  barbare  dispersion  de  ce  qui  y 
restoit  de  religieuses,  le  rasement  des  bâtiments  à 
n'y  pas  laisser  pierre  sur  pierre,  le  violement  des 
sépulcres,  la  profanation  de  ce  lieu  saint  réduit  en 
guéret,  excita  l'indignation  publique,  et  fit  une 
brèche  irréparable  au  cardinal  de  Noailles. 

De  l'un  à  l'autre,  à  force  des  plus  profondes  menées, 
se  noua  la  terrible  affaire  de  la  constitution,  qui 
perdit  ce  cardinal  avec  Mme  de  Maintenon,  plus 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  455 

encore  qu'avec  le  roi.  Les  mêmes  intrigues  firent 
déclarer  le  roi  et  Mme  de  Maintenon  parties,  avec 
une  violence  qui  fit  la  fortune  de  Bissy,  et  lui  donna 
toute  la  confiance  de  Mme  de  Maintenon  qui  n'ai- 
moit  pas  les  jésuites  ni  le  P.  Tellier. 

Ainsi  Bissy  au  comble  de  ses  vœux,  après  tant 
d'années  de  soupirs  et  d'intrigues,  devint  le  premier 
personnage  ;  et  jusqu'à  quel  point  n'en  abusa-t-il 
pas,  tandis  que  Mme  de  Maintenon  étoit  la  dupe 
de  son  hypocrisie  !  Trompée  qu'elle  fut  par  ses  sou- 
plesses, ses  bassesses,  et  par  les  éloges  qu'il  lui  don- 
noit  avec  sa  fausse  simplicité,  et  son  apparence 
grossière,  elle  se  crut  la  prophétesse  qui  sauvoit  le 
peuple  de  Dieu  de  l'erreur,  de  la  révolte  et  de  l'im- 
piété. Dans  cette  idée,  excitée  par  Bissy,  et  pour 
se  mêler  de  plus  en  plus  des  choses  ecclésiastiques, 
elle  anima  le  roi  à  toutes  les  horreurs,  à  toutes  les 
violences,  à  toute  la  tyrannie  qui  furent  alors  exer- 
cées sur  les  consciences,  les  fortunes,  et  les  per- 
sonnes, dont  les  prisons  et  les  cachots  furent  rem- 
plis. Bissy  lui  suggéroit  tout,  et  obtenoit  tout. 

Ce  fut  alors  qu'elle  nagea  en  plein  dans  la  di- 
rection des  affaires  de  l'Église,  et  il  fallut  que  le 
P.  Tellier,  malgré  toutes  ses  profondeurs,  vînt  par 
Bissy  compter  avec  elle  jusque  sur  la  distribution 
des  bénéfices.  Cela  lui  pesoit  cruellement,  mais  la 
persécution  qu'il  avoit  entreprise,  la  perte  surtout 
Tu  cardinal  de  Noailles  qu'il  ne  prétendoit  pas  dé- 
pouiller de  moins  que  de  la  pourpre,  de  son  siège  et 
de  la  liberté,  enfin  le  triomphe  de  leur  moderne  école 
sur  la  ruine  de  toutes  les  autres,  étoient  pour  lui  des 
objets  si  intéressants  et  si  vifs,  qu'il  n'y  avoit  chose 
qu'il  ne  leur  sacrifiât. 

On  a  vu  qu'il  n'y  en  eut  qu'une  qu'il  ne  put  digérer: 
ce  fut  le  choix  de  Fleury  pour  précepteur.  Lui  étoit 
nommé  confesseur  et  sous-précepteur.  Il  lui  étoit 


456  SAINT-SIMON  : 

donc  capital  pour  être  le  maître,  et  il  le  vouloit  être 
partout,  de  faire  un  précepteur  à  son  gré.  Il  s'y  op- 
posa en  face  entre  le  roi  et  Mme  de  Maintenon  dans 
la  chambre  de  celle-ci,  et  si  ses  efforts  ne  réussirent 
pas,  ce  ne  fut  pas  sans  lui  en  avoir  donné  toute  la 
peur,  et  Fleury  ne  l'a  oublié  de  sa  vie.  Il  ne  lui  en 
falloit  pas  tant  pour  ne  jamais  pardonner. 

Tellier  n'a  pas  assez  vécu  pour  voir,  ni  même  pour 
se  douter  du  succès  inouï  de  ce  premier  degré  de  for- 
tune. S'il  l'avoit  vu  d'où  il  est,  et  que  de  là  on  fût 
aussi  sensible  aux  mêmes  passions  qui  ont  occupé 
tout  entières  nos  âmes  pendant  leur  union  avec 
leurs  corps,  il  auroit  su  bien  bon  gré  aux  jésuites 
de  l'art  infini  avec  lequel  ils  parvinrent  à  manier 
ce  maître  du  royaume  malgré  tout  son  éloignement 
d'eux,  et  se  servir  de  lui,  sans  qu'il  s'en  soit  jamais 
douté,  à  tout  ce  qui  leur  fut  utile,  pour  ruiner  tout 
ce  qu'ils  haïssoient  et  craignoient,  et  pour  y  sub- 
stituer tout  ce  qui  leur  fut  avantageux.  Mais  ce 
n'est  pas  ici  le  lieu  ni  le  temps  de  s'étendre  sur  cette 
matière. 

Celle  de  la  constitution,  poursuivie  avec  tant  de 
suite,  d'artifices,  d'acharnement,  de  violence  et  de 
tyrannie,  fut  donc,  comme  on  l'a  vu,  le  fruit  amer 
de  la  nécessité  pressante  où  les  affaires  indiennes 
et  chinoises  réduisirent  les  jésuites,  de  l'ambition 
démesurée  de  Bissy  pour  sa  fortune,  de  celle  de 
Rohan  pour  augmenter  la  sienne  du  moment  que 
Tallard  pour  ses  vues  personnelles  l'y  eut  déterminé, 
et  tous  deux  pour  être  chefs  du  parti  tout-puissant  ; 
enfin  de  l'intérêt  de  Mme  de  Maintenon  de  gouverner 
l'Église  comme  elle  faisoit  l'État  depuis  si  long- 
temps, et  que  cette  partie  principale  n'échappât 
plus  à  sa  domination.  Ce  champ  une  fois  ouvert,  il 
n'y  eut  plus  de  bornes. 

Le  goût  changeant  de  Mme  de  Maintenon  s'étoit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  457 

dépris  du  cardinal  de  Noailles  à  force  d'artifices  de 
Bissy,  et  des  sulpiciens  et  missionnaires,  aiguisés  et 
soufflés  par  les  jésuites.  Elle  n'avoit  plus  besoin  de 
lui  pour  s'initier  dans  les  affaires  ecclésiastiques. 
Ce  pont  dont  elle  s'étoit  pour  cela  si  utilement  servie 
n'avoit  plus  d'usage.  Engouée  de  la  nouveauté  de 
Bissy,  l'Elisée  du  feu  évêque  de  Chartres  auprès 
d'elle,  et  l'admiration  de  l'idiot  La  Chétardie  divinisa 
toute  sa  conduite  à  ses  propres  yeux.  Son  alliance 
avec  les  Noailles,  son  ancienne  amitié  pour  le  car- 
dinal de  Noailles,  qui  se  tournèrent  en  fureur  contre 
lui,  l'enfla  comme  d'un  sacrifice  fait  à  la  vérité  et 
à  la  soumission  de  l'Église. 

La  conduite  barbare  qu'on  avoit  tenue  avec  les 
huguenots  après  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes 
devint  en  gros  le  modèle  de  celle  qu'on  tint,  et  sou- 
vent toute  la  même,  à  l'égard  de  tout  ce  qui  ne  put 
goûter  la  constitution.  De  là  les  artifices  sans  nombre 
pour  intimider  et  gagner  les  évêques,  les  écoles,  le 
second  ordre  et  le  bas  $ergé  ;  de  là  cette  grêle 
immense  et  infatigable  de  lettres  de  cachet  ;  de  là 
cette  lutte  avec  les  parlements  ;  de  là  ces  évocations 
sans  nombre  ni  mesure,  cette  interdiction  de  tous 
les  tribunaux;  enfin,  ce  déni  total  et  public  de 
justice,  et  de*  tous  moyens  d'en  pouvoir  être  pro- 
tégé pour  quiconque  ne  ployoit  pas  sa  conscience 
sous  le  joug  nouveau,  et  même  encore  sous  la  ma- 
nière dont  il  étoit  présenté  ;  de  là  cette  inquisition 
ouverte  jusque  sur  les  simples  laïques,  et  la  persé- 
cution ouverte;  ce  peuple  entier  d'exilés  et  d'en- 
fermés dans  les  prisons,  et  beaucoup  dans  les  ca- 
chots, et  le  trouble  et  la  subversion  dans  les  mo- 
nastères ;  de  là,  enfin,  cet  inépuisable  pot  au  noir 
pour  barbouiller  qui  on  vouloit,  qui  ne  s'en  pou  voit 
douter,  pour  estropier  auprès  du  roi  qui  on  jugeoit 
à  propos  des  gens  de  la  cour  et  du  monde,   pour 


458  SAINT-SIMON  : 

écarter  et  pour  proscrire  toutes  sortes  de  personnes, 
et  disposer  de  leurs  places  à  la  volonté  des  chefs  du 
parti  régnant,  des  jésuites  et  de  Saint-Sulpice,  qui 
pouvoient  tout  en  ce  genre,  et  qui  obtenoient  tout 
sans  le  plus  léger  examen  ;  de  là  ce  monde  innom- 
brable de  personnes  de  tout  état  et  de  tout  sexe 
dans  les  mêmes  épreuves  que  les  chrétiens  soutin- 
rent sous  les  empereurs  ariens,  surtout  sous  Julien 
l'Apostat,  duquel  on  sembla  adopter  la  politique  et 
imiter  les  violences  ;  et  s'il  n'y  eut  point  de  sang 
précisément  répandu,  je  dis  précisément,  parce 
qu'il  en  coûta  la  vie  d'une  autre  sorte  à  bien  de  ces 
victimes,  ce  ne  fut  pas  la  faute  des  jésuites,  dont 
l'emportement  surmonta  cette  fois  la  prudence, 
jusqu'à  ne  se  pas  cacher  de  dire  qu'il  falloit  répandre 
du  sang. 

On  a  vu  ailleurs  combien  le  crédit  de  Godet, 
évêque  de  Chartres,  avoit  perdu  l'épiscopat  en 
France  en  le  remplissant  de  cuistres  de  séminaires 
et  de  leurs  élèves  sans  science,  sans  naissance,  dont 
l'obscurité  et  la  grossièreté  faisoient  tout  le  mérite, 
et  que  Tellier  acheva  de  l'anéantir  en  le  vendant  à 
découvert,  non  pour  de  l'argent,  mais  pour  ses  des- 
seins, et  sous  des  conventions  sur  lesquelles  son 
esprit  emporté,  violent  à  l'excès,  sa  sagacité  et  ses 
artificieuses  précautions,  le  gardèrent  de  se  laisser 
tromper,  dont  le  secret*  ne  put  demeurer  longtemps 
caché,  et  dont  la  découverte  ne  l'arrêta  pas  dans  la 
posture  où  il  étoit  parvenu  à  se  mettre.  On  peut 
comprendre  et  mieux  voir  encore,  par  tout  ce  qui 
est  arrivé,  ce  qui  se  pouvoit  attendre  de  tous  ces 
choix.  Bissy,  dans  les  mêmes  errements,  le  soute- 
noit  de  toutes  ses  forces  naissantes,  et  a  bien  pro- 
fité depuis  de  ses  leçons.  Tels  ont  été  les  funestes 
ressorts  qui  ont  perdu  l'Église  de  France,  et  qui, 
la  dernière  de  toutes  les  nationales,  l'ont  enfin  abat- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  459 

tue  sous  le  joug  de  l'empire  romain,  lequel  par 
différentes  routes  avoit  déjà  écrasé  toutes  les  autres. 
C'est  à  quoi  la  faveur  personnelle  du  cardinal 
Fleury  contre  le  P.  Quesnel,  dont  on  a  vu  la  cause, 
a  eu  l'honneur  de  mettre  le  comble,  d'inonder  la 
France  non-seulement  de  proscriptions,  mais  d'ex- 
patriations, de  l'accabler  de  [trente  mille]  lettres 
de  cachet,  de  compte  fait  après  sa  mort  dans  les 
bureaux  des  secrétaires  d'État,  et  de  pourvoir 
dignement  et  sûrement  après  sa  mort  à  la  continuité 
de  sa  vengeance. 


L.  — DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LOUIS  XIV 

Telles  furent  les  dernières  années  de  ce  long  règne 
de  Louis  XIV,  si  peu  le  sien,  si  continuellement  et 
successivement  celui  de  quelques  autres.  Dans  ces 
derniers  temps,  abattu  sous  le  poids  d'une  guerre 
fatale,  soulagé  de  personne  par  l'incapacité  de  ses 
ministres  et  de  ses  généraux,  en  proie  tout  entier  à 
un  obscur  et  artificieux  domestique,  pénétré  de 
douleur,  non  de  ses  fautes  qu'il  ne  connoissoit  ni 
ne  vouloit  connoître,  mais  de  son  impuissance  con- 
tre toute  l'Europe  réunie  contre  lui,  réduit  aux  plus 
tristes  extrémités  pour  ses  finances  et  pour  ses  fron- 
tières, il  n'eut  de  ressource  qu'à  se  reployer  sur  lui- 
même,  et  à  appesantir  sur  sa  famille,  sur  sa  cour, 
sur  les  consciences,  sur  tout  son  malheureux 
royaume  cette  dure  domination,  [de  sorte]  que 
pour  avoir  voulu  trop  l'étendre,  et  par  des  voies  trop 
peu  concertées,  il  en  avoit  manifesté  là  foiblesse, 
dont  ses  ennemis  abusoient  avec  mépris. 

Retranché  jusque  dans  ses  tables  à  Marly,  et  dans 
ses  bâtiments,  il  éprouvoit,  jusque  dans  la  bagatelle 


46o  SAINT-SIMON  : 

de  ces  derniers,  les  mêmes  artifices  par  lesquels  il 
étoit  gouverné  en  grand.  Mansart,  qui  en  étoit  le 
surintendant  peu  capable,  mais  pourtant  avec  un 
peu  plus  de  goût  que  son  maître,  l'obsédoit  avec 
des  projets,  qui  de  l'un  à  l'autre  le  conduisoient  aux 
plus  fortes  dépenses.  C'étoient  autant  d'occasions  de 
s'enrichir,  où  il  réussit  merveilleusement,  et  de  se 
perpétuer  les  privances  qui  le  rendoient  une  sorte 
de  personnage  que  les  ministres  mêmes  ménageoient, 
et  à  qui  toute  la  cour  faisoit  la  sienne.  Il  avoit  l'art 
d'apporter  au  roi  des  plans  informes,  mais  qui  lui 
mettoient  le  doigt  sur  la  lettre,  à  quoi  ce  délié 
maçon  aidoit  imperceptiblement.  Le  roi  voyoit  ainsi, 
ou  le  défaut  à  corriger,  ou  le  mieux  à  faire.  Mansart, 
toujours  étonné  de  la  justesse  du  roi,  se  pâmoit 
d'admiration,  et  lui  faisoit  accroire  qu'il  n' étoit  lui- 
même  qu'un  écolier  auprès  de  lui,  et  qu'il  possé- 
doit  les  délicatesses  de  l'architecture  et  des  beautés 
des  jardins  aussi  excellemment  que  l'art  de  gou- 
verner. Le  roi  l'en  croyoit  volontiers  sur  sa  parole, 
et  si,  comme  il  arrivoit  souvent,  il  s'opiniâtroit  sur 
quelque  chose  de  mauvais  goût,  Mansart  admiroit 
également  et  l'exécutoit  jusqu'à  ce  que  le  goût 
du  changement  donnât  ouverture  pour  y  en  faire. 
Avec  tout  cela  Mansart,  devenu  insolent,  se  mit 
à  fatiguer  le  roi  de  demandes  pour  soi  et  pour  les 
siens,  souvent  étranges,  et  fit  si  bien,  qu'il  fut  aussi 
de  ceux  dont  le  roi  se  sentit  fort  soulagé  quand 
il  mourut.  Sa  brusque  fin  fut,  comme  on  l'a  vu,  le 
commencement  de  la  fortune  de  d'Antin,  qui  eut 
sa  charge,  à  la  vérité  fort  rognée  de  nom  et  d'au- 
torité, par  le  démérite  de  n'être  pas,  comme  Man- 
sart, de  race  et  de  condition  servile.  Tant  que  Mme 
de  Montespan  vécut,  jamais  Mme  de  Maintenon 
n'avoit  souffert  qu'il  parvînt  à  mieux  qu'à  des  baga- 
telles; mais  délivré  de  son  ancienne  maîtresse,  elle 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  461 

s'adoucit  pour  son  fils  qui  en  sut  bien  profiter,  et 
qui  marcha  depuis  à  pas  de  géant  dans  la  privance, 
et  jusque  dans  une  sorte  de  confiance  du  roi,  comme 
il  marcha  du  même  pas  à  la  fortune. 

A  ces  malheurs  d'État,  il  s'en  joignit  de  famille, 
et  les  plus  sensibles  pour  le  roi.  Il  avoit  tenu  avec 
grand  soin  les  princes  du  sang  fort  bas,  instruit  par 
l'expérience  de  son  jeune  âge.  Leur  rang  n'étoit 
monté  que  pour  élever  les  bâtards,  encore  avec  des 
préférences  de  ceux-ci  pouf  leurs  principaux  domes- 
tiques, qu'on  a  vues  en  leur  lieu  infiniment  dégoû- 
tantes pour  les  princes  du  sang.  De  gouvernements 
ni  de  charges,  ils  n'en  avoient  que  ce  qui  avoit  été 
rendu  au  grand  prince  de  Condé  par  la  paix  des 
Pyrénées,  non  à  lui,  mais  au  dernier  M.  le  Prince, 
son  fils,  et  continués  au  fils  de  ce  dernier  en  épou- 
sant une  bâtarde,  puis  au  fils  de  ce  mariage,  à  la 
mort  de  son  père.  De  privances  ni  d'entrées,  aucunes, 
sinon  par  ce  mariage,  qui  n' avoit  rien  communiqué 
au  prince  de  Conti  ;  et  pour  le  commandement  des 
armées,  on  a  vu  avec  quel  soin  ils  en  furent  tous 
écartés.  Il  fallut  les  derniers  malheurs  et  toute  la 
faveur  personnelle  de  Chamillart  pour  oser  pro- 
poser d'en  donner  une  au  prince  de  Conti,  et  par 
capitulation  à  M.  le  duc  d'Orléans,  pour  qui  le  roi 
eut  encore  moins  de  répugnance,  non  comme  neveu, 
mais  comme  gendre  bâtardement,  et  quand  l'excès 
de  la  décadence  força  enfin  le  roi  de  donner  l'armée 
de  Flandre  au  prince  de  Conti,  il  n'étoit  plus  temps, 
et  ce  prince,  dont  toute  la  vie  s'étoit  écoulée  dans 
la  disgrâce,  mourut  avec  le  regret  de  ne  jouir  pas 
d'une  destination  qu'il  avoit  tant  et  si  inutilement 
souhaitée,  et  qu'il  avoit  eu  la  satisfaction  de  voir 
également  désirée  par  la  cour,  par  les  troupes  et 
par  toute  la  France,  desquels  tous  il  étoit  les  délices 
et  l'espérance. 


462  SAINT-SIMON  : 

On  a  vu  en  leur  lieu  les  malheurs  de  M.  le  duc 
d'Orléans  en  Italie  et  l'éclat  contre  lui  en  Espagne 
de  la  princesse  des  Ursins,  si  cruellement  appuyée  en 
France  de  Mme  de  Maintenon. 

Depuis  l'année  1709,  les  plaies  domestiques  re- 
doublèrent chaque  année,  et  ne  se  retirèrent  plus 
de  dessus  la  famille  royale.  Celle  qui  causa  trop 
tard  la  disgrâce  du  duc  de  Vendôme  fut  d'autant 
plus  cruelle  qu'elle  ouvrit  peu  les  yeux.  M.  le  prince 
de  Conti  et  M.  le  Prince  furent  emportés  peu  après, 
à  six  semaines  l'un  de  l'autre.  M.  le  Duc  les  suivit 
dans  l'année,  c'est-à-dire  dans  les  douze  mois,  et 
le  plus  vieux  des  princes  du  sang  qui  restèrent 
n'a  voit  alors  au  plus  que  dix-sept  ans.  Monseigneur 
mourut  ensuite.  Mais  bientôt  après  le  roi  fut  at- 
taqué par  des  coups  bien  plus  sensibles  ;  son  cœur, 
que  lui-même  avoit  comme  ignoré  jusqu'alors  par 
la  perte  de  cette  charmante  Dauphine  ;  son  repos, 
par  celle  de  l'incomparable  Dauphin  ;  sa  tranquillité 
sur  la  succession  à  la  couronne,  par  la  mort  de 
l'héritier  huit  jours  après,  et  par  l'âge  et  le  dange- 
reux état  de  l'unique  rejeton  de  cette  précieuse  race, 
qui  n'avoit  que  cinq  ans  et  demi  :  tous  ces  coups 
frappés  rapidement,  tous  avant  la  paix,  presque 
tous  durant  les  plus  terribles  périls  du  royaume. 

Mais  qui  pourrait  expliquer  les  horreurs  qui  furent 
l'accompagnement  des  trois  derniers,  leurs  causes  et 
leurs  soupçons  si  diamétralement  opposés,  si  arti- 
ficieusement  semés  et  inculqués,  et  les  effets  cruels 
de  ces  soupçons  jusque  dans  leur  foiblesse  ?  La 
plume  se  refuse  à  ce  mystère  d'abomination.  Pleu- 
rons-en le  succès  funeste,  comme  la  source  d'autres 
succès  horribles  dignes  d'en  être  sortis  ;  pleurons- 
les  comme  le  chef-d'œuvre  des  ténèbres,  de  la  priva- 
tion la  plus  sensible  et  qui  réfléchira  sur  la  France 
dans   toute   la   suite   des   générations,    comme    le 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  463 

comble  de  tous  les  crimes,  comme  le  dernier  sceau 
des  malheurs  du  royaume  ;  et  que  toute  bouche 
françoise  en  crie  sans  cesse  vengeance  à  Dieu  ! 

Telles  furent  les  longues  et  cruelles  circonstances 
des  plus  douloureux  malheurs  qui  éprouvèrent  la 
constance  du  roi,  et  qui  rendirent  toutefois  un  ser- 
vice à  sa  renommée  plus  solide  que  n'avoit  pu  faire 
tout  l'éclat  de  ses  conquêtes,  ni  la  longue  suite  de 
ses  prospérités  ;  [telle  fut]  la  grandeur  d'âme  que 
montra  constamment  dans  de  tels  et  si  longs  re- 
vers, parmi  de  si  sensibles  secousses  domestiques, 
ce  roi  si  accoutumé  au  plus  grand  et  au  plus  satis- 
faisant empire  domestique,  aux  plus  grands  succès 
au  dehors,  [qui]  se  vit  enfin  abandonné  de  toutes 
parts  par  la  fortune.  Accablé  au  dehors  par  des 
ennemis  irrités  qui  se  jouoient  de  son  impuissance 
qu'ils  voyoient  sans  ressource,  et  qui  insultoient  à 
sa  gloire  passée,  il  se  trouvoit  sans  secours,  sans 
ministres,  sans  généraux,  pour  les  avoir  faits  et 
soutenus  par  goût  et  par  fantaisie,  et  par  le  fatal 
orgueil  de  les  avoir  voulu  et  cru  former  lui-même. 
Déchiré  au  dedans  par  les  catastrophes  les  plus 
intimes  et  les  plus  poignantes,  sans  consolation  de 
personne,  en  proie  à  sa  propre  f  oiblesse  ;  réduit  à  lutter 
seul  contre  les  horreurs  mille  fois  plus  affreuses  que 
ses  plus  sensibles  malheurs,  qui  lui  étoient  sans  cesse 
présentées  par  ce  qui  lui  restoit  de  plus  cher  et  de 
plus  intime,  et  qui  abusoit  ouvertement,  et  sans 
aucun  frein,  de  la  dépendance  où  il  s'étoit  laissé 
tomber,  et  dont  il  ne  pouvoit  et  ne  vouloit  pas 
même  se  relever  quoiqu'il  en  sentît  tout  le  poids  ; 
incapable  d'ailleurs  et  par  un  goût  invinciblement 
dominant,  et  par  une  habitude  tournée  en  nature, 
de  faire  aucune  réflexion  sur  l'intérêt  et  la  conduite 
de  ses  geôliers  ;  au  milieu  de  ces  fers  domestiques, 
cette  constance,  cette  fermeté  d'âme,  cette  égalité 


464  ;         SAINT-SIMON  : 

extérieure,  ce  soin  toujours  le  même  de  tenir  tant 
qu'il  pou  voit  le  timon,  cette  espérance  contre  toute 
espérance,  par  courage,  par  sagesse,  non  par  aveugle- 
ment, ces  dehors  du  même  roi  en  toutes  choses,  c'est 
ce  dont  peu  d'hommes  auroient  été  capables,  c'est 
ce  qui  auroit  pu  lui  mériter  le  nom  de  grand,  qui 
lui  avoit  été  si  prématuré.  Ce  fut  aussi  ce  qui  lui 
acquit  la  véritable  admiration  de  toute  l'Europe, 
celle  de  ceux  de  ses  sujets  qui  en  furent  témoins, 
et  ce  qui  lui  ramena  tant  de  cœurs  qu'un  règne  si 
long  et  si  dur  lui  avoit  aliénés. 

Il  sut  s'humilier  en  secret  sous  la  main  de  Dieu, 
en  reconnoître  la  justice,  en  implorer  la  miséricorde, 
sans  avilir  aux  yeux  des  hommes  sa  personne  ni  sa 
couronne  ;  il  les  toucha  au  contraire  par  le  senti- 
ment de  sa  magnanimité,  heureux  si,  en  adorant  la 
main  qui  le  frappoit,  en  recevant  ses  coups  avec 
une  dignité  qui  honoroit  sa  soumission  d'une  ma- 
nière si  singulièrement  illustre,  il  eût  porté  les  yeux 
sur  des  motifs  et  palpables  et  encore  réparables,  et 
qui  frappoient  tous  autres  que  les  siens,  au  lieu 
qu'il  ne  considéra  que  ceux  qui  n'a  voient  plus  de 
remèdes  que  l'aveu,  la  douleur,  l'inutile  repentir  ! 

Quel  surprenant  alliage  de  la  lumière  avec  les 
plus  épaisses  ténèbres  !  une  soif  de  savoir  tout,  une 
attention  à  se  tenir  en  garde  contre  tout,  un  senti- 
ment de  ses  liens,  plein  même  de  dépit  jusqu'à  l'aveu 
que  lui  en  entendirent  faire  les  gens  du  parlement 
sur  son  testament,  et  tôt  après  eux  la  reine  d'Angle- 
terre ;  une  conviction  entière  de  son  injustice  et  de 
son  impuissance,  témoignée  de  sa  bouche,  c'est  trop 
peu  dire,  décochée  par  ses  propos  à  ses  bâtards, 
et  toutefois  un  abandon  à  eux  et  à  leur  gouver- 
nante devenue  la  sienne  et  celle  de  l'État,  et 
abandon  si  entier  qu'il  ne  lui  permit  pas  de 
s'écarter  d'un  seul  point  de  toutes  leurs  volontés  ; 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  465 

que,  presque  content  de  s'être  défendu  en  leur 
faisant  sentir  ses  doutes  et  ses  répugnances,  [il] 
leur  immola  tout  son  état,  sa  famille,  son  unique 
rejeton,  sa  gloire,  son  honneur,  sa  raison,  le  mou- 
vement intime  de  sa  conscience,  enfin  sa  personne, 
sa  volonté,  sa  liberté,  et  tout  cela  dans  leur  totalité 
entière,  sacrifice  digne  par  son  universalité  d'être 
offert  à  Dieu  seul,  si  par  soi-même  il  n'eût  pas  été 
abominable.  Il  le  leur  fit  en  leur  en  faisant  sentir 
tout  le  vide,  en  même  temps  tout  le  poids,  et  tout 
ce  qu'il  lui  coûtoit,  pour  en  recueillir  au  moins  quel- 
que gré,  et  soulager  sa  servitude,  sans  en  avoir  pu 
rendre  son  joug  plus  léger  à  porter,  tant  ils  senti- 
rent leurs  forces,  le  besoin  pressant  et  continuel  de 
s'en  servir,  d'étreindre  les  chaînes  dont  ils  avoient 
su  le  garrotter,  dans  la  continuelle  crainte  qu'il  ne 
leur  échappât  pour  peu  qu'ils  lui  laissassent  de 
liberté. 

Ce  monarque  si  altier  gémissoit  dans  ses  fers,  lui 
qui  y  avoit  tenu  toute  l'Europe,  qui  avoit  si  fort 
appesanti  les  siens  sur  ses  sujets  de  tous  états,  sur 
sa  famille  de  tout  âge,  qui  avoit  proscrit  toute  liberté 
jusqu'à  la  ravir  aux  consciences  et  les  plus  saintes 
et  les  plus  orthodoxes. 

Ce  gémissement  plus  fort  que  lui-même  sortit 
violemment  au  dehors.  Il  ne  put  être  méconnu  par 
ce  qu'il  dit  et  à  la  reine  d'Angleterre  et  aux  gens  du 
parlement  :  qu'il  avoit  acheté  son  repos  ;  et  qu'en 
leur  remettant  son  testament,  lui  si  maître  de  soi 
et  de  ne  dire  que  ce  qu'il  vouloit  et  comme  il  le 
vouloit  dire  et  témoigner,  il  ne  put  s'empêcher  de 
leur  dire  comme  on  a  vu  en  son  lieu  :  qu'il  lui  avoit 
été  extorqué,  et  qu'on  lui  avoit  fait  faire  ce  qu'il  ne 
vouloit  pas,  et  ce  qu'il  croyoit  ne  pas  devoir  faire. 
Étrange  violence,  étrange  misère,  étrange  aveu 
arraché  par  la  force  du  sentiment  et  de  la  douleur  ! 


466  SAINT-SIMON 


Sentir  en  plein  cet  état  et  y  succomber  en  plein, 
quel  spectacle  !  Quel  contraste  de  force  et  de  grandeur 
supérieure  à  tous  les  désastres,  et  de  petitesse  et  de 
foiblesse  sous  un  domestique  honteux,  ténébreux, 
tyrannique!  et  quelle  vérification  puissante  de  ce 
que  le  Saint-Esprit  a  déclaré,  dans  les  livres  sapien- 
tiaux  de  l'Ancien  Testament,  du  sort  de  ceux  qui 
se  sont  livrés  à  l'amour  et  à  l'empire  des  femmes  ! 
Quelle  fin  d'un  règne  si  longuement  admiré,  et  jusque 
dans  ses  derniers  revers  si  étincelant  de  grandeur, 
de  générosité,  de  courage  et  de  force  !  et  quel  abîme 
de  foiblesse,  de  misère,  de  honte,  d'anéantissement, 
sentie,  goûtée,  savourée,  abhorrée,  et  toutefois  subie 
dans  toute  son  étendue,  et  sans  en  avoir  pu  élargir 
ni  soulager  les  liens  !  O  Nabuchodonosor  !  qui  pourra 
sonder  les  jugements  de  Dieu,  et  qui  osera  ne  pas 
s'anéantir  en  leur  présence  ? 

On  a  vu  en  son  lieu  les  divers  degrés  par  lesquels 
les  enfants  du  roi  et  de  Mme  de  Montespan  ont  été 
successivement  tirés  du  profond  et  ténébreux  néant 
du  double  adultère,  et  portés  plus  qu'au  juste  et 
parfait  niveau  des  princes  du  sang,  et  jusqu'au  som- 
met de  l'habilité  de  succéder  à  la  couronne,  ou  en 
simple  usage  par  adresse,  ou  à  force  ouverte,  ou  en 
loi  par  des  brevets,  des  déclarations,  des  édits  en- 
registrés. Le  récit  de  ce  nombreux  amas  de  faits 
formerait  seul  un  volume,  et  le  recueil  de  ces  mon- 
strueuses pièces  en  composeroit  un  autre  fort  gros. 
Ce  qui  est  étrange,  c'est  que  dans  tous  les  temps, 
le  roi,  à  chaque  fois,  ne  les  voulut  point  accorder 
au  point  qu'à  chaque  fois  il  le  fit,  et  qu'il  ne  les 
voulut  point  marier,  je  dis  ses  fils,  dans  l'intime 
conviction  où  il  fut  toujours  de  leur  néant  et  de 
leur  bassesse  innée,  qui  n'étoit  relevée  que  par 
l'effort  de  son  pouvoir  sans  bornes,  et  qui  après  lui 
ne  pou  voit  que  retomber.  C'est  ce  qu'il  leur  dit  plus 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  467 

d'une  fois  quand  l'un  et  l'autre  lui  parlèrent  de  se 
marier.  C'est  ce  qu'il  leur  répéta  au  comble  de  leur 
grandeur,  et  à  six  semaines  près  de  la  fin  de  sa  vie, 
lorsque,  malgré  lui,  il  eut  tout  violé  en  leur  faveur, 
jusqu'à  sa  propre  volonté,  qui  fléchit  sous  sa  foiblesse. 
On  a  vu  ce  qu'il  leur  en  dit,  on  ne  peut  trop  le 
répéter,  et  ce  qui  lui  en  échappa  aux  gens  du  parle- 
ment et  à  la  reine  d'Angleterre. 

On  peut  se  souvenir  aussi  de  l'ordre  qu'on  a  vu 
qu'il  donna  si  précis  au  maréchal  de  Tessé,  qui  me 
l'a  conté  et  à  d'autres,  sur  M.  de  Vendôme,  de  ne 
point  éviter  de  le  commander  en  Italie  où  on  l'en- 
voyoit,  et  où  Vendôme  étoit  à  la  tête  de  l'armée  ; 
et  [de]  ce  qu'il  ajouta  avec  un  air  chagrin  :  qu'il  ne 
falloit  pas  accoutumer  ces  messieurs-là  à  ces  ménage- 
ments, lequel  duc  de  Vendôme,  bientôt  après,  par- 
vint, et  sans  patente,  à  commander  les  maréchaux 
de  France,  et  ceux-là  encore  qui  longtemps  avant 
lui  avoient  commandé  des  armées. 

C'est  un  malheur  dans  la  vie  du  roi  et  une  plaie 
à  la  France,  qui  a  continuellement  été  en  augmen- 
tant, que  la  grandeur  de  ses  bâtards,  qu'il  a  enfin 
portée  au  comble  inouï  à  la  fin  de  sa  vie,  dont  les 
derniers  temps  n'ont  été  principalement  occupés 
qu'à  la  consolider,  en  les  rendant  puissants  et  re- 
doutables. L'amirauté,  l'artillerie,  les  carabiniers, 
tant  de  troupes  et  de  régiments  particuliers,  les 
Suisses,  les  Grisons,  la  Guyenne,  le  Languedoc,  la 
Bretagne  en  leurs  mains  les  rendoient  déjà  assez 
considérables,  jusqu'à  la  charge  de  grand  veneur, 
pour  leur  donner  de  quoi  plaire,  et  amuser  un  jeune 
roi.  Leur  rang  égalé  à  celui  des  princes  du  sang  avoit 
coûté  au  roi  le  renversement  de  toutes  les  règles  et 
les  droits,  et  celui  des  lois  du  royaume  les  plus 
anciennes,  les  plus  saintes,  les  plus  fondamentales, 
les  plus  intactes.  Il  lui  en  coûta  encore  des  démêlés 


468  SAINT-SIMON  : 

avec  les  puissances  étrangères,  avec  Rome  surtout, 
à  qui  il  fallut  complaire  en  choses  solides,  et  après 
avoir  lutté  longtemps  pour  obtenir  que  les  ambassa- 
deurs et  les  nonces  rendissent  aux  bâtards  les  mêmes 
honneurs  et  les  mêmes  devoirs  qu'aux  princes  du 
sang,  et  avec  les  mêmes  traitements  réciproques. 

Ce  même  intérêt,  comme  on  l'a  vu  dès  le  com- 
mencement de  ces  Mémoires,  éleva  les  Lorrains  sur 
les  ducs  en  la  promotion  du  Saint-Esprit  de  1688, 
contre  le  goût  du  roi  et  la  justice  par  lui-même 
reconnu  et  avouée  au  duc  de  Chevreuse,  et  a  soutenu 
les  mêmes  en  mille  occasions  pour  les  ployer  aux 
bâtards.  Cette  même  considération,  comme  on  l'a 
vu  en  son  temps,  valut  l'incognito  si  nouveau  et  si 
étrange  au  duc  de  Lorraine,  lors  de  son  hommage, 
dont  si  étrangement  aussi  il  essaya  d'abuser.  Cet 
exemple  acquit  le  même  avantage  aux  électeurs  de 
Cologne  et  de  Bavière,  à  la  honte  de  la  majesté  de 
la  couronne. 

Le  mariage  monstrueux  de  M.  le  duc  de  Chartres, 
depuis  d'Orléans  et  régent,  celui  de  M.  le  Duc,  ceux 
des  filles  de  ces  mariages  avec  M.  le  duc  de  Berry  et 
avec  M.  le  prince  de  Conti,  ont  opéré  ce  que  le  roi 
a  vu  de  ses  yeux,  et  vu  avec -complaisance,  qu'ex- 
cepté son  successeur  unique  et  la  branche  d'Espagne 
(mais  exclue  de  la  succession  à  la  couronne  par  les 
renonciations  et  les  traités)  et  la  seule  Mlle  de  La 
Roche-sur- Yon,  fille  de  M.  le  prince  de  Conti  et  de 
la  fille  aînée  de  M.  le  Prince,  il  n'y  a  plus  qui  que  ce 
soit,  ni  mâle,  ni  femelle  de  la  maison  royale,  qui  ne 
sorte  directement  des  amours  du  roi  et  de  Mme  de 
Montespan,  et  dont  elle  ne  soit  la  mère  ou  la  grand'- 
mère  ;  et  si  la  duchesse  du  Maine  n'en  vient  pas  par 
elle-même,  elle  a  épousé  le  fils  du  roi  et  de  Mme  de 
Montespan.  La  fille  unique  du  roi  et  de  Mme  de  La 
Vallière  épousa  l'aîné  des  deux  princes  de  Conti, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  469 

dont  elle  n'a  point  eu  d'enfants,  mais  ce  n'a  pas  été 
la  faute  du  roi  si  cette  branche  seule  de  princes 
du  sang  a  échappé  à  la  bâtardise,  jusqu'à  ce  qu'il 
l'en  ait  aussi  entachée  à  la  fin  dans  la  seconde  géné- 
ration. 

N'oublions  pas  que  c'est  le  refus  que  le  prince 
d'Orange  fit  de  cette  princesse,  que  nuls  respects, 
désirs,  soins,  soumissions  les  plus  prolongées  n'ont 
pu  effacer  du  cœur  du  roi,  qui  a  rendu  ce  fameux 
prince,  malgré  lui,  l'ennemi  du  roi  et  de  la  France  ; 
et  que  cette  haine  a  été  la  source  et  la  cause  fatale 
de  ces  ligues  et  de  ces  guerres,  sous  le  poids  desquelles 
le  roi  a  été  si  près  de  succomber,  fruit  de  cette  même 
bâtardise  qui,  à  trop  juste  titre,  se  peut  appeler  un 
fruit  de  perdition. 

Ce  mélange  du  plus  pur  sang  de  nos  rois,  et  il  se 
peut  dire  hardiment  de  tout  l'univers,  avec  la  boue 
infecte  du  double  adultère,  a  donc  été  le  constant 
ouvrage  de  toute  la  vie  du  roi.  Il  a  eu  l'horrible 
satisfaction  de  les  épuiser  ensemble,  et  de  porter  au 
comble  un  mélange  inouï  dans  tous  les  siècles,  après 
avoir  été  le  premier  de  tous  les  hommes,  de  toutes 
les  nations,  qui  ait  tiré  du  néant  les  fruits  du  double 
adultère,  et  qui  leur  ait  donné  l'être,  dont  le  monde 
entier,  et  policé  et  barbare,  frémit  d'abord,  et  qu'il 
a  su  y  accoutumer. 

Tandis  que  le  chemin  de  la  fortune  fut  toujours 
l'attachement  et  la  protection  des  bâtards,  celle  des 
princes  du  sang,  à  commencer  par  Monsieur,  y 
fut  toujours  un  obstacle  invincible.  Tels  furent  les 
fruits  d'un  orgueil  sans  bornes  qui  fit  toujours  re- 
garder au  ro  avec  des  yeux  si  différents  ses  bâtards 
et  les  princes  de  son  sang,  les  enfants  issus  du  trône 
par  des  générations  légitimes,  et  qui  les  rappeloient 
à  leur  tour,  et  les  enfants  sortis  de  ses  amours.  Il 
considéra  les  premiers  comme  les  enfants  de  l'État 


470  SAINT-SIMON  : 


et  de  la  couronne,  grands  par  là  et  par  eux-mêmes 
sans  lui,  tandis  qu'il  chérit  les  autres  comme  les 
enfants  de  sa  personne  qui  ne  pouvoient  devenir, 
faute  d'être  par  eux-mêmes,  par  toutes  les  lois,  que 
les  ouvrages  de  sa  puissance  et  de  ses  mains.  L'orgueil 
et  la  tendresse  se  réunirent  en  leur  faveur,  le  plaisir 
superbe  de  la  création  l'augmenta  sans  cesse,  et  fut 
sans  cesse  aiguillonné  d'un  regard  de  jalousie  sur  la 
naturelle  indépendance  de  la  grandeur  des  autres 
sans  son  concours. 

Piqué  de  n'oser  égaler  la  nature,  il  approcha  du 
moins  ses  bâtards  des  princes  du  sang  par  tout  ce 
qu'il  leur  donna  d'abord  d'établissements  et  de  rangs. 
Il  tâcha  ensuite  de  les  confondre  ensemble  par  des 
mariages  inouïs,  monstrueux,  multipliés  pour  n'en 
faire  (  u'une  seule  et  même  famille.  Le  fils  unique 
de  son  unique  frère  y  fut  enfin  immolé  aussi  avec  la 
plus  ouverte  violence.  Après,  devenu  plus  hardi  à 
force  de  crans  redoublés,  il  mit  une  égalité  parfaite 
entre  ses  bâtards  et  les  princes  du  sang.  Enfin,  près 
de  mourir,  il  s'abandonna  à  leur  en  donner  le  nom 
et  le  droit  de  succéder  à  la  couronne,  comme  s'il  eût 
pu  en  disposer,  et  faire  les  hommes  ce  qu'ils  ne  sont 
pas  de  naissance. 

Ce  ne  fut  pas  tout.  Ses  soins  et  ses  dernières  dis- 
positions pour  après  lui  ne  furent  toutes  qu'en  leur 
faveur.  Aliéné  avec  art  de  son  neveu,  et  soigneuse- 
ment entretenu  dans  cette  disposition  par  le  duc  du 
Maine  et  par  Mme  de  Maintenon,  il  subit  le  joug 
qu'il  s'étoit  laissé  imposer  par  eux,  il  en  but  le 
calice  qu'il  s'étoit  à  lui-même  préparé.  On  a  vu  les 
élans  de  sa  résistance  et  de  ses  dépiteux  regrets  ;  il 
ne  put  résister  à  ce  qu'ils  en  extorquèrent.  Son  suc- 
cesseur y  fut  pleinement  sacrifié,  et  autant  qu'il  fut 
en  lui,  son  royaume. 

Tout  ce   qui  fut  nommé  par  anticipation    pour 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  471 

l'éducation  du  roi  futur  n'eut  d'autre  motif  que 
l'intérêt  des  bâtards,  et  rien  moins  que  nul  autre. 
Le  duc  du  Maine  fut  mis  à  la  tête,  et  sous  lui  le 
maréchal  de  Villeroy,  l'homme  le  plus  inepte  à  cet 
emploi  qu'il  y  eût  peut-être  dans  toute  la  France  ; 
ajoutons  que  lors  de  ce  choix  il  avoit  soixante  et 
onze  ans,  et  que  le  prince  dont  il  étoit  destiné  gou- 
verneur en  avoit  cinq  et  demi.  Saumery,  très-indigne 
sous-gouverneur  de  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  et  qui, 
sous  prétexte  des  eaux,  s' étoit  bien  gardé  de  le  suivre 
à  la  campagne  de  Lille,  avoit  fait  ses  infâmes  preuves 
à  son  retour  en  faveur  de  Vendôme,  à  la  cabale 
duquel  il  s'étoit  joint  hautement.  C'en  fut  assez  pour 
le  faire  choisir  au  duc  du  Maine  pour  sous-gouverneur 
du  roi  futur,  comme  un  homme  vendu  et  à  tout 
faire. 

Je  n'ai  point  su  qui  avoit  fait  nommer  Joffreville 
pour  l'autre  sous-gouverneur,  mais  il  étoit  trop 
homme  d'honneur  pour  accepter  un  emploi  où  il 
falloit  se  vendre.  Il  s'en  excusa.  Ruffé  lui  fut  sub- 
stitué. Il  se  disoit  Damas  sans  l'être  ;  mais  pauvre, 
court  d'esprit,  qui  n'envisagea  que  fortune,  et  sub- 
sistance en  attendant,  qui  ne  sentit  pas  les  dangers 
de  la  place,  qui  avoit  tout  son  bien  dans  le  pays  de 
Dombes,  et  par  là  de  tout  temps  sous  la  protection 
du  duc  du  Maine,  n'en  vit  jamais  que  l'écorce,  et  qui 
l'accepta  malgré  sa  prétendue  naissance.  Tout  le 
reste  fut  choisi  de  même,  et  Mme  de  Main  tenon  qui 
fit  son  affaire  de  Fleury,  qui  pour  cela  venoit  de 
quitter  Fréjus,  et  qui  en  répondit. 

Avec  de  tels  entours,  le  duc  du  Maine  ne  se  crut 
pas  encore  suffisamment  assuré.  Ce  fut  à  quoi  le 
codicille  pourvut,  qui  ne  précéda  la  mort  du  roi  que 
de  si  peu  de  jours,  qui  fut  le  dernier  travail  de  ce 
monarque,  et  son  dernier  sacrifice  à  la  divinité  qu'il 
s'étoit  faite  de  ses  bâtards.  Il  faut  le  repéter  :  par 


472  SAINT-SIMON  : 

ce  dernier  acte  toute  la  maison  civile  et  militaire 
du  roi  étoit  totalement  et  uniquement  soumise  au 
duc  du  Maine,  et  sous  lui  au  maréchal  de  Villeroy, 
indépendamment  et  privativement  à  M.  le  duc 
d'Orléans,  de  façon  qu'il  n'en  pouvoit  être  reconnu 
ni  obéi  en  rien,  mais  les  deux  chefs  de  l'éducation  en 
toutes  choses  qui  devenoient  par  là  les  maîtres  de 
Paris  et  de  la  cour,  et  le  régent  livré  entre  leurs 
mains  sans  aucune  sûreté. 

Ces  énormes  précautions  parurent  encore  insuffi- 
santes, si  on  ne  pourvoyoit  à  ce  qui  pouvoit  arriver. 
Ainsi,  en  cas  de  mort  du  duc  du  Maine  ou  du  maré- 
chal de  Villeroy,  le  comte  de  Toulouse  et  le  maréchal 
d'Harcourt,  duquel  Mme  de  Maintenon  répondit, 
leur  furent  substitués  en  tout  et  partout,  lequel 
Harcourt  par  son  état  apoplectique  étoit,  si  faire  se 
pouvoit,  devenu  encore  plus  inepte  à  ce  grand 
emploi  que  le  maréchal  de  Villeroy. 

Le  testament  avoit  nommé  et  réglé  le  conseil  de 
régence,  en  telle  sorte  que  toute  l'autorité  de  la 
régence  fut  ôtée  à  M.  le  duc  d'Orléans,  que  ce 
conseil  ne  fut  composé  presque  que  de  tous  gens 
à  la  dévotion  du  duc  du  Maine,  et  desquels  tous 
en  particulier  M.  le  duc  d'Orléans  avoit  de  grands 
sujets  d'être  aliéné. 

Tels  furent  les  derniers  soins  du  roi,  telles  les  der- 
nières actions  de  sa  prévoyance,  tels  les  derniers 
coups  de  sa  puissance,  ou  plutôt  de  sa  déplorable 
foiblesse,  et  des  suites  honteuses  de  sa  vie  :  état 
bien  misérable,  qui  abandonnoit  son  successeur  et 
son  royaume  à  l'ambition  à  découvert  et  sans  bornes 
de  qui  n'auroit  jamais  dû  y  être  seulement  connu, 
et  qui  exposoit  l'État  aux  divisions  les  plus  funestes, 
en  armant  contre  le  régent  ceux  qui  dévoient  lui 
être  les  plus  soumis,  et  le  jetant  dans  la  plus  in- 
dispensable nécessité  de  revendiquer  son  droit  et  son 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  473 

autorité,  dont  on  ne  lui  laissoit  que  le  vain  nom 
avec  l'ignominie  d'une  impuissance  et  d'une  nudité 
entière,  et  la  réalité  des  plus  instants,  des  plus  con- 
tinuels, et  des  plus  réels  périls  que  l'âge  auquel  se 
trouvoit  alors  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  princes  du  sang 
portoit  au  comble. 

Voilà  au  moins  de  quoi  la  mémoire  du  roi  ne  peut 
être  lavée  devant  Dieu  ni  devant  les  hommes.  Voilà 
le  dernier  abîme  où  le  conduisirent  la  superbe  et  la 
foiblesse,  une  femme  plus  qu'obscure  et  des  doubles 
adultérins,  à  qui  il  s'abandonna,  dont  il  fit  ses 
tyrans,  après  l'avoir  été  pour  eux  et  pour  tant 
d'autres,  qui  en  abusèrent  sans  aucune  pudeur  ni 
réserve,  et  un  détestable  confesseur  du  caractère  du 
P.  Tellier.  Tel  fut  le  repentir,  la  pénitence,  la  ré- 
paration publique  d'un  double  adultère  si  criant,  si 
long,  si  scandaleux  à  la  face  de  toute  l'Europe,  et  les 
derniers  sentiments  d'une  âme  si  hautement  péche- 
resse, prête  à  paroître  devant  Dieu,  et  de  plus, 
chargée  d'un  règne  de  cinquante-six  ans,  le  sien, 
dont  l'orgueil,  le  luxe,  les  bâtiments,  les  profusions 
en  tout  genre  et  les  guerres  continuelles,  et  la 
superbe  qui  en  fut  la  source  et  la  nourriture,  avoit 
répandu  tant  de  sang,  consumé  tant  de  milliards  au 
dedans  et  au  dehors,  mis  sans  cesse  le  feu  par  toute 
l'Europe,  confondu  et  anéanti  tous  les  ordres,  les 
règles,  les  lois  les  plus  anciennes  et  les  plus  sacrées 
de  l'État,  réduit  le  royaume  à  une  misère  irrémé- 
diable, et  si  imminemment  près  de  sa  totale  perte 
qu'il  n'en  fut  préservé  que  par  un  miracle  du  Tout- 
Puissant. 

Que  dire  après  cela  de  la  fermeté  constante  et 
tranquille  qui  se  fit  admirer  dans  le  roi  en  cette 
extrémité  de  sa  vie  ?  car  il  est  vrai  qu'en  la  quittant 
il  n'en  regretta  rien,  et  que  l'égalité  de  son  âme  fut 
toujours  à  l'épreuve  de  la  plus  légère  impatience, 


474  SAINT-SIMON 


qu'il  ne  s'importuna  d'aucun  ordre  à  donner,  qu'il 
vit,  qu'il  parla,  qu'il  régla,  qu'il  prévit  tout  pour 
après  lui,  dans  la  même  assiette  que  tout  hqmme 
en  bonne  santé  et  très-libre  d'esprit  auroit  pu  faire  ; 
que  tout  se  passa  jusqu'au  bout  avec  cette  décence 
extérieure,  cette  gravité,  cette  majesté  qui  avoit 
accompagné  toutes  les  actions  de  sa  vie  ;  qu'il  y 
surnagea  un  naturel,  un  air  de  vérité  et  de  simplicité 
qui  bannit  jusqu'aux  plus  légers  soupçons  de  repré- 
sentation et  de  comédie. 

De  temps  en  temps,  dès  qu'il  étoit  libre,  et  dans 
les  derniers  qu'il  avoit  banni  toute  affaire  et  tous 
autres  soins,  il  étoit  uniquement  occupé  de  Dieu, 
de  son  salut,  de  son  néant,  jusqu'à  lui  être  échappé 
quelquefois  de  dire  :  Du  temps  que  fétois  roi.  Absorbé 
d'avance  en  ce  grand  avenir  où  il  se  voyoit  si  près 
d'entrer,  avec  un  détachement  sans  regret,  avec 
une  humilité  sans  bassesse,  avec  un  mépris  de  tout 
ce  qui  n'étoit  plus  pour  lui,  avec  une  bonté  et  une 
possession  de  son  âme  qui  consoloit  ses  valets  in- 
térie-jrs  qu'il  voyoit  pleurer,  il  forma  le  spectacle 
le  plus  touchant  ;  et  ce  qui  le  rendit  admirable, 
c'est  qu'il  se  soutint  toujours  tout  entier  et  toujours 
le  même  :  sentiment  de  ses  péchés  sans  la  moindre 
terreur  confiance  en  Dieu,  le  dira-t-on  ?  tout  entière, 
sans  aoute,  sans  inquiétude,  mais  fondée  sur  sa  mi- 
séricorde et  sur  le  sang  de  Jésus-Christ,  résignation 
pareille  sur  son  état  personnel,  sur  sa  durée,  et  re- 
grettant de  ne  pas  souffrir.  Qui  n'admirera  une  fin 
si  supérieure,  et  en  même  temps  si  chrétienne  ?  mais 
qui  n'en  frémira  ? 

Rien  de  plus  simple  ni  de  plus  court  que  son 
adieu  à  sa  famille,  ni  de  plus  humble,  sans  rien  perdre 
de  la  majesté,  que  son  adieu  aux  courtisans,  plus 
tendre  encore  que  l'autre.  Ce  qu'il  dit  au  roi  futur  a 
mérité  d'être  recueilli,  mais  affiché  depuis  avec  trop 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  475 

de  restes  de  flatterie,  dont  le  maréchal  de  Villeroy 
donna  l'exemple  en  le  mettant  à  la  ruelle  de  son  lit, 
comme  il  a  voit  toujours  dans  sa  chambre  à  l'armée 
un  portrait  du  roi  tendu  sous  un  dais,  et  comme  il 
pleuroit  toujours  vis-à-vis  du  roi  aux  compliments 
que  les  prédicateurs  lui  faisoient  en  chaire.  Le  roi, 
parlant  à  son  successeur  de  ses  bâtiments  et  de  ses 
guerres,  omit  son  luxe  et  ses  profusions.  Il  se  garda 
bien  de  lui  rien  toucher  de  ses  funestes  amours, 
article  plus  en  sa  place  alors  que  tous  les  autres  ; 
mais  comment  en  parler  devant  ses  bâtards,  et  en 
consommant  leur  épouvantable  grandeur  par  les  der- 
niers actes  de  sa  vie  ?  Jusque-là,  si  on  excepte  cette 
étrange  omission  et  sa  cause  plus  terrible  encore, 
rien  que  de  digne  d'admiration,  et  d'une  élévation 
véritablement  chrétienne  et  royale. 

Mais  que  dire  de  ses  derniers  discours  à  son  neveu, 
après  son  testament,  et  depuis  encore  venant  de 
faire  son  codicille,  après  avoir  reçu  les  derniers 
sacrements  ;  de  ses  assurances  positives,  nettes, 
précises,  toutes  les  deux  fois,  qu'il  ne  trouveroit  rien 
dans  ses  dispositions  qui  pût  lui  faire  de  peine,  tandis 
qu'elles  n'ont  été  faites,  et  à  deux  reprises,  que  pour 
le  déshonorer,  le  dépouiller,  disons  tout,  pour  l'égor- 
ger ?  Cependant  il  le  rassure,  il  le  loue,  il  le  caresse  ; 
il  lui  recommande  son  successeur,  qu'il  lui  a  totale- 
ment soustrait/  et  son  royaume  qu'il  va,  dit-il,  seul 
gouverner,  sur  lequel  il  lui  a  ôté  toute  autorité  ;  et 
tandis  qu'il  vient  d'achever  de  la  livrer  à  ses  ennemis 
tout  entière,  et  avec  les  plus  formidables  précautions, 
c'est  à  lui  qu'il  envoie  pour  des  ordres,  comme  à 
celui  à  qui  désormais  il  appartient  seul  d'en  donner 
pour  tout  et  sur  tout.  Est-ce  artifice  ?  est-ce  trom- 
perie ?  est-ce  dérision  jusqu'en  mourant  ?  Quelle 
énigme  à  expliquer  !  Tâchons  plutôt  de  nous  per- 
suader que  le  roi  se  répondoit  à  soi-même. 


476  SAINT-SIMON  : 

Il  répondoit  à  ce  qu'il  avoit  toujours  paru  croire 
de  l'impuissance  de  l'effet  de  ce  qui  lui  avoit  été 
extorqué,  et  que  la  foiblesse  lui  avoit  arraché  malgré 
lui.  Disons  plus,  il  ne  douta  point,  il  espéra  peut- 
être  qu'un  testament  inique  et  scandaleux,  propre 
à  mettre  le  feu  dans  sa  famille  et  dans  le  royaume, 
tel  enfin  qu'il  étoit  réduit  à  en  cacher  profondément 
le  secret,  ne  trouveroit  pas  plus  d'appui  que  n'en 
avoit  reçu  le  testament  du  roi  son  père,  si  sage,  si 
sensé,  si  pesé,  si  juste,  et  par  lui-même  rendu  public 
avec  un  véritable  et  général  applaud'ssement.  Tout 
ce  que  le  roi  avoit  senti  de  violence  en  faisant  le  sien, 
tout  ce  qu'il  en  avoit  dit  si  amèrement  à  ses  bâtards 
après  l'avoir  fait,  aux  gens  du  parlement  en  le  leur 
remettant,  à  la  reine  d'Angleterre  du  moment  qu'il 
la  vit,  et  toujours  leur  en  parlant  le  premier  comme 
plein  d'amertume,  on  peut  ajouter  de  dépit,  de  sa 
foiblesse,  et  de  l'abus  énorme  que  lui  en  fait  ce  qu'il 
a  de  seul  intime  et  dont  il  ne  se  peut  détacher  ;  ce 
codicille  monstrueux  arraché  après  avoir  reçu  ses 
sacrements,  dans  un  état  de  mourant  qui  lui  en  lais- 
soit  sentir  les  horreurs  sans  lui  permettre  d'y  ré- 
sister ;  ce  tout  ensemble,  ce  groupe  effroyable  d'ini- 
quité et  de  renversement  de  toutes  choses  pour 
faire  de  ses  bâtards,  et  du  duc  du  Maine  en  particulier, 
un  colosse  immense  de  puissance  et  de  grandeur,  et  la 
destruction  de  toutes  les  lois,  de  son  neveu,  et  peut- 
être  de  son  royaume  et  de  son  successeur,  livrés  à  de 
si  étranges  mains,  seroit-ce  trop  dire  ?  si  cruelles  et 
si  fort  approchées  du  trône  ;  cet  amas  prodigieux 
d'iniquités  si  concertées,  mais  si  mal  colorées,  quel- 
ques soins  qu'on  s'en  fût  donnés,  qu'elles  sautoient 
aux  yeux,  tout  cela  le  rassura  peut-être  contre  ce 
qu'on  en  avoit  prétendu.  Il  n'avoit  jamais  cru, 
comme  il  s'en  étoit  expliqué  plusieurs  fois,  qu'au- 
cune des  choses  qu'il  venoit  de  faire  ou  de  confirmer 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  477 

pût  subsister  un  moment  après  lui.  En  ce  moment 
qu'il  parla  à  M.  le  duc  d'Orléans,  il  s'en  flatta  peut- 
être  plus  que  jamais,  pour  s'apaiser  soi-même,  tout 
rempli  qu'il  devoit  être  de  son  codicille,  qu'il  avoit 
fait  il  n'y  avoit  pas  plus  d'une  heure.  Il  parla  peut- 
être  à  son  neveu  avant  et  après  le  codicille  tout 
plein  de  cette  pensée  ;  il  put  donc  ainsi  le  regarder, 
en  effet,  comme  l'administrateur  du  royaume,  et 
lui  parler  en  ce  sens.  C'est  du  moins  ce  qu'il  peut 
être  permis  ne  présumer. 

Mais  qui  pourra  ne  pas  s'étonner  au  dernier  point, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  le  répéter,  de  la  paisible 
et  constante  tranquillité  de  ce  roi  mourant,  et  de 
cette  inaltérable  paix  sans  la  plus  légère  inquiétude, 
parmi  tant  de  piété  et  une  application  si  fervente  à 
profiter  de  tous  les  moments  ?  Les  médecins  préten- 
dirent que  la  même  cause  qui  amortit  et  qui  ôte 
même  toutes  les  douleurs  du  corps,  qui  est  un  sang 
entièrement  gangrené,  calme  aussi  et  anéantit  toutes 
celles  du  cœur  et  les  agitations  de  l'esprit  ;  et  il  est 
vrai  que  le  roi  mourut  de  cette  maladie. 

D'autres  en  ont  donné  une  autre  raison,  et  ceux- 
là  étoient  dans  l'intrinsèque  de  la  chambre  pendant 
cette  dernière  maladie,  et  y  furent  seuls  les  derniers 
jours.  Les  jésuites  ont  constamment  des  laïques  de 
tous  états,  même  mariés,  qui  sont  de  leur  com- 
pagnie. Ce  fait  est  certain  ;  il  n'est  pas  douteux 
que  des  Noyers,  secrétaire  d'État  sous  Louis  XIII, 
n'ait  été  de  ce  nombre,  et  bien  d'autres.  Ces  agré- 
gés font  les  mêmes  vœux  des  jésuites  en  tout  ce 
que  leur  état  peut  permettre,  c'est-à-dire  d'obéis- 
sance sans  restriction  aucune  au  père  général  et 
aux  supérieurs  de  la  compagnie.  Ils  sont  obligés  de 
suppléer  à  ceux  de  pauvreté  et  de  chasteté  par  tous 
les  services  et  par  toute  la  protection  qu'ils  doivent 
aveuglément  à  la  compagnie,  surtout  par  une  soumis- 


478  SAINT-SIMON  : 


sion  sans  bornes  aux  supérieurs  et  à  leur  confesseur 
Ils  doivent  être  exacts  à  de  légers  exercices  de  piété 
que  leur  confesseur  ajuste  à  leur  temps  et  à  leur  esprit, 
et  qu'il  simplifie  tant  qu'if  veut.  La  politique  a  son 
compte  par  le  secours  assuré  de  ces  auxiliaires  cachés 
à  qui  ils  font  bon  marché  du  reste.  Mais  il  ne  se  doit 
rien  passer  dans  leur  âme,  ni  quoi  que  ce  soit  qui 
vienne  à  leur  connoissance,  qu'ils  ne  le  révèlent  à  leur 
confesseur,  et,  pour  ce  qui  n'est  pas  du  secret  de  la 
conscience,  aux  supérieurs,  si  le  confesseur  le  juge 
à  propos.  Ils  se  doivent  aussi  conduire  en  tout  sui- 
vant les  ordres  des  supérieurs  et  du  confesseur  avec 
une  soumission  sans  réplique. 

On  a  prétendu  que  le  P.  Tellier  avoit  inspiré  au 
roi  longtemps  avant  sa  mort  de  se  faire  agréger 
ainsi  dans  la  compagnie  ;  qu'il  lui  en  avoit  vanté 
les  privilèges  certains  pour  le  salut,  les  indulgences 
plénières  qui  y  sont  attachées  ;  qu'il  l'avoit  per- 
suadé que  quelques  crimes  qu'on  eût  commis,  et 
dans  quelque  difficulté  qu'on  se  trouvât  de  les  ré- 
parer, cette  profession  secrète  la  voit  tout,  et  assu- 
rait infailliblement  le  salut,  pourvu  qu'on  fût  fidèle 
à  ses  vœux  ;  que  le  général  de  la  compagnie  fut 
admis  du  consentement  du  roi  dans  le  secret  ;  que 
le  roi  en  fit  les  vœux  entre  les  mains  du  P.  Tellier  ; 
que  dans  les  derniers  jours  de  sa  vie  on  les  entendit 
tous  deux,  l'un  fortifier,  l'autre  s'appuyer  sur  ces 
promesses  ;  qu'enfin  le  roi  reçut  de  lui  la  dernière 
bénédiction  de  la  compagnie  comme  un  des  reli- 
gieux ;  qu'il  lui  fit  prononcer  des  formules  de  prières 
qui  n'en  laissoient  point  douter,  et  qu'on  entendit 
en  partie,  et  qu'il  lui  en  avoit  donné  l'habit  ou  le 
signe  presque  imperceptible,  comme  une  autre  sorte 
de  scapulaire,  qui  fut  trouvé  sur  lui.  Enfin  la  plu- 
part de  ce  qui  approcha  de  plus  près  demeurèrent 
persuadés   que    cette   pénitence    faite   aux   dépens 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  479 

d'autrui,  des  huguenots,  des  jansénites,  des  enne- 
mis des  jésuites,  ou  de  ceux  qui  ne  leur  furent  pas 
abandonnés,  des  défenseurs  des  droits  des  rois  et 
des  nations,  des  canons  et  de  la  hiérarchie  contre 
la  tyrannie  et  les  prétentions  ultramontaines,  cet 
attachement  pharisaïque  à  l'extérieur  de  ,1a  loi  et 
à  l'écorce  de  la  religion,  ont  formé  cette  sécurité  si 
surprenante  dans  ces  terribles  moments  où  dis- 
paraît si  ordinairement  celle  qui,  fondée  sur  l'inno- 
cence et  la  pénitence  fidèle,  semble  le  plus  solide- 
ment devoir  rassurer  :  droits  terribles  de  l'art  de 
tromper  qui  remplissent  toutes  les  conditions  de 
jésuites  inconnus,  dont  l'ignorance  les  sert  à  tous 
les  usages  importants  qu'ils  en  savent  tirer  dans  la 
persuasion  d'un  salut  certain  sans  repentir,  sans 
réparation,  sans  pénitence  de  quelque  vie  qu'on 
ait  menée,  et  d'une  abominable  doctrine,  qui  pour 
des  intérêts  temporels  abuse  les  pécheurs  jusqu'au 
tombeau,  et  les  y  conduit  dans  une  paix  profonde 
par  un  chemin  semé  de  fleurs. 

Ainsi  mourut  un  des  plus  grands  rois  de  la  terre 
entre  les  bras  d'une  indigne  et  ténébreuse  épouse,  et 
de  ses  doubles  bâtards,  maîtres  de  lui  jusqu'à  sa  con- 
sommation pour  eux,  muni  des  sacrements  de  l'Église 
de  la  main  du  fils  de  son  autre  bien-aimée  plus  que 
comblé  des  faveurs  que  celles  de  sa  mère  avoit  values 
à  sa  famille,  et  assisté  uniquement  par  un  confesseur 
tel  qu'on  a  vu  qu'étoit  le  P.  Tellier.  Si  telle  peut  être 
la  mort  des  saints,  ce  n'est  pas  là  au  moins  leur  as- 
sistance. 

Aussi  cette  assistance  ne  fut-elle  pas  poussée 
jusqu'au  bout.  Maîtres  du  roi  et  de  sa  chambre,  et 
n'y  admettant  qu'eux  et  ce  peu  de  dévoués  qui  leur 
étoient  nécessaires,  leur  assiduité  ne  se  démentit  point 
tant  qu'ils  en  eurent  besoin.  Mais,  le  codicille  fait  et 
remis  à  Voysin,  ils  n'eurent  plus  rien  à  faire,  et  tout 


480  SAINT-SIMON  : 

aussitôt  n'eurent  pas  honte  de  se  retirer.  Les  devoirs, 
désormais  infructueux  auprès  d'un  mourant  dont  ils 
avoient  arraché  jusqu'à  l'impossible,  leur  devinrent 
en  un  moment  trop  à  charge  et  trop  fatigants  pour 
continuer  à  voir  un  spectacle  si  triste  et  si  peu  utile. 

On  a  vu  combien  le  tendre  compliment  du  roi  à 
Mme  de  Maintenon  sur  l'espérance  d'en  être  bientôt 
rejoint  déplut  à  cette  vieille  fée,  qui,  non  contente 
d'être  reine,  vouloit  apparemment  être  encore  immor- 
telle. On  a  vu  que,  dès  le  mercredi,  c'est-à-dire  quatre 
jours  avant  la  mort  du  roi,  elle  l'abandonna  pour 
toujours,  que  le  roi  s'en  aperçut  avec  tant  de  peine 
qu'il  la  redemanda  sans  cesse,  ce  qui  la  força  de  re- 
venir de  Saint-Cyr,  et  qu'elle  n'eut  pas  la  patience 
d'attendre  sa  fin  pour  y  retourner,  et  n'en  plus 
revenir. 

Bissy  et  Rohan,  contents  d'avoir  paré  ce  grand 
coup  du  retour  du  cardinal  de  Noailles,  ne  s'incom- 
modèrent plus  d'aucune  assiduité,  jusque-là  que 
Rohan  laissa  le  roi  sans  messe,  et  que,  sans  Charost, 
comme  on  l'a  vu,  il  n'en  eût  plus  été  question,  quoique 
le  roi  fût  en  pleine  connoissance  et  qu'il  dît  qu'il 
désiroit  l'entendre  quand  on  le  lui  proposa,  et  qu'à 
l'égard  de  la  tête  et  de  la  parole  il  fût  comme  en 
pleine  santé. 

Le  duc  du  Maine  marqua  aussi  toute  la  bonté  de 
son  cœur,  et  toute  sa  reconnoissance  pour  un  père 
qui  lui  avoit  tout  sacrifié.  Il  se  trouva  à  la  consulta- 
tion de  cet  homme  arrivant  de  Provence,  dont  on  a 
parlé,  qui  donna  de  son  élixir  au  roi.  Fagon,  accou- 
tumé à  régner  sur  la  médecine  avec  despotisme,  trouva 
une  manière  de  paysan  très-grossier,  qui  le  malmena 
fort  brutalement.  M.  du  Maine,  qui  n'avoit  plus  lieu 
de  rien  arracher,  et  qui  se  comptoit  déjà  le  maître 
du  royaume,  raconta  le  soir  chez  lui,  parmi  ses  confi- 
dents, avec  ce  facétieux  et  cet  art  de  fine  plaisanterie 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  481 

qu'il  possédoit  si  bien,  l'empire  que  ce  malotru  a  voit 
pris  sur  la  médecine,  l'étonnement,  le  scandale,  l'hu- 
miliation de  Fagon  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
qui,  à  bout  de  son  art  et  de  ses  espérances,  s'étoit 
limaçonné  en  grommelant  sur  son  bâton,  sans  oser 
répliquer,  de  peur  d'essuyer  pis.  Ce  bon  et  tendre 
fils  leur  fit  de  cette  aventure  le  conte  si  plaisamment, 
que  les  voilà  tous  aux  grands  éclats  de  rire,  et  lui 
aussi,  qui  durèrent  fort  longtemps.  L'excès  de  la  joie 
de  toucher  à  la  toute-puissance,  à  la  délivrance,  au 
comble  presque  de  ses  vœux,  lui  avoit  fait  oublier 
une  indécence  que  les  antichambres  surent  bien  re- 
marquer, et  la  galerie  encore  sur  laquelle  cet  appar- 
tement donnoit,  proche  et  de  plain-pied  de  la  cha- 
pelle, où  des  passants  de  distinction  entendirent 
ces  éclats. 

Le  duc  du  Maine  retrancha  des  assiduités  inutiles. 
C'étoit  pour  lui  un  spectacle  trop  attendrissant  ;  il 
aima  mieux  n'y  plus  paroître  que  de  rares  instants, 
et  renfermer  sa  douleur  dans  son  cabinet,  au  pied  de 
son  crucifix,  ou  s'y  appliquer  à  tous  les  ordres  futurs 
pour  l'exécution  de  ce  qu'il  s'étoit  fait  attribuer. 

Le  P.  Tellier  se  lassoit  depuis  longtemps  d'assister 
un  mourant.  Il  n'avoit  pu  venir  à  bout  de  la  nomina- 
tion de  ce  grand  nombre  de  bénéfices  vacants  ;  il 
ne  craignoit  plus  rien  sur  le  cardinal  de  Noailles  depuis 
que  Bissy  et  lui,  avec  Mme  de  Maintenon,  avoient 
paré  son  retour.  Ainsi,  n'ayant  plus  rien  à  craindre 
ni  à  espérer  du  roi,  il  se  donna  à  d'autres  soins,  telle- 
ment que  tout  cet  intérieur  de  chambre  du  roi,  et  les 
cabinets  même,  étoient  scandalisés  de  ses  absences, 
et  qu'il  y  en  avoient  qui  ne  s'en  contraignoient  pas, 
comme  Bloin  et  Maréchal,  qui  quelquefois  l'en- 
voyoient  chercher  d'eux-mêmes.  Le  roi  le  demandoit 
souvent  sans  qu'il  fût  là  à  portée,  et  quelquefois  sans 
qu'il  vînt  du  tout,  parce  qu'on  ne  le  trouvoit  ni  chez 
16 


482  SAINT-SIMON  : 

lui  ni  où  on  le  cherchoit.  Quand  il  s'approchoit  du 
roi,  c' étoit  toujours  de  lui-même  qu'il  s'en  retiroit, 
et  presque  toujours  en  fort  peu  de  moments.  Les 
derniers  jours,  et  dans  cet  état  extrême,  il  parut 
encore  bien  moins,  quoiqu'un  confesseur,  et  qui 
n'étoit  doublé  de  personne,  ne  dût  point  alors 
quitter  les  environs  du  lit.  Mais  il  ne  parut  pas 
que  la  charité,  la  sollicitude,  non  plus  que  l'affection 
ni  la  reconnoissance,  fussent  les  vertus  distinctives 
de  ce  maître  imposteur,  à  qui  ses  profondeurs  et  ses 
artifices  n'avoient  pas  donné  le  goût,  l'onction,  ni  le 
talent  d'assister  les  mourants.  Il  falloit  l'envoyer 
chercher  sans  cesse,  il  s'échappoit  sans  cesse  aussi, 
et  par  une  aussi  indigne  conduite,  il  scandalisa  tout 
ce  qui  y  étoit,  et  tout  ce  qui  pouvoit  y  être  y  étoit, 
depuis  que,  par  la  retraite  de  Mme  de  Main  tenon 
et  de  M.  du  Maine,  l'accès  de  la  chambre  fut  rendu 
et  devenu  libre. 

Mais,  à  propos  du  P.  Tellier,  la  vérité  veut  que 
j'ajoute  que  je  me  suis  depuis  informé  curieusement 
à  Maréchal  de  l'opinion  que  le  roi  avoit  fait  le  vœu 
de  jésuite  et  de  ce  que  j'ai  raconté  là-dessus.  Maré- 
chal, qui  étoit  fort  vrai,  et  qui  n'estimoit  pas  le 
P.  Tellier,  m'a  assuré  qu'il  ne  s'étoit  jamais  aperçu 
de  rien  qui  eût  trait  à  cela,  ni  de  formule  de  prière 
ou  de  bénédiction  particulière,  ni  que  le  roi  ait  eu 
aucune  marque  ni  manière  de  scapulaire  sur  lui,  et 
qu'il  étoit  très-persuadé  qu'il  n'y  avoit  pas  la  moindre 
vérité  dans  tout  ce  qui  s'étoit  dit  là-dessus.  Maré- 
chal, quoique  très-assidu,  n'étoit  pas  toujours  ni 
dans  la  chambre,  ni  près  du  lit.  Le  P.  Tellier  pouvoit 
aussi  s'en  défier  et  se  cacher  de  lui  ;  mais  je  ne  puis 
croire, malgré  tout  cela,  que  s'il  y  avoit  quelque  chose 
de  vrai  là-dessus,  Maréchal  n'en  eût  pas  eu  la  moindre 
connoissance,  et  que  jusqu'aux  soupçons  lui  eussent 
échappé. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  483 

LI.  —  MÉCANIQUE  DE  LA  VIE  DE 
LOUIS  XIV 

Après  avoir  exposé  avec  la  vérité  et  la  fidélité  la 
plus  exacte  tout  ce  qui  est  venu  à  ma  connoissance 
par  moi-même,  ou  par  ceux  qui  ont  vu  ou  manié  les 
choses  et  les  affaires  pendant  les  vingt-deux  der- 
nières années  de  Louis  XIV,  et  l'avoir  montré  tel  qu'il 
a  été,  sans  aucune  passion,  quoique  je  me  sois  permis 
les  raisonnements  résultant  naturellement  des  choses, 
il  ne  me  reste  plus  qu'à  exposer  l'écorce  extérieure 
de  la  vie  de  ce  monarque,  depuis  que  j'ai  continuelle- 
ment habité  à  sa  cour. 

Quelque  insipide  et  peut-être  superflu  qu'un  détail, 
encore  si  public,  puisse  paroître  après  tout  ce  qu'on 
a  vu  d'intérieur,  il  s'y  trouvera  encore  des  leçons  \( 
pour  les  rois  qui  voudront  se  faire  respecter  et  qui 
voudront  se  respecter  eux-mêmes.  Ce  qui  m'y  dé- 
termine encore,  c'est  que  l'ennuyeux,  je  dirai  plus, 
le  dégoûtant  pour  un  lecteur  instruit  de  ce  dehors 
public,  pour  ceux  qui  auront  pu  encore  en  avoir  été 
témoins,  échappe  bientôt  à  la  connoissance  de  la 
postérité,  et  que  l'expérience  nous  apprend  que  nous 
regrettons  de  ne  trouver  personne  qui  se  soit  donné 
une  peine  pour  leur  temps  si  ingrate,  mais  pour  la 
postérité,  curieuse,  et  qui  ne  laisse  pas  de  caracté- 
riser les  princes  qui  ont  fait  autant  de  bruit  dans 
le  monde  que  celui  dont  il  s'agit  ici.  Quoiqu'il  soit 
difficile  de  ne  pas  tomber  en  quelques  redites,  je 
m'en  défendrai  autant  qu'il  me  sera  possible. 

Je  ne  parlerai  point  de  la  manière  de  vivre  du  roi 
quand  il  s'est  trouvé  dans  ses  armées.  Ses  heures  y 
étoient  déterminées  par  ce  qui  se  présent  oit  à  faire, 
en  tenant  néanmoins  régulièrement  ses  conseils  ;  je 
dirai  seulement  qu'il  n'y  mangeoit  soir  et  matin 


484  SAINT-SIMON 


qu'avec  des  gens  d'une  qualité  à  pouvoir  avoir  cet 
honneur.  Quand  on  y  pouvoit  prétendre,  on  le  faisoit 
demander  au  roi  par  le  premier  gentilhomme  de  la 
chambre  en  service.  Il  rendoit  la  réponse,  et  dès  le 
lendemain,  si  elle  étoit  favorable,  on  se  présentoit 
au  roi  lorsqu'il  alloit  dîner,  qui  vous  disoit  :  «  Mon- 
sieur, mettez-vous  à  table.  »  Cela  fait,  c'étoit  pour 
toujours,  et  on  a  voit  après  l'honneur  d'y  manger 
quand  on  vouloit,  avec  discrétion.  Les  grades  mili- 
taires, même  d'ancien  lieutenant  général,  ne  suffi- 
soient  pas.  On  a  vu  que  M.  de  Vauban,  lieutenant 
général  si  distingué  depuis  tant  d'années,  y  mangea 
pour  la  première  fois  à  la  fin  du  siège  de  Namur,  et 
qu'il  fut  comblé  de  cette  distinction,  comme  aussi 
les  colonels  de  qualité  distinguée  y  étoient  admis  sans 
difficulté.  Le  roi  fit  le  même  honneur  à  Namur  à  l'abbé 
de  Grancey,  qui  s'exposoit  partout  à  confesser  les 
blessés  et  à  encourager  les  troupes.  C'est  l'unique 
abbé  qui  ait  eu  cet  honneur.  Tout  le  clergé  en  fut 
toujours  exclu,  excepté  les  cardinaux  et  les  évêques- 
pairs,  ou  les  ecclésiastiques  ayant  rang  de  prince 
étranger.  Le  cardinal  de  Coisîm,  avant  d'avoir  la 
pourpre,  étant  évêque  d'Orléans,  premier  aumônier 
et  suivant  le  roi  en  toutes  ses  campagnes,  et 
l'archevêque  de  Reims  qui  suivoit  le  roi  comme 
maître  de  sa  chapelle,  y  voyoit  manger  le  duc 
et  le  chevalier  de  Coislin,  ses  frères,  sans  y  avoir 
jamais  prétendu.  Nul  officier  des  gardes  du  corps 
n'y  a  mangé  non  plus,  quelque  préférence  que  le 
roi  eût  pour  ce  corps,  que  le  seul  marquis  d'Urfé 
par  une  distinction  unique,  je  ne  sais  qui  la  lui 
valut  en  ces  temps  reculés  de  moi  ;  et  du  régiment 
des  gardes,  jamais  que  le  seul  colonel,  ainsi  que  les 
capitaines  des  gardes  du  corps. 

A  ces  repas  tout  le  monde  étoit  couvert  ;  c'eût  été 
un  manque  de  respect  dont  on  vous  auroit  averti 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  485 

sur-le-champ  de  n'avoir  pas  son  chapeau  sur  sa  tête. 
Monseigneur  même  l'avoit  ;  le  roi  seul  étoit  décou- 
vert. On  se  découvroit  quand  le  roi  vous  partait,  ou 
pour  parler  à  lui,  et  on  se  contentoit  de  mettre  la 
main  au  chapeau  pour  ceux  qui  venoient  faire  leur 
cour  le  repas  commencé,  et  qui  étoient  de  qualité  à 
avoir  pu  se  mettre  à  table.  On  se  découvroit  aussi 
pour  parler  à  Monseigneur  et  à  Monsieur,  ou  quand 
ils  vous  parloient.  S'il  y  a  voit  des  princes  du  sang,  on 
mettoit  seulement  la  main  au  chapeau  pour  leur 
parler  ou  s'ils  vous  parloient.  Voilà  ce  que  j'ai  vu  au 
siège  de  Namur,  et  ce  que  j'ai  vu  de  toute  la  cour. 
Les  places  qui  approchoient  du  roi  se  laissoient  aussi 
aux  titres,  et  après  aux  grades  ;  si  on  en  avoit  laissé 
qui  ne  s'en  remplissent  pas,  on  se  rapprochoit.  Quoi- 
qu'à  l'armée  les  maréchaux  de  France  n'y  avoient 
point  de  préférence  sur  les  ducs,  et  ceux-ci,  et  les 
princes  étrangers,  ou  qui  en  avoient  rang,  se  plaçoient 
les  uns  avec  les  autres  comme  ils  se  rencontroient,  sans 
affectation.  Mais  duc,  prince  ou  maréchal  de  France, 
si  le  hasard  faisoit  qu'ils  n'eussent  pas  encore  mangé 
avec  le  roi,  il  falloit  s'adresser  au  premier  gentil- 
homme de  la  chambre.  On  juge  bien  que  cela  ne  faisoit 
pas  de  difficulté.  Il  n'y  avoit  là-dessus  que  les  princes 
du  sang  exceptés.  Le  roi  seul  avoit  un  fauteuil.  Mon- 
seigneur même,  et  tout  ce  qui  étoit  à  table,  avoient 
des  sièges  à  dos  de  maroquin  noir,  qui  se  pouvoient 
briser  pour  les  voiturer,  qu'on  appeloit  des  perro- 
quets. Ailleurs  qu'à  l'armée,  le  roi  n'a  jamais  mangé 
avec  aucun  homme,  en  quelque  cas  que  c'ait  été, 
non  pas  même  avec  aucun  prince  du  sang,  qui  n'y 
ont  mangé  qu'à  des  festins  de  leurs  noces,  quand 
le  roi  les  a  voulu  faire,  comme  on  en  a  vu  le  oui 
et  le  non  en  leur  temps.  Revenons  maintenant  à  la 
cour. 

A  huit  heures  le  premier  valet  de  chambre  en  quar- 


486  SAINT-SIMON  : 

tier,  qui  avoit  couché  seul  dans  la  chambre  du  roi, 
et  qui  s'étoit  habillé,  l'éveilloit.  Le  premier  médecin, 
le  premier  chirurgien  et  sa  nourrice,  tant  qu'elle  a 
vécu,  entroient  en  même  temps.  Elle  alloit  le  baiser, 
les  autres  le  frottoient  et  souvent  lui  changeoient  de 
chemise,  parce  qu'il  étoit  sujet  à  sueryAu  quart,  on 
appeloit  le  grand  chambellan,  en  son  absence  le 
premier  gentilhomme  de  la  chambre  d'année,  avec  eux 
les  grandes  entrées.  L'un  de  ces  deux  ouvroit  le  rideau 
qui  étoit  refermé,  et  présentoit  l'eau  bénite  du  bénitier 
du  chevet  du  lit.  Ces  messieurs  étoient  là  un  moment, 
et  c'en  étoit  un  de  parler  au  roi  s'ils  avoient  quelque 
chose  à  lui  dire  ou  à  lui  demander,  et  alors  les  autres 
s'éloignoient.  Quand  aucun  d'eux  n'avoit  à  parler 
comme  d'ordinaire,  ils  n'étoient  là  que  quelques 
moments.  Celui  qui  avoit  ouvert  le  rideau  et  présenté 
l'eau  bénite  présentoit  le  livre  de  l'office  du  Saint- 
Esprit,  puis  passoient  tous  dans  le  cabinet  du  conseil. 
Cet  office  fort  court  dit,  le  roi  appeloit;  ils  rentroient. 
Le  même  lui  donnoit  sa  robe  de  chambre,  et  cepen- 
dant les  secondes  entrées  ou  brevets  d'affaires  en- 
troient ;  peu  de  moments  après,  la  chambre  ;  aussitôt 
ce  qui  étoit  là  de  distingué,  puis  tout  le  monde,  qui 
trouvoit  le  roi  se  chaussant  ^ear  il  se  faisoit  presque 
tout  lui-même  avec  adressent  grâce.  On  lui  voyoit 
faire  la  barbe  de  deux  jours  l'un,  et  il  avoit  une 
petite  perruque  courte,  sans  jamais  en  aucun  temps, 
même  au  lit,  les  jours  de  médecine,  paroître  autre- 
ment en  public.  Souvent  il  parloit  de  chasse,  et 
quelquefois  quelque  mot  à  quelqu'un.  Point  de 
toilette  à  portée  de  lui,  on  lui  tenoit  seulement  un 
miroir. 

Dès  qu'il  étoit  habillé,  il  alloit  prier  Dieu  à  la 
ruelle  de  son  lit,  où  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  clergé 
se  mettoit  à  genoux,  les  cardinaux  sans  carreaux  ; 
tous  les  laïques  demeuroient  debout,  et  le  capitaine 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  487 

des  gardes  venoit  au  balustre  pendant  la  prière, 
d'où  le  roi  passoit  dans  son  cabinet. 

Il  y  trouvoit  ou  y  étoit  suivi  de  tout  ce  qui  avoit 
cette  entrée,  qui  étoit  fort  étendue  par  les  charges 
qui  l'avoient  toutes.  Il  y  donnoit  Tordre  à  chacun 
pour  la  journée  ;  ainsi  on  sa  voit,  à  un  demi-quart 
d'heure  près,  tout  ce  que  le  roi  devoit  faire.  Tout 
ce  monde  sortoit  ensuite.  Il  ne  demeuroit  que  les  bâ- 
tards, MM.  de  Montchevreuil  et  d'O,  comme  ayant 
été  leurs  gouverneurs,  Mansart,  et  après  lui  d'Antin, 
qui  tous  entroient,  non  par  la  chambre  mais  par  les 
derrières,  et  les  valets  intérieurs.  C'était  là  leur  bon 
temps  aux  uns  et  aux  autres,  et  celui  de  raisonner 
sur  les  plans  des  jardins  et  des  bâtiments,  et  cela 
duroit  plus  ou  moins,  selon  que  le  roi  avoit  affaire. 

Toute  la  cour  attendoit  cependant  dans  la  galerie, 
le  capitaine  des  gardes  seul  dans  la  chambre,  assis 
à  la  porte  du  cabinet,  qu'on  avertissoit  quand  le 
roi  vouloit  aller  à  la  messe,  et  qui  alors  entroit  dans 
le  cabinet.  A  Marly,  la  cour  attendoit  dans  le  salon  ; 
à  Trianon,  dans  les  pièces  de  devant,  comme  à 
Meudon.  À  Fontainebleau,  on  demeuroit  dans  la 
chambre  et  l'antichambre. 

?  Cet  entre-temps  étoit  celui  des  audiences,  quand 
le  roi  en  accordoit,  ou  qu'il  vouloit  parler  à  quelqu'un, 
et  des  audiences  secrètes  des  ministres  étrangers,  en 
présence  de  Torcy.  Elles  n'étoient  appelées  secrètes 
que  pour  les  distinguer  de  celles  qui  se  donnoient 
sans  cérémonie  à  la  ruelle  du  lit,  au  sortir  de  la 
prière,  qu'on  appeloit  particulières,  où  celles  de  cé- 
rémonie se  donnoient  aussi  aux  ambassadeurs. 

Le  roi  alloit  à  la  messe,  où  sa  musique  chantoit 
toujours  un  motet.  Il  n'alloit  en  bas  qu'aux  grandes 
fêtes,  ou  pour  des  cérémonies.  Allant  et  revenant  de 
la  messe,  chacun  lui  parloit,  qui  vouloit,  après  l'avoir 
dit  au  capitaine  des  gardes,  si  ce  n'étoit  gens  distin- 


488  SAINT-SIMON  : 

gués,  et  il  y  alloit  et  rentroit  par  la  porte  des  cabinets 
dans  la  galerie.  Pendant  la  messe,  les  ministres 
étoient  avertis  et  s'assembloient  dans  la  chambre 
du  roi,  où  les  gens  distingués  pouvoient  aller  leur 
parler  ou  causer  avec  eux.  Le  roi  s'amusoit  peu  au 
retour  de  la  messe,  et  demandoit  presque  aussitôt 
le  conseil.  Alors  la  matinée  étoit  finie. 

Le  dimanche  il  y  avoit  conseil  d'État,  et  souvent 
les  lundis.  Les  mardis,  conseil  de  finance  ;  les  mer- 
credis, conseil  d'État  ;  les  samedis,  conseil  de  finance. 
Il  étoit  rare  qu'il  y  en  eût  deux  par  jour,  et  qu'il 
s'en  tînt  les  jeudis  ni  les  vendredis.  Une  ou  deux  fois 
le  mois,  il  y  avoit  un  lundi  matin  conseil,  de  dépêches  ; 
mais  les  ordres  que  les  secrétaires  d'État  prenoient 
tous  les  matins,  entre  le  lever  et  la  messe,  abrégeoient 
et  diminuoient  fort  ces  sortes  d'affaires.  Tous  les 
ministres  étoient  assis  en  rang  entre  eux,  excepté 
au  conseil  des  dépêches,  où  tous  étoient  debout,  tout 
du  long,  excepté  les  fils  de  France  quand  il  y  en 
avoit,  le  chancelier  et  le  duc  de  Beauvilliers  ;  rare- 
ment pour  des  affaires  extraordinaires  évoquées,  et 
vues  dans  un  bureau  de  conseillers  d'État.  Ces  mêmes 
conseillers  d'État  venoient  à  un  conseil  donné  exprès 
de  finance  ou  de  dépêches,  mais  où  on  ne  parloit  que 
de  cette  seule  affaire.  Alors  tous  étoient  assis,  et  les 
conseillers  d'État  y  coupoient  les  secrétaires  d'État 
et  le  contrôleur  général,  suivant  leur  ancienneté  de 
conseiller  d'État  entre  eux,  et  un  maître  des  requêtes 
rapportoit  debout,  lui  et  les  conseillers  d'État  en 
robes.  Le  jeudi  matin  étoit  presque  toujours  vide. 
C'étoit  le  temps  des  audiences  que  le  roi  vouloit 
donner,  et  le  plus  souvent  des  audiences  inconnues, 
par  les  derrières.  C'étoit  aussi  le  grand  jour  des 
bâtards,  des  bâtiments,  des  valets  intérieurs,  parce 
que  le  roi  n'avoit  rien  à  faire.  Le  vendredi  après  la 
messe  étoit  le  temps  du  confesseur,  qui  n' étoit  borné 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  489 

par  rien,  et  qui  pou  voit  durer  jusqu'au  dîner.  A 
Fontainebleau,  ces  matins-là  qu'il  n'y  avoit  point  de 
conseil,  le  roi  passoit  très-ordinairement  de  la  messe 
chez  Mme  de  Maintenon  ;  et  de  même  à  Trianon 
et  à  Marly,  quand  elle  n'étoit  pas  allée  dès  le  matin 
à  Saint-Cyr.  C'étoit  le  temps  de  leur  tête-à-tête  sans 
ministre  et  sans  interruption,  et  à  Fontainebleau 
jusqu'au  dîner.  Souvent,  les  jours  qu'il  n'y  avoit 
pas  de  conseil,  le  dîner  étoit  avancé  plus  ou  moins 
pour  la  chasse  ou  la  promenade.  L'heure  ordinaire 
étoit  une  heure  ;  si  le  conseil  duroit  encore,  le  dîner 
attendoit  et  on  n'avertissoit  point  le  roi.  Après  le 
conseil  de  finance,  Desmarets  restoit  souvent  seul 
à  travailler  avec  le  roi. 

Le  dîner  étoit  toujours  au  petit  couvert,  c'est-à- 
dire  seul  dans  sa  chambre,  sur  une  table  carrée  vis- 
à-vis  la  fenêtre  du  milieu.  Il  étoit  plus  ou  moins 
abondant  ;  car  il  ordonnoit  le  matin  petit  couvert 
ou  très-petit  couvert.  Mais  ce  dernier  étoit  toujours 
de  beaucoup  de  plats,  et  de  trois  services  sans  le  fruit. 
La  table  entrée,  les  principaux  courtisans  entroient, 
puis  tout  ce  qui  étoit  connu,  et  le  premier  gentil- 
homme de  la  chambre  en  année  alloit  avertir  le  roi. 
Il  le  servoit  si  le  grand  chambellan  n'y  étoit  pas. 

Le  marquis  de  Gesvres,  depuis  duc  de  Tresmes, 
prétendit  que,  le  dîner  commencé,  M.  de  Bouillon 
arrivant  ne  lui  pou  voit  ôter  le  service,  et  fut  con- 
damné. J'ai  vu  M.  de  Bouillon  arriver  derrière  le 
roi  au  milieu  du  dîner,  et  M.  de  Beauvilliers  qui 
servoit  lui  vouloir  donner  le  service,  qu'il  refusa 
poliment,  et  dit  qu'il  toussoit  trop  et  étoit  trop 
enrhumé.  Ainsi  il  demeura  derrière  le  fauteuil,  et  M. 
de  Beauvilliers  continua  le  service,  mais  à  son  refus 
public.  Le  marquis  de  Gesvres  avoit  tort.  Le  premier 
gentilhomme  de  la  chambre  n'a  que  le  commande- 
ment dans  la  chambre,  etc.,  et  nul  service.  C'est  le 


490  SAINT-SIMON  : 

grand  chambellan  qui  l'a  tout  entier,  et  nul  com- 
mandement. Ce  n'est  qu'en  son  absence  que  le  pre- 
mier gentilhomme  de  la  chambre  sert  ;  mais  si  le 
premier  gentilhomme  de  la  chambre  est  absent,  et 
qu'il  n'y  en  ait  aucun  autre,  ce  n'est  point  le  grand 
chambellan  qui  commande  dans  la  chambre,  c'est 
le  premier  valet  de  chambre. 

J'ai  vu,  mais  fort  rarement,  Monseigneur  et  Mgrs 
ses  fils  au  petit  couvert,  debout,  sans  que  jamais  le 
roi  leur  ait  proposé  un  siège.  J'y  ai  vu  continuelle- 
ment les  princes  du  sang  et  les  cardinaux  tout  du 
long.  J'y  ai  vu  assez  souvent  Monsieur,  ou  venant  de 
Saint-Cloud  voir  le  roi,  ou  sortant  du  conseil  des 
dépêches,  le  seul  où  il  entroit.  Il  donnoit  la  serviette 
et  demeuroit  debout.  Un  peu  après,  le  roi,  voyant 
qu'il  ne  s'en  alloit  point,  lui  demandoit  s'il  ne 
vouloit  point  s'asseoir  ;  il  faisoit  la  révérence,  et  le 
roi  ordonnoit  qu'on  lui  apportât  un  siège.  On  mettoit 
un  tabouret  derrière  lui.  Quelques  moments  après, 
le  roi  lui  disoit  :  «  Mon  frère,  asseyez-vous  donc.  »  Il 
faisoit  la  révérence  et  s'asseyoit  jusqu'à  la  fin  du 
dîner,  qu'il  présentoit  la  serviette.  D'autres  fois, 
quand  il  venoit  de  Saint-Cloud,  le  roi  en  arrivant 
à  table  demandoit  un  couvert  pour  Monsieur,  ou 
bien  lui  demandoit  s'il  ne  vouloit  pas  dîner.  S'il  le 
refusoit,  il  s'en  alloit  un  moment  après  sans  qu'il 
fût  question  de  siège  ;  s'il  l'acceptoit,  le  roi  deman- 
doit un  couvert  pour  lui.  La  table  étoit  carrée  ;  il  se 
mettoit  à  un  bout,  le  dos  au  cabinet.  Alors  le  grand 
chambellan,  s'il  servoit,  ou  le  premier  gentilhomme 
y'  de  la  chambre,  donnoit  à  boire  et  des  assiettes  à 
Monsieur,  et  prenoit  de  lui  celles  qu'il  ôtoit,  tout 
comme  il  faisoit  au  roi  ;  mais  Monsieur  recevoit 
tout  ce  service  avec  une  politesse  fort  marquée. 
S'ils  alloient  à  son  lever,  comme  cela  leur  arrivoit 
quelquefois,  ils  ôtoient  le  service  au  premier  gentil- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  491 

homme  de  sa  chambre,  et  le  faisoient,  dont  Monsieur 
se  montroit  fort  satisfait.  Quand  il  étoit  au  dîner 
du  roi,  il  remplissoit  et  il  égayoit  fort  la  conversa- 
tion. Là,  quoique  à  table,  il  donnoit  la  serviette  au 
roi  en  s'y  mettant  et  en  sortant  ;  et  en  la  rendant  au 
grand  chambellan,  il  y  lavoit.  Le  roi,  d'ordinaire, 
parloit  peu  à  son  dîner,  quoique  par-ci  par-là  quel- 
ques mots,  à  moins  qu'il  n'y  eût  de  ces  seigneurs 
familiers  avec  qui  il  causoit  un  peu  plus,  ainsi  qu'à 
son  lever. 

De  grand  couvert  à  dîner,  cela  étoit  extrêmement 
rare  :  quelques  grandes  fêtes,  ou  à  Fontainebleau 
quelquefois,  quand  la  reine  d'Angleterre  y  étoit. 
Aucune  dame  ne  venoit  au  petit  couvert.  J 'y  ai  seule- 
ment vu  très-rarement  la  maréchale  de  La  Motte, 
qui  avoit  conservé  cela  d'y  avoir  amené  les  enfants 
de  France,  dont  elle  avoit  été  gouvernante.  Dès 
qu'elle  y  paroissoit,  on  lui  apportoit  un  siège,  et  elle 
s'asseyoit,  car  elle  étoit  duchesse  à  brevet. 

Au  sortir  de  table,  le  roi  rentroit  tout  de  suite 
dans  son  cabinet.  C étoit  là  un  des  moments  de  lui 
parler,  pour  des  gens  distingués.  Il  s'arrêtoit  à  la 
porte  un  moment  à  l'écouter,  puis  il  entroit,  et  très- 
rarement  l'y  sui voit-on,  jamais  sans  le  lui  demander, 
et  c'est  ce  qu'on  n'osoit  guère.  Alors  il  se  mettoit  avec 
celui  qui  le  suivoit  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre  la 
plus  proche  de  la  porte  du  cabinet,  qui  se  fermoit 
aussitôt,  et  que  l'homme  qui  parloit  au  roi  rouvroit 
lui-même  pour  sortir,  en  quittant  le  roi.  C'étoit  en- 
core le  temps  des  bâtards  et  des  valets  intérieurs, 
quelquefois  des  bâtiments,  qui  attendoient  dans  les 
cabinets  de  derrière,  excepté  le  premier  médecin  qui 
étoit  toujours  au  dîner,  et  qui  suivoit  dans  les 
cabinets.  C'étoit  aussi  le  temps  où  Monseigneur  se 
trouvoit  quand  il  n'avoit  pas  vu  le  roi  le  matin.  Il 
entroit  et  sortoit  par  la  porte  de  la  galerie. 


492  SAINT-SIMON 


Le  roi  s'amusoit  à  donner  à  manger  à  ses  chiens 
couchants,  et  [restoit]  avec  eux  plus  ou  moins,  puis 
demandoit  sa  garde-robe,  et  changeoit  devant  le 
très-peu  de  gens  distingués  qu'il  plaisoit  au  premier 
gentilhomme  de  la  chambre  d'y  laisser  entrer,  et  tout 
de  suite  le  roi  sortoit  par  derrière  et  par  son  petit 
degré  dans  la  cour  de  Marbre  pour  monter  en  car- 
rosse ;  depuis  le  bas  de  ce  degré  jusqu'à  son  carrosse, 
lui  parloit  qui  vouloit,  et  de  même  en  revenant. 

Le  roi  aimoit  extrêmement  l'air,  et  quand  il  en 
étoit  privé,  sa  santé  en  souffroit  par  des  maux  de 
tête  et  par  des  vapeurs  que  lui  avoit  causées  un 
grand  usage  des  parfums  autrefois,  tellement  qu'il 
y  avoit  bien  des  années,  que,  excepté  l'odeur  de  la 
fleur  d'orange,  il  n'en  pouvoit  souffrir  aucune,  et 
qu'il  falloit  être  fort  en  garde  de  n'en  avoir  point, 
pour  peu  qu'on  eût  à  l'approcher. 

Comme  il  étoit  peu  sensible  au  froid  et  au  chaud, 
même  à  la  pluie,  il  n'y  avoit  que  des  temps  extrêmes 
qui  l'empêchassent  de  sortir  tous  les  jours.  Ces  sorties 
n'avoient  que  trois  objets  :  courre  le  cerf,  au  moins 
une  fois  la  semaine,  et  souvent  plusieurs,  à  Marly  et 
à  Fontainebleau,  avec  ses  meutes  et  quelques  autres  ; 
tirer  dans  ses  parcs,  et  homme  en  France  ne  tiroit 
si  juste,  si  adroitement  ni  de  si  bonne  grâce,  et  il  y 
alloit  aussi  une  ou  deux  fois  la  semaine,  surtout  les 
dimanches  et  les  fêtes  qu'il  ne  vouloit  point  de 
grandes  chasses,  et  qu'il  n'avoit  point  d'ouvriers; 
les  autres  jours  voir  travailler  et  se  promener  dans 
ses  jardins  et  ses  bâtiments  ;  quelquefois  des  pro- 
menades avec  des  dames,  et  la  collation  pour 
elles,  dans  la  forêt  de  Marly  et  dans  celle  de  Fon- 
tainebleau, et,  dans  ce  dernier  lieu,  des  promenades 
avec  toute  la  cour  autour  du  canal,  qui  étoit  un 
spectacle  magnifique  où  quelques  courtisans  se 
trouvoient  à  cheval.  Aucuns  ne  le  suivoient  en  ses 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  493 

autres  promenades  que  ceux  qui  étoient  en  charges 
principales  qui  approchoient  le  plus  de  sa  personne 
excepté  lorsque  assez  rarement,  il  se  promenoit 
dans  ses  jardins  de  Versailles,  où  lui  seul  étoit 
couvert,  ou  dans  ceux  de  Trianon,  lorsqu'il  y 
couchoit  et  qu'il  y  étoit  pour  quelques  jours,  non 
quand  il  y  alloit  de  Versailles  s'y  promener  et  revenir 
après.  A  Marly,  de  même  ;  mais  s'il  y  demeuroit, 
tout  ce  qui  étoit  du  voyage  avoit  toute  liberté  de  l'y 
suivre  dans  les  jardins,  l'y  joindre,  l'y  laisser,  en  un 
mot,  comme  ils  vouloient. 

Ce  lieu  avoit  encore  un  privilège  qui  n'étoit  pour 
nul  autre.  C'est  qu'en  sortant  du  château,  le  roi  disoit 
tout  haut  :  Le  chapeau,  messieurs  !  et  aussitôt  cour- 
tisans, officiers  des  gardes  du  corps,  gens  des  bâti- 
ments se  couvroient  tous,  en  avant,  en  arrière,  à 
côté  de  lui,  et  il  auroit  trouvé  mauvais  si  quelqu'un 
eût  non-seulement  manqué,  mais  différé  à  mettre 
son  chapeau  ;  et  cela  duroit  toute  la  promenade, 
c'est-à-dire  quelquefois  quatre  et  cinq  heures  en 
été,  ou  en  d'autres  saisons,  quand  il  mangeoit  de 
bonne  heure  à  Versailles  pour  s'aller  promener  à 
Marly,  et  n'y  point  coucher. 

La  chasse  du  cerf  étoit  plus  étendue.  Y  alloit  à 
Fontainebleau  qui  vouloit  ;  ailleurs,  il  n'y  avoit  que 
ceux  qui  en  avoient  obtenu  la  permission  une  fois 
pour  toutes,  et  ceux  qui  en  avoient  obtenu  le  justau- 
corps, qui  étoit  uniforme,  bleu,  avec  des  galons,  un 
d'argent  entre  deux  d'or,  doublé  de  rouge.  Il  y  en 
avoit  un  assez  grand  nombre,  mais  jamais  qu'une 
partie  à  la  fois  que  le  hasard  rassembloit.  Le  roi 
aimoit  à  y  avoir  une  certaine  quantité,  mais  le  trop 
l'importunoit  et  troubloit  la  chasse.  Il  se  plaisoit 
qu'on  l'aimât,  mais  il  ne  vouloit  pas  qu'on  y  allât 
sans  l'aimer  ;  il  trouvoit  cela  ridicule,  et  ne  savoit 
aucun  mauvais  gré  à  ceux  qui  n'y  alloient  jamais. 


494  SAINT-SIMON  : 

Il  en  étoit  de  même  du  jeu,  qu'il  vouloit  gros  et 
continuel  dans  le  salon  de  Marly  pour  le  lansquenet, 
et  force  tables  d'autres  jeux  par  tout  le  salon.  Il 
s'amusoit  volontiers  à  Fontainebleau  les  jours  de 
mauvais  temps  à  voir  jouer  les  grands  joueurs  à  la 
paume  où  il  avoit  excellé  autrefois,  et  à  Marly  très- 
souvent,  à  voir  jouer  un  mail,  où  il  avoit  aussi  été 
fort  adroit. 

Quelquefois  les  jours  qu'il  n'y  avoit  point  de 
conseil,  qui  n'étoient  pas  maigres,  et  qu'Û  étoit  à 
Versailles,  il  alloit  dîner  à  Marly  ou  à  Trianon  avec 
Mme  la  duchesse  de  Bourgogne,  Mme  de  Maintenon 
et  des  dames,  et  cela  devint  beaucoup  plus  ordinaire 
ces  jours-là  les  trois  dernières  années  de  sa  vie.  Au 
sortir  de  table,  en  été,  le  ministre  qui  devoit  travailler 
avec  lui  arrivoit,  et  quand  le  travail  étoit  fini,  il 
passoit  jusqu'au  soir  à  se  promener  avec  les  dames, 
à  jouer  avec  elles,  et  assez  souvent  à  leur  faire  tirer 
une  loterie  toute  de  billets  noirs,  sans  y  rien  mettre  ; 
c'étoit  ainsi  une  galanterie  de  présents  qu'il  leur 
faisoit,  au  hasard,  de  choses  à  leur  usage,  comme 
d'étoffes  et  d'argenterie,  ou  de  joyaux  ou  beaux  ou 
jolis,  pour  donner  plus  au  hasard.  Mme  de  Main- 
tenon  tiroit  comme  les  autres,  et  donnoit  presque 
toujours  sur-le-champ  ce  qu'elle  avoit  gagné.  Le  roi 
ne  tiroit  point,  et  souvent  il  y  avoit  plusieurs  billets 
sous  le  même  lot.  Outre  ces  jours-là,  il  y  avoit  assez 
souvent  de  ces  loteries  quand  le  roi  dînoit  chez  Mme 
de  Maintenon.  Il  s'avisa  fort  tard  de  ces  dîners,  qui 
furent  longtemps  rares,  et  qui,  sur  la  fin,  vinrent 
à  une  fois  la  semaine  avec  les  dames  familières,  avec 
musique  et  jeu.  A  ces  loteries,  il  n'y  avoit  que  des 
dames  du  palais  et  des  dames  familières,  et  plus  de 
dames  du  palais  depuis  la  mort  de  Mme  la  Dauphine  ; 
mais  il  y  en  avoit  trois,  Mmes  de  Lévi,  Dangeau  et 
d'O,  qui  étoient  familières.  L'été,  le  roi  travailloit 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  495 

chez  lui,  au  sortir  de  table,  avec  les  ministres,  et 
lorsque  les  jours  s'accourcissoient,  il  y  travailloit  le 
soir  chez  Mme  de  Maintenon. 

A  son  retour  de  dehors,  lui  parloit  qui  vouloit, 
depuis  son  carrosse  jusqu'au  bas  de  son  petit  degré. 
Il  se  rhabilloit  comme  il  avoit  changé  d'habit,  et 
restoit  dans  son  cabinet.  C'étoit  le  meilleur  temps 
des  bâtards,  des  valets  intérieurs  et  des  bâtiments. 
Ces  intervalles-là,  qui  arri voient  trois  fois  par  jour, 
étoient  leur  temps,  celui  des  rapporteurs  de  vive 
voix  ou  par  écrit,  celui  où  le  roi  écrivoit,  s'il  avoit 
à  écrire  lui-même.  Au  retour  de  ses  promenades,  il 
étoit  une  heure  et  plus  dans  ses  cabinets  ;  puis 
passoit  chez  Mme  de  Maintenon,  et  en  chemin  lui 
parloit  encore  qui  vouloit. 
/  A  dix  heures  il  étoit  servi.  Le  maître  d'hôtel  en 
quartier,  ayant  son  bâton,  alloit  avertir  le  capitaine 
des  gardes  en  quartier  dans  l'antichambre  de  Mme 
de  Maintenon,  où,  averti  lui-même  par  un  garde  de 
l'heure,  il  venoit  d'arriver.  Il  n'y  avoit  que  les  capi- 
taines des  gardes  qui  entrassent  dans  cette  anti- 
chambre, qui  étoit  fort  petite,  entre  la  chambre  où 
étoit  le  roi  et  Mme  de  Maintenon,  et  une  autre  très- 
petite  antichambre  pour  les  officiers,  et  le  dessus 
public, du  degré  où  le  gros  étoit.  Le  capitaine  des 
gardes  se  montroit  à  l'entrée  de  la  chambre,  disant 
au  roi  qu'il  étoit  servi,  revenoit  dans  l'instant  dans 
l'antichambre.  Un  quart  d'heure  après,  le  roi  venoit 
souper,  toujours  au  grand  couvert,  et  depuis  l'anti- 
chambre de  Mme  de  Maintenon  jusqu'à  sa  table, 
lui  parloit  encore  qui  vouloit.  s- 

A  son  souper,  toujours  au  grand  couvert,  avec  la 
maison  royale,  c'est-à-dire  uniquement  les  fils  et  filles 
de  France  et  les  petits-fils  et  petites-filles  de  France, 
étoient  toujours  grand  nombre  de  courtisans,  et  de 
dames  tant  assises  que  debout,  et  la  surveille  des 


496  SAINT-SIMON  : 

voyages  de  Marly  toutes  celles  qui  vouloient  y  aller. 
Cela  s'appeloit  se  présenter  pour  Marly.  Les  hommes 
demandoient  le  même  jour  le  matin,  en  disant  au 
roi  seulement  :  «  Sire,  Marly  !  »  Les  dernières  années 
le  roi  s'en  importuna.  Un  garçon  bleu  écrivoit  dans 
la  galerie  les  noms  de  ceux  qui  demandoient,  et  qui 
y  alloient  se  faire  écrire.  Pour  les  dames  elles  con- 
tinuèrent toujours  à  se  présenter. 

Après  souper,  le  roi  se  tenoit  quelques  moments 
debout,  le  dos  au  balustre  du  pied  de  son  lit,  envi- 
ronné de  toute  la  cour  ;  puis  avec  des  révérences 
aux  dames  passoit  dans  son  cabinet  où,  en  arrivant, 
il  donnoit  Tordre.  Il  y  passoit  un  peu  moins  d'une 
heure  avec  ses  enfants  légitimes  et  bâtards,  ses 
petits-enfants  légitimes  et  bâtards,  et  leurs  maris 
ou  leurs  femmes,  tous  dans  un  cabinet,  le  roi  dans 
un  fauteuil,  Monsieur  dans  un  autre,  qui  dans  le 
particulier  vivoit  avec  le  roi  en  frère,  Monseigneur 
debout  ainsi  que  tous  les  autres  princes,  et  les  prin- 
cesses sur  des  tabourets.  Madame  y  fut  admise  après 
la  mort  de  Mme  la  Dauphine.  Ceux  qui  entroient  par 
les  derrières  s'y  trouvoient,  et  qu'on  a  nommés,  et 
les  valets  intérieurs  avec  Chamarande,  qui  avoit  été 
premier  valet  de  chambre  en  survivance  de  son 
père,  et  qui  étoit  devenu  depuis  premier  maître 
d'hôtel  de  Mme  la  Dauphine  de  Bavière,  et  lieutenant 
général  distingué,  fort  à  la  mode  dans  le  monde,  et 
avec  fort  peu  d'esprit  un  fort  galant  homme  et  bien 
reçu  partout. 

Les  dames  d'honneur  des  princesses,  et  les  dames 
du  palais  du  jour,  attendoient  dans  le  cabinet  du 
conseil  qui  précédoit  celui  où  étoit  le  roi,  à  Versailles 
et  ailleurs.  A  Fontainebleau,  où  il  n'y  avoit  qu'un 
grand  cabinet,  les  dames  des  princesses,  qui  étoient 
assises,  achevoient  le  cercle  avec  les  princesses,  au 
même  niveau  et  sur  mêmes  tabourets  ;    les  autres 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  497 

dames  étoient  derrière,  en  liberté  de  demeurer  de- 
bout, ou  de  s'asseoir  par  terre  sans  carreau,  comme 
plusieurs  faisoient.  La  conversation  n'étoit  guère 
que  de  chasse  ou  de  quelque  autre  chose  aussi  in- 
différente. 

Le  roi,  voulant  se  retirer,  alloit  donner  à  manger 
à  ses  chiens,  puis  donnoit  le  bonsoir,  passoit  dans  sa 
chambre  à  la  ruelle  de  son  lit,  où  il  faisoit  sa  prière 
comme  le  matin  ;  puis  se  déshabilloit.  Il  donnoit  le 
bonsoir  d'une  inclination  de  tête,  et  tandis  qu'on 
sortoit,  il  se  tenoit  debout  au  coin  de  la  cheminée, 
où  il  donnoit  l'ordre  au  colonel  des  gardes  seul  ;  puis 
commençoit  le  petit  coucher,  où  restoient  les  grandes 
et  secondes  entrées  ou  brevets  d'affaires.  Cela  étoit 
court.  Ils  ne  sortoient  que  lorsqu'il  se  mettoit  au  lit. 
Ce  moment  en  étoit  un  de  lui  parler  pour  ces  privi- 
légiés. Alors  tous  sortoient  quand  ils  en  voyoient 
un  attaquer  le  roi,  qui  demeuroit  seul  avec  lui. 

Lorsque  le  roi  mourut,  il  y  a  voit  dix  ou  douze  ans 
que  ce  qui  n'avoit  point  ces  entrées  ne  demeuroit 
plus  au  coucher,  depuis  une  longue  attaque  de  goutte 
que  le  roi  avoit  eue,  en  sorte  qu'il  n'y  avoit  plus  de 
grand  coucher,  et  que  la  cour  étoit  finie  au  sortir  du 
souper.  Alors  le  colonel  des  gardes  prenoit  l'ordre, 
avec  tous  les  autres  ;  les  aumôniers  de  quartier,  et  le 
grand  et  le  premier  aumônier  sortoient  après  la 
prière. 

Les  jours  de  médecine,  qui  revenoient  tous  les  mois 
au  plus  loin,  il  la  prenoit  dans  son  lit,  puis  entendoit 
la  messe  où  il  n'y  avoit  que  les  aumôniers  et  les 
entrées.  Monseigneur  et  la  maison  royale  venoient  le 
voir  un  moment  ;  puis  M.  du  Maine,  M.  le  comte  de 
Toulouse,  lequel  y  demeuroit  peu,  et  Mme  de  Main- 
tenon  venoient  l'entretenir.  Il  n'y  avoit  qu'eux  et  les 
valets  intérieurs  dans  le  cabinet,  la  porte  ouverte. 
Mme  de  Main  tenon  s'asseyoit  dans  le  fauteuil  au  chevet 


498  SAINT-SIMON  : 

du  lit.  Monsieur  s'y  mettoit  quelquefois,  mais  avant 
que  Mme  de  Maintenon  fût  venue,  et  d'ordinaire, 
après  qu'elle  étoit  sortie  ;  Monseigneur  toujours  de- 
bout, et  les  autres  de  la  maison  royale  un  moment. 
M.  du  Maine  qui  y  passoit  toute  la  matinée,  et  qui 
étoit  fort  boiteux,  se  mettoit  auprès  du  lit  sur  un 
tabouret,  quand  il  n'y  avoit  personne  que  Mme  de 
Maintenon  et  son  frère.  C'étoit  où  il  tenoit  le  dé  à  les 
amuser  tous  deux,  et  où  souvent  il  en  faisoit  de 
bonnes.  Le  roi  dînoit  dans  son  lit,  sur  les  trois  heures 
où  tout  le  monde  entroit,  puis  se  levoit,  et  il  n'y  de- 
meuroit  que  les  entrées.  Il  passoit  après  dans  son 
cabinet  où  il  tenoit  conseil,  et  après  U  alloit  à  l'or- 
dinaire chez  Mme  de  Maintenon,  et  soupoit  à  dix 
heures  au  grand  couvert. 

Le  roi  n'a  de  sa  vie  manqué  la  messe  qu'une  fois 
à  l'armée,  un  jour  de  grande  marche,  ni  aucun  jour 
maigre,  à  moins  de  vraie  et  très-rare  incommodité. 
Quelques  jours  avant  le  carême,  il  tenoit  un  discours 
public  à  son  lever,  par  lequel  il  témoignoit  qu'il 
trouveroit  fort  mauvais  qu'on  donnât  à  manger  gras 
à  personne,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût,  et 
ordonnoit  au  grand  prévôt  d'y  tenir  la  main,  et  de 
lui  en  rendre  compte.  Il  ne  vouloit  pas  non  plus  que 
ceux  qui  mangeoient  gras  mangeassent  ensemble,  ni 
autre  chose  que  bouilli  et  rôti  fort  court,  et  personne 
n'osoit  outre-passer  ses  défenses,  car  on  s'en  seroit 
bientôt  ressenti.  Elles  s'étendoient  à  Paris,  où  le  lieu- 
tenant de  police  y  veilloit  et  lui  en  rendoit  compte. 
11  y  avoit  douze  ou  quinze  ans  qu'il  ne  faisoit  plus  de 
carême.  D'abord  quatre  jours  maigres,  puis  trois,  et 
les  quatre  derniers  de  la  semaine  sainte.  Alors  son 
très-petit  couvert  étoit  fort  retranché  les  jours  qu'il 
faisoit  gras  ;  et  le  soir  au  grand  couvert  tout  étoit 
collation,  et  le  dimanche  tout  étoit  en  poisson  ;  cinq 
ou  six  plats  gras  tout  au  plus,  tant  pour  lui  que  pour 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  499 

ceux  qui  à  sa  table  mangeoient  gras.  Le  vendredi 
saint  grand  couvert  matin  et  soir,  en  légumes,  sans 
aucun  poisson,  ni  à  pas  une  de  ses  tables. 

Il  manquoit  peu  de  sermons  l'avent  et  le  carême, 
et  aucune  des  dévotions  de  la  semaine  sainte,  des 
grandes  fêtes,  ni  les  deux  processions  du  saint  sa- 
crement, ni  celles  des  jours  de  Tordre  du  Saint- 
Esprit,  ni  celle  de  l'Assomption.  Il  étoit  très-respec- 
tueusement à  l'église.  A  sa  messe  tout  le  monde  étoit 
obligé  de  se  mettre  à  genoux  au  Sanctus,  et  d'y  demeu- 
rer jusqu'après  la  communion  du  prêtre  ;  et  s'il  en- 
tendoit  le  moindre  bruit  ou  voyoit  causer  pendant 
la  messe,  il  le  trouvoit  fort  mauvais.  Il  manquoit 
rarement  le  salut  les  dimanches,  s'y  trouvoit  sou- 
vent les  jeudis,  et  toujours  pendant  toute  l'octave 
du  saint  sacrement.  Il  communioit  toujours  en  col- 
lier de  l'ordre  ;  rabat  et  manteau,  cinq  fois  l'an- 
née, le  samedi  saint  à  la  paroisse,  les  autres  jours 
à  la  chapelle,  qui  étoient  la  veille  de  la  Pentecôte, 
le  jour  de  l'Assomption,  et  la  grand'messe  après, 
la  veille  de  la  Toussaint  et  la  veille  de  Noël,  et 
une  messe  basse  après  celle  où  il  avoit  communié, 
et  ces  jours-là  point  de  musique  à  ses  messes,  et  à 
chaque  fois  il  touchoit  les  malades.  Il  alloit  à  vêpres 
les  jours  de  communion,  et  après  vêpres  il  travailloit 
dans  son  cabinet,  avec  son  confesseur,  à  la  distribu- 
tion des  bénéfices  qui  vaquoient.  Il  n'y  avoit  rien  de 
plus  rare  que  de  lui  voir  donner  aucun  bénéfice  en 
d'autres  temps.  Il  alloit  le  lendemain  à  la  grand'- 
messe et  à  vêpres,  à  matines  et  à  trois  messes  de 
minuit  en  musique,  et  c' étoit  un  spectacle  admirable 
dans  la  chapelle  ;  le  lendemain  à  la  grand'messe,  à 
vêpres,  au  salut.  Le  jeudi  saint,  il  servoit  les  pauvres 
à  dîner,  et  après  la  collation,  il  ne  faisoit  qu'entrer  dans 
son  cabinet,  passoit  à  la  tribune  adorer  le  saint 
sacrement,  et  se  venoit  coucher  tout  de  suite.  A  la 


500  SAINT-SIMON  : 

messe,  il  disoit  son  chapelet  (il  n'en  sa  voit  pas 
davantage),  et  toujours  à  genoux,  excepté  à  l'évan- 
gile. Aux  grand'messes,  il  ne  s'asseyoit  dans  son 
fauteuil  qu'aux  temps  où  on  a  coutume  de  s'asseoir. 
Aux  jubilés,  il  faisoit  presque  toujours  ses  stations 
à  pied  ;  et  tous  les  jours  de  jeûne,  et  ceux  du  carême 
où  il  mangeoit  maigre,  il  faisoit  seulement  collation. 

Il  étoit  toujours  vêtu  de  couleur  plus  ou  moins 
brune  avec  une  légère  broderie,  jamais  sur  les  tailles, 
quelquefois  rien  qu'un  bouton  d'or,  quelquefois  du 
velours  noir.  Toujours  une  veste  de  drap  ou  de  satin 
rouge,  ou  bleue,  ou  verte,  fort  brodée.  Jamais  de 
bague,  et  jamais  des  pierreries  qu'à  ses  boucles  de 
souliers,  de  jarretières,  et  de  chapeau  toujours 
bordé  de  point  d'Espagne  avec  un  plumet  blanc. 
Toujours  le  cordon  bleu  dessous,  excepté  des  noces 
ou  autres  fêtes  pareilles  qu'il  le  portoit  par  dessus, 
fort  long  avec  huit  ou  dix  millions  de  pierreries.  Il 
étoit  le  seul  de  la  maison  royale  et  des  princes  de 
sang  qui  portât  l'ordre  dessous,  en  quoi  fort  peu 
de  chevaliers  de  l'ordre  l'imitoient,  et  aujourd'hui 
presque  aucun  ne  le  porte  dessus,  les  bons  par  honte 
de  leurs  confrères,  et  ceux-là  embarrassés  de  le 
porter. 

Jusqu'à  la  promotion  de  1661  inclusivement,  les 
chevaliers  de  l'ordre  en  portoient  tous  le  grand 
habit  à  toutes  les  trois  cérémonies  de  l'ordre,  y 
alloient  à  l'offrande,  et  y  communioient.  Le  roi 
retrancha  lors  le  grand  habit,  l'offrande  et  la  com- 
munion. Henri  III  l'avoit  prescrite  à  cause  des 
huguenots  et  de  la  Ligue.  La  vérité  est  qu'une  com- 
munion générale,  publique,  en  pompe,  prescrite  à 
jour  nommé  trois  fois  l'an  à  des  courtisans,  devient 
une  terrible  et  bien  dangereuse  pratique,  qu'il  a  été 
très-bon  d'ôter  ;  mais  pour  l'offrande,  qui  étoit 
majestueuse  où  il  n'y  a  plus  que  le  roi  qui  y  aille, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  501 

et  le  grand  habit  de  l'ordre  réduit  aux  jours  de  ré- 
ception, et  le  plus  souvent  encore  seulement  pour 
ceux  qui  sont  reçus,  cela  ôte  toute  la  beauté  de  la 
cérémonie.  A  l'égard  du  repas  en  réfectoire  avec  le 
roi,  on  a  dit  d'ailleurs  ce  qui  l'a  fait  supprimer. 

Il  ne  se  passoit  guère  quinze  jours  que  le  roi  n'al- 
lât à  Saint-Germain,  même  après  la  mort  du  roi 
Jacques  IL  La  cour  de  Saint-Germain  venoit  aussi 
à  Versailles,  mais  plus  souvent  à  Marly,  et  souvent 
y  souper,  et  nulle  fête  de  cérémonie  ou  de  divertisse- 
ment qu'elle  n'y  fût  invitée,  qu'elle  vînt  et  dont  elle 
ne  reçût  tous  les  honneurs.  Ils  étoient  réciproque- 
ment convenus  de  se  recevoir  et  se  conduire  dans 
le  milieu  de  leur  appartement.  A  Marly,  le  roi  les 
recevoit  et  les  conduisoit  à  la  porte  du  petit  salon 
du  côté  de  la  Perspective,  et  les  y  voyoit  descendre 
et  monter  dans  leur  chaise  à  porteurs  ;  à  Fontaine- 
bleau, tous  les  voyages,  au  haut  de  l'escalier  à  fer 
à  cheval,  depuis  que  le  roi  leur  eut  accordé  de  ne 
les  aller  plus  recevoir  et  conduire  au  bout  de  la  forêt. 
Rien  n'étoit  pareil  aux  soins,  aux  égards,  à  la  poli- 
tesse du  roi  pour  eux,  ni  à  l'air  de  majesté  et  de 
galanterie  avec  lequel  cela  se  passoit  à  chaque  fois. 
On  en  a  parlé  ailleurs  plus  au  long.  A  Marly,  ils 
demeuroient  en  arrivant  un  quart  d'heure  dans  le 
salon,  debout,  au  milieu  de  toute  la  cour,  puis 
passoient  chez  le  roi  ou  chez  Mme  de  Maintenon. 
Le  roi  n'entroit  jamais  dans  le  salon  que  pour  le 
traverser,  pour  des  bals,  ou  pour  y  voir  jouer  un 
moment  le  jeune  roi  d'Angleterre  ou  l'électeur  de 
Bavière.  Les  jours  de  naissance,  ou  de  la  fête  du  roi 
et  de  sa  famille,  si  observés  dans  les  cours  de  l'Eu- 
rope, ont  toujours  été  inconnus  dans  celle  du  roi  ; 
en  sorte  que  jamais  il  n'y  en  a  été  fait  la  moindre 
mention  en  rien,  ni  différence  aucune  de  tous  les 
autres  jours  de  l'année. 


502  SAINT-SIMON  : 

Louis  XIV  ne  fut  regretté  que  de  ses  valets  inté- 
rieurs, de  peu  d'autres  gens,  et  des  chefs  de  l'affaire  de 
la  constitution.  Son  successeur  n'en  étoit  pas  en  âge. 
Madame  n'a  voit  pour  lui  que  de  la  crainte  et  de  la 
bienséance.  Mme  la  duchesse  de  Berry  ne  l'aimoit 
pas,  et  comptoit  aller  régner.  M.  le  duc  d'Orléans 
n'étoit  pas  payé  pour  le  pleurer,  et  ceux  qui  l'étoient 
n'en  rirent  pas  leur  charge.  Mme  de  Maintenon  étoit 
excédée  du  roi  depuis  la  perte  de  la  Dauphine  ;  elle 
ne  sa  voit  qu'en  faire  ni  à  quoi  l'amuser  ;  sa  contrainte 
en  étoit  triplée,  parce  qu'il  étoit  beaucoup  plus  chez 
elle,  ou  en  parties  avec  elle.  Sa  santé,  ses  affaires,  les 
manèges  qui  avoient  fait  tout  faire,  on  pour  parler 
plus  exactement,  qui  avoient  tout  arraché  pour  le 
duc  du  Maine,  avoient  fait  essuyer  continuellement 
d'étranges  humeurs,  et  souvent  des  sorties  à  Mme 
de  Maintenon.  Elle  étoit  venue  à  bout  de  ce  qu'elle 
avoit  voulu  ;  ainsi,  quoi  qu'elle  perdît  en  perdant  le 
roi,  elle  se  sentit  délivrée,  et  ne  fut  capable  que  de 
ce  sentiment.  L'ennui  et  le  vide  dans  la  suite  rap- 
pelèrent les  regrets  ;  mais  comme  elle  n'influa  plus 
rien  de  sa  retraite,  il  n'est  pas  temps  de  parler  d'elle, 
ni  des  occupations  qu'elle  s'y  fit. 

On  a  vu  jusqu'à  quelle  joie,  à  quelle  barbare  indé- 
cence le  prochain  point  de  vue  de  la  toute-puissance 
jeta  le  duc  du  Maine.  La  tranquillité  glacée  de  son 
frère  ne  s'en  haussa  ni  baissa.  Mme  la  Duchesse, 
affranchie  de  tous  ses  liens,  n'avoit  plus  besoin  de 
l'appui  du  roi,  elle  n'en  sentoit  que  la  crainte  et  la 
contrainte,  elle  ne  pouvoit  souffrir  Mme  de  Main- 
tenon ;  elle  ne  pouvoit  douter  de  la  partialité  du  roi 
pour  le  duc  du  Maine  dans  leur  procès  de  la  succes- 
sion de  M.  le  Prince  ;  on  lui  reprochoit  depuis  toute 
sa  vie  qu'elle  n'avoit  point  de  cœur,  mais  seulement 
un  gésier  ;  elle  se  trouva  donc  fort  à  son  aise  et  en 
liberté,  et  n'en  fit  pas  grandes  façons. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  503 

Mme  la  duchesse  d'Orléans  me  surprit.  Je  m'étois 
attendu  à  de  la  douleur  ;  je  n'aperçus  que  quelques 
larmes  qui,  sur  tous  sujets,  lui  couloient  très-aisé- 
ment des  yeux,  et  qui  furent  bientôt  taries.  Son  lit, 
qu'elle  aimoit  fort,  suppléa  à  tout  pendant  quelques 
jours,  avec  la  façon  de  l'obscurité  qu'elle  ne  haïssoit 
pas.  Mais  bientôt  les  rideaux  des  fenêtres  se  rou- 
vrirent, et  il  n'y  parut  plus  qu'en  rappelant  de  fois 
à  autre  quelque  bienséance. 

Pour  les  princes  du  sang,  c'étoient  des  enfants. 

La  duchesse  de  Ventadour  et  le  maréchal  de  Ville- 
roy  donnèrent  un  peu  la  comédie  ;  pas  un  autre  n'en 
prit  même  la  peine.  Mais  quelques  vieux  et  plats 
courtisans  comme  Dangeau,  Cavoye,  et  un  très-petit 
nombre  d'autres,  qui  se  voyoient  hors  de  toute  me- 
sure, quoique  tombés  d'une  fort  commune  situation, 
regrettèrent  de  n'avoir  plus  à  se  cuider  parmi  les 
sots,  les  ignorants,  les  étrangers,  dans  les  raison- 
nements et  l'amusement  journalier  d'une  cour  qui 
s'éteignoit  avec  le  roi. 

Tout  ce  qui  la  composoit  étoit  de  deux  sortes  :  les 
uns,  en  espérance  de  figurer,  de  se  mêler,  de  s'intro- 
duire, et  oient  ravis  de  voir  finir  un  règne  sous  lequel 
il  n'y  avoit  rien  pour  eux  à  attendre  ;  les  autres,  fati- 
gués d'un  joug  pesant,  toujours  accablant,  et  des 
ministres  bien  plus  que  du  roi,  étoient  charmés  de 
se  trouver  au  large,  tous,  en  général,  d'être  délivrés 
d'une  gêne  continuelle,  et  amoureux  des  nouveautés. 

Paris,  las  d'une  dépendance  qui  avoit  tout  assujetti, 
respira  dans  l'espoir  de  quelque  liberté,  et  dans  la 
joie  de  voir  finir  l'autorité  de  tant  de  gens  qui  en 
abusoient.  Les  provinces,  au  désespoir  de  leur  ruine 
et  de  leur  anéantissement,  respirèrent  et  tressaillirent 
de  joie  ;  et  les  parlements  et  toute  espèce  de  judi- 
cature,  anéantie  par  les  édits  et  par  les  évocations, 
se  flatta,  les  premiers  de  figurer,  les  autres  de  se 


504  SAINT-SIMON  : 

trouver  affranchis.  Le  peuple  ruiné,  accablé,  déses- 
péré, rendit  grâces  à  Dieu,  avec  un  éclat  scandaleux, 
d'une  délivrance  dont  ses  plus  ardents  désirs  ne 
doutoient  plus. 

Les  étrangers  ravis  d'être  enfin,  après  un  si  long 
cours  d'années,  défaits  d'un  monarque  qui  leur  avoit 
si  longuement  imposé  la  loi,  et  qui  leur  avoit  échappé 
par  une  espèce  de  miracle  au  moment  qu'ils  comp- 
toient  le  plus  sûrement  de  l'avoir  enfin  subjugué,  se 
continrent  avec  plus  de  bienséance  que  les  François. 
Les  merveilles  des  trois  premiers  quarts  de  ce  règne 
de  plus  de  soixante-dix  ans,  et  la  personnelle  magna- 
nimité de  ce  roi  jusqu'alors  si  heureux,  et  si  aban- 
donné après  de  la  fortune  pendant  le  dernier  quart 
de  son  règne,  les  avoient  justement  éblouis.  Ils  se 
firent  un  honneur  de  lui  rendre  après  sa  mort  ce 
qu'ils  lui  avoient  constamment  refusé  pendant  sa 
vie.  Nulle  cour  étrangère  n'exulta  ;  toutes  se  pi- 
quèrent de  louer  et  d'honorer  sa  mémoire. 

L'empereur  en  prit  le  deuil  comme  d'un  père  ;  et 
quoiqu'il  y  eût  quatre  ou  cinq  mois  depuis  la  mort 
du  roi  jusqu'au  carnaval,  toute  espèce  de  divertisse- 
ment fut  défendu  à  Vienne,  et  observé  exactement. 
Le  monstrueux  fut  que,  sur  la  fin  du  carnaval,  il  y 
eut  un  bal  unique,  avec  une  espèce  de  fête,  que  le 
comte  du  Luc,  ambassadeur  de  France,  n'eut  pas 
honte  de  donner  aux  dames  qui  le  séduisirent  par 
l'ennui  d'un  carnaval  si  triste.  Cette  complaisance 
ne  le  fit  pas  estimer  à  Vienne  ni  ailleurs.  En  France 
on  se  contenta  de  l'ignorer.  Pour  nos  ministres  et 
les  intendants  des  provinces,  les  financiers,  et  ce 
qu'on  peut  appeler  la  canaille,  ceux-là  sentirent 
toute  l'étendue  de  leur  perte.  Nous  allons  voir  si  le 
royaume  eut  tort  ou  raison  des  sentiments  qu'il 
montra,  et  s'il  trouva  bientôt  après  qu'il  eût  gagné 
ou  perdu. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  505 

LU.  —  RETRAITE    ET   MORT   DE   MADAME 
DE   MAINTENON 

Le  samedi  au  soir  15  avril,  veille  de  la  Quasimodo, 
[1719],  mourut  à  Saint-Cyr  la  célèbre  et  fatale  Mme 
de  Main  tenon.  Quel  bruit  cet  événement  en  Europe, 
s'il  fût  arrivé  quelques  années  plus  tôt  !  On  l'ignora 
peut-être  à  Versailles,  qui  en  est  si  proche  ;  à  peine 
en  parla-t-on  à  Paris.  On  s'est  tant  étendu  sur  cette 
femme  trop  et  si  malheureusement  fameuse,  à  l'occa- 
sion de  la  mort  du  roi,  qu'il  ne  reste  rien  à  en  dire 
que  depuis  cette  époque.  Elle  a  tant,  si  puissamment 
et  si  funestement  figuré  pendant  trente-cinq  années, 
sans  la  moindre  lacune,  que  tout,  jusqu'à  ses  dernières 
années  de  retraite,  en  est  curieux. 

Elle  se  retira  à  Saint-Cyr  au  moment  même  de  la 
mort  du  roi,  et  eut  le  bon  sens  de  s'y  réputer  morte 
au  monde,  et  de  n'avoir  jamais  mis  le  pied  hors  de  la 
clôture  de  cette  maison.  Elle  ne  voulut  y  voir  per- 
sonne du  dehors  sans  exception,  que  du  très-petit 
nombre  dont  on  va  parler,  rien  demander,  ni  recom- 
mander à  personne,  ni  se  mêler  de  rien  où  son  nom 
pût  être  mêlé.  Mme  de  Caylus,  Mme  de  Dangeau, 
Mme  de  Lévi  étoient  admises,  mais  peu  souvent,  les 
deux  dernières  encore  plus  rarement,  à  dîner.  Le 
cardinal  de  Rohan  la  voyoit  toutes  les  semaines,  le 
duc  du  Maine  aussi,  et  passoit  trois  et  quatre 
heures  avec  elle  tête  à  tête.  Tout  lui  rioit  quand 
on  le  lui  annonçoit.  Elle  embr assoit  son  mignon 
avec  la  dernière  tendresse,  quoiqu'il  puât  bien  fort, 
car  elle  l'appeloit  toujours  ainsi.  Assez  souvent  le 
duc  de  Noailles,  dont  elle  paroissoit  se  soucier 
médiocrement,  de  sa  femme  encore  moins,  quoique  sa 
propre  nièce,  qui  y  alloit  fort  rarement  et  d'un  air 
contraint,  et  mal  volontiers  ;  aussi  la  réception  étoit 


5o6  SAINT-SIMON  : 

pareille  ;  le  maréchal  de  Villeroy,  tant  qu'il  en 
pouvoit  prendre  le  temps  et  toujours  avec  grand 
accueil  ;  presque  point  le  cardinal  de  Bissy  ;  quelques 
évêques  obscurs  et  fanatiques  quelquefois  ;  assez 
souvent  l'archevêque  de  Rouen,  Aubigny  ;  Bloin  de 
temps  en  temps  ;  et  l'évêque  de  Chartres,  Mérinville, 
diocésain  et  supérieur  de  la  maison. 

Une  fois  la  semaine,  quand  la  reine  d'Angleterre 
étoit  à  Saint- Germain,  [elle]  alloit  dîner  avec  elle, 
mais  de  Chaillot,  où  elle  passoit  des  temps  considé- 
rables, elle  n'y  alloit  pas.  Elles  avoient  chacune  leur 
fauteuil  égal,  vis-à-vis  l'une  de  l'autre.  A  l'heure  du 
dîner,  on  mettoit  une  table  entre  elles  deux,  leur  cou- 
vert, les  premiers  plats  et  une  cloche.  C'étoit  les 
jeunes  demoiselles  de  la  chambre  qui  faisoient  tout 
ce  ménage,  et  qui  leur  servoient  à  boire,  des  assiettes 
et  un  nouveau  service  quand  la  cloche  les  appeloit  ; 
la  reine  leur  témoignoit  toujours  quelques  bontés. 
Le  repas  fini,  elles  desservoient  et  ôtoient  tout  de  la 
chambre,  puis  apportoient  et  rapportoient  le  café. 
La  reine  y  passoit  deux  ou  trois  heures  tête  à  tête, 
puis  elles  s' embr  assoient  ;  Mme  de  Main  tenon  faisoit 
trois  ou  quatre  pas  en  la  recevant  et  en  la  condui- 
sant; les  demoiselles,  qui  et  oient  dans  l'antichambre, 
l'accompagnoient  à  son  carrosse,  et  l'aimoient  fort, 
parce  qu'elle  leur  étoit  fort  gracieuse. 

Elles  étoient  charmées  surtout  du  cardinal  de 
Rohan,  qui  ne  venoit  jamais  les  mains  vides  ;  et  qui 
leur  apportoit  des  pâtisseries  et  des  bonbons  de  quoi 
les  régaler  plusieurs  jours.  Ces  bagatelles  faisoient 
plaisir  à  Mme  de  Main  tenon.  Il  est  pourtant  vrai 
qu'avec  ce  peu  de  visites,  qui  ne  se  hasardoient  point 
qu'elle  n'en  marquât  le  jour  et  l'heure,  qu'on  envoyoit 
lui  demander,  excepté  son  mignon,  toujours  reçu  à 
bras  ouverts,  il  arrivoit  rarement  des  journées  où 
elle  n'eût  personne.  Ces  temps-là  et  les  vides  des 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  507 

matinées  étoient  remplis  par  beaucoup  de  lettres 
qu'elle  recevoit  et  de  réponses  qu'elle  faisoit,  presque 
toutes  à  des  supérieurs  de  communautés  de  prêtres 
ou  de  séminaires,  à  des  abbesses,  même  à  de  simples 
religieuses  ;  car  le  goût  de  direction  surnagea  tou- 
jours à  tout,  et  comme  elle  écrivoit  singulièrement 
bien  et  facilement,  elle  se  plaisoit  à  dicter  ses  lettres. 
Tous  ces  détails,  je  les  ai  sus  de  Mme  de  Tibouville, 
qui  et  oit  Rochechouart,  sans  aucun  bien,  et  mise 
enfant  à  Saint-Cyr. 

Mme  de  Maintenon,  outre  ses  femmes  de  chambre, 
car  nul  homme  de  ses  gens  n'entroit  dans  la  clôture, 
avoit  deux,  quelquefois  trois  anciennes  demoiselles 
et  six  jeunes  pour  être  de  sa  chambre,  dont,  vieilles 
et  jeunes,  elle  changeoit  quelquefois.  Mlle  de  Roche- 
chouart fut  une  des  jeunes  ;  elle  la  prit  en  amitié,  et 
autant  en  une  sorte  de  petite  confiance  que  son  âge 
le  pouvoit  permettre  ;  et  comme  elle  lui  trouvoit 
de  l'esprit  et  la  main  bonne,  c'étoit  à  elle  qu'elle 
dictoit  toujours.  Elle  n'est  sortie  de  Saint-Cyr 
qu'après  la  mort  de  Mme  de  Maintenon,  qu'elle  a 
toujours  fort  regrettée,  quoiqu'elle  ne  lui  ait  rien 
donné.  Le  mariage  que  son  total  manquement  de 
bien  fit  faire  pour  elle  à  d'An  tin,  qui  l'eut  toujours 
chez  lui  depuis  sa  sortie  de  Saint-Cyr,  ne  fut  pas 
heureux.  Tibouville  mangea  son  bien  à  ne  rien  faire, 
quoique  très-considérable,  vendit  son  régiment  dès 
que  la  guerre  pointa,  et  se  conduisit  de  façon  que  sa 
femme  n'eut  de  ressource  qu'à  se  retirer  chez  l'évêque 
d'Évreux,  son  frère.  La  maison  de  campagne  de  l'é- 
vêché  d'Évreux  n'est  qu'à  cinq  petites  lieues  de  la 
Ferté  ;  nous  voisinions  continuellement,  et  ils  pas- 
soient  souvent  des  mois  entiers  à  la  Ferté.  Ce  détail 
est  peu  intéressant  ;  mais  ce  que  je  n'ai  pas  vu  ou 
manié  moi-même,  je  veux  citer  comment  je  le  sais, 
et  d'où  je  l'ai  pris. 


508  SAINT-SIMON  : 

Mme  de  Maintenon,  comme  à  la  cour,  se  le  voit 
matin  et  se  couchoit  de  bonne  heure.  Ses  prières 
duroient  longtemps  ;  elle  lisoit  aussi  elle-même  des 
livres  de  piété,  quelquefois  elle  se  faisoit  lire  quelque 
peu  d'histoire  par  ses  jeunes  filles,  et  se  plaisoit  à  les 
faire  raisonner  dessus  et  à  les  instruire.  Elle  enten- 
doit  la  messe  d'une  tribune  tout  contre  sa  cham- 
bre, souvent  quelques  offices,  très-rarement  dans  le 
chœur.  Elle  communioit,  non  comme  le  dit  Dangeau 
dans  ses  Mémoires,  ni  tous  les  deux  jours,  ni  à  minuit, 
mais  deux  fois  la  semaine,  ordinairement  entre  sept 
et  huit  heures  du  matin,  puis  revenoit  dans  sa 
tribune,  où  ces  jours-là  elle  demeuroit  longtemps. 

Son  dîner  étoit  simple,  mais  délicat  et  recherché 
dans  sa  simplicité,  et  très-abondant  en  tout.  Le  duc 
de  Noailles,  après  Mornay  et  Bloin,  ne  la  laissoient 
pas  manquer  de  gibier  de  Saint-Germain  et  de 
Versailles,  ni  les  bâtiments  de  fruits.  Quand  elle 
n'avoit  point  de  dames  de  dehors,  elle  mangeoit 
seule,  servie  par  ces  demoiselles  de  sa  chambre, 
dont  elle  faisoit  mettre  quelques-unes  à  table  trois 
ou  quatre  fois  Tan  tout  au  plus.  Mlle  d'Aumale, 
qui  étoit  vieille,  et  qu'elle  avoit  eue  longtemps  à 
la  cour,  n'étoit  pas  de  ce  côté  la  plus  distinguée.  Il 
y  avoit  un  souper  neuf  pour  cette  Mlle  d'Aumale  et 
pour  les  demoiselles  de  la  chambre,  dont  elle  étoit 
comme  la  gouvernante.  Mme  de  Maintenon  ne  pre- 
noit  rien  le  soir  ;  quelquefois  dans  les  fort  beaux 
jours  sans  vent,  elle  se  promenoit  un  peu  dans  le 
jardin. 

Elle  nommoit  toutes  les  supérieures,  première  et 
subalternes,  et  toutes  les  officières.  On  lui  rendoit  un 
compte  succinct  du  courant;  mais,  de  tout  ce  qui 
étoit  au  delà,  la  première  supérieure  prenoit  ses 
ordres.  Elle  étoit  Madame  tout  court  dans  la  maison, 
où  tout  étoit  en  sa  main  ;  et,  quoiqu'elle  eût  des 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  509 

manières  honnêtes  et  douces  avec  les  dames  de 
Saint-Cyr,  et  de  bonté  avec  les  demoiselles,  toutes 
trembloient  devant  elle.  Il  étoit  infiniment  rare  qu'elle 
en  vît  d'autres  que  les  supérieures  et  les  ofncières, 
encore  n'étoit-ce  que  lorsqu'elle  en  envoyoit  cher- 
cher, ou  encore  plus  rarement,  quand  quelqu'une  se 
hasardoit  de  lui  faire  demander  une  audience,  qu'elle 
ne  refusoit  pas.  La  première  supérieure  venoit  chez 
elle  quand  elle  vouloit,  mais  sans  en  abuser  ;  elle  lui 
rendoit  compte  de  tout  et  recevoit  ses  ordres  sur 
tout.  Mme  de  Maintenon  ne  voyoit  guère  qu'elle. 
Jamais  abbesse,  fille  de  France,  comme  il  y  en  a 
eu  autrefois,  n'a  été  si  absolue,  si  ponctuellement 
obéie,  si  crainte,  si  respectée,  et,  avec  cela,  elle  étoit 
aimée  de  presque  tout  ce  qui  étoit  enfermé  dans 
Saint-Cyr.  Les  prêtres  du  dehors  étoient  dans  la 
même  soumission  et  dans  la  même  dépendance. 
Jamais,  devant  ses  demoiselles,  elle  ne  parloit  de 
rien  qui  pût  approcher  du  gouvernement  ni  de  la 
cour,  assez  souvent  du  feu  roi  avec  éloge,  mais  sans 
enfoncer  rien,  et  ne  parlant  jamais  des  intrigues,  des 
cabales,  ni  des  affaires. 

On  a  vu  que  lorsque,  après  la  déclaration  de  la 
régence,  M.  le  duc  d'Orléans  alla  voir  Mme  de 
Maintenon  à  Saint-Cyr,  elle  ne  lui  demanda  quoi 
que  ce  soit,  que  sa  protection  pour  cette  maison.  Il 
l'assura,  elle,  Mme  de  Maintenon,  que  les  quatre 
mille  livres  que  le  roi  lui  donnoit  tous  les  mois  lui 
seroient  payées  de  même  avec  exactitude  chaque 
premier  jour  des  mois,  et  cela  fut  toujours  très- 
ponctuellement  exécuté.  Ainsi,  elle  avoit  du  roi 
quarante-huit  mille  livres  de  pension.  Je  ne  sais 
même  si  elle  n'avoit  pas  conservé  celle  de  gouvernante 
des  enfants  du  roi  et  de  Mme  de  Montespan,  quelques 
autres  qu'elle  avoit  dans  ce  temps-là,  et  les  appointe- 
ments de  seconde  dame  d'atours  de  Mme  la  dauphine- 


510  SAINT-SIMON  : 

Bavière,  comme  la  maréchale  de  Rochefort,  première 
dame  d'atour  de  la  même,  conservoit  encore  les  siens, 
et  comme  la  duchesse  d'Arpajon,  dame  d'honneur, 
avoit  touché  les  siens  tant  qu'elle  avoit  vécu,  depuis 
la  mort  de  Mme  la  dauphine-Bavière.  Outre  cela, 
Mme  de  Maintenon  jouissoit  de  la  terre  de  Maintenon 
et  de  quelques  autres  biens.  Saint-Cyr,  par  sa  fonda- 
tion, étoit  chargé,  en  cas  qu'elle  s'y  retirât,  de  la  loger, 
elle  et  tous  ses  domestiques  et  équipages,  et  de  les 
nourrir,  gens  et  chevaux,  tant  qu'elle  en  voudroit 
avoir,  pour  rien,  aux  dépens  de  la  maison,  ce  qui 
fut  fidèlement  exécuté  jusqu'aux  bois,  charbon, 
bougie,  chandelle,  en  un  mot,  sans  que,  pour  elle,  ni 
pour  pas  un  de  ses  gens  ni  chevaux,  il  lui  en  coûtât 
un  sou,  en  aucune  sorte  que  ce  puisse  être,  que  pour 
l'habillement  de  sa  personne  et  de  sa  livrée.  Elle 
avoit  au  dehors  un  maître  d'hôtel,  un  valet  de 
chambre,  des  gens  pour  l'office  et  la  cuisine,  un 
carrosse,  un  attelage  de  sept  ou  huit  chevaux,  et  un 
ou  deux  de  selle,  et,  au  dedans,  Mlle  d'Aumale  et 
ses  femmes  de  chambre  et  les  demoiselles  dont  on  a 
parlé,  mais  qui  étoient  de  Saint-Cyr  :  toute  sa  dé- 
pense n'étoit  donc  qu'en  bonnes  œuvres  et  en  gages 
de  ses  domestiques. 


LUI.  — MORT  DU   RÉGENT 

On  a  vu,  il  y  a  peu,  qu'il  [le  duc  d'Orléans]  redoutoit 
une  mort  lente  qui  s'annonçoit  de  loin,  qui  devient 
une  grâce  bien  précieuse  quand  celle  d'en  savoir  bien 
profiter  y  est  ajoutée,  et  que  la  mort  la  plus  subite 
fut  celle  qu'il  préféroit  ;  hélas  !  il  l'obtint,  et  plus 
rapide  encore  que  ne  fut  celle  de  feu  Monsieur,  dont 
la  machine  disputa  plus  longtemps.   J'allai  le  21 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  511 

décembre,  de  Meudon  à  Versailles,  au  sortir  de  table, 
chez  M.  le  duc  d'Orléans  ;  je  fus  trois  quarts  d'heure 
seul  avec  lui  dans  son  cabinet,  où  je  l'avois  trouvé 
seul.  Nous  nous  y  promenâmes  toujours  parlant 
d'affaires,  dont  il  alloit  rendre  compte  au  roi  ce 
jour-là  même.  Je  ne  trouvai  nulle  différence  à  son 
état  ordinaire,  épaissi  et  appesanti  depuis  quelque 
temps,  mais  l'esprit  net  et  le  raisonnement  tel  qu'il 
l'eut  toujours.  Je  revins  tout  de  suite  à  Meudon  ;  j'y 
causai  en  arrivant  avec  Mme  de  Saint-Simon  quelque 
temps.  La  saison  faisoit  que  nous  y  avions  peu  de 
monde,  je  la  laissai  dans  son  cabinet  et  je  m'en 
allai  dans  le  mien. 

Au  bout  d'une  heure  au  plus,  j'entends  des  cris 
et  un  vacarme  subit  ;  je  sors,  et  je  trouve  Mme  de 
Saint-Simon  tout  effrayée  qui  m'amenoit  un  pale- 
frenier du  marquis  de  Ruffec,  qui  de  Versailles  me 
mandoit  que  M.  le  duc  d'Orléans  étoit  en  apoplexie. 
J'en  fus  vivement  touché,  mais  nullement  surpris  ; 
je  m'y  attendois,  comme  on  a  vu,  depuis  long- 
temps. Je  pétille  après  ma  voiture  qui  me  fit  attendre 
par  l'éloignement  du  château  neuf  aux  écuries,  je 
me  jette  dedans  et  m'en  vais  tant  que  je  puis.  A  la 
porte  du  parc,  autre  courrier  du  marquis  de  Ruffec 
qui  m'arrête,  et  qui  m'apprend  que  c'en  est  fait.  Je 
demeurai  là  plus  d'une  demi-heure  absorbé  en 
douleur  et  en  réflexions.  A  la  fin  je  pris  mon  parti 
d'aller  à  Versailles,  où  j'allai  tout  droit  m'enfermer 
dans  mon  appartement.  Nangis,  qui  vouloit  être 
premier  écuyer,  aventure  dont  je  parlerai  après, 
m'avoit  succédé  chez  M.  le  duc  d'Orléans,  et  expédié 
en  bref,  le  fut  par  Mme  Falari,  aventurière  fort  jolie, 
qui  avoit  épousé  un  autre  aventurier,  frère  de  la 
duchesse  de  Béthune.  C'étoit  une  des  maîtresses  de 
ce  malheureux  prince.  Son  sac  étoit  fait  pour  aller 
travailler  chez  le  roi,  et  il  causa  près  d'une  heure  avec 


512  SAINT-SIMON  : 

elle  en  attendant  celle  du  roi.  Comme  elle  étoit  tout 
proche,  assis  près  d'elle  chacun  dans  un  fauteuil,  il 
se  laissa  tomber  de  côté  sur  elle,  et  oncques  depuis 
n'eut  pas  le  moindre  rayon  de  connoissance,  pas  la 
plus  légère  apparence. 

La  Falari,  effrayée  au  point  qu'on  peut  imaginer, 
cria  au  secours  de  toute  sa  force,  et  redoubla  ses 
cris.  Voyant  que  personne  ne  répondoit,  elle  appuya 
comme  elle  put  ce  pauvre  prince  sur  les  deux  bras 
contigus  des  deux  fauteuils,  courut  dans  le  grand 
cabinet,  dans  la  chambre,  dans  les  antichambres  sans 
trouver  qui  que  ce  soit,  enfin  dans  la  cour  et  dans  la 
galerie  basse.  C'étoit  sur  l'heure  du  travail  avec  le 
roi,  que  les  gens  de  M.  le  duc  d'Orléans  étoient  sûrs 
que  personne  ne  venoit  chez  lui,  et  qu'il  n'avoit  que 
faire  d'eux  parce  qu'il  montoit  seul  chez  le  roi  par 
le  petit  escalier  de  son  caveau,  c'est-à-dire  de  sa 
garde-robe,  qui  donnoit  dans  la  dernière  antichambre 
du  roi,  où  celui  qui  portoit  son  sac  l'attendoit,  et 
s'étoit  à  l'ordinaire  rendu  par  le  grand  escalier  et 
par  la  salle  des  gardes.  Enfin  la  Falari  amena  du 
monde,  mais  point  de  secours  qu'elle  envoya  cher- 
cher par  qui  elle  trouva  sous  sa  main.  Le  hasard,  ou 
pour  mieux  dire,  la  Providence  a  voit  arrangé  ce 
funeste  événement  à  une  heure  où  chacun  étoit 
d'ordinaire  allé  à  ses  affaires  ou  en  visite,  de  sorte 
qu'il  s'écoula  une  bonne  demi-heure  avant  qu'il 
vînt  ni  médecin  ni  chirurgien,  et  peu  moins  pour 
avoir  des  domestiques  de  M.  le  duc  d'Orléans. 

Sitôt  que  les  gens  du  métier  l'eurent  envisagé,  ils 
le  jugèrent  sans  espérance.  On  l'étendit  à  la  hâte  sur 
le  parquet,  on  l'y  saigna  ;  il  ne  donna  pas  le  moindre 
signe  de  vie  pour  tout  ce  qu'on  put  lui  faire.  En  un 
instant  que  les  premiers  furent  avertis,  chacun  de 
toute  espèce  accourut  ;  le  grand  et  le  petit  cabinet 
étoient  pleins  de  monde.  En  moins  de  deux  heures 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  513 

tout  fut  fini,  et  peu  à  peu  la  solitude  y  fut  aussi 
grande  qu'avoit  été  la  foule.  Dès  que  le  secours  fut 
arrivé,  la  Falari  se  sauva  et  gagna  Paris  au  plus  vite. 

La  Vrillière  fut  des  premiers  averti  de  l'apoplexie. 
Il  courut  aussitôt  l'apprendre  au  roi  et  à  l'évêque  de 
Fréjus,  puis  à  M.  le  Duc,  en  courtisan  qui  sait  profiter 
de  tous  les  instants  critiques  ;  et  dans  la  pensée  que 
ce  prince  pourroit  bien  être  premier  ministre,  comme 
il  l'y  avoit  exhorté  en  l'avertissant,  il  se  hâte  de 
retourner  chez  lui  et  d'en  dresser  à  tout  hasard  la 
patente  sur  celle  de  M.  le  duc  d'Orléans.  Averti  de 
sa  mort  au  moment  même  qu'elle  arriva,  il  envoya 
le  dire  à  M.  le  Duc,  et  s'en  alla  chez  le  roi  où  le  danger 
imminemment  certain  avoit  amassé  les  gens  de  la 
cour  les  plus  considérables. 

Fréjus,  dès  la  première  nouvelle  de  l'apoplexie, 
avoit  fait  l'affaire  de  M.  le  Duc  avec  le  roi  qu'il  y 
avoit,  sans  doute,  préparé  d'avance  sur  l'état  où  on 
voyoit  M.  le  duc  d'Orléans,  surtout  depuis  ce  que 
je  lui  en  avois  dit,  de  sorte  que  M.  le  Duc  arrivant 
chez  le  roi,  au  moment  qu'il  sut  la  mort,  on  fit  entrer 
ce  qu'il  y  avoit  de  plus  distingué  en  petit  nombre 
amassé  à  la  porte  du  cabinet,  où  on  remarqua  le  roi 
fort  triste  et  les  yeux  rouges  et  mouillés.  A  peine 
fut-on  entré  et  la  porte  fermée  que  Fréjus  dit  tout 
haut  au  roi  que  dans  la  grande  perte  qu'il  faisoit  de 
M.  le  duc  d'Orléans,  dont  l'éloge  ne  fut  que  de  deux 
mots,  Sa  Majesté  ne  pou  voit  mieux  faire  que  prier 
M.  le  Duc  là  présent  de  vouloir  bien  se  charger  du 
poids  de  toutes  les  affaires,  et  d'accepter  la  place  de 
premier  ministre  comme  l'avoit  M.  le  duc  d'Orléans. 
Le  roi,  sans  dire  un  mot,  regarda  Fréjus,  et  consentit 
d'un  signe  de  tête,  et  tout  aussitôt  M.  le  Duc  fit  son 
remercîment.  *La  Vrillière,  transporté  d'aise  de  sa 
prompte  politique,  avoit  en  poche  le  serment  de 
premier  ministre  copié  sur  celui  de  M.  le  duc  d'Orléans, 

17 


514  SAINT-SIMON  : 

et  proposa  tout  haut  à  Fréjus  de  le  faire  prêter  sur- 
le-champ.  Fréjus  le  dit  au  roi  comme  chose  con- 
venable, et  à  l'instant  M.  le  Duc  le  prêta.  Peu  après 
M.  le  Duc  sortit  ;  tout  ce  qui  étoit  dans  le  cabinet  le 
suivit  ;  la  foule  des  pièces  voisines  augmenta  sa 
suite,  et  dans  un  moment  il  ne  fut  plus  parlé  que  de 
M.  le  Duc. 

M.  le  duc  de  Chartres  étoit  à  Paris,  débauché  alors 
fort  gauche,  chez  une  fille  de  l'Opéra  qu'il  entrete- 
noit.  II  y  reçut  le  courrier  qui  lui  apprit  l'apoplexie, 
et  en  chemin  un  autre  qui  lui  apprit  la  mort.  Il  ne 
trouva  à  la  descente  de  son  carrosse  nulle  foule,  mais 
les  seuls  ducs  de  Noailles  et  de  Guiche,  qui  lui  offrirent 
très-apertement  leurs  services  et  tout  ce  qui  pouvoit 
dépendre  d'eux.  Il  les  reçut  comme  des  importuns 
dont  il  avoit  hâte  de  se  défaire,  se  pressa  de  monter 
chez  Mme  sa  mère  où  il  dit  qu'il  avoit  rencontré  deux 
hommes  qui  lui  avoient  voulu  tendre  un  bon  pan- 
neau, mais  qu'il  n'avoit  pas  donné  dedans,  et  qu'il 
avoit  bien  su  s'en  défaire.  Ce  grand  trait  d'esprit,  de 
jugement  et  de  politique  promit  d'abord  tout  ce  que 
ce  prince  a  tenu  depuis.  On  eut  grand 'peine  à  lui 
faire  comprendre  qu'il  avoit  fait  une  lourde  sottise, 
il  ne  continua  pas  moins  d'y  retomber. 

Pour  moi,  après  avoir  passé  une  cruelle  nuit, 
j'allai  au  lever  du  roi,  non  pour  m'y  montrer,  mais 
pour  y  dire  un  mot  à  M.  le  Duc  plus  sûrement  et  plus 
commodément,  avec  lequel  j'étois  en  liaison  con- 
tinuelle depuis  le  lit  de  justice  des  Tuileries,  quoique 
fort  mécontent  du  consentement  qu'il  s'étoit  laissé 
arracher  pour  le  rétablissement  des  bâtards.  Il  se 
mettoit  toujours  au  lever  dans  l'embrasure  de  la  fe- 
nêtre du  milieu,  vis-à-vis  de  laquelle  le  roi  s'habilloit  ; 
et,  comme  il  étoit  fort  grand,  on  l'apercevoit  aisé- 
ment de  derrière  l'épaisse  haie  qui  environnoit  le 
lever.  Elle  étoit  ce  jour-là  prodigieuse.  Je  fis  signe  à 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  515 

M.  le  Duc  de  me  venir  parler,  et  à  l'instant  il  perça 
la  foule  et  vint  à  moi  :  je  le  menai  dans  l'autre 
embrasure  de  la  fenêtre  la  plus  proche  du  cabinet, 
et  là  je  lui  dis  que  je  ne  lui  dissimulois  point  que 
j'étois  mortellement  affligé  ;  qu'en  même  temps 
j'espérois  sans  peine  qu'il  étoit  bien  persuadé  que 
si  le  choix  d'un  premier  ministre  a  voit  pu  m 'être 
déféré,  je  n'en  eusse  pas  fait  un  autre  que  celui 
qui  avoit  été  fait,  sur  quoi  il  me  fit  mille  amitiés. 
Je  lui  dis  ensuite  qu'il  y  avoit  dans  le  sac  que 
M.  le  duc  d'Orléans  devoit  porter  à  son  travail 
avec  le  roi,  lors  du  malheur  de  cette  cruelle  apo- 
plexie, chose  sur  quoi  il  étoit  nécessaire  que  je 
l'entretinsse  présentement  qu'il  lui  succédoit  ;  que 
je  n'étois  pas  en  état  de  supporter  le  monde  ;  que  je 
le  suppliois  de  m'envoyer  avertir  d'aller  chez  lui 
sitôt  qu'il  auroit  un  moment  de  libre,  et  de  me  faire 
entrer  par  la  petite  porte  de  son  cabinet  qui  donnoit 
dans  la  galerie,  pour  m'éviter  tout  ce  monde  qui 
remplirait  son  appartement.  Il  me  le  promit,  et  dans 
la  journée,  le  plus  gracieusement,  et  ajouta  des  ex- 
cuses sur  l'embarras  du  premier  jour  de  son  nouvel 
état,  s'il  ne  me  donnoit  pas  une  heure  certaine,  et 
celle  que  je  voudrois.  Je  connoissois  ce  cabinet  et 
cette  porte,  parce  que  cet  appartement  avoit  été 
celui  de  Mme  la  duchesse  de  Berry,  à  son  mariage, 
dans  la  galerie  haute  de  l'aile  neuve,  et  que  le  mien 
étoit  tout  proche,  de  plain-pied,  vis-à-vis  de  l'escalier. 
J'allai  de  là  chez  la  duchesse  Sforze,  qui  étoit 
demeurée  toujours  fort  de  mes  amies,  et  fort  en 
commerce  avec  moi,  quoique  je  ne  visse  plus  Mme 
la  duchesse  d'Orléans  depuis  longtemps,  comme  il  a 
été  marqué  ici  en  son  lieu.  Je  lui  dis  que,  dans  le 
malheur  qui  venoit  d'arriver,  je  me  croyois  obligé, 
par  respect  et  attachement  pour  feu  M.  le  duc  d'Or- 
léans, d'aller  mêler  ma  douleur  avec  tout  ce  qui 


5i6  SAINT-SIMON  : 

tenoit  particulièrement  à  lui,  officiers  les  plus  prin- 
cipaux, même  ses  bâtards,  quoique  je  ne  connusse 
aucun  d'eux  ;  qu'il  me  paraîtroit  fort  indécent  d'en 
excepter  Mme  la  duchesse  d'Orléans  ;  qu'elle  savoit 
la  situation  où  j'étois  avec  cette  princesse,  que  je 
n'avois  nulle  volonté  d'en  changer  ;  mais  qu'en  cette 
occasion  si  triste  je  croyois  devoir  rendre  à  la  veuve 
de  M.  le  duc  d'Orléans  le  respect  d'aller  chez  elle  : 
qu'au  demeurant,  il  m'étoit  entièrement  indifférent 
de  la  voir  ou  non,  content  d'avoir  fait  à  cet  égard  ce 
que  je  croyois  devoir  faire  ;  qu'ainsi,  je  la  suppliois 
d'aller  savoir  d'elle  si  elle  vouloit  me  recevoir  ou 
non,  et,  au  premier  cas,  d'une  façon  convenable, 
également  content  du  oui  ou  du  non,  parce  que  je 
le  serois  également  de  moi-même  en  l'un  et  l'autre 
cas.  Elle  m'assura  que  Mme  la  duchesse  d'Orléans 
seroit  fort  satisfaite  de  me  voir  et  de  me  bien  rece- 
voir, et  qu'elle  alloit  sur-le-champ  s'acquitter  de  ma 
commission.  Comme  Mme  Sforze  logeoit  fort  près 
de  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  j'attendis  chez  elle 
son  retour.  Elle  me  dit  que  Mme  la  duchesse  d'Or- 
léans seroit  fort  aise  de  me  voir,  et  me  recevroit  de 
façon  que  j'en  serois  content.  J'y  allai  donc  sur-le- 
champ. 

Je  la  trouvai  au  lit  avec  peu  de  ses  dames  et  de 
ses  premiers  officiers,  et  M.  le  duc  de  Chartres,  avec 
toute  la  décence  qui  pouvoit  suppléer  à  la  douleur. 
Sitôt  que  j'approchai  d'elle,  elle  me  parla  du  mal- 
heur commun  ;  pas  un  mot  de  ce  qui  étoit  entre  elle 
et  moi  ;  je  l'avois  stipulé  ainsi.  M.  le  duc  de  Chartres 
s'en  alla  chez  lui;  la  conversation  traînante  dura 
tout  le  moins  que  je  pus.  Je  m'en  allai  chez  M.  pe 
duc]  de  Chartres,  logé  dans  l'appartement  qu'occu- 
poit  monsieur  son  père,  avant  qu'il  fût  régent.  On 
me  dit  qu'il  étoit  enfermé.  J'y  retournai  trois  autres 
fois  dans  la  même  matinée.  A  la  dernière,  son  pre- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  517 

mier  valet  de  chambre  en  fut  honteux,  et  l'alla 
avertir  malgré  moi.  Il  vint  sur  le  pas  de  la  porte  de 
son  cabinet,  où  il  étoit  avec  je  ne  sais  plus  qui  de 
fort  commun  ;  c'étoit  la  sorte  de  gens  qu'il  lui 
falloit.  Je  vis  un  homme  tout  empêtré,  tout  hérissé, 
point  affligé,  mais  embarrassé  à  ne  savoir  où  il  en  étoit. 
Je  lui  fis  le  compliment  le  plus  fort,  le  plus  net,  le 
plus  clair,  le  plus  énergique,  et  à  haute  voix.  Il  me 
prit  apparemment  pour  quelque  tiercelet  des  ducs 
de  Guiche  et  de  Noailles,  et  ne  me  fit  pas  l'honneur 
de  me  répondre  un  mot.  J'attendis  quelques  mo- 
ments, et  voyant  qu'il  ne  sortoit  rien  de  ce  simu- 
lacre, je  fis  la  révérence  et  me  retirai  sans  qu'il  fît 
un  seul  pas  pour  me  conduire,  comme  il  le  devoit 
faire  tout  du  long  de  son  appartement,  et  se  rem- 
bucha  dans  son  cabinet.  Il  est  vrai  qu'en  me  retirant, 
je  jetai  les  yeux  sur  la  compagnie,  à  droite  et  à 
gauche,  qui  me  parut  fort  surprise.  Je  m'en  allai 
chez  moi,  fort  ennuyé  de  courir  le  château. 

Comme  je  sortis  de  table,  un  valet  de  chambre  de 
M.  le  Duc  me  vint  dire  qu'il  m'attendoit,  et  me 
conduisit  par  la  petite  porte  droit  dans  son  cabinet. 
Il  me  reçut  à  la  porte,  la  ferma,  me  tira  un  fauteuil 
et  en  prit  un  autre.  Je  l'instruisis  de  l'affaire  dont  je 
lui  avois  parlé  le  matin,  et  après  l'avoir  discutée, 
nous  nous  mîmes  sur  celle  du  jour.  Il  me  dit  qu'au 
sortir  du  lever  du  roi,  il  avoit  été  chez  M.  le  duc  de 
Chartres,  auquel,  après  les  compliments  de  condo- 
léance, il  avoit  offert  tout  ce  qui  pourroit  dépendre 
de  lui  pour  mériter  son  amitié,  et  lui  témoigner  son 
véritable  attachement  pour  la  mémoire  de  M.  le 
duc  d'Orléans  :  qu'à  cela,  M.  [le  duc]  de  Chartres 
étant  demeuré  muet,  il  avoit  redoublé  de  protesta- 
tions et  de  désirs  de  lui  complaire  en  toutes  choses  ; 
qu'à  la  fin  il  étoit  venu  un  monosyllabe  sec  de 
remercîment,  et  un  air  d'éconduite  qui  avoit  fait 


518  SAINT-SIMON  : 

prendre  à  M.  le  Duc  le  parti  de  s'en  aller.  Je  lui  rendis 
ce  qui  m 'et  oit  arrivé  ce  même  matin  avec  le  même 
prince,  duquel  nous  nous  fîmes  nos  complaintes  l'un 
à  l'autre.  M.  le  Duc  me  fit  beaucoup  d'amitiés  et  de 
politesses,  et  me  demanda,  en  m'en  conviant,  si  je 
ne  viendrais  pas  le  voir  un  peu  souvent.  Je  lui 
répondis  qu'accablé  d'affaires  et  de  monde  comme 
il  alloit  être,  je  me  ferois  un  scrupule  de  l'importuner, 
et  ceux  qui  auroient  affaire  à  lui  ;  que  je  me  conten- 
terais de  m'y  présenter  quand  j'aurois  quelque  chose 
à  lui  dire,  et  que,  comme  je  n' et  ois  pas  accoutumé 
aux  antichambres,  je  le  suppliois  d'ordonner  à  ses 
gens  de  l'avertir  quand  je  paroîtrois  chez  lui,  et  lui 
de  me  faire  entrer  dans  son  cabinet  au  premier 
moment  qu'il  le  pourroit,  où  je  tâcherois  de  n'être  ni 
long  ni  importun.  Force  amitiés,  compliments,  con- 
vis,  etc.  ;  tout  cela  dura  près  de  trois  quarts 
d'heure  ;  et  je  m'enfuis  à  Meudon. 

Mme  de  Saint-Simon  alla  le  lendemain  à  Ver- 
sailles faire  sa  cour  au  roi  sur  cet  événement,  et  voir 
Mme  la  duchesse  d'Orléans  et  Monsieur  son  fils. 
M.  de  Fréjus  alla  chez  Mme  de  Saint-Simon  dès  qu'il 
la  sut  à  Versailles,  où  elle  ne  coucha  point.  A  travers 
toutes  les  belles  choses  qu'il  lui  dit  de  moi  et  sur  moi, 
elle  crut  comprendre  qu'il  me  sauroit  plus  volontiers 
à  Paris  qu'à  Versailles.  La  Vrillière  qui  la  vint  voir 
aussi,  et  qui  avoit  plus  de  peur  de  moi  encore  que 
le  Fréjus,  se  cacha  moins  par  moins  d'esprit  et  de 
tour,  et  scandalisa  davantage  Mme  de  Saint-Simon 
par  son  ingratitude  après  tout  ce  que  j'avois  fait 
pour  lui.  Ce  petit  compagnon  comptoit  avoir  tonnelé 
M.  le  Duc  par  sa  diligence  à  l'avertir  et  à  le  servir, 
et  brusquer  son  duché  tout  de  suite.  Lorsqu'il  m'en 
avoit  parlé  du  temps  de  M.  le  duc  d'Orléans,  la 
généralité  de  mes  réponses  ne  l'avoit  pas  mis  à  son 
aise  à  mon  égard.  Il  vouloit  jeter  de  la  poudre  aux 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  519 

yeux  et  tromper  M.  le  Duc  par  de  faux  exemples, 
dont  il  craignoit  l'éclaircissement  de  ma  part.  Il  ne 
m'en  falloit  pas  tant  pour  me  confirmer  dans  le 
parti  que  de  longue  main  j'avois  résolu  de  prendre 
sur  l'inspection  de  l'état  menaçant  de  M.  le  duc 
d'Orléans.  Je  m'en  allai  à  Paris,  bien  résolu  de  ne 
paroître  devant  les  nouveaux  maîtres  du  royaume 
que  dans  les  rares  nécessités  ou  de  bienséances  indis- 
pensables, et  pour  des  moments,  avec  la  dignité  d'un 
homme  de  ma  sorte,  et  de  celle  de  tout  ce  que  j'avois 
personnellement  été.  Heureusement  pour  moi  je  n'a- 
vois,  dans  aucun  temps,  perdu  de  vue  le  change- 
ment total  de  ma  situation,  et  pour  dire  la  vérité, 
la  perte  de  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  et  tout  ce  que 
je  voyois  dans  le  gouvernement  m'avoit  émoussé  sur 
toute  autre  de  même  nature.  Je  m'étois  vu  enlever 
ce  cher  prince  au  même  âge  que  mon  père  avoit  perdu 
Louis  XIII,  c'est-à-dire,  mon  père  à  trente-six  ans, 
son  roi  de  quarante  et  un  ;  moi,  à  trente-sept,  un 
prince  qui  n'avoit  pas  encore  trente  ans,  prêt  à 
monter  sur  le  trône,  et  à  ramener  dans  le  monde  la 
justice,  l'ordre,  la  vérité  ;  et  depuis,  un  maître  du 
royaume  constitué  à  vivre  un  siècle,  tel  que  nous 
étions  lui  et  moi  l'un  à  l'autre,  et  qui  n'avoit  pas  six 
mois  plus  que  moi.  Tout  m'avoit  préparé  à  me  sur- 
vivre à  moi-même,  et  j'avois  tâché  d'en  profiter. 

Monseigneur  étoit  mort  à  quarante-neuf  ans  et  demi 
et  M.  le  duc  d'Orléans  vécut  deux  mois  moins.  Je 
compare  cette  durée  de  vie  si  égale,  à  cause  de  la 
situation  où  on  a  vu  ces  deux  princes  à  l'égard  l'un 
de  l'autre,  jusqu'à  la  mort  de  Monseigneur.  Tel  est 
ce  monde  et  son  néant. 

La  mort  de  M.  le  duc  d'Orléans  fit  un  grand  bruit 
au  dedans  et  au  dehors  ;  mais  les  pays  étrangers  lui 
rendirent  incomparablement  plus  de  justice  et  le 
regrettèrent  beaucoup  plus  que  les  François.  Quoi- 


520  SAINT-SIMON  : 

que  les  étrangers  connussent  sa  foiblesse,  et  que 
les  Anglois  en  eussent  étrangement  abusé,  ils  n'en 
étoient  pas  moins  persuadés,  par  leur  expérience,  de 
l'étendue  et  de  la  justesse  de  son  esprit,  de  la  gran- 
deur de  son  génie  et  de  ses  vues,  de  sa  singulière 
pénétration,  de  la  sagesse  et  de  l'adresse  de  sa 
politique,  de  la  fertilité  de  ses  expédients  et  de  ses 
ressources,  de  la  dextérité  de  sa  conduite  dans  tous  les 
changements  de  circonstances  et  d'événements,  de 
sa  netteté  à  considérer  les  objets  et  à  combiner  toutes 
choses,  de  sa  supériorité  sur  ?es  ministres  et  sur  ceux 
que  les  diverses  puissances  lui  envoyoient,  du  dis- 
cernement exquis  à  démêler,  à  tourner  les  affaires, 
de  sa  savante  aisance  à  répondre  sur-le-champ  à  tout, 
quand  il  le  vouloit.  Tant  de  grandes  et  rares  parties 
pour  le  gouvernement  le  leur  faisoient  redouter  et 
ménager,  et  le  gracieux  qu'il  mettoit  à  tout,  et  qui 
savoit  charmer  jusqu'aux  refus,  le  leur  rendoit  en- 
core aimable.  Ils  estimoient  de  plus  sa  grande  et  naïve 
valeur.  La  courte  lacune  de  l'enchantement  par  lequel 
ce  malheureux  Dubois  avoit  comme  anéanti  ce  prince, 
n'avoit  fait  que  le  relever  à  leurs  yeux  par  la  com- 
paraison de  sa  conduite,  quand  elle  étoit  sienne, 
d'avec  sa  conduite  quand  elle  n'en  portoit  que  le 
nom  et  qu'elle  n'étoit  que  celle  de  son  ministre.  Ils 
avoient  vu  ce  ministre  mort,  le  prince  reprendre  le 
timon  des  affaires  avec  les  mêmes  talents  qu'ils 
avoient  admirés  en  lui  auparavant  ;  et  cette  foiblesse, 
qui  étoit  son  grand  défaut,  se  laissoit  beaucoup 
moins  sentir  au  dehors  qu'au  dedans. 

Le  roi,  touché  de  son  inaltérable  respect,  de  ses 
attentions  à  lui  plaire,  de  sa  manière  de  lui  parler,  et 
de  celle  de  son  travail  avec  lui,  le  pleura  et  fut 
véritablement  touché  de  sa  perte,  en  sorte  qu'il  n'en 
a  jamais  parlé  depuis,  et  cela  est  revenu  souvent, 
qu'avec  estime,  affection  et  regret,  tant  la  vérité 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  521 

perce  d'elle-même  malgré  tout  l'art  et  toute  l'assi- 
duité des  mensonges  et  de  la  plus  atroce  calomnie, 
dont  j'aurai  occasion  de  parler  dans  les  additions 
que  je  me  propose  de  faire  à  ces  Mémoires,  si  Dieu 
m'en  permet  le  loisir.  M.  le  Duc,  qui  montoit  si  haut 
par  cette  perte,  eut  sur  elle  une  contenance  honnête 
et  bienséante.  Mme  la  Duchesse  se  contint  fort  con- 
venablement ;  les  bâtards  qui  ne  gagnoient  pas  au 
change,  ne  purent  se  réjouir.  Fréjus  se  tint  à  quatre. 
On  le  voyoit  suer  sous  cette  gêne,  sa  joie,  ses  espé- 
rances muettes  lui  échapper  à  tout  propos,  toute  sa 
contenance  étinceler  malgré  lui. 

La  cour  fut  peu  partagée,  parce  que  le  sens  y 
est  corrompu  par  les  passions.  Il  s'y  trouva  des 
gens  aux  yeux  sains,  qui  le  voyoient  comme  fai- 
soient  les  étrangers  et  qui  continuellement  témoins 
de  l'agrément  de  son  esprit,  de  la  facilité  de  son 
accès,  de  cette  patience  et  de  cette  douceur  à 
écouter,  qui  ne  s'altéroit  jamais,  de  cette  bonté 
dont  il  savoit  se  parer  d'une  façon  si  naturelle, 
quoique  quelquefois  ce  n'en  fût  que  le  masque,  de 
ses  traits  plaisants  à  écarter  et  à  éconduire  sans 
jamais  blesser,  sentirent  tout  le  poids  de  sa  perte. 
D'autres,  en  plus  grand  nombre,  en  furent  fâchés 
aussi,  mais  bien  moins  par  regret  que  par  la  con- 
noissance  du  caractère  du  successeur  et  de  celui 
encore  de  ses  entours.  Mais  le  gros  de  la  cour  ne  le 
regretta  point  du  tout  :  les  uns  de  cabales  opposées, 
les  autres  indignés  de  l'indécence  de  sa  vie  et  du 
jeu  qu'il  s'étoit  fait  de  promettre  sans  tenir,  force 
mécontents,  quoique  presque  tous  bien  mal  à  propos, 
une  foule  d'ingrats  dont  le  monde  est  plein,  et  qui 
dans  les  cours  font  de  bien  loin  le  plus  grand  nombre, 
ceux  qui  se  croyoient  en  passe  d'espérer  plus  du 
successeur  pour  leur  fortune  et  leurs  vues,  enfin  un 
monde  d'amateurs  stupides  de  nouveautés. 


522  SAINT-SIMON  : 

Dans  l'Église,  les  béats  et  même  les  dévots  se 
réjouirent  de  la  délivrance  du  scandale  de  sa  vie,  et 
de  la  force  que  son  exemple  donnoit  aux  libertins, 
et  les  jansénistes  et  les  constitutionnaires,  d'ambition 
ou  de  sottise,  s'accordèrent  à  s'en  trouver  tous 
consolés.  Les  premiers,  séduits  par  des  commence- 
ments pleins  d'espérance,  en  avoient  depuis  éprouvé 
pis  que  du  feu  roi;  les  autres,  pleins  de  rage  qu'il  ne 
leur  eût  pas  tout  permis,  parce  qu'ils  vouloient  tout 
exterminer,  et  anéantir  une  bonne  fois  et  solide- 
ment les  maximes  et  les  libertés  de  l'Église  galli- 
cane, surtout  les  appels  comme  d'abus,  établir  la 
domination  des  évêques  sans  bornes,  et  revenir  à  leur 
ancien  état  de  rendre  la  puissance  épiscopale  re- 
doutable à  tous,  jusques  aux  rois,  exultoient  de  se 
voir  délivrés  d'un  génie  supérieur,  qui  se  contentoit 
de  leur  sacrifier  les  personnes,  mais  qui  les  arrêtoit 
trop  ferme  sur  le  grand  but  qu'ils  se  proposoient, 
vers  lequel  tous  leurs  artifices  n'avoient  cessé  de 
tendre,  et  ils  espéroient  tout  d'un  successeur  qui  ne 
les  apercevrait  pas,  qu'ils  étourdiraient  aisément,  et 
avec  qui  ils  seraient  plus  librement  hardis. 

Le  parlement,  et  comme  lui  tous  les  autres  parle- 
ments, et  toute  la  magistrature,  qui,  par  être  tou- 
jours assemblée,  est  si  aisément  animée  du  même 
esprit,  n'avoit  pu  pardonner  à  M.  le  duc  d'Orléans 
les  coups  d'autorité  auxquels  le  parlement  lui-même 
l'avoit  enfin  forcé  plus  d'une  fois  d'avoir  recours,  par 
les  démarches  les  plus  hardies,  que  ses  longs  délais 
et  sa  trop  longue  patience  avoit  laissé  porter  à  le 
dépouiller  de  toute  autorité  pour  s'en  revêtir  lui- 
même.  Quoique  d'adresse,  puis  de  hardiesse,  le  parle- 
ment se  fût  soustrait  à  la  plupart  de  l'effet  de  ces 
coups  d'autorité,  il  n' et  oit  plus  en  état  de  suivre 
sa  pointe,  et  par  ce  qui  restoit  nécessairement  des 
bornes  que  le  régent  y  avoit  mises,  ce  but  si  cher  du 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  523 

parlement  lui  étoit  échappé.  Sa  joie  obscure  et  té- 
nébreuse ne  se  contraignit  pas  d'être  délivré  d'un 
gouvernement  duquel,  après  avoir  arraché  tant  de 
choses,  il  ne  se  consoloit  point  de  n'avoir  pas  tout 
emporté,  de  n'avoir  pu  changer  son  état  de  simple 
cour  de  justice  en  celui  de  parlement  d'Angleterre, 
mais  en  tenant  la  chambre  haute  sous  le  joug. 

Le  militaire,  étouffé  sans  choix  par  des  commis- 
sions de  tous  grades  et  par  la  prodigalité  des  croix 
de  Saint-Louis,  jetées  à  toutes  mains,  et  trop  souvent 
achetées  des  bureaux  et  des  femmes,  ainsi  que  les 
avancements  en  grades,  étoit  outré  de  l'économie 
extrême  qui  le  réduisoit  à  la  dernière  misère,  et  de 
l'exacte  sévérité  d'une  pédanterie  qui  le  tenoit  en 
un  véritable  esclavage.  L'augmentation  de  la  solde 
n'avoit  pas  fait  la  moindre  impression  sur  le  soldat 
ni  sur  le  cavalier,  par  l'extrême  cherté  des  choses 
les  plus  communes  et  les  plus  indispensables  à  la 
vie,  de  manière  que  cette  partie  de  l'Etat,  si  im- 
portante, si  répandue,  si  nombreuse,  plus  que  jamais 
tourmentée  et  réduite  sous  la  servitude  des  bureaux 
et  de  tant  d'autres  gens  ou  méprisables  ou  peu 
estimables,  ne  put  que  se  trouver  soulagée  par 
l'espérance  du  changement  qui  pourroit  alléger  son 
joug  et  donner  plus  de  lien  à  l'Ordre  du  service  et 
plus  d'égards  au  mérite  et  aux  services.  Le  corps  de 
la  marine,  tombé  comme  en  désuétude  et  dans 
l'oubli,  ne  pouvoit  qu'être  outré  de  cet  anéantisse- 
ment et  se  réjouir  de  tout  changement,  quel  qu'il 
pût  être  ;  et  tout  ce  qui  s'appeloit  gens  de  commerce, 
arrêtés  tout  court  partout  pour  complaire  aux  An- 
glois,  et  gênés  en  tout  par  la  compagnie  des  Indes, 
ne  pouvoient  être  en  de  meilleures  dispositions. 

Enfin,  le  gros  de  Paris  es  des  provinces,  désespéré 
des  cruelles  opérations  des  finances  et  d'un  perpétuel 
jeu  de  gobelets  pour  tirer  tout  l'argent,  qui  mettoit 


524  SAINT-SIMON  : 

d'ailleurs  toutes  les  fortunes  en  l'air  et  la  confusion 
dans  toutes  les  familles,  outré  de  plus  de  la  prodigieuse 
cherté  où  ces  opérations  avoient  fait  monter  toutes 
choses,  sans  exception  de  pas  une,  tant  de  luxe  que 
de  première  nécessité  pour  la  vie,  gémissoit  depuis 
longtemps  après  une  délivrance  et  un  soulagement 
qu'il  se  figuroit  aussi  vainement  que  certainement 
par  l'excès  du  besoin  et  l'excès  du  désir.  Enfin,  il 
n'est  personne  qui  n'aime  à  pouvoir  compter  sur 
quelque  chose,  qui  ne  soit  désolé  des  tours  d'adresse 
et  de  passe-passe,  et  de  tomber  sans  cesse,  malgré 
toute  prévoyance,  dans  des  torquets  et  dans 
d'inévitables  panneaux  ;  de  voir  fondre  son  patri- 
moine ou  sa  fortune  entre  ses  mains,  sans  trouver  de 
protection  dans  son  droit  ni  dans  les  lois,  et  de  ne 
savoir  plus  comment  vivre  et  soutenir  sa  famille. 

Une  situation  si  forcée  et  si  générale,  nécessaire- 
ment émanée  de  tant  de  faces  contradictoires  succes- 
sivement données  aux  finances,  dans  la  fausse  idée 
de  réparer  la  ruine  et  le  chaos  où  elles  s'étoient 
trouvées  à  la  mort  de  Louis  XIV,  ne  pouvoit  faire 
regretter  au  public  celui  qu'il  en  regardoit  comme 
l'auteur,  comme  ces  enfants  qui  se  prennent  en 
pleurant  au  morceau  de  bois  qu'un  imprudent  leur 
a  fait  tomber  en  passant  sur  le  pied,  qui  jettent,  de 
colère,  ce  bois  de  toute  leur  force,  comme  la  cause 
du  mal  qu'ils  sentent,  et  qui  ne  font  pas  la  moindre 
attention  à  ce  passant  qui  en  est  la  seule  et  véritable 
cause.  C'est  ce  que  j'avois  bien  prévu  qui  arriveroit 
sur  l'arrangement,  ou  plutôt  le  dérangement  de  plus 
en  plus  des  finances,  et  que  je  voulois  ôter  de  dessus 
le  compte  du  M.  le  duc  d'Orléans  par  les  états  géné- 
raux que  je  lui  avois  proposés,  qu'il  avoit  agréés,  et 
dont  le  duc  de  Noailles  rompit  l'exécution  à  la  mort 
du  roi,  pour  son  intérêt  personnel,  comme  on  l'a 
vu  en  son  lieu  dans  ces  Mémoires,  à  la  mort  du  roi. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  525 

La  suite  des  années  a  peu  à  peu  fait  tomber  les 
écailles  de  tant  d'yeux,  et  a  fait  regretter  M.  le  duc 
d'Orléans  à  tous  avec  les  plus  cuisants  regrets,  et 
[ils]  lui  ont  à  la  fin  rendu  la  justice  qui  lui  a  voit 
toujours  été  due. 


LIV.  —  LE  ROMAN   DU   DUC   DE   LAUZUN 

Le  duc  de  Lauzun  mourut  le  19  novembre  à 
quatre-vingt-dix  ans  et  six  mois.  L'union  intime  des 
deux  sœurs  que  lui  et  moi  avions  épousées,  et  l'ha- 
bitation continuelle  de  la  cour,  où  même  nous  avions 
un  pavillon  fixé  pour  nous  quatre  à  Marly  tous  les 
voyages,  m'a  fait  vivre  continuellement  avec  lui,  et 
depuis  la  mort  du  roi  nous  nous  voyions  presque 
tous  les  jours  à  Paris,  et  nous  mangions  continuelle- 
ment ensemble  chez  moi  et  chez  lui.  Il  a  été  un  per- 
sonnage si  extraordinaire  et  si  unique  en  tout  genre, 
que  c'est  avec  beaucoup  de  raison  qui  La  Bruyère 
a  dit  de  lui  dans  ses  Caractères  qu'il  n'étoit  pas 
permis  de  rêver  comme  il  a  vécu.  A  qui  l'a  vu  de 
près  même  dans  sa  vieillesse,  ce  mot  semble  avoir 
encore  plus  de  justesse. 

Le  duc  de  Lauzun  étoit  un  petit  homme  blondasse, 
bien  fait  dans  sa  taille,  de  physionomie  haute,  pleine 
d'esprit,  qui  imposoit,  mais  sans  agrément  dans  le 
visage,  à  ce  que  j'ai  ouï  dire  aux  gens  de  son  temps  ; 
plein  d'ambition,  de  caprices,  de  fantaisies,  jaloux  de 
tout,  voulant  toujours  passer  le  but,  jamais  content 
de  rien,  sans  lettres,  sans  aucun  ornement  ni  agré- 
ment dans  l'esprit,  naturellement  chagrin,  solitaire, 
sauvage;  fort  noble  dans  toutes  ses  façons,  méchant 
et  malin  par  nature,  encore  plus  par  jalousie  et  par 
ambition,  toutefois  bon  ami  quand  il  l'étoit,  ce  qui 


526  SAINT-SIMON  : 

étoit  rare,  et  bon  parent,  volontiers  ennemi  même 
des  indifférents,  et  cruel  aux  défauts  et  à  trouver  et 
donner  des  ridicules,  extrêmement  brave  et  aussi 
dangereusement  hardi.  Courtisan  également  insolent, 
moqueur  et  bas  jusqu'au  valetage  et  plein  de 
recherches  d'industrie,  d'intrigues,  de  bassesse  pour 
arriver  à  ses  fins,  avec  cela  dangereux  aux  ministres, 
à  la  cour  redouté  de  tous,  et  plein  de  traits  cruels 
et  pleins  de  sel  qui  n'épargnoient  personne.  Il  vint 
à  la  cour  sans  aucun  bien,  cadet  de  Gascogne  fort 
jeune,  débarquer  de  sa  province  sous  le  nom  de 
marquis  de  Puyguilhem.  Le  maréchal  de  Grammont, 
cousin  germain  de  son  père,  le  retira  chez  lui.  Il 
étoit  lors  dans  la  première  considération  à  la  cour, 
dans  la  confidence  de  la  reine  mère  et  du  cardinal 
Mazarin,  et  avoit  le  régiment  des  gardes  et  la  sur- 
vivance pour  le  comte  de  Guiche  son  fils  aîné,  qui, 
de  son  côté,  étoit  la  fleur  des  braves  et  des  dames, 
et  des  plus  avant  dans  les  bonnes  grâces  du  roi  et 
de  la  comtesse  de  Soissons,  nièce  du  cardinal,  de 
chez  laquelle  le  roi  ne  bougeoit,  et  qui  étoit  la  reine 
de  la  cour.  Le  comte  de  Guiche  y  introduisit  le 
marquis  de  Puyguilhem,  qui  en  fort  peu  de  temps 
devint  favori  du  roi,  qui  lui  donna  son  régiment  de 
dragons  en  le  créant,  et  bientôt  après  le  fit  maréchal 
de  camp,  et  créa  pour  lui  la  charge  de  colonel  général 
des  dragons. 

Le  duc  de  Mazarin,  déjà  retiré  de  la  cour,  en  1699, 
voulut  se  défaire  de  sa  charge  de  grand  maître  de 
l'artillerie  ;  Puyguilhem  en  eut  le  vent  des  premiers, 
il  la  demanda  au  roi  qui  la  lui  promit,  mais  sous  le 
secret  pour  quelques  jours.  Le  jour  venu  que  le  roi  lui 
avoit  dit  qu'il  le  déclareroit,  Puyguilhem  qui  avoit 
les  entrées  des  premiers  gentilshommes  de  la 
chambre,  qu'on  nomme  aussi  les  grandes  entrées, 
alla  attendre  la  sortie  du  roi  du  conseil  des  finances, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  527 

dans  une  pièce  où  personne  n'entroit  pendant  le 
conseil,  entre  celle  où  toute  la  cour  attendoit  et  celle  où 
le  conseil  se  tenoit.  Il  y  trouva  Nyert,  premier  valet 
de  chambre  en  quartier,  qui  lui  demanda  par  quel 
hasard  il  y  venoit  ;  Puyguilhem  sûr  de  son  affaire 
crut  se  dévouer  ce  premier  valet  de  chambre  en  lui 
faisant  confidence  de  ce  qui  alloit  se  déclarer  en  sa 
faveur  ;  Nyert  lui  en  témoigna  sa  joie,  puis  tira  sa 
montre,  et  vit  qu'il  auroit  encore  le  temps  d'aller 
exécuter,  disoit-il,  quelque  chose  de  court  et  de 
pressé  que  le  roi  lui  avoit  ordonné  :  il  monte  quatre 
à  quatre  un  petit  degré  au  haut  duquel  étoit  le  bureau 
où  Louvois  travailloit  toute  la  journée,  car  à  Saint- 
Germain  les  logements  étoient  fort  petits  et  fort 
rares,  et  les  ministres  et  presque  toute  la  cour  lo- 
geoient  chacun  chez  soi,  à  la  ville.  Nyert  entre  dans 
le  bureau  de  Louvois,  et  l'avertit  qu'au  sortir  du 
conseil  des  finances,  dont  Louvois  n'étoit  point,  Puy- 
guilhem alloit  être  déclaré  grand  maître  de  l'artillerie, 
et  lui  conte  ce  qu'il  venoit  d'apprendre  de  lui-même, 
et  où  il  l'avoit  laissé. 

Louvois  haïssoit  Puyguilhem,  ami  de  Colbert,  son 
émule,  et  il  en  craignoit  la  faveur  et  les  hauteurs 
dans  une  charge  qui  avoit  tant  de  rapports  néces- 
saires avec  son  département  de  la  guerre,  et  de 
laquelle  il  envahissoit  les  fonctions  et  l'autorité 
tant  qu'il  pou  voit,  ce  qu'il  sentoit  que  Puyguilhem 
ne  seroit  ni  d'humeur  ni  de  faveur  à  souffrir.  11 
embrasse  Nyert,  le  remercie,  le  renvoie  au  plus  vite, 
prend  quelque  papier  pour  lui  servir  d'introduction, 
descend,  et  trouve  Puyguilhem  et  Nyert  dans  cette 
pièce  ci-devant  dite.  Nyert  fait  le  surpris  de  voir 
arriver  Louvois,  et  lui  dit  que  le  conseil  n'est  pas 
levé.  «  N'importe,  répondit  Louvois,  je  veux  entrer  ; 
j'ai  quelque  chose  de  pressé  à  dire  au  roi  ;  »  et  tout 
de  suite  entre  ;  le  roi  surpris  de  le  voir  lui  demande 


528  SAINT-SIMON  : 

ce  qui  l'amène,  se  lève  et  va  à  lui.  Louvois  le  tire 
dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  et  lui  dit  qu'il  sait 
qu'il  va  déclarer  Puyguilhem  grand  maître  de  l'ar- 
tillerie, qu'il  l'attend  à  la  sortie  du  conseil  dans 
la  pièce  voisine,  que  Sa  Majesté  est  pleinement  maî- 
tresse de  ses  grâces  et  de  ses  choix,  mais  qu'il  a  cru 
de  son  service  de  lui  représenter  l'incompatibilité 
qui  est  entre  Puyguilhem  et  lui,  ses  caprices,  ses 
hauteurs  :  qu'il  voudra  tout  faire  et  tout  changer 
dans  l'artillerie  ;  que  cette  charge  a  une  si  nécessaire 
connexion  avec  le  département  de  la  guerre,  qu'il 
est  impossible  que  le  service  s'y  fasse  parmi  des 
entreprises  et  des  fantaisies  continuelles,  et  la 
mésintelligence  déclarée  entre  le  grand  maître  et  le 
secrétaire  d'État,  dont  le  moindre  inconvénient  sera 
d'importuner  Sa  Majesté  tous  les  jours  de  leurs  que- 
relles et  de  leurs  réciproques  prétentions,  dont  il 
faudra  qu'elle  soit  juge  à  tous  moments. 

Le  roi  se  sentit  extrêmement  piqué  devoir  son  secret 
su  de  celui  à  qui  principalement  il  le  vouloit  cacher  ; 
répond  à  Louvois  d'un  air  fort  sérieux  que  cela 
n'est  pas  fait  encore,  le  congédie  et  va  se  rasseoir  au 
conseil.  Un  moment  après  qu'il  fut  levé,  le  roi  sort 
pour  aller  à  la  messe,  voit  Puyguilhem  et  passe  sans 
lui  rien  dire.  Puyguilhem  fort  étonné  attend  le 
reste  de  la  journée,  et  voyant  que  la  déclaration 
promise  ne  venoit  point,  en  parle  au  roi  à  son  petit 
coucher.  Le  roi  lui  répond  que  cela  ne  se  peut  encore, 
et  qu'il  verra  :  l'ambiguïté  de  la  réponse  et  son  ton 
sec  alarment  Puyguilhem  ;  il  a  voit  le  vol  des  dames 
et  le  jargon  de  la  galanterie  ;  il  va  trouver  Mme 
de  Montespan,  à  qui  il  conte  son  inquiétude,  et 
qu'il  conjure  de  la  faire  cesser.  Elle  lui  promet 
merveilles  et  l'amuse  ainsi  plusieurs  jours. 

Las  de  tout  ce  manège  et  ne  pouvant  deviner  d'où 
lui  vient  son  mal,  il  prend  une  résolution  incroyable 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  529 

si  elle  n'étoit  attestée  de  toute  la  cour  d'alors.  Il 
couchoit  avec  une  femme  de  chambre  favorite  de 
Mme  de  Montespan,  car  tout  lui  et  oit  bon  pour  être 
averti  et  protégé  ;  et  vient  à  bout  de  la  plus  hasar- 
deuse hardiesse  dont  on  ait  jamais  ouï  parler.  Parmi 
tous  ses  amours  le  roi  ne  découcha  jamais  d'avec  la 
reine,  souvent  tard,  mais  sans  y  manquer,  tellement 
que  pour  être  plus  à  son  aise,  il  se  mettoit  les  après- 
dînées  entre  deux  draps  chez  ses  maîtresses.  Puy- 
guilhem  se  fit  cacher  par  cette  femme  de  chambre 
sous  le  lit  dans  lequel  le  roi  s'alloit  mettre  avec 
Mme  de  Montespan,  et  par  leur  conversation,  y  ap- 
prit l'obstacle  que  Louvois  avoit  mis  à  sa  charge,  la 
colère  du  roi  de  ce  que  son  secret  avoit  été  éventé, 
sa  résolution  de  ne  lui  point  donner  l'artillerie  par 
ce  dépit,  et  pour  éviter  les  querelles  et  l'importunité 
continuelle  d'avoir  à  les  décider  entre  Puyguilhem 
et  Louvois.  Il  y  entendit  tous  les  propos  qui  se  tin- 
rent de  lui  entre  le  roi  et  sa  maîtresse,  et  que  celle- 
ci  qui  lui  avoit  tant  promis  tous  ses  bons  offices,  lui 
en  rendit  tous  les  plus  mauvais  qu'elle  put.  Une 
toux,  le  moindre  mouvement,  le  plus  léger  hasard 
pouvoit  déceler  ce  téméraire,  et  alors  que  seroit-il 
devenu  ?  Ce  sont  de  ces  choses  dont  le  récit  étouffe 
et  épouvante  tout  à  la  fois. 

Il  fut  plus  heureux  que  sage,  et  ne  fut  point 
découvert.  Le  roi  et  sa  maîtresse  sortirent  enfin  de 
ce  lit.  Le  roi  se  rhabilla  et  s'en  alla  chez  lui,  Mme 
de  Montespan  se  mit  à  sa  toilette  pour  aller  à  la 
répétition  d'un  ballet  où  le  roi,  la  reine  et  toute  la 
cour  devoit  aller.  La  femme  de  chambre  tira  Puy- 
guilhem de  dessous  ce  lit,  qui  apparemment  n'eut 
pas  un  moindre  besoin  d'aller  se  rajuster  chez  lui. 
De  là  il  s'en  vint  se  coller  à  la  porte  de  la  chambre 
de  Mme  de  Montespan. 

Lorsqu'elle  en  sortit  pour  aller  à  la  répétition  du 


530  SAINT-SIMON: 

ballet,  il  lui  présenta  la  main,  et  lui  demanda  avec  un 
air  plein  de  douceur  et  de  respect,  s'il  pouvoit  se 
flatter  qu'elle  eût  daigné  se  souvenir  de  lui  auprès 
du  roi.  Elle  l'assura  qu'elle  n'y  avoit  pas  manqué,  et 
lui  composa  comme  il  lui  plut  tous  les  services  qu'elle 
venoit  de  lui  rendre.  Par-ci,  par-là  il  l'interrompit 
crédulement  de  questions  pour  la  mieux  enferrer,  puis 
s'approchant  de  son  oreille,  il  lui  dit  qu'elle  étoit  une 
menteuse,  une  friponne,  une  coquine,  une  p....  à  chien, 
et  lui  répéta  mot  pour  mot  toute  la  conversation  du 
roi  et  d'elle.  Mme  de  Montespan  en  fut  si  troublée 
qu'elle  n'eut  pas  la  force  de  lui  répondre  un  seul 
mot,  et  à  peine  de  gagner  le  lieu  où  elle  alloit,  avec 
grande  difficulté  à  surmonter  et  à  cacher  le  tremble- 
ment de  ses  jambes  et  de  tout  son  corps,  en  sorte 
qu'en  arrivant  dans  le  lieu  de  la  répétition  du  ballet, 
elle  s'évanouit.  Toute  la  cour  y  étoit  déjà.  Le  roi 
tout  effrayé  vint  à  elle,  on  eut  de  la  peine  à  la  faire 
revenir.  Le  soir  elle  conta  au  roi  ce  qui  lui  étoit 
arrivé,  et  ne  doutoit  pas  que  ce  ne  fût  le  diable  qui 
eût  sitôt  et  si  précisément  informé  Puyguilhem  de 
tout  ce  qu'ils  avoient  dit  de  lui  dans  ce  lit.  Le  roi 
fut  extrêmement  irrité  de  toutes  les  injures  que  Mme 
de  Montespan  en  avoit  essuyées,  et  fort  en  peine 
comment  Puyguilhem  avoit  [pu]  être  si  exactement 
et  si  subitement  instruit. 

Puyguilhem,  de  son  côté,  étoit  furieux  de  manquer 
l'artillerie,  de  sorte  que  le  roi  et  lui  se  trouvoient 
dans  une  étrange  contrainte  ensemble.  Cela  ne  put 
durer  que  quelques  jours.  Puyguilhem,  avec  ses  gran- 
des entrées,  épia  un  tête-à-tête  avec  le  roi  et  le  saisit. 
Il  lui  parla  de  l'artillerie  et  le  somma  audacieusement 
de  sa  parole.  Le  roi  lui  répondit  qu'il  n'en  étoit  plus 
tenu,  puisqu'il  ne  la  lui  avoit  donnée  que  sous 
le  secret,  et  qu'il  y  avoit  manqué.  Là-dessus  Puy- 
guilhem s'éloigne  de  quelques  pas,  tourne  le  dos  au 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  531 

roi,  tire  son  épée,  en  casse  la  lame  avec  son  pied,  et 
s'écrie  en  fureur  qu'il  ne  servira  de  sa  vie  un  prince 
qui  lui  manque  si  vilainement  de  parole.  Le  roi, 
transporté  de  colère,  fit  peut-être  dans  ce  moment 
la  plus  belle  action  de  sa  vie.  Il  se  tourne  à  l'instant, 
ouvre  la  fenêtre,  jette  sa  canne  dehors,  dit  qu'il 
seroit  fâché  d'avoir  frappé  un  homme  de  qualité, 
et  sort. 

Le  lendemain  matin,  Puyguilhem,  qui  n'avoit  osé 
se  montrer  depuis,  fut  arrêté  dans  sa  chambre  et 
conduit  à  la  Bastille.  Il  étoit  ami  intime  de  Guitry, 
favori  du  roi,  pour  lequel  il  avoit  créé  la  charge  de 
grand  maître  de  la  garde-robe.  Il  osa  parler  au  roi  en 
sa  faveur,  et  tâcher  de  rappeler  ce  goût  infini  qu'il 
avoit  pris  pour  lui.  Il  réussit  à  toucher  le  roi  d'avoir 
fait  tourner  la  tête  à  Puyguilhem  par  le  refus  d'une 
aussi  grande  charge,  sur  laquelle  il  avoit  cru  devoir 
compter  sur  sa  parole,  tellement  que  le  roi  voulut 
réparer  ce  refus.  Il  donna  l'artillerie  au  comte  du 
Lude,  chevalier  de  l'ordre  en  1661,  qu'il  aimoit  fort 
par  habitude  et  par  la  conformité  du  goût  de  la 
galanterie  et  de  la  chasse.  II  étoit  capitaine  et 
gouverneur  de  Saint-Germain,  et  premier  gentil- 
homme de  la  chambre.  Il  le  fit  duc  non  vérifié  ou  à 
brevet  en  1675.  La  duchesse  du  Lude,  dame  d'hon- 
neur de  Mme  la  Dauphine-Savoie,  étoit  sa  seconde 
femme  et  sa  veuve  sans  enfants.  Il  vendit  sa  charge 
de  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  pour  payer 
l'artillerie,  au  duc  de  Gesvres,  qui  étoit  capitaine  des 
gardes  du  corps  ;  et  le  roi  fit  offrir  cette  dernière 
charge  en  dédommagement  à  Puyguilhem,  dans  la 
Bastille.  Puyguilhem,  voyant  cet  incroyable  et 
prompt  retour  du  roi  pour  lui,  reprit  assez  d'audace 
pour  se  flatter  d'en  tirer  un  plus  grand  parti,  et 
refusa.  Le  roi  ne  s'en  rebuta  point.  Guitry  alla 
prêcher  son  ami  dans  la  Bastille,  et  obtint  à  grand'- 


532  SAINT-SIMON 


peine  qu'il  auroit  la  bonté  d'accepter  l'offre  du  roi. 
Dès  qu'il  eut  accepté,  il  sortit  de  la  Bastille,  alla 
saluer  le  roi,  et  prêter  serment  de  sa  nouvelle  charge, 
et  vendit  les  dragons. 

Il  avoit  eu,  dès  1665,  le  gouvernement  de  Berry, 
à  la  mort  du  maréchal  de  Clerembault.  Je  ne  parle 
point  ici  de  ses  aventures  avec  Mademoiselle,  qu'elle 
raconte  elle-même  si  naïvement  dans  ses  mémoires, 
et  l'extrême  folie  qu'il  fit  de  différer  son  mariage 
avec  elle,  auquel  le  roi  avoit  consenti,  pour  avoir  de 
belles  livrées  et  pour  obtenir  que  le  mariage  fût 
célébré  à  la  messe  du  roi,  ce  qui  donna  le  temps  à 
Monsieur,  poussé  par  M.  le  Prince,  d'aller  tous  deux 
faire  des  représentations  au  roi,  qui  l'engagèrent  à 
rétracter  son  consentement  ;  ce  qui  rompit  le  mariage. 
Mademoiselle  jeta  feu  et  flammes  ;  mais  P^^guilhem, 
qui,  depuis  la  mort  de  son  père,  avoit  pris  le  nom 
de  comte  de  Lauzun,  en  fit  au  roi  le  grand  sacrifice 
de  bonne  grâce,  et  plus  sagement  qu'il  ne  lui  apparte- 
noit.  Il  avoit  eu  la  compagnie  des  cent  gentilshommes 
de  la  maison  du  roi  au  bec  de  corbin,  qu'avoit  son 
père,  et  venoit  d'être  fait  lieutenant  général. 

Il  étoit  amoureux  de  Mme  de  Monaco,  sœur  du 
comte  de  Guiche,  intime  amie  de  Madame  et  dans 
toutes  ses  intrigues,  tellement  que,  quoique  ce  fût 
chose  sans  exemple  et  qui  n'en  a  pas  eu  depuis,  elle 
obtint  du  roi,  avec  qui  elle  étoit  extrêmement  bien, 
d'avoir,  comme  fille  d'Angleterre,  une  surintendante 
comme  la  reine,  et  que  ce  fût  Mme  de  Monaco.  Lauzun 
étoit  fort  jaloux  et  n'étoit  pas  content  d'elle.  Une 
après-dînée  d'été  qu'il  étoit  allé  àSaint-Cloud,il  trouva 
Madame  et  sa  cour  assises  à  terre  sur  le  parquet, 
pour  se  rafraîchir,  et  Mme  de  Monaco  à  demi  couchée, 
une  main  renversée  par  terre.  Lauzun,  se  met  en  galan- 
terie avec  les  dames,  et  tourne  si  bien  qu'il  appuie 
son  talon  dans  le  creux  de  la  main  de  Mme  de  Monaco, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  533 

y  fait  la  pirouette  et  s'en  va.  Mme  de  Monaco  eut  la 
force  de  ne  point  crier  et  de  s'en  taire.  Peu  après  il 
fit  bien  pis.  Il  écuma  que  le  roi  avoit  des  passades 
avec  elle,  et  l'heure  où  Bontems  la  conduisoit  en- 
veloppée d'une  cape,  par  un  degré  dérobé,  sur  le 
palier  duquel  étoit  une  porte  de  derrière  des  cabinets 
du  roi  et  vis-à-vis,  sur  le  même  palier,  un  privé. 
Lauzun  prévient  l'heure  et  s'embusque  dans  le  privé, 
le  ferme  en  dedans  d'un  crochet,  voit  par  le  trou  de 
la  serrure  le  roi  qui  ouvre  sa  porte  et  met  la  clef  en 
dehors  et  la  referme.  Lauzun  attend  un  peu,  écoute 
à  la  porte,  la  ferme  à  double  tour  avec  la  clef,  la  tire 
et  la  jette  dans  le  privé,  où  il  s'enferme  de  nouveau. 
Quelque  temps  après  arrive  Bontems  et  la  dame, 
qui  sont  bien  étonnées  de  ne  point  trouver  la  clef 
à  la  porte  du  cabinet.  Bontems  frappe  doucement 
plusieurs  fois  inutilement,  enfin  si  fort  que  le  roi 
arrive.  Bontems  lui  dit  qu'elle  est  là  et  d'ouvrir, 
parce  que  la  clef  n'y  est  pas.  Le  roi  répond  qu'il  l'y 
a  mise  ;  Bontems  la  cherche  à  terre  pendant  que  le 
roi  veut  ouvrir  avec  le  pêne,  et  il  trouve  la  porte 
fermée  à  double  tour.  Les  voilà  tous  trois  bien  étonnés 
et  bien  empêchés  ;  la  conversation  se  fait  à  travers  la 
porte  comment  ce  contre-temps  peut  être  arrivé  ; 
le  roi  s'épuise  à  vouloir  forcer  le  pêne,  et  ouvrir 
malgré  le  double  tour.  A  la  fin  il  fallut  se  donner  le 
bonsoir  à  travers  la  porte,  et  Lauzun,  qui  les  enten- 
doit,  à  n'en  pas  perdre  un  mot,  et  qui  les  voyoit  de 
son  privé  par  le  trou  de  la  serrure,  bien  enfermé  au 
crochet  comme  quelqu'un  qui  seroit  sur  le  privé, 
rioit  bas  de  tout  son  cœur,  et  se  moquoit  d'eux  avec 
délices. 

En  1670,  le  roi  voulut  faire  un  voyage  triomphant 
avec  les  dames,  sous  prétexte  d'aller  visiter  ses  places 
de  Flandre,  accompagné  d'un  corps  d'armée  et  de 
toutes  les  troupes  de  sa  maison,  tellement  que  l'alarme 


534  SAINT-SIMON  : 


en  fut  grande  dans  les  Pays-Bas,  que  le  roi  prit  soin 
de  rassurer.  Il  donna  le  commandement  du  total  au 
comte  de  Lauzun,  avec  la  patente  de  général  d'armée. 
Il  en  fit  les  fonctions  avec  beaucoup  d'intelligence, 
une  galanterie  et  une  magnificence  extrême.  Cet 
éclat  et  cette  marque  si  distinguée  de  la  faveur  de 
Lauzun  donna  fort  à  penser  à  Louvois  que  Lauzun 
ne  ménageoit  en  aucune  sorte.  Ce  ministre  se  joignit 
à  Mme  de  Montespan,  qui  ne  lui  avoit  pas  pardonné 
la  découverte  qu'il  avoit  faite  et  les  injures  atroces 
qu'il  lui  avoit  dites,  et  [ils]  firent  si  bien  tous  les  deux 
qu'ils  réveillèrent  dans  le  roi  le  souvenir  de  l'épée 
brisée,  l'insolence  d'avoir  si  peu  après  et  encore  dans 
la  Bastille,  refusé  plusieurs  jours  la  charge  de  capi- 
taine des  gardes  du  corps,  le  firent  regarder  comme 
un  homme  qui  ne  se  connoissoit  plus,  qui  avoit 
suborné  Mademoiselle  jusqu'à  s'être  vu  si  près  de 
l'épouser,  et  s'en  être  fait  assurer  des  biens  im- 
menses ;  enfin  comme  un  homme  très-dangereux 
par  son  audace,  et  qui  s'étoit  mis  en  tête  de  se 
dévouer  les  troupes  par  sa  magnificence,  ses  services 
aux  officiers,  et  par  la  manière  dont  il  avoit  vécu 
avec  elles  au  voyage  de  Flandre,  et  s'en  étoit  fait 
adorer.  Ils  lui  firent  un  crime  d'être  demeuré  ami  en 
grande  liaison  avec  la  comtesse  de  Soissons,  chassée 
de  la  cour  et  soupçonnée  de  crimes.  Il  faut  bien 
qu'ils  en  aient  donné  quelqu'un  à  Lauzun  que  je 
n'ai  pu  apprendre,  par  le  traitement  barbare  qu'ils 
vinrent  à  bout  de  lui  faire. 

Ces  menées  durèrent  toute  l'année  1671,  sans  que 
Lauzun  pût  s'apercevoir  de  rien  au  visage  du  roi  ni 
à  celui  de  Mme  de  Montespan,  qui  le  traitoient  avec 
la  distinction  et  la  familiarité  ordinaire.  Il  se  con- 
noissoit fort  en  pierreries  et  à  les  faire  bien  monter, 
et  Mme  de  Montespan  l'y  employoit  souvent.  Un  soir 
du  milieu  de  novembre  1671,  qu'il  arrivoit  de  Paris, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  535 

où  Mme  de  Montespan  l'avoit  envoyé  le  matin 
pour  des  pierreries,  comme  le  comte  de  Lauzun  ne 
faisoit  que  mettre  pied  à  terre,  et  entrer  dans  sa 
chambre,  le  maréchal  de  Rochefort,  capitaine  des 
gardes  en  quartier,  y  entra  presque  au  même  mo- 
ment et  l'arrêta.  Lauzun,  dans  la  dernière  surprise, 
voulut  savoir  pourquoi,  voir  le  roi  ou  Mme  de 
Montespan,  au  moins  leur  écrire  :  tout  lui  fut  refusé. 
Il  fut  conduit  à  la  Bastille,  et  peu  après  à  Pignerol, 
où  il  fut  enfermé  sous  une  basse  voûte.  La  charge  de 
capitaine  des  gardes  du  corps  fut  donnée  à  M.  de 
Luxembourg,  et  le  gouvernement  de  Berry  au  duc 
de  La  Rochefoucauld,  qui,  à  la  mort  de  Guitry,  au 
passage  du  Rhin,  12  juin  1672,  fut  grand  maître  de 
la  garde-robe. 

On  peut  juger  de  l'état  d'un  homme  tel  qu'étoit 
Lauzun,  précipité  en  un  clin  d'œil  de  si  haut  dans 
un  cachot  du  château  de  Pignerol,  sans  voir  personne 
et  sans  imaginer  pourquoi.  Il  s'y  soutint  pourtant 
assez  longtemps,  mais  à  la  fin  il  y  tomba  si  malade 
qu'il  fallut  songer  à  se  confesser.  Je  lui  ai  ouï  conter 
qu'il  craignit  un  prêtre  supposé  ;  qu'à  cause  de  cela 
il  voulut  opiniâtrement  un  capucin,  et  que  dès  qu'il 
fut  venu,  il  lui  sauta  à  la  barbe,  et  la  tira  tant  qu'il 
put  de  tous  côtés  pour  voir  si  elle  n'étoit  point  pos- 
tiche. Il  fut  quatre  ou  cinq  ans  dans  ce  cachot. 
Les  prisonniers  trouvent  des  industries  que  la  néces- 
sité apprend.  Il  y  en  avoit  au-dessus  de  lui  et  à 
côté,  aussi  plus  haut  :  ils  trouvèrent  moyen  de  lui 
parler.  Ce  commerce  les  conduisit  à  faire  un  trou 
bien  caché' pour  s'entendre  plus  aisément,  puis  de 
l'accroître  et  de  se  visiter. 

Le  surintendant  Fouquet  étoit  enfermé  dans  leur 
voisinage  depuis  décembre  1664,  qu'il  y  avoit  été 
conduit  de  la  Bastille,  où  on  l'avoit  amené  de  Nantes 
où  le  roi  étoit,  et  où  il  l'avoit  fait  arrêter  le  5  septem- 


536  SAINT-SIMON  : 

bre  1661,  et  mener  à  la  Bastille.  Il  sut  par  ses  voisins, 
qui  avoient  trouvé  aussi  moyen  de  le  voir,  que 
Lauzun  étoit  sous  eux.  Fouquet,  qui  ne  recevoit 
aucune  nouvelle,  en  espéra  par  lui,  et  eut  grande 
envie  de  le  voir.  Il  l'avoit  laissé  jeune  homme, 
pointant  à  la  cour  par  le  maréchal  de  Grammont, 
bien  reçu  chez  la  comtesse  de  Soissons  d'où  le  roi  ne 
bougeoit,  et  le  voyoit  déjà  de  bon  œil.  Les  prison- 
niers qui  avoient  lié  commerce  avec  lui  firent  tant 
qu'ils  le  persuadèrent  de  se  laisser  hisser  par  leur  trou 
pour  voir  Fouquet  chez  eux,  que  Lauzun  aussi  étoit 
bien  aise  de  voir.  Les  voilà  donc  ensemble,  et  Lauzun 
à  conter  sa  fortune  et  ses  malheurs  à  Fouquet.  Le 
malheureux  surintendant  ouvroit  les  oreilles  et  de 
grands  yeux  quand  il  entendit  dire  à  ce  cadet  de 
Gascogne,  trop  heureux  d'être  recueilli  et  hébergé 
chez  le  maréchal  de  Grammont,  qu'il  avoit  été  général 
des  dragons,  capitaine  des  gardes,  et  eu  la  patente 
et  la  fonction  de  général  d'armée.  Fouquet  ne  sa  voit 
plus  où  il  en  étoit,  le  crut  fou,  et  qu'il  lui  racontoit 
ses  visions,  quand  il  lui  expliqua  comment  il  avoit 
manqué  l'artillerie,  et  ce  qui  s' étoit  passé  après  là- 
dessus  ;  mais  il  ne  douta  plus  de  la  folie  arrivée  à 
son  comble,  jusqu'à  avoir  peur  de  se  trouver  avec  lui, 
quand  il  lui  raconta  son  mariage  consenti  par  le  roi 
avec  Mademoiselle,  comment  rompu,  et  tous  les  biens 
qu'elle  lui  avoit  assurés.  Cela  refroidit  fort  leur 
commerce,  du~côté  de  Fouquet,  qui,  lui  croyant  la 
cervelle  totalement  renversée,  ne  prenoit  que  pour 
des  contes  en  l'air  toutes  les  nouvelles  que  Lauzun 
lui  disoit'de  tout  ce  qui  s' étoit  passé  dans  le  monde 
depuis  la  prison  de  l'un  jusqu'à  la  prison  de  l'autre. 
Celle  du  malheureux  surintendant  fut  un  peu 
adoucie  avant  celle  de  Lauzun.  Sa  femme,  et  quel- 
ques officiers  du  château  de  Pignerol,  eurent  per- 
mission de  le  voir  et  de  lui  apprendre  des  nouvelles 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  537 

du  monde.  Une  des  premières  choses  qu'il  leur  dit  fut 
de  plaindre  ce  pauvre  Puyguilhem,  qu'il  avoit  laissé 
jeune  et  sur  un  assez  bon  pied  à  la  cour  pour  son 
âge,  à  qui  la  cervelle  avoit  tourné,  et  dont  on  cachoit 
la  folie  dans  cette  même  prison  ;  mais  quel  fut  son 
étonnement  quand  tous  lui  dirent  et  lui  assurèrent 
la  vérité  des  mêmes  choses  qu'il  avoit  sues  de  lui  ! 
Il  n'en  revenoit  pas,  et  fut  tenté  de  leur  croire  à 
tous  la  cervelle  dérangée  :  il  fallut  du  temps  pour 
le  persuader.  A  son  tour  Lauzun  fut  tiré  du  cachot, 
et  eut  une  chambre,  et  bientôt  après  la  même  liberté 
qu'on  avoit  donnée  à  Fouquet,  afin  de  se  voir  tous 
deux  tant  qu'ils  voulurent.  Je  n'ai  jamais  su  ce  qui 
en  déplut  à  Lauzun  ;  mais  il  sortit  de  Pignerol 
son  ennemi,  et  a  fait  depuis  tout  du  pis  qu'il  a  pu 
à  Fouquet,  et  après  sa  mort,  jusqu'à  la  sienne,  à  sa 
famille. 

Le  comte  de  Lauzun  avoit  quatre  sœurs,  qui 
toutes  n'avoient  rien.  L'aînée  fut  fille  d'honneur  de 
la  reine  mère,  qui  la  fit  épouser,  en  1663,  à  Nogent, 
qui  étoit  Bautru,  et  capitaine  de  la  porte,  et  maître 
de  la  garde-robe,  tué  au  passage  du  Rhin,  laissant 
un  fils  et  des  filles.  La  seconde  épousa  Belsunce,  et 
passa  sa  vie  avec  lui  dans  leur  province  ;  la  troisième 
fut  abbesse  de  Notre-Dame  de  Saintes,  et  la  qua- 
trième, du  Ronceray  à  Angers. 

Mme  de  Nogent  n'avoit  ni  moins  d'esprit,  ni  guère 
moins  d'intrigue  que  son  frère,  mais  bien  plus  suivie 
et  bien  moins  d'extraordinaire  que  lui,  quoiqu'elle 
en  eût  aussi  sa  part.  Mais  elle  fut  fort  arrêtée  par 
l'extrême  douleur  de  la  perte  de  son  mari,  dont  elle 
porta  tout  le  reste  de  sa  vie  le  premier  grand  deuil 
de  veuve,  et  en  garda  toutes  les  contraignantes 
bienséances.  Ce  fut  la  première  qui  s'en  avisa.  Mme 
de  Vaubrun,  sa  belle-sœur,  suivit  son  exemple. 
Elles  avoient  épousé  les  deux   frères,  et  dans  ces 


538  SAINT-SIMON: 

derniers  temps  Mme  de  Cavoye,  de  qui  j'ai  assez 
parlé  ici.  Malgré  ce  deuil,  Mme  de  Nogent  plaça 
l'argent  des  brevets  de  retenue  de  la  dépouille  de 
son  frère,  et  des  dragons  qu'il  avoit  eus  pour  rien, 
régiment  et  charge  de  colonel  général  qu'il  avoit 
vendus  ;  elle  prit  soin  du  reste  de  son  bien,  et  en 
accumula  si  bien  les  revenus,  et  le  fit  si  bien  valoir 
pendant  sa  longue  prison,  qu'il  en  sortit  extrême- 
ment riche.  Elle  eut  enfin  la  permission  de  le  voir, 
et  fit  plusieurs  voyages  à  Pignerol. 

Mademoiselle  étoit  inconsolable  de  cette  longue  et 
dure  prison,  et  faisoit  toutes  les  démarches  possibles 
pour  délivrer  le  comte  de  Lauzun.  Le  roi  résolut 
enfin  d'en  profiter  pour  le  duc  du  Maine  et  de  la 
lui  faire  acheter  bien  cher.  Il  lui  en  fit  faire  la  propo- 
sition, qui  n'alla  pas  à  moins  qu'à  assurer,  après  elle, 
au  duc  du  Maine  et  à  sa  postérité  le  comté  d'Eu,  le 
duché  d'Aumale  et  la  principauté  de  Dombes.  Le 
don  étoit  énorme,  tant  par  le  prix  que  par  la 
dignité  et  l'étendue  de  ces  trois  morceaux.  Elle  avoit 
de  plus  assuré  les  deux  premiers  à  Lauzun,  avec  le 
duché  de  Saint-Fargeau  et  la  belle  terre  de  Thiers  en 
Auvergne,  lorsque  leur  mariage  fut  rompu,  et  il  falloit 
le  faire  renoncer  à  Eu  et  à  Aumale,  pour  que  Made- 
moiselle en  pût  disposer  en  faveur  du  duc  du  Maine. 
Mademoiselle  ne  se  pou  voit  résoudre  à  passer  sous 
ce  joug  et  à  dépouiller  Lauzun  de  bienfaits  si  con- 
sidérables. Elle  fut  priée  jusqu'à  la  dernière  im- 
portunité,  enfin  menacée  par  les  ministres,  tantôt 
Louvois,  tantôt  Colbert,  duquel  elle  étoit  plus  con- 
tente, parce  qu'il  étoit  bien  de  tout  temps  avec 
Lauzun,  et  qu'il  la  manioit  plus  doucement  que 
Louvois,  son  ennemi,  qui  étoit  toujours  réservé  à 
porter  les  plus  dures  paroles,  et  qui  s'en  acquittoit 
encore  plus  durement.  Elle  sentoit  sans  cesse  que 
le  roi  ne  l'aimoit  point,  et  qu'il  ne  lui  avoit  jamais 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  539 

pardonné  le  voyage  d'Orléans,  qu'elle  rassura  dans 
sa  révolte,  moins  encore  le  canon  de  la  Bastille, 
qu'elle  fit  tirer  en  sa  présence  sur  les  troupes  du  roi, 
et  qui  sauva  M.  le  Prince  et  les  siennes  au  combat 
du  faubourg  Saint-Antoine.  Elle  comprit  donc  enfin 
que  le  roi,  éloigné  d'elle  sans  retour,  et  qui  ne  con- 
sentoit  à  la  liberté  de  Lauzun  que  par  sa  passion 
d'élever  et  d'enrichir  ses  bâtards,  ne  cesseroit  de  la 
persécuter  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  consenti,  sans 
aucune  espérance  de  rien  rabattre  ;  [elle]  y  donna 
enfin  les  mains  avec  les  plaintes  et  les  larmes  les 
plus  amères.  Mais  pour  la  validité  de  la  chose,  on 
trouva  qu'il  falloit  que  Lauzun  fût  en  liberté  pour 
renoncer  au  don  de  Mademoiselle,  tellement  qu'on 
prit  le  biais  qu'il  avoit  besoin  des  eaux  de  Bourbon, 
et  Mme  de  Montespan  aussi,  pour  qu'ils  y  pussent 
conférer  ensemble  sur  cette  affaire. 

Lauzun  y  fut  amené  et  gardé  à  Bourbon  par  un 
détachement  de  mousquetaires  commandé  par  Mau- 
pertuis.  Lauzun  vit  donc  plusieurs  fois  Mme  de 
Montespan  chez  elle  à  Bourbon.  Mais  il  fut  si  indigné 
du  grand  dépouillement  qu'elle  lui  donna  pour  con- 
dition de  sa  liberté,  qu'après  de  longues  disputes, 
il  n'en  voulut  plus  ouïr  parler,  et  fut  reconduit  à 
Pignerol  comme  il  en  avoit  été  ramené. 

Cette  fermeté  n'étoit  pas  le  compte  du  roi  pour 
son  bâtard  bien-aimé.  Il  envoya  Mme  de  Nogent  à 
Pignerol  ;  après,  Barin,  ami  de  Lauzun,  et  qui  se 
mêloit  de  toutes  ses  affaires,  avec  des  menaces  et  des 
promesses,  qui,  avec  grande  peine,  obtinrent  le  con- 
sentement de  Lauzun,  qui  firent  résoudre  à  un  second 
voyage  de  Bourbon  de  lui  et  de  Mme  de  Montespan, 
sous  le  même  prétexte  des  eaux.  Il  y  fut  conduit 
comme  la  première  fois,  et  n'a  jamais  pardonné  à 
Maupertuis  la  sévère  pédanterie  de  son  exactitude. 
Ce  dernier  voyage  se  fit  dans  l'automne  de  1680. 


540  SAINT-SIMON  : 

Lauzun  y  consentit  à  tout,  Mme  de  Montespan 
revint  triomphante.  Maupertuis  et  ses  mousque- 
taires prirent  congé  du  comte  de  Lauzun  à  Bourbon, 
d'où  il  eut  permission  d'aller  demeurer  à  Angers, 
et  incontinent  après  cet  exil  fut  élargi,  en  sorte 
qu'il  eut  la  liberté  de  tout  l'Anjou  et  la  Touraine. 
La  consommation  de  l'affaire  fut  différée  au  com- 
mencement de  février  1681,  pour  lui  donner  un  plus 
grand  air  de  pleine  liberté.  Ainsi  Lauzun  n'eut  de 
Mademoiselle  que  Saint-Fargeau  et  Thiers,  après 
n'avoir  tenu  qu'à  lui  de  l'épouser  en  se  hâtant  de 
le  faire,  et  de  succéder  à  la  totalité  de  ses  immenses 
biens.  Le  duc  du  Maine  fut  instruit  à  faire  sa  cour 
à  Mademoiselle,  qui  le  reçut  toujours  très-fraîche- 
ment, et  qui  lui  vit  prendre  ses  livrées  avec  grand 
dépit,  comme  une  marque  de  sa  reconnoissance,  en 
effet  pour  s'en  relever  et  honorer,  car  c' et  oit  celles 
de  Gaston,  que  dans  la  suite  le  comte  de  Toulouse 
prit  aussi,  non  par  la  même  raison,  mais  sous  pré- 
texte de  conformité  avec  son  frère,  et  [ils]  l'ont  fait 
passer  à  leurs  enfants. 

Lauzun,  à  qui  on  avoit  fait  espérer  un  traitement 
plus  doux,  demeura  quatre  ans  à  se  promener  dans 
ces  deux  provinces,  où  il  ne  s'ennuyoit  guère  moins 
que  Mademoiselle  faisoit  de  son  absence.  Elle  cria, 
se  fâcha  contre  Mme  de  Montespan  et  contre  son 
fils,  se  plaignit  hautement  qu'après  l'avoir  impitoya- 
blement rançonnée  on  la  trompoit  encore  en  tenant 
Lauzun  éloigné,  et  fit  tant  de  bruit  qu'enfin  elle 
obtint  son  retour  à  Paris,  et  liberté  entière,  à  con- 
dition de  n'approcher  pas  plus  près  de  deux  lieues 
de  tout  le  lieu  où  le  roi  seroit.  Il  vint  donc  à  Paris 
où  il  vit  assidûment  sa  bienfaitrice.  L'ennui  de  cette 
sorte  d'exil,  pourtant  si  adouci,  le  jeta  dans  le  gros 
jeu  et  il  y  fut  extrêmement  heureux  ;  toujours  beau 
et  sûr  joueur,  et  net  en  tout  au  possible,  et  il  gagna 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  541 

fort  gros.  Monsieur,  qui  faisoit  quelquefois  de  petits 
séjours  à  Paris,  et  qui  y  jouoit  gros  jeu,  lui  permit 
de  venir  jouer  avec  lui  au  Palais-Royal,  puis  à  Saint- 
Cloud,  où  il  faisoit  l'été  de  plus  longs  séjours.  Lauzun 
passa  ainsi  plusieurs  années,  gagnant  et  prêtant 
beaucoup  d'argent  fort  noblement  ;  mais  plus  il  se 
trou  voit  près  de  la  cour  et  parmi  le  grand  monde, 
plus  la  défense  d'en  approcher  lui  étoit  insupportable. 
Enfin,  n'y  pouvant  plus  tenir,  il  fit  demander  au  roi 
la  permission  d'aller  se  promener  en  Angleterre,  où 
on  jouoit  beaucoup  et  fort  gros.  Il  l'obtint,  et  il  y 
porta  beaucoup  d'argent  qui  le  fit  recevoir  à  bras 
ouverts  à  Londres,  où  il  ne  fut  pas  moins  heureux 
qu'à  Paris. 

Jacques  II  y  régnoit,  qui  le  reçut  avec  distinction. 
La  révolution  s'y  brassoit  déjà.  Elle  éclata  au  bout 
de  huit  ou  dix  mois  que  Lauzun  fut  en  Angleterre. 
[Elle]  sembla  faite  exprès  pour  lui  par  le  succès  qui 
lui  en  revint  et  qui  n'est  ignoré  de  personne.  Jac- 
ques II,  ne  sachant  plus  ce  qu'il  alloit  devenir,  trahi 
par  ses  favoris  et  ses  ministres,  abandonné  de  toute 
sa  nation,  le  prince  d'Orange  maître  des  cœurs,  des 
troupes  et  des  flottes,  et  près  d'entrer  dans  Londres, 
le  malheureux  monarque  confia  à  Lauzun  ce  qu'il 
avoit  de  plus  cher,  la  reine  et  le  prince  de  Galles  qu'il 
passa  heureusement  à  Calais.  Cette  princesse  dépêcha 
aussitôt  un  courrier  à  Versailles  qui  suivit  de  près 
celui  que  le  duc  de  Charost,  qui  prit  depuis  le  nom 
de  duc  de  Béthune,  gouverneur  de  Calais,  et  qui  y 
étoit  alors,  avoit  envoyé  à  l'instant  de  l'arrivée  de  la 
reine.  Cette  princesse,  après  les  compliments,  insinua 
dans  sa  lettre  que,  parmi  la  joie  de  se  voir  en  sûreté 
sous  la  protection  du  roi,  avec  son  fils,  elle  avoit  la 
douleur  de  n'oser  mener  à  ses  pieds  celui  à  qui  elle 
devoit  de  l'avoir  sauvée  avec  le  prince  de  Galles.  La 
réponse  du  roi,  après  tout  ce  qu'il  y  mit  de  généreux 


542  SAINT-SIMON  : 

et  de  galant,  fut  qu'il  partageoit  cette  obligation 
avec  elle,  et  qu'il  avoit  hâte  de  lui  témoigner  en  re- 
voyant le  comte  de  Lauzun  et  lui  rendant  ses  bonnes 
grâces.  En  effet,  lorsqu'elle  le  présenta  au  roi  dans  la 
plaine  de  Saint-Germain,  où  le  roi  avec  la  famille 
royale  et  toute  sa  cour  vint  au-devant  d'elle,  il  traita 
Lauzun  parfaitement  bien,  lui  rendit  là  même  les 
grandes  entrées  et  lui  promit  un  logement  au  châ- 
teau de  Versailles  qu'il  lui  donna  incontinent  après  ; 
et  de  ce  jour-là  il  en  eut  un  à  Marly  tous  les  voyages 
et  à  Fontainebleau,  en  sorte  que  jusqu'à  la  mort  du 
roi  il  ne  quitta  plus  la  cour.  On  peut  juger  quel  fut 
le  ravissement  d'un  courtisan  aussi  ambitieux,  qu'un 
retour  si  éclatant  et  si  unique  ramenoit  des  abîmes 
et  remettoit  subitement  à  flot.  Il  eut  aussi  un  loge- 
ment dans  le  château  de  Saint-Germain  choisi  pour 
le  séjour  de  cette  cour  fugitive,  où  le  roi  Jacques  II 
arriva  bientôt  après. 

Lauzun  y  fit  tout  l'usage  qu'un  habile  courtisan 
sait  faire  de  l'une  et  l'autre  cour,  et  de  se  procurer 
par  celle  d'Angleterre  les  occasions  de  parler  souvent 
au  roi,  et  d'en  recevoir  des  commissions.  Enfin,  il 
sut  si  bien  s'en  aider  que  le  roi  lui  permit  de  recevoir 
dans  Notre-Dame,  à  Paris,  l'ordre  de  la  Jarretière  des 
mains  du  roi  d'Angleterre,  le  lui  accorda  à  son  second 
passage  en  Irlande  pour  général  de  son  armée  auxi- 
liaire, et  permit  qu'il  le  fût  en  même  temps  de  celle 
du  roi  d'Angleterre,  qui  la  même  campagne  perdit 
l'Irlande  avec  la  bataille  de  la  Boyne,  et  revint  en 
France  avec  le  comte  de  Lauzun,  pour  lequel  enfin  il 
obtint  des  lettres  de  duc,  qui  furent  vérifiées  au 
parlement,  en  mai  1692.  Quel  miraculeux  retour  de 
fortune  !  Mais  quelle  fortune  en  comparaison  du 
mariage  public  avec  Mademoiselle,  avec  la  donation 
de  tous  ses  biens  prodigieux,  et  le  titre  et  la  dignité 
actuelle  de  duc  et  pair  de  Montpensier  !  Quel  mons- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  543 

trueux  piédestal,  et  avec  des  enfants  de  ce  mariage, 
quel  vol  n'eût  pas  pris  Lauzun,  et  qui  peut  dire 
jusqu'où  il  seroit  arrivé  ? 

J'ai  raconté  ailleurs  ses  humeurs,  ses  insignes 
malices  et  ses  rares  singularités.  Il  jouit  le  reste  de 
sa  longue  vie  de  ses  privances  avec  le  roi,  de  ses 
distinctions  à  la  cour,  d'une  grande  considération, 
d'une  abondance  extrême,  de  la  vie  et  du  maintien 
d'un  très-grand  seigneur  et  de  l'agrément  de  tenir 
une  des  plus  magnifiques  maisons  de  la  cour,  et  de  la 
meilleure  table,  soir  et  matin,  la  plus  honorablement 
fréquentée,  et  à  Paris  de  même  après  la  mort  du 
roi.  Tout  cela  ne  le  content  oit  point.  Il  n'approchoit 
familièrement  du  roi  que  par  les  dehors  ;  il  sentoit 
l'esprit  et  le  cœur  de  ce  monarque  en  garde  contre 
lui,  et  dans  un  éloignement  que  tout  son  art,  son 
application  ne  purent  jamais  rapprocher.  C'est  ce 
qui  lui  fit  épouser  ma  belle-sœur  dans  le  projet  de 
se  remettre  en  commerce  sérieux  avec  le  roi,  à 
l'occasion  que  l'armée  de  M.  le  maréchal  de  Lorge 
commandoit  en  Allemagne,  et  ce  qui  le  brouilla 
avec  lui  sitôt  après  avec  éclat,  quand  il  vit 
ses  desseins  échoués  de  ce  côté-là.  C'est  ce  qui 
lui  fit  faire  le  mariage  du  duc  de  Lorge  avec  la 
fille  de  Chamillart  pour  se  raccrocher  par  le  crédit 
de  ce  ministre,  sans  y  avoir  pu  réussir.  C'est  ce  qui 
lui  fit  faire  le  voyage  d'Aix-la-Chapelle,  sous  prétexte 
des  eaux,  pour  y  lier  et  y  prendre  des  connoissances 
qui  le  portassent  à  des  particuliers  avec  le  roi  sur  la 
paix,  ce  qui  lui  fut  encore  inutile  ;  c'est  enfin  ce  qui 
le  porta  aux  extravagances  qu'il  fit  de  prétendue 
jalousie  du  fils  presque  enfant  de  Chamillart  pour 
faire  peur  au  père,  et  l'engager  à  l'éloigner  par  l'am- 
bassade pour  traiter  de  la  paix.  Tout  lui  manquoit 
dans  ses  divers  projets  ;  il  s'affiigeoit  sans  cesse,  et  se 
croyoit  et  se  disoit  dans  une  profonde  disgrâce.  Rien 


544  SAINT-SIMON  : 

ne  lui  échappoit  pour  faire  sa  cour  avec  un  fond  de 
bassesse  et  un  extérieur  de  dignité  ;  et  il  faisoit  tous 
les  ans  une  sorte  d'anniversaire  de  sa  disgrâce  par 
quelque  chose  d'extraordinaire,  dont  l'humeur  et  la 
solitude  étoit  le  fond,  et  souvent  quelque  extrava- 
gance le  fruit.  Il  en  parloit  lui-même,  et  disoit  qu'il 
n'étoit  pas  raisonnable  au  retour  annuel  de  cette 
époque,  plus  forte  que  lui.  Il  croyoit  plaire  au  roi 
par  ce  raffinement  de  courtisan,  sans  s'apercevoir 
qu'il  s'en  faisoit  moquer. 

Il  étoit  extraordinaire  en  tout  par  nature,  et  se 
plaisoit  encore  à  l'affecter,  jusque  dans  le  plus  inté- 
rieur de  son  domestiqué  et  de  ses  valets.  Il  contre- 
faisoit  le  sourd  et  l'aveugle  pour  mieux  voir  et  en- 
tendre sans  qu'on  s'en  défiât,  et  se  divertissoit  à  se 
moquer  des  sots,  même  des  plus  élevés,  en  leur  tenant 
des  langages  qui  n'avoient  aucun  sens.  Ses  maniè- 
res étoient  toutes  mesurées,  réservées,  doucereuses, 
même  respectueuses  ;  et  de  ce  ton  bas  et  emmiellé  il 
sortoit  des  traits  perçants  et  accablants  par  leur 
justesse,  leur  force  ou  leur  ridicule,  et  cela  en  deux 
ou  trois  mots,  quelquefois  d'un  air  de  naïveté  ou  de 
distraction,  comme  s'il  n'y  eût  pas  songé.  Aussi 
étoit-il  redouté  sans  exception  de  tout  le  monde,  et 
avec  force  connoissances,  il  n'avoit  que  peu  ou  point 
d'amis,  quoiqu'il  en  méritât  par  son  ardeur  à  servir 
tant  qu'il  pou  voit,  et  sa  facilité  à  ouvrir  sa  bourse. 
Il  aimoit  à  recueillir  les  étrangers  de  quelque  dis- 
tinction, et  faisoit  parfaitement  les  honneurs  de  la 
cour;  mais  ce  ver  rongeur  d'ambition  empoison- 
noit  sa  vie.  Il  étoit  très-bon  et  très-secourable  pa- 
rent. 

Nous  avions  fait  le  mariage  de  Mlle  de  Malause, 
petite-fille  d'une  sœur  de  M.  le  maréchal  de  Lorge,  un 
an  avant  la  mort  du  roi,  avec  le  comte  de  Poitiers, 
dernier  de  cette  grande  et  illustre  maison,  fort  riche 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  545 

en  grandes  terres  en  Franche-Comté,  tous  deux  sans 
père  ni  mère.  Il  en  fit  la  noce  chez  lui  et  les  logea.  Le 
comte  de  Poitiers  mourut  presque  en  même  temps 
que  le  roi,  dont  ce  fut  grand  dommage,  car  il  pro- 
mettoit  fort,  et  laissa  sa  femme  grosse  d'une  fille, 
grande  héritière,  qui  a  depuis  épousé  le  duc  de 
Randan,  fils  aîné  du  duc  de  Lorge,  et  dont  la  con- 
duite a  fait  honneur  à  la  naissance.  Dans  l'été  qui 
suivit  la  mort  de  Louis  XIV,  il  eut  une  revue  de  la 
maison  du  roi  que  M.  le  duc  d'Orléans  fit  dans  la 
plaine  qui  longe  le  bois  de  Boulogne.  Passy  y  tient 
de  l'autre  côté,  où  M.  de  Lauzun  avoit  une  jolie 
maison.  Mme  de  Lauzun  y  étoit  avec  bonne  com- 
pagnie, et  j'y  étois  allé  coucher  la  veille  de  cette 
revue.  Mme  de  Poitiers  mouroit  d'envie  de  la  voir, 
comme  une  jeune  personne  qui  n'a  rien  vu  encore, 
mais  qui  n'osoit  se  montrer  dans  ce  premier  deuil  de 
veuve.  Le  comment  fut  agité  dans  la  compagnie,  et 
on  trouva  que  Mme  de  Lauzun  l'y  pouvoit  mener  un 
peu  enfoncée  dans  son  carrosse,  et  cela  fut  conclu 
ainsi.  Parmi  la  gaieté  de  cette  partie,  M.  de  Lauzun 
arriva  de  Paris,  où  il  étoit  allé  le  matin.  On 
tourna  un  peu  pour  la  lui  dire.  Dès  qu'il  l'apprit, 
le  voilà  en  furie  jusqu'à  ne  se  posséder  plus,  à 
la  rompre  presque  en  écumant,  et  à  dire  à  sa 
femme  les  choses  les  plus  désobligeantes  avec  les 
termes  non-seulement  les  plus  durs,  mais  les  plus 
forts,  les  plus  injurieux  et  les  plus  fous.  Elle 
s'en  prit  doucement  à  ses  yeux,  Mme  de  Poitiers  à 
pleurer  aux  sanglots,  et  toute  la  compagnie  dans  le 
plus  grand  embarras.  La  soirée  parut  une  année,  et 
le  plus  triste  réfectoire  un  repas  de  gaieté  en  com- 
paraison du  souper.  Il  fut  farouche  au  milieu  du  plus 
profond  silence,  chacun  à  peine  et  rarement  disoit 
un  mot  à  son  voisin.  11  quitta  la  table  au  fruit,  à 
son  ordinaire,  et  s'alla  coucher.  On  voulut  après  se 
18 


546  SAINT-SIMON  : 

soulager  et  en  dire  quelque  chose  ;  mais  Mme  de 
Lauzun  arrêta  tout  poliment  et  sagement,  et  fit 
promptement  donner  des  cartes  pour  détourner 
tout  retour  de  propos. 

Le  lendemain,  dès  le  matin,  j'allai  chez  M.  de 
Lauzun  pour  lui  dire  très-fortement  mon  avis  de  la 
scène  qu'il  avoit  faite  la  veille.  Je  n'en  eus  pas  le 
temps  ;  dès  qu'il  me  vit  entrer  il  étendit  les  bras,  et 
s'écria  que  je  voyois  un  fou  qui  ne  méritoit  pas  ma 
visite,  mais  les  petites-maisons,  fit  le  plus  grand 
éloge  de  sa  femme,  qu'elle  méritoit  assurément  ; 
dit  qu'il  n'étoit  pas  digne  de  l'avoir,  et  qu'il  devoit 
baiser  tous  les  pas  par  où  elle  passoit  ;  s'accabla  de 
pouilles  ;  puis,  les  larmes  aux  yeux,  me  dit  qu'il 
et  oit  plus  digne  de  pitié  que  de  colère  ;  qu'il  falloit 
m'avouer  toute  sa  honte  et  sa  misère  :  qu'il  avoit 
plus  de  quatre-vingts  ans  ;  qu'il  n'avoit  ni  enfants 
ni  suivants  ;  qu'il  avoit  été  capitaine  des  gardes  ; 
que,  quand  il  le  seroit  encore,  il  seroit  incapable  d'en 
faire  les  fonctions  ;  qu'il  se  le  disoit  sans  cesse,  et 
qu'avec  tout  cela  il  ne  pouvoit  se  consoler  de  ne 
l'être  plus,  depuis  tant  d'années  qu'il  avoit  perdu  sa 
charge  ;  qu'il  n'en  avoit  jamais  pu  arracher  le  poignard 
de  son  cœur  ;  que  tout  ce  qui  lui  en  rappeloit  le 
souvenir  le  mettoit  hors  de  lui-même,  et  que  d'en- 
tendre dire  que  sa  femme  alloit  mener  Mme  de 
Poitiers  voir  une  revue  des  gardes  du  corps,  où  il 
n'étoit  plus  rien,  lui  avoit  renversé  la  tête,  et  [Tavoit] 
rendu  extravagant  au  point  où  je  l'avois  vu  ;  qu'il 
n'osoit  plus  se  montrer  devant  personne  après  ce 
trait  de  folie  ;  qu'il  s'alloit  enfermer  dans  sa  chambre, 
et  qu'il  se  jetoit  à  mes  pieds  pour  me  conjurer  d'aller 
trouver  sa  femme,  et  de  tâcher  d'obtenir  qu'elle 
voulût  avoir  pitié  d'un  vieillard  insensé,  qui  mouroit 
de  douleur  et  de  honte,  et  qu'elle  daignât  lui  par- 
donner. Cet  aveu  si  sincère  et  si  douloureux  à  faire, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  547 

me  pénétra.  Je  ne  cherchai  plus  qu'à  le  remettre  et 
à  le  consoler.  Le  raccommodement  ne  fut  pas  difficile  ; 
nous  le  tirâmes  de  sa  chambre,  non  sans  peine,  et  il 
lui  en  parut  visiblement  une  fort  grande  pendant 
plusieurs  jours  à  se  montrer,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  car 
je  m'en  allai  le  soir,  mes  occupations,  dans  ce  temps- 
là,  me  tenant  de  fort  court. 

J'ai  réfléchi  souvent,  à  cette  occasion,  sur  l'extrême 
malheur  de  se  laisser  entraîner  à  l'ivresse  du  monde, 
et  au  formidable  état  d'un  ambitieux  que  ni  les 
richesses,  ni  le  domestique  le  plus  agréable,  ni  la 
dignité  acquise,  ni  l'âge,  ni  l'impuissance  corporelle, 
n'en  peuvent  déprendre,  et  qui,  au  lieu  de  jouir  tran- 
quillement de  ce  qu'il  possède,  et  d'en  sentir  le  bon- 
heur, s'épuise  en  regrets  et  en  amertumes  inutiles  et 
continuelles,  et  qui  ne  peut  se  représenter  que,  sans 
enfants  et  dans  un  âge  qui  l'approche  si  fort  de  sa 
fin,  posséder  ce  qu'il  regrette,  quand  même  il  pourroit 
l'exercer,  seroit  des  liens  trompeurs  qui  l'attacheroient 
à  la  vie,  si  prête  à  lui  échapper,  qui  ne  lui  seroient 
bons  qu'à  lui  augmenter  les  regrets  cuisants  de  la 
quitter.  Mais  on  meurt  comme  on  a  vécu,  et  il  est 
rare  que  cela  arrive  autrement.  De  quelle  importance 
n'est-il  donc  pas  de  n'oublier  rien  pour  tâcher  de  vivre 
pour  savoir  mourir  au  monde  et  à  la  fortune  avant 
que  l'un  et  l'autre  et  que  la  vie  nous  quittent,  pour 
savoir  vivre  sans  eux,  et  tâcher  et  espérer  de  bien 
mourir  !  Cette  folie  de  capitaine  des  gardes  dominoit 
si  cruellement  le  duc  de  Lauzun,  qu'il  s'habilloit 
souvent  d'un  habit  bleu  à  galons  d'argent,  qui,  sans 
oser  être  semblable  à  l'uniforme  des  capitaines  des 
gardes  du  corps  aux  jours  de  revue,  ou  de  change- 
ment du  guet,  en  approchoit  tant  qu'il  pouvoit, 
mais  bien  plus  de  celui  des  capitaines  des  chasses  des 
capitaineries  royales,  et  l'auroit  rendu  ridicule  si, 
à  force  de  singularités  et  de  ridicules,  il  n'y  eût 


548  SAINT-SIMON  : 

accoutumé  le  monde,  qui  le  craignoit,  et  ne  se  fût 
rendu  supérieur  à  tous  les  ridicules. 

Avec  toute  sa  politique  et  sa  bassesse,  il  tomboit 
sur  tout  le  monde  ;  toujours  par  un  mot  asséné  le 
plus  perçant,  toujours  en  toute  douceur.  Les  minis- 
tres, les  généraux  d'armée,  les  gens  heureux  et  leurs 
familles  étoient  les  plus  maltraités.  Il  avoit  comme 
usurpé  un  droit  de  tout  dire. et  de  tout  faire  sans 
que  qui  que  ce  fût  osât  s'en  fâcher.  Les  seuls  Gram- 
mont  étoient  exceptés.  Il  se  souvenoit  toujours  de 
l'hospitalité  et  de  la  protection  qu'il  avoit  trouvées 
chez  eux  au  commencement  de  sa  vie.  Il  les  aimoit, 
il  s'y  intéressoit  ;  il  étoit  en  respect  devant  eux.  Le 
vieux  comte  de  Grammont  en  abusoit  et  vengeoit  la 
cour  par  las  brocards  qu'il  lui  lâchoit  à  tout  propos, 
sans  que  le  duc  de  Lauzun  lui  en  rendît  jamais 
aucun,  ni  s'en  fâchât,  mais  il  l'évitoit  doucement 
volontiers.  Il  fit  toujours  beaucoup  pour  les  enfants 
de  ses  sœurs.  On  a  vu  ici  en  son  temps  combien 
l'évêque  de  Marseille  s'étoit  signalé  à  la  peste,  et 
de  ses  biens  et  de  sa  personne.  Quand  elle  fut  tout  à 
fait  passée,  M.  de  Lauzun  demanda  une  abbaye  pour 
lui  à  M.  le  duc  d'Orléans.  Il  donna  les  bénéfices  peu 
après  et  oublia  M.  de  Marseille.  M.  de  Lauzun  voulut 
l'ignorer,  et  demanda  à  M.  le  duc  d'Orléans  s'il  avoit 
eu  la  bonté  de  se  souvenir  de  lui.  Le  régent  fut  em- 
barrassé. Le  duc  de  Lauzun,  comme  pour  lever  l'em- 
barras, lui  dit  d'un  ton  doux  et  respectueux  :  «  Mon- 
sieur, il  fera  mieux  une  autre  fois,  »  et  avec  ce 
sarcasme  rendit  le  régent  v  muet,  et  s'en  alla  en 
souriant.  Le  mot  courut  fort,  et  M.  le  duc  d'Orléans, 
honteux,  répara  son  oubli  par  l'évêché  de  Laon,  et 
sur  le  refus  de  M.  de  Marseille  de  changer  d'épouse, 
il  lui  donna  une  grosse  abbaye,  quoique  M.  de  Lauzun 
fût  mort. 

Il    empêcha    une    promotion    de    maréchaux    de 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  549 

France  par  le  ridicule  qu'il  y  donna  aux  candidats 
qui  la  pressoient.  Il  dit  au  régent,  avec  ce  même  ton 
respectueux  et  doux,  qu'au  cas  qu'il  fît,  comme  on 
le  disoit,  des  maréchaux  de  France  inutiles,  il  le 
supplioit  de  se  souvenir  qu'il  étoit  le  plus  ancien 
lieutenant  général  du  royaume,  et  qu'il  avoit  eu 
l'honneur  de  commander  des  armées  avec  la  patente 
de  général.  J'en  ai  rapporté  ailleurs  de  fort  salées.  II 
ne  se  pou  voit  tenir  là-dessus  ;  l'envie  et  la  jalousie 
y  a  voient  la  plus  grande  part,  et  comme  ses  bons 
mots  étoient  toujours  fort  justes  et  fort  pointus, 
ils  étoient  fort  répétés. 

Nous  vivions  ensemble  en  commerce  le  plus  con- 
tinuel ;  il  m'avoit  même  rendu  de  vrais  services, 
solides  et  d'amitié,  de  lui-même,  et  j'avois  pour  lui 
toutes  sortes  d'attentions  et  d'égards,  et  lui  pour 
moi.  Néanmoins  je  ne  pus  échapper  à  sa  langue  par 
un  trait  qui  de  voit  me  perdre,  et  je  ne  sais  comment 
ni  pourquoi  il  ne  fit  que  glisser.  Le  roi  baissoit,  il  le 
sentoit  ;  il  commençoit  à  songer  pour  après  lui.  Les 
rieurs  n'étoient  pas  pour  M.  le  duc  d'Orléans  :  on 
voyoit  pourtant  sa  grandeur  s'approcher.  Tous  les 
yeux  étoient  sur  lui  et  l'éclairoient  avec  malignité, 
par  conséquent  sur  moi,  qui  depuis  longtemps  étois 
le  seul  homme  de  la  cour  qui  lui  fût  demeuré  attaché 
publiquement,  et  qu'on  voyoit  le  seul  dans  toute  sa 
confiance.  M.  de  Lauzun  vint  pour  dîner  chez  moi, 
et  nous  trouva  à  table.  La  compagnie  qui  s'y  trouva 
lui  déplut  apparemment,  il  s'en  alla  chez  Torcy,  avec 
qui  alors  je  n'étois  en  nul  commerce,  qui  étoit  aussi 
à  table  avec  beaucoup  de  gens  opposés  à  M.  le  duc 
d'Orléans,  Tallard  entre  autres  et  Tessé.  «  Monsieur, 
dit-il  à  Torcy  avec  cet  air  doux  et  timide  qui  lui 
étoit  si  familier,  prenez  pitié  de  moi,  je  viens  de 
chercher  à  dîner  avec  M.  de  Saint-Simon  ;  je  l'ai 
trouvé  à  table  avec  compagnie  ;  je  me  suis  gardé  de 


550  SAINT-SIMON  : 

m'y  mettre  ;  je  n'ai  pas  voulu  être  le  zeste  de  la 
cabale,  je  m'en  suis  venu  ici  en  chercher.  »  Les 
voilà  tous  à  rire.  Ce  mot  courut  tout  Versailles  à 
l'instant  ;  Mme  de  Maintenon  et  M.  du  Maine  le 
surent  aussitôt,  et,  toutefois,  on  ne  m'en  fit  pas  le 
moindre  semblant  ;  m'en  fâcher  n'eût  fait  qu'y 
donner  plus  de  cours  ;  je  pris  la  chose  comme  l'é- 
gratignure  au  sang  d'un  mauvais  chat,  et  je  ne  laissai 
pas  apercevoir  à  Lauzun  que  je  le  susse. 

Trois  ou  quatre  ans  avant  sa  mort,  il  eut  une 
maladie  qui  le  mit  à  l'extrémité.  Nous  y  étions 
tous  fort  assidus,  il  ne  voulut  voir  pas  un  de  nous 
que  Mme  de  Saint-Simon  une  seule  fois.  Languet, 
curé  de  Saint-Sulpice,  y  venoit  souvent,  et  perçoit 
quelquefois  jusqu'à  lui,  qui  tenoit  des  discours  ad- 
mirables. Un  jour  qu'il  y  étoit,  le  duc  de  La  Force 
se  glissa  dans  sa  chambre  ;  M.  de  Lauzun  ne  l'aimoit 
point  du  tout,  et  s'en  moquoit  souvent.  Il  le  reçut 
assez  bien,  et  continua  d'entretenir  tout  haut  le 
curé.  Tout  d'un  coup  il  se  tourne  à  lui,  lui  fait  des 
compliments  et  des  remercîments,  lui  dit  qu'il  n'a 
rien  à  lui  donner  de  plus  cher  que  sa  bénédiction, 
tire  son  bras  du  lit,  la  prononce  et  la  lui  donne  ; 
tout  de  suite  se  tourne  au  duc  de  La  Force,  lui  dit 
qu'il  Ta  toujours  aimé  et  respecté  comme  l'aîné  et 
le  chef  de  sa  maison,  et  qu'en  cette  qualité  il  lui 
demande  sa  bénédiction.  Ces  deux  hommes  demeu- 
rent confondus,  et  d'étonnement,  sans  proférer  un 
mot.  Le  malade  redouble  ses  instances  ;  M.  de  La 
Force,  revenu  à  soi,  trouve  la  chose  si  plaisante  qu'il 
lui  donne  sa  bénédiction  ;  et,  dans  la  crainte  d'éclater, 
sort  à  l'instant  et  nous  revient  trouver  dans  la  pièce 
joignante,  mourant  de  rire  et  pouvant  à  peine  nous 
raconter  ce  qui  venoit  de  lui  arriver.  Un  moment 
après  le  curé  sortit  aussi,  l'air  fort  consterné,  souriant 
tant  qu'il  pouvoit  pour  faire  bonne  mine.  Le  malade, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  $& 

qui  le  sa  voit  ardent  et  adroit  à  tirer  des  gens  pour  le 
bâtiment  de  son  église,  avoit  dit  souvent  qu'il  ne 
seroit  jamais  de  ses  grues  ;  il  soupçonna  ses  assiduités 
d'intérêt,  et  se  moqua  de  lui  en  ne  lui  donnant  que 
sa  bénédiction  qu'il  devoit  recevoir  de  lui,  et  du 
duc  de  La  Force,  en  même  temps,  en  lui  demandant 
persévéramment  la  sienne.  Le  curé,  qui  le  sentit,  en 
fut  très-mortifié,  et,  en  homme  d'esprit,  il  ne  le  revit 
pas  moins,  mais  M.  de  Lauzun  abrégeoit  les  visites, 
et  ne  voulut  point  entendre  le  françois. 

Un  autre  jour  qu'on  le  tenoit  fort  mal,  Biron  et 
sa  femme,  fille  de  Mme  de  Nogent,  se  hasardèrent 
d'entrer  sur  la  pointe  du  pied,  et  se  tinrent  derrière 
ses  rideaux,  hors  de  sa  vue  ;  mais  il  les  aperçut  par 
la  glace  de  la  cheminée  lorsqu'ils  se  persuadoient 
n'en  pouvoir  être  ni  vus  ni  entendus.  Le  malade 
aimoit  assez  Biron,  mais  point  du  tout  sa  femme 
qui  étoit  pourtant  sa  nièce  et  sa  principale  héritière  ; 
il  la  croyoit  fort  intéressée,  et  toutes  ses  manières 
lui  étoient  insupportables.  En  cela  il  étoit  comme 
tout  le  monde.  Il  fut  choqué  de  cette  entrée  subrep- 
tice  dans  sa  chambre,  et  comprit  qu'impatiente  de 
l'héritage,  elle  venoit  pour  tâcher  de  s'assurer  par 
elle-même  s'il  mourroit  bientôt.  Il  voulut  l'en  faire 
repentir,  et  s'en  divertir  d'autant.  Le  voilà  donc 
qu'il  se  prend  tout  d'un  coup  à  faire  tout  haut, 
comme  se  croyant  tout  seul,  une  oraison  éjaculatoire, 
à  demander  pardon  à  Dieu  de  sa  vie  passée,  à  s'expri- 
mer comme  un  homme  bien  persuadé  de  sa  mort 
très-prochaine,  et  qui  dit  que  dans  la  douleur  où  son 
impuissance  le  met  de  faire  pénitence,  il  veut  au 
moins  se  servir  de  tous  les  biens  que  Dieu  lui  a  donnés 
pour  en  racheter  ses  péchés,  et  les  léguer  tous  aux 
hôpitaux  sans  aucune  réserve  ;  que  c'est  l'unique 
voie  que  Dieu  lui  laisse  ouverte  pour  faire  son  salut 
après  une  si  longue  vie  passée  sans  y  avoir  jamais 


552  SAINT-SIMON  : 

pensé  comme  il  faut,  et  à  remercier  Dieu  de  cette 
unique  ressource  qu'il  lui  laisse  et  qu'il  embrasse  de 
tout  son  cœur.  Il  accompagna  cette  prière  et  cette 
résolution  d'un  ton  si  touché,  si  persuadé,  si  déter- 
miné, que  Biron  et  sa  femme  ne  doutèrent  pas  un 
moment  qu'il  n'allât  exécuter  ce  dessein,  et  qu'ils  ne 
fussent  privés  de  toute  la  succession.  Ils  n'eurent  pas 
envie  d'épier  là  davantage,  et  vinrent,  confondus, 
conter  à  la  duchesse  de  Lauzun  l'arrêt  cruel  qu'ils 
venoient  d'entendre,  et  la  conjurer  d'y  apporter 
quelque  modération.  Là-dessus,  le  malade  envoie 
chercher  des  notaires,  et  voilà  Mme  de  Biron  éperdue. 
C'étoit  bien  le  dessein  du  testateur  de  la  rendre 
telle.  Il  fit  attendre  les  notaires,  puis  les  fit  entrer, 
et  dicta  son  testament  qui  fut  un  coup  de  mort  pour 
Mme  de  Biron.  Néanmoins  il  différa  de  le  signer,  et, 
se  trouvant  de  mieux  en  mieux,  ne  le  signa  point. 
Il  se  divertit  beaucoup  de  cette  comédie,  et  ne  put 
s'empêcher  d'en  rire  avec  quelques-uns  quand  il  fut 
rétabli.  Malgré  son  âge  et  une  si  grande  maladie,  il 
revint  promptement  en  son  premier  état  sans  qu'il  y 
parût  en  aucune  sorte. 

C'étoit  une  santé  de  fer  avec  les  dehors  trompeurs 
de  la  délicatesse.  Il  dînoit  et  soupoit  à  fond  tous  les 
jours,  faisoit  très-grande  chère  et  très-délicate,  tou- 
jours avec  bonne  compagnie  soir  et  matin,  mangeoit 
de  tout,  gras  et  maigre,  sans  nulle  sorte  de  choix  que 
son  goût,  ni  de  ménagement  ;  prenoit  du  chocolat 
le  matin,  et  a  voit  toujours  sur  quelque  table  des 
fruits  dans  leur  saison,  des  pièces  de  four  dans 
d'autres  temps,  de  la  bière,  du  cidre,  de  la  limonade, 
d'autres  liqueurs  pareilles  à  la  glace,  et  allant  et 
venant,  en  mangeoit  et  en  buvoit  toutes  les  après- 
dînées,  et  exhortoit  les  autres  à  en  faire  autant  ;  il 
sortoit  de  table  le  soir  au  fruit,  et  s'alloit  coucher 
tout  de  suite.  Je  me  souviens  qu'une  fois  entre  bien 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  553 

d'autres,  il  mangea  chez  moi,  après  cette  maladie, 
tant  de  poisson,  de  légumes  et  de  toutes  sortes  de 
choses  sans  pouvoir  l'en  empêcher,  que  nous  en- 
voyâmes le  soir  chez  lui  savoir  doucement  s'il  ne 
s'en  étoit  point  fortement  senti  :  on  le  trouva  à  table 
qui  mangeoit  de  bon  appétit.  La  galanterie  lui  dura 
fort  longtemps.  Mademoiselle  en  fut  jalouse,  cela 
les  brouilla  à  plusieurs  reprises.  J'ai  ouï  dire  à  Mme 
de  Fontenilles,  femme  très-aimable,  de  beaucoup 
d'esprit,  très-vraie  et  d'une  singulière  vertu,  depuis 
un  très-grand  nombre  d'années,  qu'étant  à  Eu  avec 
Mademoiselle,  M.  de  Lauzun  y  vint  passer  quelque 
temps,  et  ne  put  s'empêcher  d'y  courir  des  filles  ; 
Mademoiselle  le  sut,  s'emporta,  l'égratigna,  le  chassa 
de  sa  présence.  La  comtesse  de  Fiesque  fit  le  rac- 
commodement :  Mademoiselle  parut  au  bout  d'une 
galerie  ;  il  étoit  à  l'autre  bout,  et  il  en  fit  toute  la 
longueur  sur  ses  genoux  jusqu'aux  pieds  de  Made- 
moiselle. Ces  scènes,  plus  ou  moins  fortes,  recom- 
mencèrent souvent  dans  les  suites.  Il  se  lassa  d'être 
battu,  et  à  son  tour  battit  bel  et  bien  Mademoiselle, 
et  cela  arriva  plusieurs  fois,  tant  qu'à  la  fin,  lassés 
l'un  de  l'autre,  ils  se  brouillèrent  une  bonne  fois  pour 
toutes,  et  [ne]  se  revirent  jamais  depuis  ;  il  en  a  voit 
pourtant  plusieurs  portraits  chez  lui,  et  n'en  parloit 
qu'avec  beaucoup  de  respect.  On  ne  doutoit  pas 
qu'ils  ne  se  fussent  mariés  en  secret.  A  sa  mort,  il 
prit  une  livrée  presque  noire,  avec  des  galons 
d'argent,  qu'il  changea  en  blancs,  avec  un  peu  de 
bleu  quand  l'or  et  l'argent  fut  défendus  aux  livrées. 

Son  humeur  naturelle  triste  et  difficile,  augmentée 
par  la  prison  et  l'habitude  de  la  solitude,  l'avoit 
rendu  solitaire  et  rêveur,  en  sorte  qu'ayant  chez  lui 
la  meilleure  compagnie,  il  la  laissoit  avec  Mme  de 
Lauzun,  et  se  retiroit  tout  seul  des  après-dînées 
entières,  mais  toujours  plusieurs  heures  de  suite, 


554  SAINT-SIMON  : 

sans  livre,  le  plus  souvent,  car  il  ne  lisoit  que  des 
choses  de  fantaisie,  sans  suite,  et  fort  peu  ;  en  sorte 
qu'il  ne  sa  voit  rien  que  ce  qu'il  a  voit  vu,  et  jusqu'à 
la  fin  tout  occupé  de  la  cour  et  des  nouvelles  du 
monde.  J'ai  regretté  mille  fois  son  incapacité  radi- 
cale d'écrire  ce  qu'il  avoit  vu  et  fait.  C'eût  été  un 
trésor  des  plus  curieuses  anecdotes,  mais  il  n'avoit 
nulle  suite  ni  application.  J'ai  souvent  essayé  de 
tirer  de  lui  quelques  bribes.  Autre  misère.  Il  com- 
mençoit  à  raconter  i  dans  le  récit,  il  se  trou  voit 
d'abord  des  noms  de  gens  qui  avoient  eu  part  à  ce 
qu'il  vouloit  raconter.  Il  quittoit  aussitôt  l'objet 
principal  du  récit  pour  s'attacher  à  quelqu'une  de 
ces  personnes,  et  tôt  après  à  une  autre  personne  qui 
avoit  rapport  à  cette  première,  puis  à  une  troisième, 
et  à  la  manière  des  romans  ;  il  enfiloit  ainsi  une 
douzaine  d'histoires  à  la  fois  qui  faisoient  perdre 
terre,  et  se  chassoient  l'une  l'autre,  sans  jamais  en 
finir  pas  une,  et  avec  cela  le  discours  fort  confus, 
de  sorte  qu'il  n'étoit  pas  possible  de>  rien  apprendre 
de  lui,  ni  d'en  rien  retenir.  Du  reste,  sa  conversation 
et  oit  toujours  contrainte  par  l'humeur  ou  par  la 
politique,  et  n'étoit  plaisante  que  par  sauts  et  par 
les  traits  malins  qui  en  sortoient  souvent.  Peu  de 
mois  avant  sa  dernière  maladie,  c'est-à-dire  à  plus  de 
quatre-vingt-dix  ans,  il  dressoit  encore  des  chevaux, 
et  il  fit  cent  passades  au  bois  de  Boulogne,  devant 
le  roi  qui  alloit  à  la  Muette,  sur  un  poulain  qu'il 
venoit  de  dresser,  et  qui  à  peine  l'étoit  encore,  où 
il  surprit  les  spectateurs  par  son  adresse,  sa  fermeté 
et  sa  bonne  grâce.  On  ne  finiroit  point  à  raconter 
de  lui. 

Sa  dernière  maladie  se  déclara  sans  prélude, 
presque  en  un  moment,  par  le  plus  horrible  de  tous 
les  maux,  un  cancer  dans  la  bouche.  Il  le  supporta 
jusqu'à  la  fin  avec  une  fermeté  et  une  patience  in- 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  555 

croyables,  sans  plainte,  sans  humeur,  sans  le  moindre 
contre-temps,  lui  qui  en  étoit  insupportable  à  lui- 
même.  Quand  il  se  vit  un  peu  avancé  dans  son  mal, 
il  se  retira  dans  un  petit  appartement  qu'il  a  voit 
d'abord  loué  dans  cette  vue  dans  l'intérieur  du 
couvent  des  Petits-Augustins,  dans  lequel  on  entroit 
de  sa  maison,  pour  y  mourir  en  repos,  inaccessible 
à  Mme  de  Biron  et  à  toute  autre  femme,  excepté  à 
la  sienne,  qui  eut  permission  d'y  entrer  à  toutes 
heures,  suivie  d'une  de  ses  femmes. 

Dans  cette  dernière  retraite,  le  duc  de  Lauzun  n'y 
donna  accès  qu'à  ses  neveux  et  à  ses  beaux-frères, 
et  encore  le  moins  et  le  plus  courtement  qu'il  put. 
Il  ne  songea  qu'à  mettre  à  profit  son  état  horrible, 
et  à  donner  tout  son  temps  aux  pieux  entretiens  de 
son  confesseur  et  de  quelques  religieux  de  la  maison, 
à  de  bonnes  lectures,  et  à  tout  ce  qui  pouvoit  le 
mieux  préparer  à  la  mort.  Quand  nous  le  voyions, 
rien  de  malpropre,  rien  de  lugubre,  rien  de  souffrant; 
politesse,  tranquillité,  conversation  peu  animée,  fort 
indifférente  à  ce  qui  se  passoit  dans  le  monde,  en 
parlant  peu  et  difficilement  ;  toutefois,  pour  parler 
de  quelque  chose,  peu  ou  point  de  morale,  encore 
moins  de  son  état,  et  cette  uniformité  si  coura- 
geuse et  si  paisible  se  soutint  égale  quatre  mois 
durant,  jusqu'à  la  fin  ;  mais,  les  dix  ou  douze  der- 
niers jours,  il  ne  voulut  plus  voir  ni  beaux-frères 
ni  neveux  ;  et  sa  femme,  il  la  renvoyoit  prompte- 
ment.  Il  reçut  tous  les  sacrements  avec  beaucoup 
d'édification,  et  conserva  sa  tête  entière  jusqu'au 
dernier  moment.  Le  matin  du  jour,  dont  il  mourut  la 
nuit  suivante,  il  envoya  chercher  Biron,  lui  dit  qu'il 
avoit  fait  pour  lui  tout  ce  que  Mme  de  Lauzun  avoit 
voulu  ;  que,  par  son  testament,  il  lui  donnoit  tous 
ses  biens,  excepté  un  legs  assez  médiocre  à  Castel- 
moron,  fils  de  son  autre  sœur,  et  des  récompenses  à 


556  SAINT-SIMON  : 

ses  domestiques  ;  que  tout  ce  qu'il  avoit  fait  pour  lui 
depuis  son  mariage,  et  ce  qu'il  faisoit  en  mourant, 
Biron  le  de  voit  en  entier  à  Mme  de  Lauzun  ;  qu'il 
n'en  devoit  jamais  oublier  la  reconnoissance  ;  qu'il 
lui  défendoit,  par  l'autorité  d'oncle  et  de  testateur, 
de  lui  faire  jamais  ni  peine,  ni  trouble,  ni  obstacle, 
et  d'avoir  jamais  aucun  procès  contre  elle  sur  quoi 
que  ce  pût  être.  C'est  Biron  lui-même  qui  me  le  dit 
le  lendemain,  dans  les  mêmes  termes  que  je  les 
rapporte.  [M.  de  Lauzun]  lui  dit  adieu  d'un  ton 
ferme,  et  le  congédia.  Il  défendit,  avec  raison,  toute 
cérémonie  ;  il  fut  enterré  aux  Petits- Augustins  ;  il 
n'avoit  rien  du  roi  que  cette  ancienne  compagnie 
des  becs  de  corbin,  qui  fut  supprimée  deux  jours 
après.  Un  mois  avant  sa  mort  il  avoit  envoyé  cher- 
cher Dilon,  chargé  ici  des  affaires  du  roi  Jacques, 
et  officier  général  très-distingué,  à  qui  il  remit  son 
collier  de  l'ordre  de  la  Jarretière,  et  un  Georges 
d'onyx  entouré  de  parfaitement  beaux  et  gros 
diamants,  pour  les  renvoyer  à  ce  prince. 


LV.  —  CONCLUSION    DES  MÉMOIRES. 

Me  voici  enfin  parvenu  au  terme  jusqu'auquel  je 
m'étois  proposé  de  conduire  ces  Mémoires.  Il  n'y 
en  peut  avoir  de  bons  que  de  parfaitement  vrais,  ni 
de  vrais  qu'écrits  par  qui  a  vu  et  manié  lui-même  les 
choses  qu'il  écrit,  ou  qui  les  tient  de  gens  dignes  de 
la  plus  grande  foi,  qui  les  ont  vues  et  maniées  ;  et  de 
plus,  il  faut  que  celui  qui  écrit  aime  la  vérité  jusqu'à 
lui  sacrifier  toutes  choses.  De  ce  dernier  point,  j'ose 
m'en  rendre  témoignage  à  moi-même,  et  me  per- 
suader qu'aucun  de  tout  ce   qui  m'a  connu  n'en 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  557 

disconviendroit.  C'est  même  cet  amour  de  la  vérité 
qui  a  le  plus  nui  à  ma  fortune  ;  je  l'ai  senti  souvent, 
mais  j'ai  préféré  la  vérité  à  tout,  et  je  n'ai  pu  me 
ployer  à  aucun  déguisement  ;  je  puis  dire  encore  que 
je  l'ai  chérie  jusque  contre  moi-même.  On  s'apercevra 
aisément  des  duperies  où  je  suis  tombé,  et  quelque- 
fois grossières,  séduit  par  l'amitié  ou  par  le  bien  de 
l'État,  que  j'ai  sans  cesse  préféré  à  toute  autre 
considération,  sans  réserve,  et  toujours  à  tout 
intérêt  personnel,  comme  encore  [en]  bien  d'autres 
occasions  que  j'ai  négligé  d'écrire,  parce  qu'elles 
ne  regardoient  que  moi,  sans  connexion  d'éclair- 
cissements ou  de  curiosité  sur  les  affaires  ou  le 
cours  du  monde.  On  peut  voir  que  je  persévérai  à 
faire  donner  les  finances  au  duc  de  Noailles,  parce 
que  je  l'en  crus,  bien  mal  à  propos,  le  plus  capable,  et 
le  plus  riche  et  le  plus  revêtu  d'entre  les  seigneurs 
à  qui  on  les  pût  donner,  dans  les  premiers  jours 
même  de  l'éclat  de  la  profonde  scélératesse  qu'il 
venoit  de  commettre  à  mon  égard.  On  le  voit  encore 
dans  tout  ce  que  je  fis  pour  sauver  le  duc  du  Maine 
contre  mes  deux  plus  chers  et  plus  vifs  intérêts, 
parce  que  je  croyois  dangereux  d'attaquer  lui  et  le 
parlement  à  la  fois,  et  que  le  parlement  étoit  lors 
l'affaire  la  plus  pressée,  qui  ne  se  pouvoit  différer. 
Je  me  contente  de  ces  deux  faits,  sans  m' arrêter  à 
bien  d'autres  qui  se  trouvent  répandus  dans  ces 
Mémoires,  à  mesure  qu'ils  sont  arrivés,  lorsqu'ils 
ont  trait  à  la  curiosité  du  cours  des  affaires  ou  des 
choses  de  la  cour  et  du  monde. 

Reste  à  toucher  l'impartialité,  ce  point  si  essentiel 
et  tenu  pour  si  difficile,  je  ne  crains  point  de  le  dire, 
impossible  à  qui  écrit  ce  qu'il  a  vu  et  manié.  On  est 
charmé  des  gens  droits  et  vrais  ;  on  est  irrité  contre 
les  fripons  dont  les  cours  fourmillent  ;  on  Test  encore 
plus  contre  ceux  dont  on  a  reçu  du  mal.  Le  stoïque 


558  SAINT-SIMON  : 

est  une  belle  et  noble  chimère.  Je  ne  me  pique  donc 
pas  d'impartialité,  je  le  ferais  vainement.  On  trouvera 
trop,  dans  ces  Mémoires,  que  la  louange  et  le  blâme 
coulent  de  source  à  l'égard  de  ceux  dont  je  suis 
affecté,  et  que  l'un  et  l'autre  est  plus  froid  sur  ceux 
qui  me  sont  plus  indifférents  ;  mais  néanmoins  vif 
toujours  pour  la  vertu,  et  contre  les  malhonnêtes 
gens,  selon  leur  degré  de  vices  ou  de  vertu.  Toute- 
fois, je  me  rendrai  encore  ce  témoignage,  et  je  me 
flatte  que  le  tissu  de  ces  Mémoires  ne  me  le  rendra 
pas  moins,  que  j'ai  été  infiniment  en  garde  contre 
mes  affections  et  mes  aversions,  et  encore  plus  con- 
tre celles-ci,  pour  ne  parler  des  uns  et  des  autres  que 
la  balance  à  la  main,  non-seulement  ne  rien  outrer, 
mais  ne  rien  grossir,  m'oublier,  me  défier  de  moi 
comme  d'un  ennemi,  rendre  une  exacte  justice,  et 
faire  surnager  à  tout  la  vérité  la  plus  pure.  C'est  en 
cette  manière  que  je  puis  assurer  que  j'ai  été  entière- 
ment impartial,  et  je  crois  qu'il  n'y  a  point  d'autre 
manière  de  l'être. 

Pour  ce  qui  est  de  l'exactitude  et  de  la  vérité  de 
ce  que  je  raconte,  on  voit  par  les  Mémoires  mêmes 
que  presque  tout  est  puisé  de  ce  qui  a  passé  par 
mes  mains,  et  le  reste,  de  ce  que  j'ai  su  par  ceux 
qui  a  voient  traité  les  choses  que  je  rapporte.  Je  les 
nomme  ;  et  leur  nom  ainsi  que  ma  liaison  intime 
avec  eux  est  hors  de  tout  soupçon.  Ce  que  j'ai  appris 
de  moins  sûr,  je  le  marque  ;  et  ce  que  j'ai  ignoré,  je 
n'ai  pas  honte  de  l'avouer.  De  cette  façon  les  Mé- 
moires sont  de  source,  de  la  première  main.  Leur 
vérité,  leur  authenticité  ne  peut  être  révoquée  en 
doute  ;  et  je  crois  pouvoir  dire  qu'il  n'y  en  a  point 
eu  jusqu'ici  qui  aient  compris  plus  de  différentes 
matières,  plus  approfondies,  plus  détaillées,  ni  qui 
forment  un  groupe  plus  instructif  ni  plus  curieux. 

Comme  je  n'en  verrai  rien,  peu  m'importe.  Mais  si 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  559 

ces  Mémoires  voient  jamais  le; jour,  je  ne  doute  pas 
qu'ils  n'excitent  une  prodigieuse  révolte.  Chacun  est 
attaché  aux  siens,  à  ses  intérêts,  à  ses  prétentions, 
à  ses  chimères,  et  rien  de  tout  cela  ne  peut  souffrir 
la  moindre  contradiction.  On  n'est  ami  de  la  vérité 
qu'autant  qu'elle  favorise,  et  elle  favorise  peu  de 
toutes  ces  choses-là.  Ceux  dont  on  dit  du  bien 
n'en  savent  nul  gré,  la  vérité  l'exigeoit.  Ceux,  en 
bien  plus  grand  nombre,  dont  on  ne  parle  pas  de 
même  entrent  d'autant  plus  en  furie  que  ce  mal  est 
prouvé  par  les  faits  ;  et  comme  au  temps  où  j'ai 
écrit,  surtout  vers  la  fin,  tout  tournoit  à  la  décadence, 
à  la  confusion,  au  chaos,  qui  depuis  n'a  fait  que 
croître,  et  que  ces  Mémoires  ne  respirent  qu'ordre, 
règle,  vérité,  principes  certains,  et  montrent  à 
découvert  tout  ce  qui  y  est  contraire,  qui  régnent 
de  plus  en  plus  avec  le  plus  ignorant,  mais  le  plus 
entier  empire,  la  convulsion  doit  donc  être  générale 
contre  ce  miroir  de  vérité.  Aussi  ne  sont-ils  pas  faits 
pour  ces  pestes  des  États  qui  les  empoisonnent,  et 
qui  les  font  périr  par  leur  démence,  par  leur  intérêt, 
par  toutes  les  voies  qui  en  accélèrent  la  perte,  mais 
pour  ceux  qui  veulent  être  éclairés  pour  la  prévenir, 
mais  qui  malheureusement  sont  soigneusement  écar- 
tés par  les  accrédités  et  les  puissants  qui  ne  re- 
doutent rien  plus  que  la  lumière,  et  pour  des  gens 
qui  ne  sont  susceptibles  d'aucun  intérêt  que  de 
ceux  de  la  justice,  de  la  vérité,  de  la  raison,  de 
la  règle,  de  la  sage  politique,  uniquement  tendus 
au  bien  public. 

Il  me  reste  une  observation  à  faire  sur  les  con- 
versations que  j'ai  eues  avec  bien  des  gens,  surtout 
avec  Mgr  le  duc  de  Bourgogne,  M.  le  duc  d'Orléans, 
M.  de  Beauvilliers,  les  ministres,  le  duc  du  Maine 
une  fois,  trois  ou  quatre  avec  le  feu  roi,  enfin  avec  M. 
le  Duc  et  beaucoup  de  gens  considérables,  et  sur  ce 


560  SAINT-SIMON  : 

que  j'ai  opiné,  et  les  avis  que  j'ai  pris,  donnés  ou  dis- 
putés. Il  y  en  a  de  tels,  et  en  nombre,  que  je  com- 
prends qu'un  lecteur  qui  ne  m'aura  point  connu 
sera  tenté  de  mettre  au  rang  de  ces  discours  factices 
que  des  historiens  ont  souvent  prêtés  du  leur  à  des 
généraux  d'armées,  à  des  ambassadeurs,  à  des 
sénateurs,  à  des  conjurés,  pour  orner  leurs  livres. 
Mais  je  puis  protester,  avec  la  même  vérité  qui 
jusqu'à  présent  a  conduit  ma  plume,  qu'il  n'y  a 
aucun  de  tous  ces  discours,  que  j'ai  tenus  et  que  je 
rapporte,  qui  ne  soit  exposé  dans  ces  Mémoires 
avec  la  plus  scrupuleuse  vérité,  ainsi  que  ceux  qui 
m'ont  été  tenus  ;  et  que,  s'il'  y  avoit  quelque  chose 
que  je  pusse  me  reprocher,  [ce]  seroit  d'avoir  plutôt 
affoibli  que  fortifié  les  miens  dans  le  rapport  que 
j'en  ai  fait  ici,  parce  que  la  mémoire  en  peut  oublier 
des  traits,  et  qu'animé  par  les  objets  et  par  les 
choses,  on  parle  plus  vivement  et  avec  plus  de  force 
qu'on  ne  rapporte  après  ce  qu'on  a  dit.  J'ajouterai, 
avec  la  même  confiance  que  j'ai  témoignée  ci-dessus, 
que  personne,  de  tout  ce  qui  m'a  connu  et  a  vécu 
avec  moi,  ne  concevroit  aucun  soupçon  sur  la 
fidélité  du  récit  que  je  fais  de  ces  conversations, 
pour  fortes  qu'elles  puissent  être  trouvées,  et  qu'il 
n'y  en  auroit  aucun  qui  m'y  reconnût  trait  pour  trait. 
Un  défaut  qui  m'a  toujours  déplu,  entre  autres, 
dans  les  Mémoires,  c'est  qu'en  les  finissant  le  lecteur 
perd  de  vue  les  personnages  principaux  dont  il  y  a 
été  le  plus  parlé,  dont  la  curiosité  du  reste  de  leur 
vie  demeure  altérée.  On  voudroit  voir  tout  de  suite 
ce  qu'ils  sont  devenus,  sans  aller  chercher  ailleurs 
avec  une  peine  que  la  paresse  arrête  aux  dépens 
de  ce  qu'on  désireroit  savoir.  C'est  ce  que  j'ai  envie 
de  prévenir  ici,  si  Dieu  m'en  donne  le  temps.  Ce  ne 
sera  pas  avec  la  même  exactitude  que  lorsque  j'étois 
de  tout.  Quoique  le  cardinal  Fleury  ne  m'ait  rien  caché 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  561 

de  ce  que  j 'avois  envie  de  savoir  des  affaires  étran- 
gères, dont  presque  toujours  il  me  parloit  le  premier,  et 
aussi  de  quelques  affaires  de  la  cour,  tout  cela  étoit 
si  peu  suivi  de  ma  part  et  avec  tant  d'indifférence, 
et  encore  plus  de  moi  avec  les  ministres  ou  d'autres 
gens  instruits,  interrompu  encore  de  si  vastes  lacunes, 
que  j'ai  tout  lieu  de  craindre  que  ce  supplément  ou 
suite  de  mes  Mémoires  ne  soit  fort  languissant,  mal 
éclairé  et  fort  différent  de  ce  que  j'ai  écrit  jusqu'ici; 
mais  au  moins  y  verra-t-on  ce  que  sont  devenus  les 
personnages  qui  ont  paru  dans  les  Mémoires,  qui  est 
tout  ce  que  je  me  propose,  jusqu'à  la  mort  du 
cardinal  Fleury. 

Dirai-je  enfin  un  mot  du  style,  de  sa  négligence,  de 
répétitions  trop  prochaines  des  mêmes  mots,  quel- 
quefois de  synonymes  trop  multipliés,  surtout  de 
l'obscurité  qui  naît  souvent  de  la  longueur  des 
phrases,  peut-être  de  quelques  répétitions  ?  J'ai 
senti  ces  défauts  ;  je  n'ai  pu  les  éviter,  emporté 
toujours  par  la  matière,  et  peu  attentif  à  la  manière 
de  la  rendre,  sinon  pour  la  bien  expliquer.  Je  ne  fus 
jamais  un  sujet  académique,  je  n'ai  pu  me  défaire 
d'écrire  rapidement.  De  rendre  mon  style  plus  correct 
et  plus  agréable  en  le  corrigeant,  ce  seroit  refondre 
tout  l'ouvrage,  et  ce  travail  passeroit  mes  forces,  il 
courroit  risque  d'être  ingrat.  Pour  bien  corriger  ce 
qu'on  a  écrit  il  faut  savoir  bien  écrire  ;  on  verra 
aisément  ici  que  je  n'ai  pas  dû  m'en  piquer.  Je  n'ai 
songé  qu'à  l'exactitude  et  à  la  vérité.  J'ose  dire  que 
Tune  et  l'autre  se  trouvent  étroitement  dans  mes 
Mémoires,  qu'ils  en  sont  la  loi  et  l'âme,  et  que  le  style 
mérite  en  leur  faveur  une  bénigne  indulgence.  Il  en  a 
d'autant  plus  besoin,  que  je  ne  puis  le  promettre 
meilleur  pour  la  suite  que  je  me  propose. 


562  SAINT-SIMON  : 


LVL  —  TESTAMENT    DE    SAINT-SIMON 

Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  S.  Esprit,  un  seul 
Dieu  en  trois  Personnes. 

Estant  présentement  dans  la  ville  de  Paris,  dans  la 
maison  que  je  loue  rue  Grenelle,  fauxbourg  S.  Ger- 
main, Parroisse  de  S.  Sulpice,  le  vingt  sixième  juin 
mil  sept  cent  cinquante  quatre,  moy  Louis  Duc  de 
S.  Simon,  par  la  grâce  de  Dieu  sain  de  corps  et  d'esprit, 
après  avoir  sérieusement  réfléchi  sur  l'instabilité  de 
la  vie  humaine,  mon  âge  si  avancé,  la  servitude  de 
la  mort,  l'incertitude  de  son  heure  :  de  peur  d'estre 
prévenu  par  elle,  j'ay  écrit  de  ma  main  et  signé  aussy 
de  ma  main  le  présent  testament  olographe  et  la 
disposition  de  ma  dernière  volonté. 

Premièrement,  comme  Enfant  de  Dieu  quoyque 
très  indigne,  et  de  sa  sainte  Eglise  Catholique,  Apos- 
tolique et  Romaine  dans  laquelle  je  suis  né,  et  dans 
laquelle  je  veux  vivre  et  mourir,  moyennant  la 
grâce  de  Dieu  qui  m'y  a  fait  naistre  et  vivre,  je 
me  recomande  en  toutte  humilité,  Foy  et  Espé- 
rance mon  ame  a  Dieu  le  Père,  le  Fils  et  le  S.  Esprit 
qui  est  la  très  sainte  et  adorable  Trinité,  pour  en 
obtenir  tout  indigne  que  j'en  suis,  miséricorde  et 
le  salut  éternel,  par  le  prix  infini  de  l'Incarnation, 
des  souffrances  et  du  sang  de  Nostre  Seigneur 
et  Rédempteur  Jésus  Christ.  Et  encore  je  me  re- 
comande à  la  très  sainte  Vierge  sa  Mère,  a  S.  Louis 
mon  patron,  et  a  tous  les  Saints  de  la  Cour  cé- 
leste, les  priant  d'intercéder  pour  moy  auprès  de 
Dieu. 

Secondement,  je  veux  que  mes  debtes  soyent 
payées  le  plus  promptement  que  faire  se  pourra. 

Troisièmement,  je  veux  que  tous  les  legs  faits  par 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  563 

ma  très  chère  éspouse,  soyent  acquîtes  avec  toutte 
l'exactitude  et  la  promptitude  possible,  singulière- 
ment la  fondation  de  trois  sœurs  de  charité  dans  le 
bourg  de  la  Ferté  Arnauld  dit  le  Vidame  ;  gage  et 
maison  d'icelles,  bouillons,  nourriture,  médicaments, 
meubles,  ustenciles  pour  elles  et  pour  les  pauvres 
malades  ;  et  celle  aussy  d'un  Vicaire  audit  lieu  et 
Parroisse,  si  de  mon  vivant  elles  nest oient  pas 
faites.  Ce  que  j'ordonne  d'autant  plus  expressément 
que  j'en  suis  l'Exécuteur  testamentaire,  que  j'ay 
eu  toujours  ces  fondations  a  cœur,  que  j'y  ay  inu- 
tilement travaillé  jusqu'à  présent,  et  que  je  désire 
par  dessus  toutes  les  choses  de  ce  monde  que  ses 
volontés  soyent  pleinement  exécutées  et  accomplies, 
soit  qu'elles  soyent  exprimées  ou  non  en  ce  mien 
testament. 

Quatrièmement,  lorsqu'il  aura  plu  a  Dieu  me 
retirer  de  ce  monde,  je  veux  que  mon  corps  soit 
laissé  au  moins  trente  heures  sans  y  toucher  ny  le 
déplacer,  sinon  pour  s'assurer  qu'il  n'y  a  plus  de  vie, 
qu'au  bout  de  ce  temps  il  soit  ouvert  en  deux  endroits, 
scavoir  au  haut  du  nés  et  a  la  gorge  au  haut  de  la 
poitrine,  pour  reconnoistre  a  l'utilité  publique,  les 
causes  de  cet  enchiffrement  qui  m'a  esté  une  vraye 
maladie,  et  de  ces  estouffements  estranges  dont  je 
me  suis  depuis  toujours  ressenti. 

Cinquièmement,  je  veux  que  de  quelque  lieu  que 
je  meure,  mon  corps  mon  corps  soit  aporté  et  in- 
humé dans  le  caveau  de  l'Église  paroissiale  dudit 
lieu  de  la  Ferté  auprès  de  celuy  de  ma  très  chère 
éspouse,  et  qui  soit  fait  et  mis  anneaux,  crochets  et 
liens  de  fer  qui  attachent  nos  deux  cercueils  si 
étroittement  ensemble  et  si  bien  rivés,  qu'il  soit 
impossible  de  les  séparer  l'un  de  l'autre  sans  les 
briser  tous  deux.  Je  veux  aussy  et  ordonne  très 
expressément  qu'il  soit  mis  et  rivé  sur  nos  deux 


564  SAINT-SIMON  : 

cercueils  une  plaque  de  cuivre,  sur  chacune  des- 
quelles soyent  respectivement  gravés  nos  noms  et 
âges,  je  jour  trop  heureux  pour  moy  de  nostre 
mariage  et  celuy  de  nostre  mort  :  que  sur  la  sienne, 
autant  que  l'espace  le  pourra  permettre,  soyent 
gravées  ses  incomparables  vertus  :  sa  piété  inaltéra- 
ble de  toute  sa  vie  si  vraye,  si  simple,  si  constante, 
si  uniforme,  si  solide,  si  admirable,  si  singulièrement 
aimable  qui  la  rendue  les  délices  et  l'admiration  de 
tout  ce  qui  l'a  connue,  et  sur  touttes  les  deux  plaques, 
la  tendresse  extrême  et  réciproque,  la  confience  sans 
reserve,  l'union  intime  parfaite  sans  lacune,  et  si 
pleinement  réciproque  dont  il  a  plu  a  Dieu  bénir 
singulièrement  tout  le  cours  de  nostre  mariage, 
qui  a  fait  de  moy  tant  qu'il  a  duré,  l'homme  le  plus 
heureux,  goustant  sans  cesse  l'inestimable  prix  de 
cette  Perle  unique,  qui  réunissant  tout  ce  qu'il  est 
possible  d'aimable  et  d'estimable  avec  le  don  du 
plus  excellent  conseil,  sans  jamais  la  plus  légère 
complaisance  en  elle  mesme,  ressembla  si  bien  a  la 
femme  forte  décrite  par  le  S.  Esprit,  de  laquelle 
aussy  la  perte  m'a  rendu  la  vie  a  charge,  et  le  plus 
malheureux  de  tous  les  hommes  par  l'amertume  et 
les  pointes  que  j'en  ressents  jour  et  nuit  en  presque 
tous  les  moments  de  ma  vie.  Je  veux  et  j'ordonne 
très  expressément  aussy,  que  le  témoignage  de  tant 
de  si  grandes  et  de  si  aimables  vertus  de  nostre  si 
parfaitte  union,  et  de  l'extrême  et  continuelle  douleur 
ou  m'a  plongé  une  séparation  si  affreuse,  soit  écrit  et 
gravé  bien  au  long  de  la  manière  la  plus  durable 
sur  un  marbre,  pour  que  cela  je  veux  qui  soit  fort 
long  et  large,  appliqué  pour  estre  vu  de  tout  le  monde 
dans  l'Eglise  dudit  la  Ferté  a  l'endroit  du  mur  le 
plus  immédiat  au  caveau  de  notre  sépulture  avec 
nos  armes  et  qualités,  sans  nulle  magnificence  ny 
rien  qui  ne  soit  modeste.  Je  conjure  très  instament 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  565 

l'Exécuteur  de  ce  présent  testament,  d'avoir  un 
soin  et  une  attention  particulière  à  l'exécution  exacte 
de  tout  le  contenu  de  ce  présent  article,  pour  laquelle 
je  me  raporte  et  lègue  pour  la  dépense  ce  que  ledit 
Exécuteur  jugera  a  propos,  dont  je  le  constitue 
Ordonateur. 

Sixièmement,  je  veux  que  le  jour  de  l'inhumation 
de  mon  corps,  il  soit  fait,  dit  et  célébré  un  service 
solemnel  et  des  Messes  basses  autant  qu'il  sera 
possible  dans  ladite  Eglise  de  la  Ferté  pour  le  repos 
de  mon  ame,  avec  les  collectes  pour  le  repos  de  celle 
de  ma  très  chère  éspouse,  et  qu'il  soit  donné  le  mesme 
jour  audit  lieu  cinq  cent  francs  aux  pauvres,  et  dit 
au  plustost  qu'il  se  pourra,  en  diverses  Eglises, 
deux  mil  Messes  pour  le  repos  de  mon  ame,  et 
quinze  cent  francs  aux  pauvres. 

Septiesmement,  je  donne  et  lègue  a  la  fabrique  a 
l'Eglise  parroissiale  dudit  la  Ferté  la  somme  de  mil 
livres  une  fois  payée,  laquelle  sera  mise  en  fond 
acquis  pour  cela,  qui  produira  cinquante  livres  de 
rente,  ou  mis  de  mesme  en  rente  foncière,  moyennant 
quoy  ladite  fabrique  sera  tenue  de  faire  dire  et  célé- 
brer tous  les  ans  a  perpétuité  dans  lad.  Eglise  deux 
services,  l'un  le  jour  annuel  de  mon  déceds,  l'autre 
le  vingt  un  janvier,  jour  du  deceds  de  ma  très  chère 
éspouse  pour  le  repos  de  nos  âmes  avec  les  collectes 
comme  cy  dessus,  pour  celuy  ou  celle  dont  ce  ne 
sera  pas  le  jour  du  déceds.  En  outre  douze  Messes 
basses  avec  les  collectes  cy  dessus  pour  celuy  ou 
celle  dont  ce  ne  sera  pas  le  jour  du  deceds  pour  le 
repos  de  nos  âmes,  qui  seront  dittes  en  la  mesme 
Eglise  le  mesme  jour  de  chaque  service.  Et  de  plus 
douze  Messes  basses  a  mesme  fin  qui  seront  dittes  en 
la  mesme  Eglise,  à  l'Autel  la  plus  proche  de  notre 
sépulture,  alternativement  par  mois  le  jour  de  la 
datte  de  mon  déceds,  et  de  celuy  de  ma  très  chère 


566  SAINT-SIMON: 

éspouse,  avec  comme  dessus  les  collectes  pour 
celuy  ou  celle  dont  ce  ne  sera  pas  le  jour  du  déceds  : 
lesquelles  Messes  basses  et  deux  services  seront  an- 
noncés au  prosne  de  laditte  Paroisse  le  dimanche 
précédant  imédiatement  le  jour  desdits  deux  services, 
et  douze  Messes  basses,  une  chaque  mois,  et  sera 
chanté  un  Libéra  pour  le  repos  de  nos  âmes  a  la  fin  de 
la  grand  Messe  Parroissiale  pour  le  repos  de  nos  âmes, 
en  laquelle  laditte  annonce  aura  esté  faitte.  Et  la 
veille  desdits  deux  services  ou  grandes  Messes  par 
an,  seront  chantées  les  vespres,  matines  et  laudes 
des  morts  pour  le  repos  de  nos  âmes.  Et  si  lesdits 
jours  marqués  pour  célébrer  lesdits  deux  services 
et  douze  Messes  basses,  et  autres  douze  Messes  basses 
une  par  chacun  mois  se  trouveraient  empeschés  par 
dimanches  ou  festes,  seront  lesdits  services  et  Messes 
basses  avancées  au  jour  le  plus  comode  et  le  plus 
prochain  du  jour  naturel  empesché. 

Huitiesmement,  je  défends  très  expressément 
touttes  tentures,  armoiries  et  cérémonies  quelcon- 
ques, tant  dans  le  lieu  ou  je  mourray,  qu'au  trans- 
port de  mon  corps,  en  toutte  Eglise  et  en  l'Eglise 
dudit  la  Fer  té,  et  partout  ailleurs,  ainsy  que  touttes 
littres  aux  Eglises  de  mes  seigneuries. 

Neuvièmement,  je  prie  Me  la  Mareschale  de  Mont- 
morency de  vouloir  bien  recevoir  comme  une  marque 
de  ma  vraye  amitié  la  croix  de  bois  bordée  de  metail 
avec  laquelle  le  saint  abbé  Réformateur  de  la  Trappe 
a  esté  béni,  que  depuis  sa  mort  j'ay  toujours  portée, 
les  choses  qui  luy  ont  servi  qui  me  restent  de  luy, 
quelques  reliques  que  j'ay  toujours  portées,  un  por- 
trait de  poche  de  ma  très  chère  espouse  qui  n'est 
jamais  sorti  de  la  mienne  depuis  nostre  mariage 
quoyque  beaucoup  moins  bien  qu'elle  nestoit  alors, 
et  ses  tablettes  que  j'ay  toujours  portées  depuis 
que  j'ay  eu  l'affreux  malheur  de  la  perdre. 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  567 

Dixiémement,  je  laisse  a  ma  fille,  la  Pse  de 
Chimay,  la  bague  d'un  rubis  ou  est  grave  le  por- 
trait de  Louis  treize,  que  je  porte  a  mon  doigt 
depuis  plus  de  cinquante  ans,  un  autre  bague  de 
composition  ou  est  le  mesme  portrait,  les  pièces  de 
monnoyes  de  Varin  et  les  médailles  que  j'ay  de  ce 
grand  et  juste  Prince  qui  a  jamais  nous  doit  estre 
si  cher  et  une  bourse  de  cent  jettons  d'argent  ou  il 
est  représenté,  et  ce  que  j'ay  de  mignatures  peintes 
par  ma  mère  et  les  portraits  de  sa  chambre. 

Onsiemement,  je  donne  et  substitue  a  ma  petite 
fille  et  unique  héritière,  la  Comtesse  de  Valentinois, 
tous  les  portraits  que  j'ay  a  la  Ferté  et  chés  moy  a 
Paris  qui  sont  tous  de  famille,  de  reconnoissance,  ou 
d'intime  amitié.  Je  la  prie  de  les  tendre  et  de  les  pas 
laisser  dans  un  gardemeuble. 

Dousiemement,  je  donne  à  mon  cousin  M.  de  S. 
Simon,  Evesque  de  Metz,  tous  mes  manuscrits  tant 
de  ma  main  qu'autres  et  les  lettres  que  j'ay  gardées 
pour  diverses  raisons  desquelles  je  proteste  qu'- 
aucune ne  regarde  les  affaires  de  mes  biens  et 
Maison. 

Treisiemement,  je  donne  et  lègue  à  Me  de  la  Lande 
de  présent  retirée  aux  Hospitalières  de  Pontoise, 
quinze  cent  livres  par  an  sa  vie  durant. 

Quatorsiémement,  je  lègue  quatre  cent  francs  par 
an  leur  vie  durant  chacun  a  Lodier,  qui  a  soin  de 
mes  livres  et  qui  a  déjà  un  legs  de  ma  chère  espouse, 
a  Piat,  mon  officier,  qui  me  sert  aussy  de  maistre 
d'hostel,  a  Raimbault,  mon  valet  de  chambre,  et  a 
Talbot  qui  a  soin  de  mes  chasses  a  la  Ferté.  Deux 
cent  francs  par  an  au  dernier  vivant  a  Tocart  et  a  sa 
femme  chaque  année  depuis  le  jour  de  mon  deceds, 
soit  qu'ils  restent  concierges  du  chasteau  de  la 
Ferté  ou  non,  et  deux  cent  francs  a  Gabrielle 
Bertaut,  sa  vie  durant,  filleule  de  ma  chère  espouse, 


568  SAINT-SIMON  : 

et  actuellement  femme  de  chambre  de  Me  de  S. 
Germain-Beaupré. 

Quinsiemement,  je  lègue  a  Raimbault,  mon  valet 
de  chambre,  outre  ce  que  je  luy  ay  légué  cy  dessus, 
ma  garderobe,  ma  montre  d'or,  mes  tabatières,  mes 
croix  d'or  du  S.  Esprit  et  de  S.  Louis,  excepté  le 
reste  de  l'argenterie  de  ma  garderobe,  avertissant 
qu'il  faut  rendre  mon  collier  du  S.  Esprit  et  la  croix 
qui  y  pend  au  grand  Trésorier  de  l'ordre,  et  la 
croix  de  S.  Louis  que  le  Roy  m'a  donnée,  au  bureau 
de  la  guerre. 

Seisiesmement,  je  lègue  une  fois  payée  trois  mil 
livres  au  Sr.  Bertrand  que  je  ne  puis  trop  louer 
depuis  qu'il  prend  soin  de  mes  affaires,  mil  livres 
au  Sr.  du  Mesme,  qui  a  esté  mon  très  bon  et  très 
fidèle  maistre  d'hostel  et  qui  l'est  a  présent  de  M.  de 
Maurepas,  mil  livres  au  Sr.  Foucault,  mon  chirurgien, 
cinq  cent  francs  a  Monfort,  mon  cuisinier,  six  cent 
francs  a  Broèller  mon  suisse,  autres  six  cent  francs 
a  Contois,  mon  laquais,  que  son  asthme  rendra 
difficile  a  placer,  deux  cent  francs  a  chacun  de  mes 
deux  autres  laquais,  deux  cent  francs  a  mon  postillon, 
autant  au  frotteur,  trois  cent  francs  a  Laurent, 
deux  cent  francs  a  Marie  qui  fait  bien  des  choses 
de  service  dans  la  Maison,  cent  francs  au  garçon 
de  cuisine  et  quatre  cent  francs  a  mon  cocher 
Fribourg,  si  on  ne  lit  pas  bien  parce  que  j'ay  récrit 
la  somme,  c'est  quatre  cent  francs  que  je  luy  donne. 
Déclarant  bien  expressément  que  je  révoque  tous  les 
legs  faits  a  ceux  de  mes  domestiques  actuels  qui  ne 
seroient  plus  a  moy  au  jour  de  mon  déceds.  Je  suis 
si  content  de  tous,  principalement  des  principaux, 
et  j'en  ay  toujours  esté  si  fidèlement  et  si  honneste- 
ment  servi,  que  j'ay  grand  regret  de  ne  pouvoir  le 
reconnoistre  mieux. 

Je  donne  à  l'Abbaye  de  la  Trappe  le  portrait 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  569 

original  de  leur  saint  abbé  et  Reformateur,  et  je 
demande  très  instament  a  tous  les  Abbés,  Religieux 
et  Solitaires  de  cette  Ste.  maison  leurs  prières  et 
sacrifices  pour  le  repos  de  mon  ame,  de  celle  de  ma 
très  chère  espouse  et  de  tous  les  miens. 

Je  prie  Monsieur  Daguesseau  de  Fresne,  Con- 
seiller d'Estat  ordinaire,  duquel  ainsy  que  de  sa 
famille  j'ay  toujours  receu  beaucoup  de  marques 
d'amitié,  de  vouloir  bien  m'en  donner  cette  dernière, 
d'estre  l'Exécuteur  de  ce  mien  testament  olographe, 
et  de  le  faire  exécuter  et  accomplir  de  point  en  point 
selon  sa  forme  et  teneur,  me  démettant  entre  ses 
mains  de  tous  mes  biens  et  de  tout  ce  que  j'ay  en  ce 
monde  pour  cet  effet.  Je  le  supplie  en  mesme  temps 
de  vouloir  bien  accepter  un  de  mes  plus  beaux  et 
plus  agréables  tableaux  de  Raphaël  qui  représente 
la  Ste.  Vierge  assise  tenant  Nostre  Seigneur  Jésus 
Christ  son  divin  Fils  sur  ses  genoux,  que  je  luy  lègue. 

Lequel  présent  testament,  écrit  de  ma  main,  j'ay 
pour  marque  et  témoignage  de  ma  dernière  volonté 
signé  de  ma  main  audit  lieu,  an,  mois  et  jour  que 
dessus. 

Signé  :  Louis  Duc  de  Sfc  Simon. 


LVII.  —  HIVER   TERRIBLE    EN    1709. 

L'hiver,  comme  je  l'ai  déjà  remarqué,  avoit  été 
terrible,  et  tel,  que  de  mémoire  d'homme  on  ne  se 
souvenoit  d'aucun  qui  en  eût  approché.  Une  gelée, 
qui  dura  près  de  deux  mois  de  la  même  force,  avoit 
dès  ses  premiers  jours  rendu  les  rivières  solides 
jusqu'à  leur  embouchure,  et  les  bords  de  la  mer 
capables  de  porter  des  charrettes  qui  y  voituroient 


570  SAINT-SIMON  : 

les  plus  grands  fardeaux.  Un  faux  dégel  fondit  les 
neiges  qui  avoient  couvert  la  terre  pendant  ce 
temps-là  ;  il  fut  suivi  d'un  subit  renouvellement  de 
gelée  aussi  forte  que  la  précédente,  trois  autres  se- 
maines durant.  La  violence  de  toutes  les  deux  fut 
telle  que  l'eau  de  la  reine  de  Hongrie,  les  élixirs  les 
plus  forts,  et  les  liqueurs  les  plus  spiritueuses  cassè- 
rent leurs  bouteilles  dans  les  armoires  de  chambres 
à  feu,  et  environnées  de  tuyaux  de  cheminée,  dans 
plusieurs  appartements  du  château  de  Versailles,  où 
j'en  vis  plusieurs,  et  soupant  chez  le  duc  de  Villeroy, 
dans  sa  petite  chambre  à  coucher  ;  les  bouteilles  sur 
le  manteau  de  la  cheminée,  sortant  de  sa  très-petite 
cuisine  où  il  y  avoit  grand  feu  et  qui  étoit  de  plain- 
pied  à  sa  chambre,  une  très-petite  antichambre 
entre-deux,  les  glaçons  tomboient  dans  nos  verres. 
C'est  le  même  appartement  qu'a  aujourd'hui  son  fils. 
Cette  seconde  gelée  perdit  tout.  Les  arbres  fruitiers 
périrent,  il  ne  resta  plus  ni  noyers,  ni  oliviers,  ni 
pommiers,  ni  vignes,  à  si  peu  près  que  ce  n'est  pas 
la  peine  d'en  parler.  Les  autres  arbres  moururent  en 
très-grand  nombre,  les  jardins  périrent,  et  tous  les 
grains  dans  la  terre.  On  ne  peut  comprendre  la  déso- 
lation de  cette  ruine  générale.  Chacun  resserra  son 
vieux  grain.  Le  pain  enchérit  à  proportion  du 
désespoir  de  la  récolte.  Les  plus  avisés  ressemèrent 
des  orges  dans  les  terres  où  il  y  avoit  eu  du  blé,  et 
furent  imités  de  la  plupart.  Ils  furent  les  plus  heu- 
reux, et  ce  fut  le  salut  ;  mais  la  police  s'avisa  de  le 
défendre,  et  s'en  repentit  trop  tard.  Il  se  publia 
divers  édits  sur  les  blés  ;  on  fit  des  recherches,  des 
amas  ;  on  envoya  des  commissaires  par  les  provinces 
trois  mois  après  les  avoir  annoncés,  et  toute  cette 
conduite  acheva  de  porter  au  comble  l'indigence  et 
la  cherté,  dans  le  temps  qu'il  étoit  évident  par  les 
supputations  qu'il  y  avoit  pour  deux  années  entières 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  571 

de  blés  en  France,  pour  la  nourrir  tout  entière, 
indépendamment  d'aucune  moisson. 

Avec  cela,  les  payements  les  plus  inviolables  com- 
mencèrent à  s'altérer.  Ceux  de  la  douane,  ceux  des 
diverses  caisses  d'emprunts,  les  rentes  de  l'hôtel  de 
ville,  en  tous  temps  si  sacrées,  tout  fut  suspendu, 
ces  dernières  seulement  continuées,  mais  avec  des 
délais,  puis  des  retranchements,  qui  désolèrent  pres- 
que toutes  les  familles  de  Paris  et  bien  d'autres.  En 
même  temps  les  impôts  haussés,  multipliés,  exigés 
avec  les  plus  extrêmes  rigueurs,  achevèrent  de  dé- 
vaster la  France.  Tout  renchérit  au  delà  du  croyable, 
tandis  qu'il  ne  restoit  plus  de  quoi  acheter  au  meilleur 
marché  ;  et  quoique  la  plupart  des  bestiaux  eussent 
péri  faute  de  nourriture,  et  par  la  misère  de  ceux  qui 
en  avoient  dans  les  campagnes,  on  mit  dessus  un 
nouveau  monopole.  Grand  nombre  de  gens  qui  les 
années  précédentes  soulageoient  les  pauvres  se  trou- 
vèrent réduits  à  subsister  à  grand'peine,  et  beaucoup 
de  ceux-là  à  recevoir  l'aumône  en  secret.  Il  ne  se 
peut  dire  combien  d'autres  briguèrent  les  hôpitaux, 
naguère  la  honte  et  le  supplice  des  pauvres,  com- 
bien d'hôpitaux  ruinés  revomissant  leurs  pauvres  à 
la  charge  publique,  c'est-à-dire  alors  à  mourir  effec- 
tivement de  faim,  et  combien  d'honnêtes  familles 
expirantes  dans  les  greniers. 

Il  ne  se  peut  dire  aussi  combien  tant  de  misère 
échauffa  le  zèle  et  la  charité,  ni  combien  immenses 
furent  les  aumônes.  Mais  les  besoins  croissant  à 
chaque  instant,  une  charité  indiscrète  et  tyrannique 
imagina  des  taxes  et  un  impôt  pour  les  pauvres. 
Elles  s'étendirent  avec  si  peu  de  mesure,  en  sus  de 
tant  d'autres,  que  ce  surcroît  mit  une  infinité  de  gens 
plus  qu'à  l'étroit  au  delà  de  ce  qu'ils  y  étoient  déjà, 
en  dépitèrent  un  grand  nombre,  dont  elles  tarirent  les 
aumônes  volontaires,  en  sorte  qu'outre  l'emploi  de  ces 


572  SAINT-SIMON  : 

taxes  peut-être  mal  gérées,  les  pauvres  en  furent  beau- 
coup moins  soulagés.  Ce  qui  a  été  depuis  de  plus 
étrange,  pour  en  parler  sagement,  c'est  que  ces  taxes 
en  faveur  des  pauvres,  un  peu  modérées,  mais  per- 
pétuées, le  roi  se  les  est  appropriées,  en  sorte  que  les 
gens  des  finances  les  touchent  publiquement  jusqu'à 
aujourd'hui,  comme  une  branche  des  revenus  du  roi, 
jusqu'avec  la  franchise  de  ne  lui  avoir  pas  fait 
changer  de  nom. 

Il  en  est  de  même  de  l'imposition  qui  se  fait  tous  les 
ans  dans  chaque  généralité  pour  les  grands  chemins, 
les  finances  se  la  sont  appropriée  encore  avec  la 
même  franchise,  sans  lui  faire  changer  de  nom.  La 
plupart  des  ponts  sont  rompus  par  tout  le  royaume, 
et  les  plus  grands  chemins  étoient  devenus  impra- 
ticables. Le  commerce,  qui  en  souffre  infiniment,  a 
réveillé.  Lescalopier,  intendant  de  Champagne,  ima- 
gina de  les  faire  accommoder  par  corvées,  sans  même 
donner  du  pain.  On  l'a  imité  partout,  et  il  en  a  été 
fait  conseiller  d'État.  Le  monopole  des  employés  à 
ces  ouvrages  les  a  enrichis,  le  peuple  en  est  mort  de 
faim  et  de  misère  à  tas,  à  la  fin  la  chose  n'a  plus  été 
soutenable  et  a  été  abandonnée  et  les  chemins  aussi. 
Mais  l'imposition  pour  les  faire  et  les  entretenir  n'en 
a  pas  moins  subsisté  pendant  ces  corvées  et  depuis, 
et  pas  moins  touchée  comme  une  branche  des  revenus 
du  roi. 

Mais  pour  revenir  à  l'année  1709,  où  nous  en 
sommes,  on  ne  cessoit  de  s'étonner  de  ce  que  pouvoit 
devenir  tout  l'argent  du  royaume.  Personne  ne  pou- 
voit plus  payer,  parce  que  personne  ne  l'étoit  soi- 
même  ;  les  gens  de  la  campagne,  à  bout  d'exactions  et 
de  non-valeurs,  étoient  devenus  insolvables.  Le  com- 
merce tari  ne  rendoit  plus  rien,  la  bonne  foi  et  la 
confiance  abolies.  Ainsi  le  roi  n'a  voit  plus  de  ressource 
que  la  terreur  et  l'usage  de  sa  puissance  sans  bornes, 


LA  COUR  DE  LOUIS  XIV  573 

qui,  tout  illimitée  qu'elle  fût,  manquoit  aussi,  faute 
d'avoir  sur  quoi  prendre  et  s'exercer.  Plus  de  circula- 
tion, plus  de  voies  de  la  rétablir.  Le  roi 'ne  payoit  plus 
même  ses  troupes,  sans  qu'on  pût  imaginer  ce  que 
devenoient  tant  de  millions  qui  entroient  dans  ses 
coffres. 

C'est  l'état  affreux  où  tout  se  trou  voit  réduit 
lorsque  Rouillé,  et  tôt  après  lui  Torcy,  furent 
envoyés  en  Hollande.  Ce  tableau  est  exact,  fidèle  et 
point  chargé.  Il  étoit  nécessaire  de  le  présenter  au 
naturel,  pour  faire  comprendre  l'extrémité  dernière 
où  on  étoit  réduit,  l'énormité  des  relâchements  où 
le  roi  se  laissa  porter  pour  obtenir  la  paix,  et  le 
miracle  visible  de  celui  qui  met  des  bornes  à  la 
mer,  et  qui  appelle  ce  qui  n'est  pas  comme  ce  qui 
est,  par  lequel  il  tira  la  France  des  mains  de  toute 
l'Europe  résolue  et  prête  à  la  faire  périr,  et  l'en  tira 
avec  les  plus  grands  avantages  vu  l'état  où  elle  se 
trouvoit  réduite,  et  le  succès  le  moins  possible  à 
espérer. 

En  attendant,  la  refonte  de  la  monnoie  et  son 
rehaussement  d'un  tiers  plus  que  sa  valeur  intrin- 
sèque apporta  du  profit  au  roi,  mais  une  ruine  aux 
particuliers  et  un  désordre  dans  le  commerce  qui 
acheva  de  l'anéantir. 

Samuel  Bernard  culbuta  Lyon  par  sa  prodigieuse 
banqueroute  dont  la  cascade  fit  de  terribles  effets. 
Desmarets  le  secourut  autant  qu'il  lui  fut  possible. 
Les  billets  de  monnoie  et  leur  discrédit  en  furent 
cause.  Ce  célèbre  banquier  en  fit  voir  pour  vingt 
millions.  Il  en  devoit  presque  autant  à  Lyon.  On 
lui  en  donna  quatorze  en  bonnes  assignations,  pour 
tâcher  de  le  tirer  d'affaires  avec  ce  qu'il  pourroit  faire 
de  ses  billets  de  monnoie.  On  a  prétendu  depuis  qu'il 
avoit  trouvé  moyen  de  gagner  beaucoup  à  cette 
banqueroute  ;  mais  il  est  vrai  que,  encore  qu'aucun 


574  SAINT-SIMON. 

particulier  de  cette  espèce  n'eût  jamais  tant  dépensé 
ni  laissé,  et  n'ait  jamais  eu,  à  beaucoup  près,  un  si 
grand  crédit  par  toute  l'Europe,  jusqu'à  sa  mort 
arrivée  trente-cinq  ans  depuis,  il  en  faut  excepter 
Lyon  et  la  partie  de  l'Italie  qui  en  est  voisine,  où  il 
n'a  jamais  pu  se  rétablir. 


FIN 


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